Elsa Morante, « La Storia » (1974)
La Storia, publié en 1974, raconte l’histoire d’une mère et d’un fils à Rome pendant la Deuxième Guerre mondiale. La structure de l’œuvre se fonde sur un dialogue implicite et constant entre l’histoire des individus et l’Histoire collective. Le roman remporte un grand succès (environ 600 000 exemplaires vendus), grâce au choix d’une publication dans une version économique, pour répondre à la volonté de Morante, qui souhaitait s’adresser au plus grand nombre.
Le troisième roman de Morante est publié 17 ans après L’isola di Arturo. Dans ce laps de temps, il faut chercher le chemin qui mène à la rédaction de La Storia : ce parcours est constitué d’essais et d’une œuvre Il mondo salvato dai ragazzini (1968), qui représentent une prise de conscience et une prise de position par rapport à l’art et à l’écriture. Sur l’horizon sombre de la modernité aliénée, en effet, l’écrivain a une fonction bien précise selon Morante : la préservation de la réalité, de la vérité, de l’instinct de vie (Eros), à travers une « poésie honnête » (Pro o contre la bomba atomica), expression utilisée par Umberto Saba, le poète aimé.
La réponse concrète et le fruit par excellence de ces réflexions s’incarnent dans l’œuvre Il mondo salvato dai ragazzini, un texte en vers dont la fonction est extrêmement provocatrice. Le livre, publié en mai 1968, marque une étape essentielle de la carrière de Morante et, en quelque sorte, anticipe différentes thématiques de La Storia, à commencer par la primauté accordée aux humbles, aux Rares Heureux, qui s’opposent par choix et par destin aux Nombreux Malheureux, ceux qui habitent le domaine de l’irréalité et de la désintégration. Ce recueil reflète un sentiment de révolte répandu au moment de sa publication, surtout parmi les étudiants. La lecture de ce livre prépare à celle du troisième roman, car Il mondo salvato dai ragazzini anticipe un des messages de La Storia : la dénonciation du scandale de l’Histoire, auxquels seuls peuvent s'opposer l’art et, dans une moindre mesure (parce qu’il s’agit somme toute d’un effort vain), les « gamins ».
Avant de rédiger La Storia, Morante avait en outre commencé à écrire, vers la fin des années 50, après le succès de L'isola di Arturo, un roman qu’elle n’a jamais terminé : Senza i conforti della religione. Il s’agit de l’histoire de la fin de l’idéalisation chez un frère ; le centre de la narration est constitué, comme le dit le titre, par le problème religieux. Cette œuvre, restée à l’état de manuscrit incomplet, peut être considérée comme le urtext de La Storia et un réservoir créatif pour Il mondo salvato dai ragazzini.
En 1974, le roman de Morante suscite désarroi et perplexité, notamment chez une grande partie de critiques engagés : il s’ensuit un débat passionné. L’histoire de l’institutrice d’origine juive Ida Ramundo et de son fils Useppe, au moment de la Deuxième Guerre mondiale, à Rome, représente une sorte d’epos moderne, populaire et profondément empathique, mais éveille en même temps plusieurs polémiques et malaises. Le roman s’adresse à un public différent et est conçu concrètement pour entrer en dialogue avec des personnes « étrangères » à l'élite habituelle des lecteurs : La Storia est en effet publié à sa sortie dans une édition économique pour la maison d’édition Einaudi, à prix réduit. Morante décide ainsi de rendre accessible la lecture de son roman à la nouvelle classe cultivée, formée par la génération des jeunes et des étudiants impliqués ou intéressés par la contestation culturelle de 1968. En centrant la perspective sur les vicissitudes de personnages de basse condition, suivis dans leur vie quotidienne, et en s’adressant aux « analphabètes », comme le dit la dédicace (« Por el analfabeto a quien escribo », un vers de César Vallejo), l’écrivaine semble s’inspirer d’un des plus grands auteurs italiens de la tradition littéraire, Alessandro Manzoni : à l’instar de celui-ci, Morante entend écrire un livre pour tous, facilement lisible et porteur d’un message. Pourtant, contrairement à la tradition du roman historique, Histoire et fiction ne se mélangent plus à l’intérieur de la diégèse, mais elles restent bien séparées au niveau typographique : chaque chapitre (dont le titre est constitué par une année) est en effet anticipé par la liste d’événements historiques internationaux concernant la période en question. Les références documentaires des faits historiques, qui sont d’une certaine manière reléguées au second plan, dans une liste dissociée de la structure narrative, ne font que mettre en valeur l’histoire des personnages du monde populaire, leur héroïsme et leur solidarité.
Le terme « histoire » est quant à lui présent dans deux points fondamentaux du roman. Dans le titre d'abord : « Storia », avec une majuscule, où il indique le flux illimité où se situent les évènements qui influencent et déterminent la vie des peuples, et où il s’accompagne de la définition du genre littéraire : « Romanzo » (« La Storia. Romanzo »). Dans la dernière phrase du livre enfin : «Con quel lunedì di giugno 1947, la povera storia di Iduzza Ramundo era finita », lorsque Useppe meurt à cause d’une crise d'épilepsie. Dans ce dernier cas, « histoire » indique le parcours existentiel de la protagoniste, symbole de l’humanité la plus commune et la plus ignorée par les annales et les écrits historiques.
Les vicissitudes des personnages sont racontées par une narratrice interne à l’intrigue, qui se charge de transmettre des messages clairs (et provocateurs) : La Storia, au fond, peut alors à juste titre être considéré un évangile laïc, dont les protagonistes ne sont que les martyrs inconscients.
Pour citer cette ressource :
Caterina Sansoni, Elsa Morante, La Storia (1974), La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), mai 2020. Consulté le 21/11/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/italien/litterature/bibliotheque/elsa-morante-la-storia-1974