Claudio Morandini, « Catalogo dei silenzi e delle attese » (2022)
Claudio Morandini vit et enseigne à Aoste où il est né en 1960. Cette donnée biographique n’a rien d’anecdotique, tant la montagne tient une place importante dans son œuvre. Ses trois précédents ouvrages forment en effet ce que l’on pourrait appeler une trilogie alpine, dans laquelle il traite de la beauté, mais aussi – et peut-être surtout – de l’absurdité de la vie en montagne. Dans Neve, cane, pietre, petit roman à la fois très drôle et touchant, il est question d’un ermite qui vit dans une improbable baita située à une altitude quasiment invivable. Dans Le pietre, il est à nouveau question de la difficulté d’habiter la montagne : dans un village alpin, les pierres patiemment déplacées au fil des générations par les habitants pour y construire leurs modestes maisons et y pratiquer une agriculture de subsistance, se retrouvent petit à petit dotées d’une volonté propre, au point de rendre la vie des villageois impossible. L’exercice littéraire est brillant et le propos passionnant, mais le procédé peut sembler un peu artificiel et répétitif. En revanche, dans Gli oscillanti, le dernier de la trilogie, Morandini impressionne par le foisonnement de son imagination. Il y est question d’une très jeune musicologue qui se rend dans le village alpin où elle passait ses vacances étant enfant, pour y enregistrer des chants sublimes qu’elle entendait pendant ses nuits sans sommeil et qu’elle avait interprétés comme des chants de bergers. Mais les facéties et probablement la folie des habitants du village transforment ce travail universitaire exaltant en un rêve éveillé qui confine au cauchemar. Le fond – ici encore l’impossibilité d’habiter la montagne – est brillamment servi par la forme : le recours à un fantastique onirique très inquiétant et un humour souvent cruel permet de saisir l’obstination et l’étrangeté de ces montagnards.
Après cette grande réussite romanesque, Morandini propose avec Catalogo dei silenzi e delle attese un texte moins linéaire, qui est en grande partie la refonte sous forme de roman de textes épars publiés précédemment. Le procédé fonctionne remarquablement bien, et permet de concilier le plaisir du roman avec celui de la nouvelle. Le protagoniste est un certain Cosimo Petragalli, d’abord petit garçon étrange, puis adolescent obèse et timide et enfin adulte inquiet et maladroit. Avec sa famille un peu triste et opaque – comme le sont souvent les personnages qui interagissent avec les protagonistes chez Morandini – c’est lui qui fait le lien entre les différents épisodes.
Il y a sûrement beaucoup de l’auteur chez Cosimo, et certains récits ont la précision du souvenir, mais bien souvent le souvenir bascule dans le malaise, voire le fantastique. Selon un procédé littéraire assez classique, le narrateur hésite à de nombreuses reprises entre le souvenir et le rêve : comme lorsque le petit Cosimo, en vacances chez une grand-mère un peu sorcière, a la sensation la nuit d’écraser des dizaines d’insectes et d’escargots en allant aux toilettes. Au réveil, il n’y a plus trace de ce massacre nocturne mais le malaise persiste. Même s’il n’est pas cité dans les nombreuses citations en exergue, on pense souvent à Dino Buzzati, notamment lorsque les souvenirs et visions de Cosimo évoquent l’angoisse du temps qui passe. Par exemple dans le chapitre où Cosimo adulte doit vider la maison de son père et découvre une interminable enfilade de chambres encombrées de souvenirs impossibles à éliminer, jusqu’à tomber sur un reflet de sa propre image vieillie.
Le fantastique n’est cependant jamais utilisé uniquement pour exprimer une idée ou un concept, car l’écriture de Morandini, très riche et précise, est toujours attentive aux sensations très fines de son narrateur, et aux réactions des corps. C’est en effet bien souvent les visions les plus réalistes qui suscitent l’étrangeté et le dégoût :
“L’arrivo al mare e la prima visione dell’acqua mi riempivano di uno sbigottimento primitivo: ma prima ancora dell’acqua, osservavo stranito gli uomini abbronzati e seminudi, le ragazze in costume, scure e cariche di boria. Anche mia sorella le fissava, cupa nel suo pallore.
Attendevo con preoccupazione il momento della prima passeggiata sul lungomare: mio padre in camicia, con le maniche arrotolate, calzoncini, ginocchia grigie, calzini scuri e scarpe da città, mia madre lattea, di colpo cascante sotto le braccia e sul collo, le gambe ingrossate e percosse da intrichi di varici azzurre. Mi tenevano per mano, uno per parte, e camminavamo lenti sull’orlo del mare come su un precipizio, sentendoci addosso gli sguardi di commiserazione di tutti.”
Il est également question des corps monstrueusement déformés par l’angoisse dans un chapitre consacré aux interrogations orales – Cosimo, comme l’auteur, est professeur. Ici encore, le recours au fantastique – à force d’angoisse un étudiant gonfle comme un ballon et s’envole par la fenêtre – sert à préciser des visions bien réelles, que le lecteur enseignant ne manquera pas de reconnaître. Les corps des autres, presque aussi inaccessibles que leurs pensées, peuvent également être source de doux fantasmes ou de réconfort. Dans l’un des plus beaux chapitres du roman, aux accents proustiens, Cosimo décrit ses après-midi de collégien complexé et mal aimé passés chez une tante non mariée, dont la fragilité et la douceur pourraient racheter toutes les zitelle de la littérature italienne – Palazzeschi fait d’ailleurs partie des auteurs cités en exergue :
“Sebbene la zia Ferdinanda non fosse bella, avrei voluto vederla nuda. Stavo davanti alla porta chiusa della sua camera a lungo, immaginando che lei dentro si aggirasse svestita e scalza tra le sue cose. Nella mia fantasia di allora, questo faceva la zia quando si isolava: assaporava sulla pelle nuda l’aria, sulle nude piante dei piedi il freddo delle mattonelle, sulle braccia libere di ballonzolare le lievi correnti d’aria che penetravano dalle finestre e attraversavano le stanze in silenzio. Non solo non era bella: era grossa, sgraziata, villosa, per quel che avevo potuto scorgere, e più che altro intuire, e a volte lasciava dietro di sé una scia di sentore di chi sta lavorando e non ha tempo per le raffinatezze, o di chi vive perlopiù da solo. Non era bella, ma era vera, solida, bianca, e su quel bianco le chiazze di rossore spiccavano come medaglie, e quel corpo in viaggio verso la vecchiaia nascondeva segreti, coltivava brividi.”
La montagne, toujours vue comme source de folie et d’absurdité plus que de beauté, et d’ailleurs jamais décrite mais toujours évoquée comme un décor inévitable et un peu oppressant, est toujours présente en filigrane. Elle est même présente en négatif dans une série de chapitres consacrés au delta du Pò, où un humour un peu cruel se mêle à l’étrangeté, comme souvent chez cet auteur qui prouve encore une fois avec ce livre qu’il est l’un des plus intéressants de la littérature italienne contemporaine.
Pour citer cette ressource :
Sarah Vandamme, "Claudio Morandini, « Catalogo dei silenzi e delle attese » (2022)", La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), décembre 2022. Consulté le 04/11/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/italien/litterature/bibliotheque/claudio-morandini-catalogo-dei-silenzi-e-delle-attese-2022