Bernardo Zannoni, « I miei stupidi intenti » (2021)
Présentation de l'oeuvre
Bernardo Zannoni est un tout jeune auteur ligure né en 1995, qui a décroché avec ce premier roman original et ambitieux le prestigieux Prix Campiello. Cette victoire haut la main d’un premier roman a surpris tout le monde, à commencer par l’auteur lui-même, et le livre a depuis connu un grand succès en librairie. L’intrigue se déroule dans un décor champêtre non identifié, et les personnages sont des animaux de la forêt. Le protagoniste et narrateur à la première personne est une fouine nommée Archy, élevé avec ses quatre frères et sœurs par une mère épuisée et peu aimante dans une tanière trop petite, après la mort de son père tué par un humain alors qu’il chapardait dans son champ. Contrairement à son frère Leroy, Archy ne se montre pas très doué pour la chasse et semble très tôt mal à l’aise avec ses instincts animaux. Lors d’une de ses premières sorties de jeune adulte, il tombe d’un arbre, manque de mourir et prend conscience de sa mortalité. Dès lors, il ne pourra plus se comporter comme un simple animal. Rejeté par sa mère, il rencontre Solomon, un vieux renard usurier, qui s’avère lui aussi s’être en partie affranchi de son animalité.
Un anthropomorphisme original
La grande originalité de ce roman tient à la particularité de l’anthropomorphisme proposé par Zannoni. En effet, même si les animaux qui peuplent la forêt d’Archy pourraient rappeler une tradition de la littérature jeunesse, notamment anglo-saxonne, on comprend dès les premières pages que cette histoire aura bien peu en commun avec The Wind in the Willow, ou même avec Fantastic Mr. Fox – auquel Zannoni fait parfois référence dans ses interviews. Au lieu de garder certains traits prêtés traditionnellement aux animaux (le renard et la fouine rusés, le chien fidèle, etc.) pour donner aux personnages un comportement humain, l’auteur situe toujours ses personnages dans une sorte d’entre-temps. L’absence de conscience confère aux animaux cruauté et indifférence, mais le simple fait de leur donner la parole et de leur prêter des sentiments les humanise :
Nostra madre ci scansava, se stava andando da qualche parte. Per lei non eravamo nella stanza. Quando ci allattava saltavamo tutti sul letto, dove Otis, per sua fortuna, aveva già avuto qualche attimo per succhiare qualcosa.
« Mi stai facendo male », mormorava seccata se qualcuno aveva troppa foga. Solitamente bastava questo per ammansirci, altre volte ci dava una zampata, senza unghie, poi imprecava.
Avevamo quasi sempre fame, dopo di quella veniva il freddo.
Cette brutalité et cette indifférence maternelles rappellent le comportement animal, mais aussi, évidemment, une cruauté et une misère bien humaines. La tanière où Archy passe ses premiers mois pourrait ainsi faire penser aux bassi napolitains dépeints par les néoréalistes. De la même façon, ceux qui comme Archy et Solomon voudraient s’affranchir de leur animalité n’y parviennent que brièvement : ils restent de simples mortels et la rudesse d’un hiver peut faire renaître leurs plus bas instincts. D’ailleurs, si Solomon est sans doute le plus humain des personnages du roman, il est aussi le plus impitoyable.
Un roman métaphysique
En faisant la connaissance de Solomon, et en furetant dans ses affaires, Archy a l’intuition que le vieil usurier, fasciné par les humains et capable de déchiffrer leur écriture, détient un secret. Il met un mot sur ce secret, qui devient son obsession : Dieu. Le roman prend ainsi un tour philosophique et métaphysique.
La vecchia volpe prese un lato dell’oggetto e lo aprì. Aveva tante strisce sottili legate assieme, piene di simboli mai visti, incisi in linee orizzontali.
« È detto qui, è la parola di Dio. Ognuno ha una fine ».
« Chi è Dio ? ».
« È il padre del mondo ».
La vecchia volpte si asciugò di nuovo le lacrime.
« L’unico che non muore ».
À partir de cette révélation, on comprend que le roman devient parabole, réflexion sur la mortalité et la recherche d’une forme de transcendance. Parmi les animaux que rencontrera Archy, certains voudront à tout prix accéder à ce secret, et d’autres n’en auront aucune conscience : se pose ainsi la question métaphysique classique du rapport entre conscience et bonheur. Le rapprochement fait par les éditeurs en quatrième de couverture avec les films des studios Pixar, qui allie souvent pur divertissement et interrogation philosophique, n’est en ce sens pas si incongru, surtout venant d’un auteur si jeune qu’on sait féru de cinéma. Cette ambition philosophique est d’autant plus évidente que le récit est assez peu enraciné dans un contexte concret. Le passage des saisons, par exemple, ne donne pas lieu à des réflexions esthétiques ou bucoliques mais plutôt à des situations (le printemps fait naître le désir sexuel et l’hiver est le temps de la survie). La nature est d’ailleurs désignée par des termes très génériques – albero, fiume, bosco, collina – sans plus de précisions.
L’écriture est simple et claire sans être ascétique, et certains passages – comme la découverte du corps mort d’un être aimé sous la neige ou la description d’un vieux tronc creux où viennent mourir les animaux indigents – sont de véritables prouesses narratives et visuelles, où Zannoni fait preuve d’une grande maîtrise de l’image et du rythme de la narration. L’originalité de ce roman tient aussi à la tension entre animalité et humanité, qui est souvent source de grande inventivité narrative. Les personnages les plus animaux, qui portent une véritable étrangeté, sont sans doute les plus réussis du roman : on pense par exemple au très convaincant personnage du chien Gioele, à la fois sanguinaire et aimant, ou bien à la petite fouine Anja qui sauve sa portée au cœur d’un hiver épouvantable. En revanche, la parabole philosophique ne convainc pas également dans tous les passages du livre et on peine parfois, surtout à la toute fin, à voir exactement où l’auteur veut en venir. Cette légère faiblesse est le fruit d’une ambition et d’une véritable recherche littéraires qu’on ne peut qu’applaudir.
Pistes d’exploitation
La simplicité de l’écriture et le caractère générique du lexique rendent ce livre accessible pour une étude en classe par des lycéens, notamment pour le cycle terminal.
La confrontation entre le comportement animal tel qu’il est représenté dans le livre et une certaine réalité humaine aurait par exemple sa place dans une séquence dans le cadre de l’axe « Fictions et Réalités ».
On peut également penser à une réflexion sur le pouvoir que donne l’écriture (axe « Art et pouvoir »), pourquoi pas en parallèle avec l’élaboration du récit La fata blu par les deux jeunes protagonistes de L’amica geniale de Elena Ferrante.
Dans la même thématique, on peut imaginer un parallèle entre la scène finale de Il Nome della rosa et une scène d’incendie située à la fin du roman qui pourrait presque être considérée comme une réécriture parodique de la scène mythique imaginée par Umberto Eco : dans les deux cas, la recherche de l’art et du savoir devient recherche du pouvoir, et mène à la folie et à la destruction.
L’abondance et le caractère classique des réflexions philosophiques pourrait également intéresser des lycéens en classe de Première ou de Terminale qui viennent de découvrir la philosophie, et on pourrait envisager un travail en interdisciplinarité avec les cours de philosophie ou la spécialité HLP.
Pour citer cette ressource :
Sarah Vandamme, "Bernardo Zannoni, « I miei stupidi intenti » (2021)", La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), septembre 2023. Consulté le 02/11/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/italien/litterature/bibliotheque/bernardo-zannoni-i-miei-stupidi-intenti-2021