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Rome, ville ouverte ? Errance urbaine et condition féminine dans le cinéma d’Antonio Pietrangeli

Par Esther Hallé-Saito : ATER - ENS de Lyon
Publié par Alison Carton-Kozak le 23/01/2020

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Antonio Pietrangeli (1919-1968), critique engagé dans le combat réaliste tout au long des années 1940, puis réalisateur à partir de 1953, a proposé une filmographie caractérisée par un regard particulièrement inquiet porté sur la condition féminine dans l’Italie d’après-guerre. Rome, où se situe la majorité de ses films, est le lieu privilégié de ce que nous pourrions qualifier de réalisme moral : le rapport des personnages féminins à l’espace romain dessine une phénoménologie sceptique d’après laquelle le réel, devenu objet de doute, est placé sous le signe de la perte et de l’inachèvement.
 

Du Soleil dans les yeux (1953)

 

1) Antonio Pietrangeli et les personnages féminins. Le réel comme perte

La filmographie d’Antonio Pietrangeli (1919-1968), caractérisée par une attention singulière envers les personnages féminins, constitue un document particulièrement précieux sur la condition féminine dans l’Italie d’après-guerre, et en particulier dans les villes, en plein développement avec l’éclosion du "miracle économique". Cent ans après la naissance du cinéaste, cette œuvre inquiète reste pourtant encore largement méconnue ; elle est le fruit d’un parcours singulier au sein du paysage cinématographique italien, où Pietrangeli s’est d’abord imposé comme critique, tout au long des années 1940, puis comme réalisateur à partir de 1953.

Formé par les débats critiques qui ont accompagné l’élaboration du néoréalisme, Pietrangeli est l’auteur d’une pensée inédite du réalisme cinématographique : dès son premier film (Le Soleil dans les yeux, 1953), placé sous les auspices d’une saison néoréaliste finissante, il porte un regard particulièrement amer sur la condition féminine dans l’Italie d’après guerre, à travers une attention envers des personnages féminins qui, dès Les Époux terribles (1957), La Fille de Parme (1963), Adua et ses compagnes (1964) jusqu’à Je la connaissais bien (1965)se caractérisent par un rapport au réel placé sous le signe de la perte et de l'inachèvement. 

Ses textes critiques, qui destinent le réalisme cinématographique à la formation d’un "moi plus riche et meilleur((In « Confusioni », in Antonio Pietrangeli, Verso il realismo, Archivio Pietrangeli 1, Cesena, Centro Cinema Città di Cesena / Ponte Vecchio, 1994, p. 110 : "[…] un io più ricco e migliore".))"associent une visée morale à une pensée sceptique manifeste dans une filmographie où les figures féminines élaborent une phénoménologie du doute. En cela le cinéma de Pietrangeli, "substitue à la question de la représentation du monde au cinéma celle de ce qu’il advient des choses à l’écran(( Élise Domenach, Stanley Cavell, le cinéma et le scepticisme, Paris, Presses Universitaires de France, p. 87.))". Cette substitution nous semble faire écho au scepticisme moral de Stanley Cavell, dont les analyses sur les personnages de femmes inconnues (La Protestation des larmes. Le Mélodrame de la femme inconnue) montrent comment les films nous apprennent à "reconsidérer ce que nous entendons par “réalité” et “réalisme((Ibid., p. 85))" au cinéma". Ce réalisme sceptique ne s’arrête pourtant pas au constat d’une perte irrémédiable, mais propose ce qu’Elise Domenach qualifie de "thérapie sceptique((Ibid., p. 79.))" : en nous faisant reconnaître le caractère nécessairement fantasmé ou fragmentaire de notre rapport au monde, il nous libère de l’attente d’adéquation et de présence du monde que le cinéma semble nous promettre. Il nous semble que dans le cinéma de Pietrangeli, le rapport des personnages féminins à la ville de Rome révèle cette condition sceptique : présence fragile aux contours incertains, elle est moins le lieu d’une représentation objective ou ethnographique que l’objet d’une phénoménologie sceptique.  

En nous focalisant sur quatre films – Le Soleil dans les yeux (1953), La Fille de Parme (1963), Adua et ses compagnes (1964), Je la connaissais bien (1965) , nous souhaitons envisager la façon dont leur parcours romain peut se comprendre comme un apprentissage de l’humiliation. Les figures pietrangeliennes opposent à un univers dont elles sont exclues des masques sceptiques, faits d’inexpressivité et d’indifférence, qui indiquent que leur rapport à la ville, sur le mode d’une présence-absence est à la fois le symbole et le symptôme d’une solitude essentielle, trait principal d’un mélodrame intérieur. 

2) Rome et l'Italie du miracle économique

À la fois ville éternelle et capitale en pleine mutation après la guerre, Rome est une source de fantasme et d’inspiration pour de nombreux réalisateurs qui exaltent sa vocation cinématographique, comme Fellini dans La Dolce vita (1960), qui l’impose comme le cœur battant de l’âge d’or du cinéma italien. Comme Fellini, Pietrangeli s’intéresse à l’envers désenchanté et mélancolique des représentations idéalisées de la capitale des rêves((A ce sujet, Mark Shiel suit l’hypothèse selon laquelle "[…] une étude de la ville italienne, de l’urbanisation et de sa représentation est une clé pour une compréhension du néoréalisme. […] l’évolution historique du néoréalisme au cinéma, les espoirs utopiques, les débats intellectuels et les controverses politiques qui l’ont entouré, est particulièrement reflété dans l’histoire de la ville italienne d’après-guerre". Cf. Mark Shiel, Italian Neorealism. Rebuilding the cinematic city, Londres/New York,Wallflower Press, coll. « Short Cuts », 2006, p. 16 : "[…] an understanding of the Italian city, urbanisation and its representation is the key to the understanding of neorealism. […] the historical evolution of neorealism in cinema, anf os the utopian hopes, intellectual debates and political controversies which surrounded it, is tellingly reflected in the history of the post-war Italian city".)), et plus particulièrement aux nouveaux rapports à la ville induits par la transition urbaine. Mis à part dans Fantômes à Rome (1960), la Rome historique est moins présente dans son cinéma que celle des faubourgs (borgate) où fleurissent de grands ensembles d’immeubles modernes, celle des dancings du quartier de l’EUR, ou encore celle, plus périphérique, des plages d’Ostie. Ces images moins pittoresques de la ville intéressent sans doute davantage Pietrangeli par leur capacité à représenter une certaine modernité urbaine et de nouvelles façons de vivre la ville. Elles constituent le terrain privilégié d’une analyse des rapports des personnages au réel, et de là, le support d’une pensée sceptique : c’est d’ailleurs ce qu'illustre de façon littérale Fantômes à Rome, fable de ce que l’on ne nommait pas encore "gentrification", dont les aimables fantômes dessinent un univers urbain toujours plus impalpable.

Sur les dix longs métrages que compte la filmographie de Pietrangeli, seuls deux films se déroulent ailleurs que dans la région de Rome – Les Époux terribles (1957), dont l’action est située à Milan, et Le Cocu magnifique (1964), situé à Brescia. Sur les huit restants, trois films ne se situent qu’en partie à Rome : c’est le cas de Souvenir d’Italie (1957), d’Annonces matrimoniales (1964), et de La Fille de Parme (1963). Deux séquences du film évoquent une période pendant laquelle la protagoniste (Dora, interprétée par Catherine Spaak) vit avec son amant photographe dans le centre de Rome. Les cinq autres films se situent tous intégralement à Rome ou dans sa région. Cette centralité de la capitale romaine permet à Pietrangeli (lui-même romain) d'analyser l'évolution d’une ville qui, entre les années 1950 et 1960, est en pleine mutation. Son regard critique sur les évolutions de la société du miracle économique se manifeste non seulement à travers les situations traversées par les personnages féminins, mais aussi par leur rapport à une ville qui change tout aussi vite qu’elle modifie le rapport à l’espace. La position paradoxale des Italiennes, entre émancipation et maintien des structures patriarcales, s’illustre à travers leur place au sein d'une ville représentant l’espace paradigmatique d’une société en plein bouleversement. Or cet espace reste invariablement déceptif : de film en film, la ville se dessine comme la métaphore des divers échecs existentiels vécus par les personnages. 

C’est ce que l’on peut constater à travers le poids d'un paysage urbain qui semble écraser les personnages et rappelle le cinéma d’Antonioni et les propos de Sandro Bernardi dans son analyse des paysages antonioniens(( Sandro Bernardi, Antonioni. Personnage et paysage, Saint-Denis, Presses Universitaires de Vincennes, coll. "Esthétiques hors-cadre", 2006. Sur le même sujet, voir Sandro Bernardi, Il paesaggio nel cinema italiano, Venezia, Marsilio, 2005. L’auteur y propose une perspective féconde, à la fois esthétique et éthique, fondée sur les notions de mythe (tel que le définit l’écrivain Cesare Pavese) et de regard, pour mettre au jour une crise de l’espace mythique dans le cinéma moderne.)). Ce dernier décrit la part accordée chez Antonioni à la contemplation  de paysages, vides ou dépeuplés, comme une manière de représenter une "altérité du réel"((Ibid., p. 55.)) que les personnages ne parviennent jamais à s’approprier pleinement. Dès le film Gente del Pô (1943), ils apparaissent dans leur étrangeté fondamentale, pour annoncer la modernité de la tétralogie existentielle à venir :

[…] la tendance de la caméra à abandonner les figures dès qu’elles prennent une certaine consistance exprime la volonté de ne pas donner au spectateur l’illusion d’une histoire, mais aussi de respecter l’intimité, l’extranéité des figures qui apparaissent et disparaissent avant de devenir des personnages, puisque le personnage est fiction((Sandro Bernardi, Antonioni. Personnage et paysage, op. cit., p. 55.)).

Le paysage, qui n’est plus soumis au service de la narration et de la description, s’autonomise pour mettre en acte un dépassement de l’esthétique néoréaliste telle que la formulait De Santis dans son manifeste Per un paesaggio italiano :

Comment pourrait-on entendre et comprendre l’homme, si on l’isolait des éléments dans lesquels il vit chaque jour, à travers lesquels chaque jour il communique, quand les murs de sa maison […], les rues de la ville […] son allure, son devenir forment un tout avec la nature qui l’entoure et l’influence au point de le façonner à son image ((Giuseppe De Santis, "Per un paesaggio italiano", Cinema, n° 116, 25 avril 1941, puis in Sandro Bernardi, Antonioni. Personnage paysage, op. cit., p. 61 : "Ma come altrimenti sarebbe possibile intendere e interpretare l’uomo, se lo si isola dagli elementi nei quali ogni giorno egli vive, con i quali ogni giorno egli comunica, siano essi ora le mura della sua casa […] le strade della vittà […] il suo inoltrarsi timoroso, il suo confondersi nella natura che lo circonda e cha ha tanta forza su di lui da foggiarlo a sua immagine e somiglianza".))?

Si on ne saurait parler chez Pietrangeli d’une véritable autonomisation du paysage, il partage avec Antonioni une façon d’insister sur le poids que les espaces prennent sur les personnages. C’est tout particulièrement le cas dans Je la connaissais bien, où les nombreux plans de paysages urbains, vus au cours des différents déplacements d’Adriana (Stefania Sandrelli) ou depuis les fenêtres de son appartement, insistent sur son inadéquation à un espace au sein duquel elle reste irrémédiablement exilée. Rome est bien le support privilégié d’une "poétique du mystère((Ibid., p. 62.))", trait essentiel d’une modernité sceptique qui, comme chez Antonioni, s’identifie dans des films "parsemés d’indices de perte(("La perte du paysage", in Sandro Bernardi, Antonioni. Personnage et paysage, op. cit., p. 93.))"". 

3) L'espace d'un apprentissage

Comme dans les romans d’apprentissage français du XIXe siècle, dont Pietrangeli est un lecteur avide, Rome, comme Paris, pourrait être l’espace de tous les possibles. Trois de ses dix longs métrages font de la capitale le lieu de migrations : migration forcée pour Celestina dans Le Soleil dans les yeux, orpheline et en âge de quitter son village natal pour se faire employer comme domestique en ville, migration temporaire pour Dora dans La Fille de Parme, qui suit son amant photographe à Rome pour être sa modèle, et définitive pour Adriana dans Je la connaissais bien, qui vient tenter sa chance à Cinecittà, avant de se jeter dans le Tibre sur lequel donnent ses fenêtres. Si elle est le catalyseur d’un exode rural qui s’intensifie après la seconde guerre mondiale, et attire des provinciaux venus s’employer à la capitale, elle ne cristallise jamais les ambitions des jeunes loups des romans de Flaubert, Balzac ou Maupassant, qu’ils finissent déçus (comme Frédéric Moreau dans L’Éducation sentimentale) ou victorieux (tel Duroy dans Bel-Ami). Ce, sans doute parce que Rome, moins puissante que Milan sur le plan économique et politique, ne saurait exaucer des rêves d’ascension trop ambitieux. Les rêves des personnages pietrangeliens sont soit plus modestes (comme pour Celestina qui émigre à Rome par nécessité), soit plus spécifiquement liés aux images glamour véhiculées par l’industrie du cinéma, dont le centre est Cinecittà. Dans ces trois configurations, Rome représente toutefois bien le lieu d’un apprentissage, davantage moral que social. 

Celestina (Irene Galter) est sans doute la seule à effectuer un véritable apprentissage de la capitale, d’abord effrayante puis de plus en plus familière. Perdue, elle découvre d’abord de la capitale non pas les quartiers pittoresques du centre historique ou la splendeur de ses monuments, mais sa périphérie. Son premier emploi la conduit dans un quartier en pleine transition, où les borgate sont devenues de nouveaux quartiers d’habitation pour les classes moyennes, et où les traces des travaux d’urbanisation sont encore visibles : les rues ne sont pas encore asphaltées, et les trottoirs ne sont pas bétonnés. La nouveauté du quartier souligne l’idée de la ville comme lieu d’apprentissage et terrain vierge à s’approprier. Dans les premières séquences du film, elle est chargée par sa patronne de quelques courses, qu’elle ne parvient pas à faire parce qu’elle se perd dans le nouveau quartier, faisant par la même occasion la connaissance de Fernando (Gabriele Ferzetti), qui s’amuse de son innocence effrayée. À ce qui pourrait être ressenti comme l’immensité d’une ville inconnue, répond symboliquement, dans les scènes d’intérieur, le sentiment d’un étouffement. Dans les différents foyers où elle est employée, Celestina est souvent assignée à des espaces exigus et inconfortables, qu’il s’agisse des chambres où elle dort ou des cuisines où elle travaille. Mais cet écart symbolique entre exiguïté et immensité est progressivement résolu. Mise à part sa patronne petite bourgeoise, dont la sécheresse et le mépris apparaissent comme le signe d’un désir d’affirmer une supériorité de classe, Celestina rencontre généralement des personnages bienveillants, qui l’aident à faire son apprentissage de la ville. Ainsi, la communauté des femmes de ménages du grand ensemble où elle travaille constitue un premier cercle de sociabilité : la journée, lorsque les patronnes sont absentes et que les maris travaillent, l’immeuble devient le territoire des domestiques, qui s’interpellent de fenêtres en fenêtres, se rendent visite d’un appartement à l’autre, et s’entraident dans leurs divers tâches domestiques. Elles se retrouvent régulièrement sur le toit de l’immeuble, où elles profitent d’avoir à y étendre le linge pour discuter entre amies. Cette première appropriation du territoire de l’immeuble s’étend, grâce à la communauté solidaire des domestiques, au quartier environnant. Alors que Celestina, lors de son premier dimanche libre, a tenté une première sortie maladroite, ce sont les domestiques qui lui permettent de profiter d’un autre congé, en l’invitant à un bal populaire et en lui prêtant une tenue moins "provinciale". Elle y retrouve Fernando, avec lequel elle échange son premier baiser. Au fil du film, le territoire de Celestina s’étend à des quartiers divers : au centre historique, chez le couple de personnes âgées chez qui elle retrouve une place après avoir été congédiée par sa première patronne, et jusqu’au quartier très bourgeois des Parioli, où elle ne reste que très brièvement. Toujours avec le groupe de domestiques dont elle reste proche après son départ et jusqu’au terme du film (ses amies viennent lui rendre visite à l’hôpital après sa tentative de suicide), elle s’aventure en dehors de la ville à Castel Gondolfo, où elle fait l’amour pour la première fois avec Fernando. Le rapport de Celestina à Rome, univers d'abord hostile, symbolise les étapes de son parcours moral. S’il s’achève de façon apparemment négative (le spectateur quitte Celestina en future mère célibataire) il sanctionne la capacité de la jeune femme à assumer sa solitude au sein d’une ville désormais apprivoisée. À l’issue du film, Rome apparaît bien comme une "ville ouverte" et comme le lieu d’une existence nouvelle. 

Dans le cas de Dora (Catherine Spaak) dans La Fille de Parme et d'Adriana (Stefania Sandrelli) dans Je la connaissais bien, la capitale est en revanche le cadre d’un parcours essentiellement déceptif. Dora vit quelques temps à Rome avec Nino, dans un petit appartement de la Via del Corso. Son rapport à la ville n’est qu’esquissé ; la séquence décrivant sa période romaine est introduite par un cadre qui reproduit la vision de Dora, depuis un balcon d’où elle contemple les toits du centre de Rome, près de la Piazza del Popolo. Est ainsi soulignée son étrangeté à une ville qui ne sera jamais résolue ; le reste de la séquence se situe essentiellement à l’intérieur de l’appartement où se trouve également le studio de Nino((La rue sur laquelle donne l’appartement est rapidement entrevue dans un court plan en plongée, lorsque Nino, qui se plaint des difficultés de son métier, ouvre brusquement le fenêtre. Dora, qui craint que Nino soit sur le point de suicider, se précipite vers lui, et sa vision d’horreur est vite contredite par les exclamations de Nino qui vient en réalité d’être inspiré par l’idée fulgurante d’un slogan publicitaire.)). Seule la dernière séquence du film montre Dora dans la rue, au sortir du café où elle a définitivement quitté Nino. Ce n'est sans doute pas par hasard que le film s'achève dans la rue même où Dora a connu Rome (la "Rosticceria Primavera" où travaille désormais Nino se situe dans une rue perpendiculaire à la Via del Corso où se trouve son studio). Dora n’aura connu de Rome que ce centre historique et commerçant, dans un rapport à l’espace toujours fugace et temporaire, et fondamentalement précaire. Comme son village natal et la ville de Parme, Rome constitue un lieu parmi les autres, toujours hostile pour une jeune femme qui ne se l’approprie jamais. Cette précarité géographique souligne le caractère paradoxal de son apprentissage, moins linéaire que celui de Celestina. Son rapport aux lieux souligne le caractère plus âpre d’un parcours qui la conduit à  reconnaître le caractère essentiellement précaire de son existence, mis en œuvre au terme du film dans le sourire qu’elle adresse à son reflet. 

Avec Adua et ses compagnes, c’est un déplacement contraire qui est envisagé, puisque les quatre jeunes femmes, chassées de leurs maisons closes par la Loi Merlin, quittent Rome pour la campagne romaine. Elles n’ont plus rien à attendre d’une ville qu’elles connaissent déjà et qui ne leur offre plus de possibilité nouvelle, et tentent de s’établir à leur compte en dehors de la ville, où elles ouvrent une maison close clandestine dont elles seraient les patronnes autonomes. Pietrangeli prend ainsi le contrepied du schéma narratif de "l’arrivée dans la capitale" en s’intéressant à la trajectoire opposée d’un départ et d’un déracinement d’avec la capitale. Celle-ci est d’abord présentée comme chargée de négativité pour les quatre compagnes lorsqu’elles se retrouvent à la terrasse d’un restaurant à Flaminio pour fixer les termes de leur accord et célébrer leur autonomie. La terrasse laisse entrevoir la Piazza del Popolo, lieu emblématique de la capitale, intimement lié à la vie politique italienne (c’est sur cette place que se sont réunis les Romains pour célébrer la chute du fascisme, et où se tiennent régulièrement des manifestations politiques). Si le déjeuner est gai et les amies enthousiastes, divers signes soulignent l’inadaptation sociale de ces femmes dans un lieu fréquenté par une bourgeoisie romaine essentiellement masculine, visible à l’arrière-plan du cadre. Lolita a amené sa radio portative, qu’Adua (Simone Signoret) lui demande d’éteindre, par souci de bienséance. Mais l'ingénue Lolita (Sandra Milo) ne semble pas entendre les incitations de ses amies à bien se tenir : constatant que son paquet est vide, elle se tourne vers une table où deux hommes sont attablés pour leur demander une cigarette, avant d'être reprise par Marilina (Emmanuelle Riva), qui s’excuse auprès des hommes et lui donne une cigarette. Comme le lui fait remarquer Adua, elle parle et rit trop fort. Alors que la note du déjeuner est arrivée, Lolita s’amuse de celles qu’elles donneront à leurs futurs clients : "100 lires pour les fruits, 5000 lires pour Marilina ! ".  Peut-être que Lolita, outre son ingénuité apparente, ne voit tout simplement pas de problème à évoquer publiquement un statut de prostituée dont elle n’a pas honte. Alors que Marilina lui donne un coup de coude, elle s’exclame : "Quoi, je t’ai offensée ! Allez, je t’offre 10 000 lires, va !". Mise à part Lolita, les femmes ont à cœur de faire bonne figure, et lorsqu’elle se lèvent de table pour quitter le restaurant, elles exhortent Lolita à se hâter, mais n’échappent pas au regard des hommes qui les observent s’éloigner vers la grande "place du peuple". C’est sur cette même place qu’elles font leurs adieux à une collègue qui, elle, a décidé de se reconvertir en investissant dans une laiterie près de Milan. Le fait que cet au-revoir ait lieu dans une des places les plus emblématiques de la ville fait se superposer leurs salutations mutuelles et l’adieu à une ville dans laquelle les quatre femmes n’ont plus leur place. Elles semblent déplacées dans un lieu qui leur est fondamentalement étranger, comme si l'espoir d'une intégration sociale ne pouvait se concevoir qu'en dehors de la ville. Après l’échec de leur tentative, la Piazza del Popolo, chargée de valeurs et d’idéaux démocratiques, se donne à lire après coup comme le symbole paradoxal de la déchéance à venir : chassé de Rome, le peuple s’en revient à Rome. Car de fait, Adua et ses compagnes ne trouvent pas davantage leur place dans la province romaine ; au terme du film, le spectateur retrouve Adua déambulant sur les bords du Tibre, ivre et divaguant sous la pluie, revenue à la prostitution mais sans la sécurité d’une maison close. Rome apparaît finalement comme un espace marqué par une fatalité qui ramène irrémédiablement les prostituées à leur statut de "femmes perdues". C’est aussi ce que souligne une autre séquence du début du film, qui décrit les difficultés du déracinement pour Marilina qui, rebutée par les débuts difficiles dans l’auberge, s’en retourne à Rome où elle passe une soirée d’ivresse nostalgique. Après avoir passé la soirée avec un homme, elle s’enfuit de chez lui, ivre, après avoir volé un vase. Déambulant dans le centre historique, elle retrouve son ancienne maison close, s’exclamant : "casa mia !". Elle s’en retourne dans son ancienne chambre, où elle s’allonge et contemple le plafond. 

De tous les films de Pietrangeli, Je la connaissais bien est certainement celui où la présence de Rome est la plus prégnante. Adriana vit sur les bords du Tibre, en amont du centre historique qu’elle peut apercevoir depuis ses fenêtres. Est ainsi soulignée la distance qui la sépare d’une image touristique de Rome, qu’elle ne fait jamais qu’effleurer : le film n’envisage jamais Adriana que dans ce rapport vague à une ville qui apparaît à la fois comme le reflet de sa solitude et le lieu paradigmatique d’une relation sceptique au monde. Avec Je la connaissais bien, la figuration de Rome atteint une dimension métacinématographique : cause ou symptôme de la maladie sceptique d’Adriana, la capitale apparaît comme un lieu de fiction par excellence. 

4) Solitude urbaine et espaces sceptiques

Pietrangeli a lui-même décrit Rome comme un lieu particulièrement propice à la fiction, car fondamentalement « cinématographique ». Ce non seulement pour ses beautés millénaires et ses décors spectaculaires qui invitent à la contemplation, mais pour la complexité de sa topographie, moins déterminée que d’autres villes plus clairement organisées telle que Milan. Comparant Rome à la capitale du nord, il décrit la réalité ambiguë d’une ville qui semble toujours échapper à l’appropriation :

À Milan il est plus facile d’identifier un milieu bourgeois typique, avec ses horaires ses habitudes […] A Rome la bourgeoisie est moins agglomérée […] Sous cet aspect la réalité de Rome est plus ambiguë, floue, imprécise et peut-être confusément cinématographique(("A Milano è più facile identificare un tipico ambiente borghese, con i suoi orari, le sue abitudini […] A Roma la borghesia è meno agglomerata [...] Sotto questo aspetto la realtà di Roma è più ambigua, sfumata, imprecisa e magari confusamente cinematografica". Antonio Pietrangeli, cité par Paola Vecchi, Tullio Masoni, in « Il realismo difficile di Antonio Pietrangeli », in Piera Detassis, Tullio Masoni, Paolo Vecchi (dir.), Il Cinema di Antonio Pietrangeli, Venise, Marsilio, 1987, p. 31.)).

Contrairement à Milan, la bourgeoisie romaine se concentre dans des quartiers divers, faisant de Rome une ville plus mixte et moins ségréguée socialement, comme en témoigne d’ailleurs le quartier où vit le comte Roviano dans Fantômes à Rome, situé derrière la Piazza Navona, qui était encore au début des années 1960 un quartier populaire. Conscient de cette spécificité sociologique de Rome, Pietrangeli la relie à sa conséquence esthétique : plus mixte socialement, plus complexe que les grandes villes développées du nord, et peut-être aussi plus riche de beautés, Rome est un lieu propice à la fiction, parce qu'elle est fondamentalement mystérieuse, et "confusément cinématographique". 

Par rapport aux autres villes qui figurent dans sa filmographie, Rome a en effet des contours moins définissables. De Brescia, où l’action du Cocu magnifique a été déplacée((Le Cocu magnifique est l’adaptation d’une pièce de Fernand Crommelynck (Le Cocu magnifique, 1921), dont l’action se situait originellement en Belgique)), Pietrangeli offre plusieurs points de repères qui dressent une physionomie générale. Les premières images du film suivent Andrea (Ugo Tognazzi) qui traverse fièrement la grande Piazza della Loggia. Au cours du film, les déambulations paranoïaques d’Andrea et les journées banales que passe sa femme donnent l’occasion de dresser la topographie sommaire d’une ville prospère aux rues coquettes. De même, la Milan des Époux terribles est identifiable à la grande tour Velasca (où déjeunent Francesca et Sandro lors d’un premier rendez-vous galant), mais aussi aux quartiers résidentiels modernes de la périphérie (qui représentent cette "agglomération" de la bourgeoisie évoquée par Pietrangeli), et à la célèbre Galleria Vittorio Emmanuele où Francesca aperçoit son mari attablé dans un café avec une collègue. De même, les villes que visitent les jeunes touristes de Souvenir d’Italie sont présentées à travers leurs monuments les plus pittoresques : la place Saint Marc à Venise, la tour de Pise, etc. 

En revanche, les films situés à Rome ne donnent de la capitale qu’une image fragmentaire. Dans Adua et ses compagnes, on aperçoit rapidement la Piazza del Popolo où les amies scellent leur accord, et les bords du Tibre où déambule Adua dans la dernière séquence. Mis à part ces lieux clairement identifiables, les autres espaces ne peuvent être précisément situés. De même, La Fille de Parme restitue la vision à la fois fugace et lacunaire qu’a Dora d’une ville essentiellement regardée depuis le balcon de chez Nino, et parcourue dans le périmètre limité que constitue la petite portion de la via del Corso qui sépare le bar de son appartement. Par ailleurs, on ne sait pas où vit Dora pendant cette période : chez Nino, qui a pourtant déjà entamé une relation avec la gérante du café ? Ailleurs ? Cette topographie lacunaire de la ville redouble le portrait déficitaire d’une jeune femme dont l’indétermination se maintient jusque dans la dernière séquence du film, qui ne désigne aucune direction nouvelle dans un parcours fantomatique. Dans Annonces matrimoniales, les flashbacks sur le quotidien d’Adolfo à Rome ne se situent jamais en extérieur, et ne donnent aucune indication sur le type de quartier où vit ce modeste employé. 

Si cette topographie imprécise de la capitale a une fonction symbolique, puisqu’elle reflète la solitude des personnages, elle peut aussi se comprendre comme l’un des éléments d’une esthétique sceptique, qui offre une illustration littérale du phénomène de projection tel que le définit Cavell. La représentation paradoxale d’une ville à la fois présente (comme cadre du récit cinématographique) et absente (comme espace indiscernable) reproduit l’opération de la projection, qui rend présent à nos yeux un monde passé dont nous sommes absents(("Un monde que je connais et que je vois, mais auquel je ne suis néanmoins pas présent (sans qu’il y ait défaut de ma subjectivité), est un monde passé", Stanley Cavell, The World Viewed. Reflections on the Ontology of Film, Cambridge, Harvard University Press, 1971 ; tr. fr. Christian Fournier, La projection du monde, Paris, Belin, 1999, p. 51.)).

Avec Je la connaissais bien, Pietrangeli radicalise ce symbolisme de l’espace romain en le rattachant au regard d’Adriana, mettant en scène ce que Gianni Canova appelle une "phénoménologie du mal-être(("Une sorte de phénoménologie du mal-être acide et mélancolique" ("una sorta di acida e malinconica fenomenologia del disagio"), Gianni Canova, au sujet de Je la connaissais bien, in "La commedia all’italiana: l’“invenzione” della borghesia", in Storia del Cinema italiano, vol. XI : 1965-1969, Venise – Rome, Marsilio – Edizioni di Bianco e nero, 2002, p. 128.))". C’est ce que suggère l’imprécision de flou topographique qui caractérise Je la connaissais bien, plus généralisée que dans le reste de la filmographie pietrangelienne. Adriana vit dans un petit appartement d’un immeuble moderne en amont du centre historique qu’elle peut voir au loin depuis son balcon, et qui donne lieu à plusieurs séquences de contemplation((La plus longue constitue l’une des séquences les plus célèbres du film et se déroule sur la durée de la chanson de Sergio Endrigo ("Mani bucate").)). Si Adriana semble passer beaucoup de temps près de ses fenêtres ou sur son balcon à regarder Rome, ses nombreux déplacements dans la capitale restent imprécis. Comme Giulietta Masini dans Les Nuits de Cabiria, les nombreuses scènes d’extérieur retracent un parcours existentiel et urbain. Mais contrairement à Cabiria dont l’errance est physiquement retracée par les nombreuses scènes de marche qui illustrent à la lettre son statut de "péripatéticienne", l’errance d’Adriana est sous-entendue à travers la grande diversité de lieux dans lesquels on la retrouve, et suppose des déplacements nombreux. Mais conformément à la structure paratactique du film, qui juxtapose des épisodes sans liens de causalité, ces déplacements ne sont pas justifiés, et le parcours d’Adriana reste marqué par un grand flou géographique. Ainsi, entre la première séquence du film qui présente Adriana dans un environnement qui pourrait correspondre à Ostie, et la seconde séquence dans laquelle on la retrouve dans une salle de cinéma où elle est désormais hôtesse, l’écart temporel et géographique n’est pas précisément mesurable. C’est ce que note Emiliano Morreale, qui semble avant tout interpréter ces absences référentielles comme le signe du dépaysement intérieur d’Adriana :

Le dépaysement concerne aussi la géographie d’une Rome qui regarde continuellement vers Ostie, Orvieto, la campagne de Pistoia, et qui en elle-même est caractérisée par une absence de références topographiques sensibles, qui fait que nous ne savons presque jamais où se trouve exactement Adriana((Emiliano Morreale, in "Una donna alla finestra: Io la conoscevo bene di Antonio Pietrangeli", in Cinema d’autore negli anni sessanta, op. cit., p. 152 : "Lo spaesamento riguarda allo stesso modo anche la geografia di una Roma che continuamente tracima verso Ostia, Orvieto, la campagna pistoiese, e che al suo interno è caratterizzata da una sensibile 'assenza di riferimenti topografici" per cui non sappiamo quasi mai ove si trovi esattamente Adriana".)).

En effet, les sauts temporels se redoublent de sauts géographiques, qui contribuent à un sentiment général de désorientation, et reflètent le rapport d’étrangeté qu’entretient Adriana avec le monde. On peut aussi les comprendre dans leur relation à "une phénoménologie du mal-être", au sein de laquelle le rapport au paysage urbain constitue un indice de perte. À ce titre, Rome est davantage qu’un simple reflet ; ses images fugitives et fragmentaires reproduisent le regard sceptique d’Adriana, qui contemple ce dont elle reste irrémédiablement absente.

Peu importe où elle se trouve, comment et pourquoi elle se rend dans des lieux qu'elle ne s'approprie jamais et qui lui apparaissent invariablement comme précaires  et inconsistants. Indiscernable mais bien présente, comme le suggère le Tibre sous les fenêtres d’Adriana, la ville de Rome souligne l’absence de la jeune femme au sein d’un monde qu’elle contemple sans le voir, comme pour indiquer son statut de fantôme : cette présence-absence de la jeune femme évoque les revenants de Fantômes à Rome qui, comme elle, désignent la réalité du fantasme.

Notes

 

Pour citer cette ressource :

Esther Halle, Rome, ville ouverte ? Errance urbaine et condition féminine dans le cinéma d’Antonio Pietrangeli, La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), janvier 2020. Consulté le 17/11/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/italien/arts/cinema/rome-ville-ouverte-errance-urbaine-et-condition-feminine-dans-le-cinema-d2019antonio-pietrangeli