Simonetta Agnello Hornby, «Caffè amaro» (2016)
Simonetta Agnello Hornby est une romancière née à Palerme, dont la production littéraire est largement associée à la Sicile, et qui pourtant a passé toute sa vie adulte à Londres où elle a exercé pendant plusieurs décennies le métier d’avocate spécialisée en Droit de la famille, et où elle milite aujourd’hui pour les droits des personnes handicapées. Elle est née dans une grande famille aristocratique et depuis son premier roman, La Mennulara (2002), les trames de ses récits tournent souvent autour des secrets de famille et des passions étouffées par les conventions sociales. Elle a également raconté dans La cucina del buon gusto (2012) et Un filo d’olio (2011) ses souvenirs d’enfance associés à des recettes de cuisine.
Le roman de formation Caffè amaro a lui aussi un ancrage dans la mémoire familiale. Agnello Hornby raconte en effet que sa "Nonna Maria", qu’elle n’a jamais connue, avait pris l’habitude de boire son café sans sucre suite à une méprise familiale : pour ne pas froisser ses futures belles-sœurs qui avaient oublié d’apporter le sucrier, elle avait timidement dit préférer le boire ainsi. Le malentendu n’avait jamais été dissipé et comme en Sicile les enfants goûtent le café dans la cuillère que leur tend leur mère, cette préférence, au départ forcée, s’est transmise de génération en génération. À cette figure évanescente, cette femme sainte et sage qui avait accepté docilement l’amertume de la vie, l’autrice a voulu donner une belle vie et un bel amant, à travers le personnage de Maria Marra.
Au début du roman, en 1906, Maria est une adolescente vive et séduisante, fille d’un avocat socialiste et anticonformiste. Elle vit avec ses sœurs et son frère adoptif, Giosuè, un orphelin brillant recueilli par sa famille. Un riche esthète tombe sous le charme de Maria et la demande en mariage. Pour tirer sa famille d’un embarras financier inévitable, Maria se sacrifie et épouse Pietro Sala. Et c’est là que le personnage se dessine et que le roman devient vraiment original, car le mariage d’intérêt se révèle être un excellent choix pour Maria. Au lieu de l’enfermer dans une prison domestique bourgeoise, Pietro la fait voyager, lui fait découvrir l’art et la sexualité. Mais Pietro est un homme fragile et instable et très vite le rapport de force s’inverse. Maria prend alors le contrôle de la famille et de sa vie, et au cours d’un voyage à Tripoli, elle succombe à sa passion larvée depuis l’enfance pour Giosuè. S’ouvre ainsi la grande histoire d’amour du roman, faite de séparations douloureuses et de retrouvailles brûlantes. La beauté de cette histoire doit beaucoup aux emprunts que l’autrice fait ouvertement à la correspondance entre le romancier Federico De Roberto et son amante Ernesta Valle : les lettres ainsi détournées sont de véritables bijoux de sensualité et de fougue amoureuse et sont parfaitement cohérentes dans l’histoire.
Le roman se veut aussi une histoire de la Sicile au XXe siècle, sans toutefois que cet aspect documentaire ne soit scolaire ou artificiel. L’autrice s’est documentée précisément sur la période, mais plus qu’un récit des événements elle a voulu montrer l’horreur de cette "grande histoire". L’horreur du Fascisme et des lois raciales, biensûr, mais aussi les atrocités perpétrées en Éthiopie et en Libye. Giosuè est un jeune ambitieux convaincu par le Fascisme, mais il est juif et doit se cacher. Maria est une femme courageuse et engagée, et au lieu de se contenter sagement de son confort matériel, elle veut comprendre d’où il provient et demande à visiter les mines de soufre qui appartiennent à son mari. Le récit éprouvant des conditions de travail inhumaines dans ces mines provient lui aussi d’un souvenir d’enfance de l’autrice. Cette page honteuse de l’histoire sicilienne est encore peu connue, et c’est un autre mérite de ce roman que de la faire sortir de l’oubli.
Les deux trames se mêlent, et dans ce contexte si noir Maria est de plus en plus lumineuse. L’écriture d’Agnello Hornby, claire et précise sans être sèche, accompagne avec une grande empathie son personnage dans cet apprentissage du bonheur. En 1943, au milieu des bombardements, Maria attend des nouvelles de Giosuè, qui est caché mais continue de lui écrire régulièrement : "Maria non temeva i bombardamenti, era certa che non ne sarebbe rimasta vittima. Non voleva morire. Lei si sentiva nel giusto, e voleva vivere, e vivere con Giosuè. Dopo la guerra. Lei aspettava lui tanto quanto lui aspettava lei. Era la sua donna, e semmai sarebbero morti insieme. Giosuè le parlava sempre più d’amore. Maria lo attribuiva alla guerra e alle bombe, che acuivano la volontà di sopravvivere come individuo e come specie. Con l’intensificarsi dei bombardamenti, che – ne era certa – Giosuè osservava dall’alto, le sue lettere profondamente erotiche colpivano nel segno. In ognuna c’erano una frase, un saluto, una speranza che entravano nell’immaginario di Maria e lo agitavano, la accendevano e la confortavano."
Il y a beaucoup de choses, donc, dans ce roman foisonnant, un peu différent des autres œuvres de Simonetta Agnello Hornby, qui sont plus structurées et resserrées. L’autrice dit l’avoir écrit dans le désordre, aux hasards de ses lectures et de ses découvertes : il est donc parfois un peu déstructuré et exubérant mais toujours touchant de sincérité et de subjectivité, et surtout très plaisant à lire. Même si les deux autrices siciliennes semblent au premier abord très différentes, venant de milieux et d’horizons qui ont peu en commun, la Maria d’Agnello Hornby n’est finalement pas si loin de la Modesta de Goliarda Sapienza. Comme elle, elle est née en Sicile vers le tournant du siècle, et son goût pour le café amer est aussi une sorte d’initiation à l’art de la joie.
Pour citer cette ressource :
Sarah Vandamme, Simonetta Agnello Hornby, Caffè amaro (2016), La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), septembre 2020. Consulté le 14/12/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/italien/litterature/bibliotheque/simonetta-agnello-hornby-caffe-amaro-2016