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Paola Cortellesi, « C’è ancora domani » (2023)

Par Aline Rambert : Doctorante et enseignante - Université Paris Nanterre
Publié par Alison Carton-Kozak le 30/09/2024

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Chronique cinéma du film de Paola Cortellesi ((C’è ancora domani)). Le film est sorti en octobre 2023 et a obtenu le prix du Film de l'année aux Nastri d'argento 2024 ainsi que 6 prix aux David de Donatello 2024.

Affiche du film C'è ancora domani, de Paola Cortellesi (2023)
Source : Vision Distribution

La réalisatrice

Paola Cortellesi fait ses premiers pas à la télévision dans les années 2000 comme humoriste. Une de ses spécialités est l’imitation de célébrités dans des émissions de grande écoute. Elle obtient rapidement ses premiers rôles au cinéma dans des comédies populaires à succès dans lesquels elle impose son talent d’actrice (dans les films de Riccardo Milani notamment, par exemple Come un gatto in tangenziale). Elle exerce ensuite une activité de scénariste pendant une dizaine d’années, qui prépareront son passage derrière la caméra. C’è ancora domani est son premier long métrage.

Résumé du film

L’action se situe en juin 1946, à la veille du référendum institutionnel qui va faire de l’Italie une république et appeler les femmes pour la première fois aux urnes. Les personnages vivent dans un quartier populaire de Rome encore marqué par les années de guerre et la présence américaine qui a fait suite à la Libération. Delia a trois enfants, enchaîne plusieurs petits boulots très mal payés et subit au quotidien la violence d’un mari alcoolique et brutal ainsi que d’un beau-père impotent, et les humiliations liées à sa classe sociale. Entièrement déterminée par son rôle d’épouse et de mère soumise, Delia ne trouve un peu de réconfort et de légèreté qu’auprès de son amie Marisa, vendeuse de primeurs. La vie de la famille est bouleversée par les fiançailles de la fille aînée, Marcella, avec un garçon plus riche, quand arrive une mystérieuse lettre adressée à Delia. 

 


C'è ancora domani (trailer ufficiale)

Analyse

Avec ce premier long-métrage, Paola Cortellesi a rencontré un succès phénoménal (plus de 5 millions de spectateurs en Italie), dont la presse s’est largement fait écho en le rapprochant d’une actualité tragique, celle du féminicide de Giulia Cecchettin, une étudiante de 22 ans assassinée à coups de couteau par son ancien compagnon en novembre 2023. La mort de cette jeune femme sous les coups d’un homme, la 106e cette année-là, a, peut-être, commencé à dessiller le regard des Italiens sur les causes systémiques de cette violence, indissociable du patriarcat. Le public italien semblait attendre ce film, qui « crée un court-circuit émotionnel entre les époques, entre deux moments d’émancipation, qui le rend très contemporain et l’a fait rencontrer un puissant mouvement souterrain dans la société italienne », estime pour le journal Le Monde Paola Malanga, directrice artistique de la fête du cinéma de Rome, où le film a reçu un accueil critique et publique extrêmement favorable.

1. Une forme hybride, hommage au cinéma italien

Ce film tout public a pour ambition de regarder en face les maux de la société, et particulièrement ce qui « cloche entre les hommes et les femmes », pour reprendre les mots d’un autre film sur les violences sexistes, La nuit du 12, de Dominik Moll, sorti en France quelques mois auparavant. Avec C'è ancora domani, Paola Cortellesi tente de mettre à nu les violences sexistes subies par les femmes, depuis les regards appuyés dans la rue jusqu’aux coups portés dans la chambre à coucher. La réalisatrice choisit pour ce faire une forme hybride, dont les fréquentes ruptures de ton semblent elles aussi court-circuiter les époques. Paola Cortellesi propose en effet un objet filmique singulier, qui se nourrit de pans entiers de l’histoire du grand cinéma italien.

La scène qui a sans doute fait couler le plus d’encre est la scène de violence conjugale filmée comme un tango, de façon extrêmement stylisée. D’aucun y ont vu un procédé embarrassant destiné à éluder la question de la violence ; a contrario nous y voyons le refus de se complaire dans le spectacle de cette violence, ainsi qu’une certaine élégance de la réalisatrice qui, sans renoncer à l’efficacité de la charge émotionnelle contenue dans cette scène (en contrechamp, le regard terrifié des enfants réfugiés dans la pièce adjacente et des voisines impuissantes laisse peu de doute sur l’horreur des faits), choisit d’éviter la vulgarité que pourrait revêtir la représentation des coups en gros plan. Cette scène dansée, à laquelle répond une autre grande scène stylisée, très composée et presque chorégraphiée, sur l’escalier de la mairie où, en ce mois de juin 1946, les femmes sont venues en masse pour voter, n’efface pas les aspects naturalistes du film, qui évoquent un genre majeur de l’histoire du cinéma italien.


Scène de violence, dansée et en chanson 
Paola Cortellesi, C'è ancora domani (2023) - 33:48


Au Néoréalisme de l’après-guerre elle emprunte le noir et blanc, le format 4/3 et une attention portée aux conditions de vie dans une cour d’immeuble du très populaire quartier romain du Testaccio. Dès la première image, le film nous plonge dans un intérieur modeste emblématique de l’époque. La chambre à coucher du couple est pauvrement meublée, deux petits garçons dorment tête bêche dans le même lit, leur grande sœur dans le petit lit voisin. Lorsque Delia quitte son appartement semi-enterré, un plan large sur la cour et un léger travelling vers le haut nous dévoile, après 8 minutes 30 et quand s’affiche enfin le titre du film, un bout de ce quartier populaire. Ce léger mouvement de caméra, en mettant en évidence les petits personnages de la cour qui déplacent chaises et bancs pour les apporter au centre, comme sur un décor de théâtre, nous fait imperceptiblement glisser vers la comédie, d’autant que c’est le moment où nous est présenté Alvaro, simple d’esprit qui sera un des pivots des scènes comiques du film.


Paola Cortellesi, C'è ancora domani (2023) - 08:29
 

À la comédie à l’italienne, Paola Cortellesi emprunte les blocs de narration qui évoquent les films à sketchs des années 1960 et 1970. Sans être aussi audacieuse que ses aînés (on pense à la cruauté de I Mostri), elle donne à voir dans C'è ancora domani des scènes de méchanceté qui rappellent également ce glorieux cinéma. La mort de l’odieux personnage qu’est le beau-père de Delia, et le théâtre d’hypocrisie sociale qui s’ensuit, est ainsi un beau morceau de comédie grinçante. Le cinéma d’Ettore Scola semble particulièrement être convoqué, avec des références constantes, non seulement aux comédies sociales de ce dernier, mais également à ses films plus intimistes. Toute la première séquence, au cours de laquelle s’organise le départ du père et des enfants et se met en place la journée de Delia, rythmée par les tâches ménagères et les petits boulots, est un hommage non déguisé aux premières minutes de Una giornata particolare, qui montrent Antonietta, personnage sans ambition réduit à son rôle d’épouse et de mère, aux prises avec la violence indifférente de son mari. Lorsque Delia, avec quelques camarades d’infortune qui louent leurs bras aux familles bourgeoises pour s’occuper de leur linge, étend de grands draps blancs en haut d’un toit terrasse, nous voyons, dans le même plan, un saisissant raccourci entre la scène de la terrasse d’Una giornata particolare et la vision présente en arrière-fond dans Brutti, sporchi e cattivi de la Rome du pouvoir. Ici il s’agit du monument à Victor-Emmanuel II et du palais du Quirinal (où va s’exercer le pouvoir de la future République), quand les pauvres étaient dominés par le dôme de Saint-Pierre dans le film de Scola. Ces symboles du pouvoir, lointains et en arrière-plan, n’en sont pas moins écrasants pour ces femmes, opprimées doublement comme prolétaires et comme femmes. En juin 1946, à la veille de bouleversements majeurs pour le pays et dans l’histoire sociale des femmes, Delia, bien trop accaparée par les tourments de son labeur quotidien, tourne encore le dos à la chose politique.


Paola Cortellesi, C'è ancora domani (2023) - 15:40
 

2. Une superhéroïne privée de scènes d’action

Avec ce film, Paola Cortellesi rend hommage aux femmes qui n’ont pas fait l’histoire, mais qui hier comme aujourd’hui, ont assuré la cohésion du tissu social italien. Une scène est récurrente : Marcella, la fille aînée, juge sévèrement la passivité de Delia. Désespérée mais incapable de voir l’impasse dans laquelle se trouve sa mère, elle lui reproche de « ne rien faire » pour fuir sa condition, la violence et les humiliations, ni pour l’aider après qu’une bombe a détruit le bar de sa future belle-famille, provoquant ainsi la rupture brutale de ses fiançailles avec le garçon dont elle est très amoureuse. Pourtant le film nous donne à voir un personnage (Delia) toujours en action, qui ne s’accorde que de rares trêves en compagnie de son amie vendeuse de primeurs et auprès de qui elle trouve un peu de réconfort. Nous la voyons successivement s’occuper de son propre foyer, puis, pour gagner de quoi faire vivre la famille : repriser des vêtements, assembler des parapluies, administrer des piqures, faire des lessives, étendre le linge et repasser pour les familles bourgeoises. L’injustice de Marcella reprochant à sa mère de « ne rien faire » est criante.  Dans la grammaire cinématographique de Paola Cortellesi, la figure récurrente est le travelling, comme pour souligner le fait que la caméra suit un sujet toujours en mouvement. Toutefois nous ne la verrons pas en train accomplir le seul acte vraiment extraordinaire du film, celui qu’elle a décidé en son âme et conscience, usant pour la première fois de son libre-arbitre (même si elle le fait indirectement, par l’intermédiaire du jeune GI dont elle a fait la connaissance, personnage sans doute un peu caricatural et sacrifié du film, dont la présence sert uniquement de faire-valoir au courage de Delia) : our dynamiter les fiançailles de sa fille, et ainsi lui offrir un avenir différent du sien, Delia fait dynamiter le bar du fiancé. Par un effet de montage presque déréalisant (au moment de l’explosion nous la voyons assise devant sa machine à coudre) le film nous prive de la scène qui aurait pu faire de Delia l’héroïne d’un film d’action. Ce choix, bien plus judicieux, met en lumière le sacrifice de Delia et des femmes de sa génération, qui ont mené leurs combats à bas bruit, silencieusement, a bocca chiusa, comme nous le montre avec brio la dernière séquence du film, afin de permettre à leurs filles de mener les leurs.

3. La lettre

Le motif de la lettre est une des belles idées du film. Une fois évacuée l’hypothèse peu crédible (et en tout état de cause décevante) du courrier de l’ancien amoureux de jeunesse, nous comprenons vite que ce que Delia tient dans sa main lorsqu’elle reçoit cette missive pourra se révéler une arme redoutable au service de sa libération. Ivano, son mari, ne s’y trompera pas et nous assisterons à sa fureur lorsqu’il la découvrira. Par ailleurs, les spectateurs attentifs aux dates auront tôt fait le rapprochement avec les élections des 2 et 3 juin 1946, les premières où les femmes furent appelées à voter. Si le film célèbre cette victoire, notamment en insérant au montage d’émouvantes images d’archives de ces journées historiques, il n’a pas la naïveté de croire en une émancipation définitive et irréversible pour les femmes. Au moment où Delia et sa fille découvrent la force du collectif, Daniele Silvestri chante l’âpreté des luttes à venir, qui ne seront peut-être pas toutes victorieuses. « Fateci largo che passa domani / Adesso non si può / Oggi non apro perché sciopererò / Andremo in strada con tutti gli striscioni / A fare come sempre…». C’est donc cette lettre, reçue par Delia un matin de 1946 et l’appelant aux urnes, qui lui donnera la force d’écrire à son tour une lettre à sa fille Marcella, de son écriture maladroite de femme quasi analphabète : « Con questo vai a scuola. ». La feuille de papier, comme objet filmique passant de main en main, sert à montrer comment circule l’espoir parmi les personnages : d’abord impossible en raison de la chape de plomb imposée par Ivano, il gagne Delia, puis Marcella, qui sera dans un deuxième temps elle aussi en mesure de venir en aide à sa mère.


Paola Cortellesi, C'è ancora domani (2023) - 27:19

Paola Cortellesi, C'è ancora domani (2023) - 01:41:46
La nature du courrier ne sera pas dévoilée au spectateur.

Paola Cortellesi, C'è ancora domani (2023) - 01:42:35

Paola Cortellesi, C'è ancora domani (2023) - 01:45:02
« Con questo vai a scuola » (« con cuesti mo ci vai a scuola »)

Paola Cortellesi, C'è ancora domani (2023) - 01:47:12

Paola Cortellesi, C'è ancora domani (2023) - 01:47:55
La force du collectif, sur la chanson "A bocca chiusa", de Daniele Silvestri.

Pistes d’exploitation en classe

Le film peut être utilisé en classe de première ou terminale générale et technologique pour l’axe d’étude Espace privé et espace public. Construit de manière très didactique, il met en effet en lumière une violence domestique des hommes contre les femmes entretenue par les structures de la société patriarcale de 1946 comme d’aujourd’hui. La séquence finale, qui met en scène des femmes de toutes conditions sociales, retirant d’un même geste leur rouge à lèvre pour s’assurer de la validité de leur vote, souligne que la domination masculine transcende les rapports de classe et que leurs souffrances individuelles sont avant tout politiques. C’est sur cette idée que s’affirmeront les luttes des femmes de la génération de Marcella qui, après les droits civiques, se battront notamment pour le droit à disposer de leur corps. Les élèves pourront donc retirer du visionnage du film l’idée que ce qui se transmet de mère en fille au sein de la famille peut ébranler le pouvoir patriarcal, d’une façon qui doit se réinventer de génération en génération. 

Pour aller plus loin

 

Pour citer cette ressource :

Aline Rambert, "Paola Cortellesi, « C’è ancora domani » (2023)", La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), septembre 2024. Consulté le 16/10/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/italien/arts/cinema/paola-cortellesi-c-e-ancora-domani-2023