Réflexion sur la place de l’hésitation dans un corpus oral d’apprenants en anglais LANSAD et perspectives didactiques pour l’enseignement-apprentissage des compétences prosodiques
Introduction
Quels facteurs participent à l’émergence de phénomènes d’hésitation lors d’une prise de parole en continu ou en interaction ? Des auteurs tels que Goodwin (2010) ou encore Kosmala (2022) se sont tout particulièrement intéressés à l’analyse multimodale des phénomènes d’hésitation. Ces éléments de (dis)fluences (Kosmala, 2022) sont également au centre de nombreuses études dans les domaines de la psycholinguistique et de l’analyse conversationnelle (Levelt, 1983 ; 1989 ; Sacks & Anholt, 2023). Pour les apprenants francophones, la prise de parole en anglais langue étrangère (une langue étrangère peut également être appelée L2) est très souvent source d’anxiété. Cette anxiété est susceptible de créer une rupture dans la production d’un énoncé et de mettre en avant des phénomènes d’hésitation lors d’une prise de parole. Ces phénomènes sont en partie dus à une perturbation de l’encodage linguistique du fait d’une surcharge cognitive au cours de la prise de parole spontanée en langue étrangère mais également au cours de tâches telles que la lecture de phrases. En analyse conversationnelle, on parlera notamment d’aisance pour déterminer le degré de compétences d’un locuteur ou d’une locutrice.
Dans le cadre de notre article, nous nous intéresserons plus particulièrement à l’analyse de certains phénomènes d’hésitation chez des étudiants inscrits en première année de licence Lettres et qui suivent des TD d’anglais LANSAD ((LANSAD : LANgue pour Spécialistes d’une Autre Discipline. Ce terme fut créé par Michel Perrin, alors président et fondateur de l’association RANACLES (Rassemblement national des centres de langues de l’enseignement supérieur) fondée en 1992.)). La communauté étudiante qui compose un groupe-classe en TD de LANSAD est souvent caractérisée par sa grande hétérogénéité. Cela est en partie dû à ce phénomène de « massification » (Poteaux, 2015, 5) mentionné très souvent dans la littérature scientifique au sujet du secteur LANSAD. Par ailleurs, l’enseignement-apprentissage de standards dits authentiques et la quête d’un accent dits natif sont de plus en plus remis en question par la recherche scientifique (Trudgill, 2008 ; Cruttenden, 2014 ; Rose & Galloway, 2019 ; Wilson, 2022), notamment lorsqu’il s’agit de transmettre des compétences en phonologie de l’anglais auprès d’un public d’apprenants non-spécialistes. La littérature et le CECRL proposent, par le biais de la métalangue, de définir en détail les compétences nécessaires que les apprenants doivent acquérir en fonction de leurs besoins et des objectifs qu’ils doivent atteindre. Une forme de métalangue peut également être utilisée comme outil en classe. Si Delbart (1997) parle de métalangage, d’autres emploient les termes de métalangue (Howe & Moore Mauroux, 2021), métalexique, métadiscours, interactions métalinguistiques (Trévise, 1997), méta-représentation (Culioli, 1990). Nous choisissons d’opter pour le terme métalangue par souci de clarté pour notre article. Howe & Moore Mauroux utilisent d’ailleurs également ce terme :
Ainsi, nous avons pour objectif de proposer une métalangue en fonction des besoins de l’apprenant puis de mettre en place des stratégies d’explicitations univoques auprès de ce jeune public. (2021, 3)
Nous adhérons pleinement à l’idée d’une métalangue au service des différents besoins des apprenants, et plus particulièrement dans le cadre de l’enseignement-apprentissage des compétences prosodiques.
Dans cet article, nous tenterons de répondre aux questions suivantes : Quels types d’hésitation à l’échelle suprasegmentale apparaissent dans le cadre d’une tâche de lecture de phrases chez des apprenants francophones en anglais LANSAD ? Par ailleurs, quelles perspectives didactiques proposer pour améliorer les compétences phonologiques à l’échelle suprasegmentale en LANSAD ? Nous ferons tout d’abord un état des lieux au sujet de la notion d’hésitation dans le cadre de l’enseignement-apprentissage de l’anglais langue étrangère. Puis, nous analyserons certains phénomènes d’hésitation dans le cadre du protocole IPCE-IPAC. Enfin, nous proposerons diverses pistes didactiques pour l’enseignement-apprentissage des compétences prosodiques, en prenant pour exemple un retour d’expérience auprès d’étudiants en première année de licence de Lettres.
1. L’hésitation à l’oral en anglais langue étrangère : état des lieux de la recherche
1.1 Quelle(s) définition(s) pour l’hésitation à l’oral ?
Duez définit les contours de la notion d’hésitation dans la production orale ainsi que leur récurrence :
Les hésitations qui incluent les pauses remplies, les syllabes allongées, les pauses silencieuses intrasyntagmes, les répétitions et les faux départs sont des marques extrêmement fréquentes de spontanéité. […] Les hésitations sont entendues et détectées. Le rôle qu’elles ont dans les processus de décodage et dans l’interprétation de la situation de communication n’est pas uniforme : il dépend d’un certain nombre de facteurs tels que le type d’hésitation, la forme sonore et la distribution dans l’énoncé dont l’importance relative reste à examiner. (2001, 2)
Les phénomènes d’hésitation sont donc variés et peuvent se manifester de diverses manières. Les hésitations doivent être distinguées des phénomènes de pauses, qui ne sont pas forcément révélatrices d’une forme d’anxiété ou de stress mais peuvent être réalisées de manière volontaire. Il y a dans l’hésitation une forme de spontanéité.
1.2 Quels types d’hésitation ?
À partir des données recensées dans le corpus oral PAROLE (Hilton, et al., 2008), Hilton (2008) recense différents types d’hésitation que nous listons ci-dessous :
- Pause silencieuse
- Pause vocalisée
- Bruits paralinguistiques
- Groupe d’hésitation
- Fragment
- Reprises
- Allongements
Dans le cadre de notre étude, nous nous intéressons essentiellement aux pauses silencieuses ainsi qu’aux reprises. Nous reviendrons plus en détail sur ce point, mais il apparaît que, dans notre corpus oral, ces types d’hésitations sont ceux qui émergent le plus. En production orale, les hésitations peuvent se manifester de manières différentes entre des locuteurs natifs et non-natifs. Hilton, (2008, 73) précise « que les natifs hésitent 72% du temps à un emplacement qui préserve une certaine cohérence structurale ». Au contraire, « les productions en L2 sont caractérisées par une nette augmentation dans le nombre de pauses intra-propositionnelles ». Par ailleurs, la distribution de ces pauses ainsi que leur position dans une prise de parole en continu varie d’un locuteur non-natif à l’autre, notamment en fonction de ses compétences en L2.
1.3 Hésitation, fluence et disfluence
Dans le domaine de l’acquisition des langues, les notions de fluence et de disfluence sont l’objet de nombreuses définitions (Fillmore, 1976 ; Lennon, 1990 ; Lickley, 2015 ; Kosmala, 2022). Les marqueurs de disfluence font notamment partie des éléments considérés comme déterminants pour évaluer les compétences des locuteurs non-natifs. L’objectif à atteindre en L2 est souvent une fluidité et une aisance comparables à celles d’un locuteur natif. La pertinence de cet objectif est d’ailleurs remise en question (Lennon, 1990). Kosmala (2022) avance que les termes de disfluence et hésitation sont souvent associés dans la littérature et que leurs définitions peuvent être très proches. Pour illustrer son propos, Kosmala (2022) cite Lickley (2014, 21) :
L'hésitation implique généralement l’arrêt momentané d'un discours fluide. Elle peut être obtenue en s'arrêtant complètement et en restant silencieux pendant un moment, en allongeant une syllabe, en produisant une pause remplie ou un remplissage lexical, ou en répétant le début de la phrase en cours. ((Notre traduction. La citation d’origine est la suivante : “Hesitation usually involves the temporary suspension of flowing speech. It may be achieved by stopping altogether and remaining silent for a moment, by prolonging a syllable, by producing a filled pause or a lexical filler or by repeating the onset of the current phrase”.))
Disfluence et hésitation sont souvent associées, bien que ces deux notions ne renvoient pas nécessairement aux mêmes phénomènes. Par exemple, les disfluences peuvent être synonymes de rupture dans un discours oral mais elles peuvent avoir des fonction purement communicationnelles (Kosmala, 2022). Par ailleurs, les phénomènes d’hésitations peuvent également émerger pour diverses raisons et notamment être le résultat d’un choix conscient et voulu de la part du locuteur. Les hésitations peuvent aussi être liées à des phénomènes interphonologiques.
1.4 Hésitations et phénomènes interphonologiques
Hilton relève de nombreux cas d’hésitations liés à des lacunes en termes de lexique. En effet, elle voit le lexique :
comme un facteur au cœur des disfluences caractéristiques des productions les plus hésitantes (hésitations intra-propositionnelles et répétitions simples) ; un manque d’associations de ce type semble sérieusement entraver la production en L2. (2008, 79)
Il semble que des lacunes lexicales peuvent créer des moments de rupture dans la chaine parlée et nous observerons ce phénomène plus loin dans nos analyses. Par ailleurs, des phénomènes interphonologiques peuvent également avoir un impact sur le rythme lors d’une production orale.
Beaucoup de chercheurs ont tenté de mettre au jour des différences ou des similarités rythmiques entre le français et l’anglais (Pike, 1945 ; Abercrombie, 1967 ; Dauer, 1983). Tout d’abord, en français, au sein d’un groupe rythmique, la dernière syllabe aura tendance à s’allonger (Di Cristo, 1998). Par ailleurs, les syllabes en français ont toutes une importance relativement similaire, hormis pour la dernière d’un groupe intonatif. C’est pour cela qu’il s’agit d’une langue à tendance isosyllabique. L’anglais, en revanche, appartient aux langues dites iso-accentuelles. On parlera également de syllable-timed language pour le français et de stressed-timed language pour l’anglais. L’interphonologie constitue d’ailleurs l’un des thèmes centraux du protocole InterPhonology of Contemporary English/InterPhonologie de l’Anglais Contemporain (IPCE-IPAC).
2. Le protocole IPCE-IPAC
2.1 Présentation du protocole
Créé en 2000 sous l’impulsion de Jacques Durand (Université de Toulouse II-Le Mirail et CLLE-ERSS, CNRS, UMR 5263) et Philip Carr (EMMA, Université Montpellier 3), PAC (Phonologie de l’Anglais Contemporain : usages, variétés et structure) est un programme linguistique interdisciplinaire. L’un des buts majeurs de ce programme est de mettre en avant l’anglais oral dans sa diversité à partir de différents corpus de locuteurs natifs et d’apprenants (Durand & Przewozny, 2015). Dans le cadre de ce programme, les locuteurs sont enregistrés et doivent suivre un protocole d’enquête précis et qui consiste en la lecture de deux listes de mots, d’un article journalistique, d’une conversation semi-dirigée et d’une conversation libre entre un locuteur et un proche.
Le protocole IPCE-IPAC, issu du programme PAC, sert quant à lui à analyser les critères (inter)phonologiques dus à la L1 (ou plus communément appelée « langue maternelle ») ainsi que les compétences des apprenants en anglais langue seconde ou étrangère. Coordonné par Caroline Bouzon et Paolo Mairano de l’Université de Lille, le protocole IPCE-IPAC est un projet de recherche constitué de données significatives d’interphonologie en anglais L2. Trifu-Dejeu et al. présentent les origines du projet IPCE-IPAC et en déterminent les objectifs principaux :
Le projet IPCE-IPAC s’adosse aux principes méthodologiques des programmes IPFC, PAC et PFC, qui ont pour but la constitution de corpus multitâches. L’objectif du projet IPCE-IPAC – créé en 2013 sous l’appellation initiale ICE-IPAC – est de rendre compte de la variabilité de l’anglais parlé en tant que langue étrangère ou langue seconde dans le monde. (2021, 2‑3)
Ce projet est donc très largement inspiré de protocoles tels qu’Interphonologie du Français Contemporain. Plus précisément, IPCE-IPAC tend à analyser, par exemple, les phénomènes d’interférence causés par le contact entre deux systèmes phonologiques ou plus. Herry-Bénit et al. indiquent que les phénomènes interphonologiques sont étudiés à plusieurs échelles :
Le projet IPCE-IPAC vise à étudier l'acquisition des phénomènes segmentaux et suprasegmentaux par les apprenants d'anglais L2. Son objectif est de fournir de décrire et d’analyser la variation accentuelle chez les apprenants d'anglais L2. (2021, 276) ((Notre traduction. La citation d’origine est la suivante : “The IPCE-IPAC project aims to investigate the acquisition of segmental and suprasegmental phenomena by L2 learners of English. Its goal is to provide descriptions and analysis of accent variation in L2 English learners”.))
Les données proviennent d’enregistrements de locuteurs dont la L1 peut être le français, l’espagnol, l’italien ou encore le chinois. Le protocole IPCE-IPAC s’inscrit dans une perspective didactique puisqu’il analyse la perception et la production de l’anglais oral chez des apprenants non-natifs. Przewozny définit les principes fondateurs du protocole IPCE-IPAC :
Se trouvent ici convoquées les problématiques perceptuelles et productives de l’acquisition et de la pratique de la langue anglaise orale. (2016, 47)
Le protocole propose donc une analyse réflexive sur l’acquisition de compétences en anglais oral auprès d’apprenants à travers différentes tâches obligatoires et optionnelles. Les tâches obligatoires sont les suivantes : un questionnaire sociologique, trois lectures de listes de mots, la lecture d’un article journalistique en anglais, la lecture du même article journalistique traduit dans la L1, une conversation formelle, la lecture d’une liste de phrases. Dans le cadre de ce protocole, la recherche se penche sur l’interphonologie et tente également de mettre au jour l’apparition de phénomènes phonétiques, phonologiques ou acoustiques récurrents, afin d’améliorer l’enseignement-apprentissage de l’anglais oral à partir d’un corpus oral d’apprenants.
2.2 Définition d’un corpus oral d’apprenants
Bien qu’ils se développent actuellement de plus en plus, les corpus oraux sont effectivement bien moins nombreux que les corpus écrits (Kennedy, 1998), alors même que la langue parlée est le mode de communication le plus répandu entre locuteurs. Néanmoins, la recherche en acquisition des langues (Granger, 2003 ; Hawkins et Buttery, 2009) voit émerger de plus en plus de corpus oraux d’apprenants en langue étrangère et seconde. Les corpus oraux d’apprenants peuvent être divisés en trois catégories distinctes que nous résumons ci-dessous (Ballier & Martin, 2013) :
- Les corpus oraux composés de transcriptions orthographiques
- Les corpus composés de transcriptions orthographiques et de passages audio pouvant être écoutés
- Les corpus de parole : des fichiers audio sur des logiciels d’annotation de traitement acoustiques tels que Praat et auxquels sont associés des annotations à l’échelle segmentale et/ou suprasegmentale
Malheureusement, la plupart de ces corpus oraux sont analysés à partir des transcriptions orthographiques et l’accès aux documents audio est souvent extrêmement complexe (Tortel, 2008 ; Herment et al., 2014). En Europe, il existe des corpus oraux d’apprenants de l’anglais langue étrangère, tels que BELC (Barcelona English Language Corpus, Muños 2006), qui s’intéresse aux productions orales d’apprenants hispanistes en anglais L2. VOICE (Vienna-Oxford International Corpus of English, Seidlhofer 2001) est un corpus oral en libre accès sur internet et qui recense environ 120 heures de prise de parole dans des contextes professionnels, académiques et de loisir. Ce corpus est considéré comme le premier corpus oral d’English as a Lingua Franca (Rowley-Jolivet, 2017).
Les méthodes de recueil de données orales, bien que différentes d’un corpus à l’autre, sont pour la plupart, réalisées dans une démarche écologique, dans le but d’obtenir des résultats les plus authentiques possibles. Lorsque nous parlons d’un corpus oral écologique, nous renvoyons tout d’abord à la définition de Dister et al., créateurs du corpus CIEL-F ((Pour plus d’informations au sujet de ce corpus, voir les travaux de Mondanda et Pfänder (2016, 2), qui décrivent le corpus CIEL-F en ces termes : « Le corpus CIEL-F vise à rassembler des données de français recueillies en différents points géographiques sur plusieurs continents, enregistrés dans des conditions écologiques ».)) (Corpus International Écologique de la Langue Française) :
[d]es événements discursifs dans leurs contextes écologiques, c’est-à-dire des faits dont l’existence sociale n’est pas déterminée par le questionnement du chercheur et des situations d’usage de la langue en interaction qui ne sont ni provoquées ni orchestrées par le chercheur. (2008, 297)
Par ailleurs, dans leur présentation du corpus CIEL-F, Gadet et al. proposent une définition de la notion d’écologie dans les corpus oraux :
Les principes de bases de CIEL-F partent de l’idée d’un ensemble de données langagières recueillies dans leur milieu naturel d’occurrence. En effet, une langue est ancrée de manière multiple dans une société ou une culture, et ces ancrages se manifestent d’une manière ou d’une autre dans les discours, dans les interactions et les échanges vivants. Une approche écologique permet de préciser cette idée de base, donc de comprendre ces relations et de réfléchir aux relations entre une situation d’interaction et d’autres paramètres (facteurs sociaux, universaux, etc.). (2012, 41)
Dans un corpus oral, une approche écologique correspond donc à la volonté d’atteindre le plus possible une forme d’authenticité lors de la prise de parole d’un locuteur. En d’autres termes, il s’agit d’obtenir une parole spontanée, donc la moins contrôlé possible, dans un environnement naturel. Par opposition, plus une prise de parole sera contrôlée et cadrée, moins elle sera considérée comme écologique. L’avantage du recours à un protocole issu du programme PAC permet de recueillir des données plus ou moins écologiques en fonction de la tâche analysée. Gut & Voormann proposent une définition des corpus phonologiques :
It refers to a novel methodological approach in phonology: the use of purpose-built phonological corpora for studying speakers’ and listeners’ knowledge and use of the sound system of their native language(s), the laws underlying such sound systems, and the acquisition of these systems in first and second language learning. (2014, 13)
Les corpus phonologiques d’apprenants font partie de ce que Leech (1992) appelait les corpus spécialisés (specialized corpora), au même titre que les corpus dialectaux ou régionaux.
2.3 Présentation de la tâche de lecture de phrases
La tâche de lecture de phrases, inspirée de l’extension PAC Prosodie, permet de faire émerger des phénomènes à l’échelle suprasegmentale (au niveau de l’accent de mot, du rythme et de l’intonation). Les locuteurs non-natifs sont invités à prononcer des phrases déclaratives, des questions fermées et ouvertes, des exclamatives, mais également des phrases qui expriment une émotion particulière. Cette tâche de lecture de phrase est utile pour analyser certains phénomènes suprasegmentaux chez les apprenants. L’une des particularités de cette tâche réside dans le fait que certaines phrases sont introduites par des indications écrites en italique et entre crochets et qui permettent de donner du contexte aux locuteurs. Prenons l’exemple de quelques phrases prises directement du protocole :
- [Someone entering a shop] You sell stamps?
- [Someone talking to his/her engaged brother/sister] You don’t want to meet her parents?
- [Someone arriving with a new tie and you tell them that you really like it] I do like your tie!
Les indications qui apparaissent avant les énoncés à lire à voix haute permettent aux locuteurs d’avoir plus de précisions quant au contexte et peut aussi rendre la lecture de phrases moins robotique (Bongiorno, 2021). Pour autant, certains locuteurs peuvent avoir de réelles difficultés dans leurs capacités à contextualiser certaines phrases afin de scénariser la situation de lecture et, en quelques sortes, de jouer un rôle, comme s’ils se mettaient dans la peau d’un personnage. Néanmoins, ces indications peuvent avoir une dimension pédagogique. La tâche propose également la lecture de questions ouvertes et fermées, et dont voici deux exemples :
- Why should I call him?
- Do you think it’s a good idea?
En anglais, l’intonation diffère généralement entre une question ouverte et une question fermée (Wells, 2006). Ainsi, dans l’exemple (1), nous pouvons nous attendre à une intonation descendante en fin d’énoncé. En revanche, l’exemple (2) devrait prototypiquement se terminer par une intonation montante. L’étude de ces phénomènes à partir de productions d’apprenants non-natifs peut révéler quantité d’informations au niveau de l’intonation.
3. Les phénomènes d’hésitation dans un corpus d’apprenants en anglais LANSAD
3.1 Constitution du corpus
Le corpus oral que nous présentons a été constitué à partir de productions orales d’apprenants inscrits en première année de licence Lettres au sein de l’université Jean Monnet de Saint-Étienne (que nous nommons UJM dans l’intitulé de notre corpus oral). Les apprenants suivent tous des TD d’anglais LANSAD à raison d’1h30 par semaine pour un total de 18h TD par semestre. Les enregistrements ont eu lieu en novembre et en décembre 2022, à la toute fin du semestre 1. Chaque locuteur a pris la parole dans le cadre des 7 tâches de production orale obligatoires du protocole IPCE-IPAC. Pour les besoins de cette étude, nous avons décidé de n’enregistrer que des locuteurs qui ont suivi un cursus scolaire exclusivement en France et dont le français est la L1. Au total, il s’agit d’environ 6h30min d’enregistrements.
3.2 Présentation de la méthode d’annotation des phénomènes d’hésitation sur le logiciel PRAAT
Le logiciel PRAAT (Boersma & Weenik, 1996) est l’outil que nous utilisons pour l’analyse de nos données. Herment présente le logiciel en ces termes :
Il s’agit d’un logiciel extrêmement performant, qui permet d’analyser la parole (spectrogrammes, courbes de fréquence fondamentale, d’intensité, etc…), de la manipuler (possibilité de modifier les contours mélodiques ou les durées par exemple), de segmenter et d’étiqueter de façon tout à fait aisée, en intégrant des symboles phonétiques. (2001, 95)
Il est en effet possible d’analyser en détail de nombreux phénomènes acoustiques, tant à l’échelle segmentale (l’étude des voyelles, par exemple) qu’à l’échelle suprasegmentale (l’analyse du rythme ou bien de l’intonation).
Néanmoins, l’annotation des phénomènes d’hésitation dans le logiciel PRAAT a été source de beaucoup de réflexion dans le cadre de notre étude. Nous avons choisi de confronter deux méthodes de recensement et d’analyse de ces phénomènes. La première analyse est purement aurale et a pour but de lister les occurrences qui semblent constituer des moments d’hésitations chez les locuteurs. Par ailleurs, nous proposons de combiner ces éléments d’analyse avec une deuxième approche, qui s’appuie cette fois-ci sur les conventions de transcription CHAT, méthode d’annotation présentée en détail par MacWhinney (2000) et adaptée par Hilton (2008) dans le tableau suivant :
type d'hésitation | définitions, observations | exemples |
---|---|---|
pause silencieuse | Toute pause au-delà de 200ms de durée est transcrite, selon les conventions de CHAT : #secondes_millisecondes. | *025 : #0_743 and they were trying to catch something heavy [...]. (pause silencieuse d'une durée de 0,743'') |
pause vocalisée | Transcriptions limitées à quelques ensembles représentatifs : uh, um, er, euh, eh (selon le son vocalique produit, et la présence / absence d'une finale bilabiale ou liquide). La durée de chaque pause vocalisée de 200ms ou plus figure dans la ligne principale de transcription (entre crochets carrés). |
*024 : [...] you can see the elephant which is [//] uh happens to be the same one as the one u:h [#0_302] that was in the zoo ↑ +/. (une pause vocalisée de < 200ms ; une de 0,302'') *024 : a:nd #0_308 it falls down on u:m [#0_650] a car [...]. (pause vocalisée de 0,308'') |
bruits paralinguistiques | Claquements de la langue, soupirs, etc. tous transcrits « &=bouche » ; raclements de gorge transcrits ahem. | |
groupe d'hésitation | Chaînes de pauses silencieuses, pauses vocalisées et bruits paralinguistiques (ininterrompus par l'articulation d'un mot) : regroupés entre crochets pointus « < > » ; la durée totale de l'hésitation figure dans la ligne principale de transcription, entre crochets carrés. | *024 : <&=bouche u:m #> [#1_730] I think it's a fridge #0_401 which is being lifted up to [/] <u:m#&=bouche> [#1_208] to a window [...]. (deux groupes d'hésitation, comprenant bruits paralinguistiques, pauses vocalisée et pauses silencieuses) |
fragment | Bégaiements, articulation de fragments de mots, transcrits par « & », suivi d'une approximation alphabétique des phonèmes produits. | *412 : [...] il a &s &e un dernier bonbon dans son [*] &m #0_378 main ↑ |
reprises |
Transcrites selon les conventions de CHAT : [/] répétition simple (sans changement) [//] reformulation simple (un seul changement) [///] et [/-] redémarrage (plusieurs mots impliqués dans le changement, avec maintien ou abandon de la structure syntaxique d'origine). |
*N43 : [...] pour attraper le [/] frigo [...]. *035 : [...] <he was> [//] it was [/-] the scene took place in a zoo ↑. *005 : [...] it's a: story of [...] a little boy who [...] want [*] to <u:h #> [#2_031] [///] w(h)o [*] have [*] a chocolate ↑ [*]. |
allongements | Allongement non-phonémique de syllabes (Raupach, 1980 : 266), codé « : » directement après la voyelle allongée (>200ms de durée). | *418 : e:t il y avait le: [/] le: #0_807 l'homme qui: [/] #0_545 qui l'avait taquiné [...] |
Dans le cadre de notre étude, nous choisissons d’harmoniser cette méthode d’annotation avec celle préconisée par le protocole IPCE-IPAC. Nous ajoutons une annotation pour indiquer les intonations montantes en fin de groupe de souffle, phénomène qui peut également témoigner de l’hésitation des locuteurs non-natifs. Voici donc un tableau qui résume la méthodologie d’annotation des phénomènes d’hésitation et qui constituera la méthodologie que nous adopterons lors de nos analyses :
Manifestation de l’hésitation | Format d'annotation |
---|---|
Mots de remplissage | Er, um, uh |
Mots tronqués | Tronqu- tronqués |
Mots répétés | Mot répété, répété |
Pause courte | Pause + courte |
Intonation montante | Intonation /montante |
3.3 Recensement des phénomènes d’hésitation dans le corpus IPCE-IPAC UJM et perspectives didactiques
3.3.1 Analyses de plusieurs phénomènes d’hésitation à partir du logiciel PRAAT
Les résultats que nous allons maintenant analyser ont tous été répertoriés à partir de l’une des tâches obligatoires du protocole IPCE-IPAC. Il s’agit ici de la tâche de lecture de phrases. Pour nos analyses, nous choisissons de nous intéresser plus particulièrement à l’émergence potentielle d’une hésitation lors de la lecture de la phrase suivante :
But I TOLD you, he didn’t eat shrimps.
Ces éléments sont directement ajoutés sur le logiciel PRAAT, et le résultat est schématisé ainsi :
La courbe qui parcourt l’encadré représente la fréquence fondamentale (appelée F0), élément acoustique essentiel dans l’analyse prosodique de la prise de parole. La fréquence fondamentale permet de donner de nombreuses informations au sujet de l’intensité de la voix, des contours intonatifs, ou encore du découpage en groupes de souffle. La fréquence fondamentale correspond à la vibration des cordes vocales et se calcule en Hertz. Ici, la transcription orthographique de la phrase prononcée par la locutrice JPM1 est directement positionnée sur la courbe de fréquence fondamentale. C’est également le cas pour les éléments d’annotation des phénomènes d’hésitation. Ici, nous constatons un moment de pause silencieuse entre eat et shrimp (orthographié volontairement strim pour correspondre le plus à ce qui est dit par JPM1) symbolisé par +. Il apparaît également que JPM1 répète deux fois le terme shrimp de manière erronée et tronque le terme à chacune des occurrences. Les parties des mots tronqués sont représentées par -. La locutrice omet de prononcer le morphème grammatical du pluriel qui apparaît dans shrimps. Ce type d’omission est d’ailleurs fréquent chez les locuteurs francophones.
3.3.2 Répartition des phénomènes d’hésitation au sein de notre cohorte et éléments d’analyse
Nous proposons désormais de présenter, sous forme de tableau, la manière dont sont répartis les différents phénomènes d’hésitation de notre étude, dans le cadre de la lecture de la même phrase chez dix apprenants francophones. Pour chaque type d’hésitation, la phrase est réécrite et les éléments concernés sont en gras :
Locuteur | Mots de remplissage | Mots tronqués | Mots répétés | Pause courte | Intonation montante |
---|---|---|---|---|---|
EC1 | Aucune occurrence | Aucune occurrence | Aucune occurrence | But I TOLD you, + he didn’t eat sprints. | Aucune occurrence |
HA1 | Aucune occurrence | Aucune occurrence | Aucune occurrence | But I TOLD you, he didn’t heat + shrimps. | Aucune occurrence |
JPM1 | Aucune occurrence | But I TOLD you, he didn’t eat strim- shrim- | But I TOLD you, he didn’t eat + strim- shrim- | But I TOLD you, he didn’t eat + strim- shrim- | Aucune occurrence |
MG1 | Aucune occurrence | Aucune occurrence | Aucune occurrence | Aucune occurrence | Aucune occurrence |
MV1 | Aucune occurrence | Aucune occurrence | Aucune occurrence | But + I TOLD you, + he didn’t + eat + shipes. | Aucune occurrence |
NG1 | Aucune occurrence | Aucune occurrence | Aucune occurrence | But I TOLD you, + he didn’t + eat + shrimps. | Aucune occurrence |
PC1 | But I TOLD you, he didn’t er eat er shrimps | Aucune occurrence | Aucune occurrence | Aucune occurrence | Aucune occurrence |
TL1 | Aucune occurrence | Aucune occurrence | Aucune occurrence | But I TOLD you, he didn’t + eat shrimps. | Aucune occurrence |
TP1 | Aucune occurrence | Aucune occurrence | Aucune occurrence | But I TOLD you, you didn’t + eat + /shrimps. | But I TOLD you, you didn’t + eat + /shrimps. |
VC1 | Aucune occurrence | Aucune occurrence | But I TOLD, + But I TOLD you he didn’t eat strims, she, /shrimps | But I TOLD, + But I TOLD you he didn’t eat strims, she, /shrimps | But I TOLD, + But I TOLD you he didn’t eat strims, she, /shrimps |
Le recensement des mots de remplissage pour la lecture de cette phrase nous montre qu’il y a eu très peu d’occurrences auprès des dix locuteurs enregistrés. Les deux occurrences qui apparaissent ne concernent que PC1, mais il semble que ces mots de remplissage soient davantage liés à un tic de langage chez la locutrice plutôt qu’à une réelle forme d’hésitation. Les mots tronqués et/ou répétés concernent toujours le morphème shrimps. Bien que la cause pour ces disfluences ne puisse pas réellement être expliquée avec certitude, des analyses plus approfondies pourraient par exemple déterminer s’il s’agit de lacunes lexicales de la part de ces locuteurs. En l’état, et sans connaissances préalables des compétences lexicales de la locutrice, il est impossible de confirmer cette hypothèse. Néanmoins, ces hésitations peuvent également être liées au manque de distinction entre une voyelle tendue et une voyelle relâchée chez les locuteurs francophones, bien que cela ne perturbe pas nécessairement l’intelligibilité (Brown, 1995). De plus, plusieurs de nos locuteurs prononcent le mot shrimp de manière erronée (EC1, JPM1, MV1, VC1) et se répètent mais ne parviennent pas à rectifier correctement leur erreur (JPM1, VC1). Nous n’avons pas trouvé d’explications scientifiques qui justifieraient que la difficulté proviendrait de la séquence <shr-> en attaque. Néanmoins, nous pouvons émettre l’hypothèse qui conviendrait à dire que le /r/, en français et en anglais, peut être réalisé de nombreuses façons et que « [t]out ceci confère à lui donner un rôle caméléonesque » (Trifu-Dejeu, Herry-Bénit & Lopez, 2021, 4). Ainsi, la complexité de la prononciation de /r/ démontre qu’une erreur à l’échelle segmentale peut avoir un impact sur l’intelligibilité des locuteurs (Brown, 1995 ; Capliez, 2011).
Chez certains de nos locuteurs, l’hésitation semble se manifester au niveau de l’intonation. Analysons plus en détail ce phénomène chez TP1 :
Chez TP1, nous observons deux moments de pause. Le premier se situe entre didn’t et eat et le deuxième entre eat et shrimps. Suite à ces deux pauses, nous pouvons constater que la courbe de fréquence fondamentale monte, indiquant ici une montée intonative. Cette montée représente l’hésitation de TP1 lorsqu’il s’agit de prononcer le mot shrimp. L’hésitation apparaît également sur la figure suivante :
Dans cette figure, la partie grisée s’appelle le spectrogramme. Elle nous permet de visualiser les résonances acoustiques ou formants (Coupé, 2022). Le spectrogramme ci-dessus nous montre un allongement du phonème /ʃ/ en attaque. Nous pouvons le voir sur la figure car, juste avant l’apparition de la courbe F0, nous constatons une zone noircie qui représente l’allongement du phonème /ʃ/. À partir de ces différents éléments d’analyse, nous proposons un questionnement au sujet des perspectives que la didactique des langues offre à l’enseignement-apprentissage des compétences prosodiques pour pallier ces phénomènes d’hésitations.
4. Perspectives didactiques à l’échelle suprasegmentale
4.1 Transmission de quel(s) savoir(s) prosodique(s) en anglais LANSAD ?
Au sujet de l’enseignement-apprentissage de la prononciation d’une langue étrangère, Miras déplore l’absence d’une méthodologie commune :
La didactique des langues ne propose aucune méthodologie propre de recueil et d’analyse de la prononciation ; la formation théorique et aux outils de traitement de données autour de la prononciation peuvent rester en deçà des besoins et attentes en termes de recherche. (2021, 23)
Néanmoins, certains chercheurs proposent de nombreuses pistes pour l’enseignement-apprentissage de la phonologie. Par exemple, Diana liste plusieurs éléments importants dans l’enseignement-apprentissage des compétences prosodiques :
De manière générale, les phénomènes prosodiques ou suprasegmentaux (accentuation, rythme et, à un moindre degré, intonation) devraient être valorisés par rapport aux sons eux-mêmes. Cela ne signifie pas qu'il faut négliger ces derniers, mais trop souvent l'apprentissage de la phonétique se résume aux sons, rythme et intonation étant passés sous silence. (2010, 2)
Pour Cruttenden (2014), la quête d’une prononciation proche de l’authentique est peu utile et il suggère d’avoir plutôt recours à ce qu’il nomme Amalgam English ou l’anglais amalgamé. Ce modèle, comme le Lingua Franca Core définit par Jenkins (2003), s’appuie sur les caractéristiques phonologiques de l’anglais oral qui peuvent être comprises à la fois par des natifs et des non-natifs. Le principe est de tendre vers l’intelligibilité auprès d’auditeurs natifs :
Many of these users have no realistic possibility or necessity to acquire a standard native-speaker-like accent. There are those who use it as an L2 and/or lingua franca within their own country (and maybe including neighbouring countries) and who may only have limited meetings with L1 speakers; such learners may wish to aim at a version of AMALGAM ENGLISH, based on an amalgam of native speaker Englishes, together with some local features arising from a local L1. (Cruttenden, 2014, 327)
Cruttenden (2014, 340) liste les caractéristiques de l’anglais amalgamé au niveau de l’accentuation et de l’intonation. Nous proposons une traduction et un récapitulatif de ces éléments sous forme de tableau :
ACCENTUATION, INTONATION |
Il est recommandé de respecter le schéma accentuel des mots. Il est recommandé de travailler sur les formes faibles et l’utilisation de /ə/. Il est important d’insister sur le placement du noyau intonatif. Il est possible de simplifier les schémas intonatifs de manière prototypique :
Une étude plus poussée d’autres schémas intonatifs doit être faite pour :
|
L’anglais amalgamé peut être utile pour diversifier l’enseignement-apprentissage de l’anglais langue étrangère auprès de communautés étudiantes très hétérogènes. L’émergence d’un nouveau paradigme semble d’autant plus pertinente qu’elle redonne également toute sa légitimité aux enseignants non-natifs et qu’elle permet également de déconstruire le mythe de l’enseignant natif (Dervin & Badrinathan, 2011). Ainsi, les deux normes que sont le general British ((Aussi connu sous l’appellation Received Pronunciation, bien que considérée comme désuète pour certains. Pour plus d’information au sujet de l’évolution de l’anglais britannique standard, voir les travaux de Geoff Lindsey, notamment English After RP: Standard British Pronunciation Today, Palgrave Macmillan, 2019.)) et le general American, attestées pour les concours de l’enseignement, peuvent être transmises en parallèle d’autres standards plus pertinents pour une communauté qui ne se destinerait pas au métier de l’enseignement.
4.2 Intégration de la métalangue pour approfondir les compétences prosodiques
4.2.1 Présentation du contexte d’enseignement-apprentissage
L’intégration d’une métalangue pour approfondir les compétences à l’échelle suprasegmentale se fait dans le contexte de TD d’anglais LANSAD auprès d’apprenants inscrits en première année de licence Lettres à l’université Jean Monnet de Saint-Étienne. Parmi les apprenants, nous retrouvons les 10 locuteurs qui constituent une partie du corpus IPCE-IPAC UJM. Les apprenants de toute la promotion sont répartis en deux groupes de TD au cours du semestre 2. Comme lors du semestre précédent, les apprenants ont 1h30 de TD d’anglais LANSAD par semaine, pour un total de 18h de TD pour le semestre 2. Chaque groupe est composé d’une vingtaine d’apprenants. Il est peu aisé d’indiquer précisément le nombre d’apprenants qui composent chaque groupe, car il y a une forte tendance à l’absentéisme. Les groupes sont caractérisés par une grande hétérogénéité, tant dans les compétences langagières de réception que de production.
4.2.2 Présentation de l’étude pilote
Dans le cadre d’une séquence intitulée Human Interactions in Tv Shows, nous proposons un approfondissement de la compétence phonologique à l’échelle suprasegmentale, avec le recours à la métalangue. Cette séquence est divisée en neuf séances d’1h30. Ces neuf séances sont divisées en trois grands axes d’étude : introduction do prosody and word stress, rhythm et intonation. Les trois premières séances sont dédiées à l’étude de la prosodie post-lexicale et à l’accent de mot. Nous schématisons les objectifs phonologiques dans le tableau ci-dessous :
HUMAN INTERACTIONS IN TV SHOWS | ||
Phase 1: Introduction to prosody and word stress | ||
Séance 1 | Séance 2 | Séance 3 |
Lexical words v. function words Introduction to weak and strong forms |
Normal stress rule | Stress-imposing endings |
Outils : métalangue, représentation numérique de l’accentuation, transcription tonétique interlinéaire |
Delbart évoque le rôle crucial du langage dans le cadre de l’enseignement-apprentissage d’une langue seconde ou étrangère ((Nous empruntons ces termes directement à Kachru (1985) qui distingue l’anglais langue seconde et l’anglais langue étrangère. Il considère que l’anglais langue seconde concerne des zones géographiques au sein desquelles l’anglais est historiquement ancré et est extrêmement présent dans des domaines clefs tels que l’éducation, les médias ou la politique. L’anglais langue étrangère, quant à lui, est une variété enseignée dans un contexte essentiellement éducatif.)). En effet, selon elle :
[L]’étude de la langue et son enseignement/apprentissage ne peuvent se faire que par l’intermédiaire… de la langue elle-même. (1997, 55)
Indéniablement, l’enseignant passe par la langue pour transmettre des savoirs. Néanmoins, ce « discours sur la langue » peut être utilisé de plusieurs manières et sa présence dans une salle de classe semble être incontestable :
La question de savoir si le métalangage est nécessaire pour l’enseignement/apprentissage des langues est en fait une fausse question, car tout enseignant, tout apprenant y recourt sous une forme ou une autre. (Delbart, 1997, 56)
La métalangue peut être utilisée par le biais d’une représentation visuelle (Howe & Moore Mauroux, 2021). C’est notamment l’une des manières dont nous l’avons utilisée dans une séquence en LANSAD Lettres que nous souhaitons maintenant présenter plus en détails. Par exemple, à partir d’un extrait de la série télévisée Grey’s Anatomy, nous proposons un travail réflexif sur l’accent de mots. Au cours d’une activité d’anticipation lors du premier visionnage de l’extrait, les étudiants peuvent lister les mots qui leur semblent être les plus saillants. Ensuite, ils pourront être amenés à prononcer ces mots en plaçant « instinctivement » l’accent de mot. Ensuite, au cours de plusieurs visionnages de l’extrait, les étudiants peuvent être invités à repérer les mots saillants dans le discours du personnage et noter la syllabe accentuée dans les mots de deux syllabes et plus. Cette activité peut également être l’occasion pour le groupe de vérifier la prononciation de certains mots et de confirmer ou infirmer les hypothèses émises lors de l’activité d’anticipation. La représentation numérique de l’accentuation peut également permettre de visualiser plus clairement le schéma accentuel des mots, bien que cela puisse être discutable. En effet, cette métalangue nécessite que les apprenants aient une capacité d’abstraction suffisante pour être compris et maîtrisée. Par ailleurs, à partir du script, les étudiants peuvent être invités à rejouer la scène en respectant le schéma accentuel des mots lexicaux. Sur le script, les syllabes accentuées, par le biais de la métalangue, apparaissent surlignées, en gras et en lettres majuscules :
Dr. Stevens: l'm SOrry. l THOUGHT you WANTed to SEE me. Dr. Webber: YES, but... Dr. Stevens: Alex? Alex SAID SOMEthing to you? |
Il est également possible de proposer à un groupe de visualiser l’extrait à l’aide du script sans métalangue et de leur demander de surligner les syllabes saillantes dans le discours.
4.3 La métalangue du rythme et de l’intonation
Le rôle crucial de la visualisation à l’échelle suprasegmentale est évoqué par Herment, notamment au sujet du découpage intonatif :
La visualisation des groupes rythmiques (des UI ici) avec par exemple des barres droites pour montrer la place des frontières, tout en faisant écouter l’extrait, est un moyen très efficace de faire entendre les découpages aux apprenants. L’expérience montre que lorsque l’on peut voir les frontières, on entend mieux les groupes. (2018, 82)
Au cours de l’axe d’étude sur le rythme avec nos étudiants de L1 Lettres, nous proposons une activité au cours de laquelle les étudiants doivent ajouter des barres verticales dans un script pris à partir d’un extrait de Friends, avant un premier visionnage, qui leur permet ensuite de vérifier leurs hypothèses. En fin de séance, les étudiants sont amenés à rejouer la scène à l’étude en doublant les voix des personnages. L’extrait est projeté au tableau avec la présence de la métalangue dans les sous-titres :
Doc 8 – Capture d’écran d’un extrait de Friends (saison 9, épisode 18, 09min51s) avec sous-titres et groupes intonatifs
Dans cet extrait, les sous-titres comportent les barres verticales qui symbolisent le découpage en groupe intonatifs. En laboratoire de langues, grâce au logiciel Sanako, il est possible de laisser les apprenants s’enregistrer librement pendant le visionnage de l’extrait puis se réécouter.
La métalangue de l’intonation peut également se faire par le biais de la transcription tonétique interlinéaire. En TD d’anglais LANSAD, la représentation des contours intonatifs par le biais de la transcription tonétique interlinéraire peut permettre aux apprenants de visualiser certains mouvements intonatifs (Herment, 2018). En effet, toujours dans le cadre de notre séquence Human Interactions in TV Shows, nous avons recours à cette métalangue pour que les étudiants visualisent les phénomènes liés aux contours intonatifs. Ainsi, nous proposons par exemple une activité au cours de laquelle les étudiants doivent représenter chaque syllabe d’une phrase issue d’un extrait de Friends par des ronds à circonférence variable en fonction du degré d’accentuation de la syllabe :
Conclusion
En conclusion, nous remarquons que plusieurs phénomènes d’hésitations apparaissent au sein de notre corpus oral. C’est notamment le cas de pauses silencieuses et des phénomènes de reprise ou de répétition. Même si, pour certains locuteurs, des disfluences ont lieu à l’échelle segmentale, ces phénomènes ont un impact indéniable au niveau suprasegmental. Dès lors, quelle didactique de la phonologie suprasegmentale pouvons-nous proposer dans le cadre de l’enseignement-apprentissage des savoirs prosodiques auprès d’apprenants en anglais LANSAD ? Nous constatons que, très souvent, et pour reprendre les mots de Miras (2021, 17-18), « la didactique de la prononciation est souvent présentée, de manière contestée, comme le « parent-pauvre » de la didactique des langues et des cultures ». En parallèle, la quête d’un accent natif qui s’appuie sur l’un des deux modèles que sont le general British et le general American est aujourd’hui de plus en plus remise en question. Ainsi, plutôt que de viser un mythe inatteignable, nous proposons des pistes pour adapter ses objectifs en fonction de la communauté étudiante concernée. Dans une démarche qui viserait par exemple à approfondir les compétences en phonologie à l’échelle suprasegmentale, certains linguistes proposent d’avoir recours à la métalangue (Trévise, 1997 ; Howe & Moore Mauroux, 2021). Par ailleurs, Herment (2018) souligne l’importance de la visualisation dans l’enseignement-apprentissage de la prosodie, notamment par le biais d’exercices sur la transcription scalaire ou la transcription tonétique interlinéaire. Enfin, des logiciels de traitement et d’analyse acoustique (Praat, Boersma & Weenink, 2020) peuvent permettre aux apprenants de visualiser certains schémas intonatifs. Enfin, il serait pertinent de vérifier si, au-delà de la simple imitation, les étudiants sont capables de maitriser ces schémas intonatifs et de les réutiliser dans un contexte différent. C’est ce que notre étude propose d’approfondir dans le cadre de l’analyse de la production des mêmes locuteurs lors d’un post-test toujours à partir de tâches proposées par le protocole IPCE-IPAC, et qui se déroule à la fin du semestre 2.
Notes
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Pour aller plus loin
Le site vers le programme PAC : https://www.pacprogramme.net/
Le site vers le programme PFC : http://cblle.tufs.ac.jp/ipfc/
Le site du logiciel PRAAT : https://www.fon.hum.uva.nl/praat/
Pour citer cette ressource :
Léo Clerc, Réflexion sur la place de l’hésitation dans un corpus oral d’apprenants en anglais LANSAD et perspectives didactiques pour l’enseignement-apprentissage des compétences prosodiques, La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), décembre 2024. Consulté le 18/12/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/anglais/langue/reflexion-sur-la-place-de-l-hesitation-dans-un-corpus-oral-d-apprenants-en-anglais-lansad-et-perspectives-didactiques-pour-l-enseignement-apprentissage-des-competences-prosodiques