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Giuseppe Tornatore, « Nuovo Cinema Paradiso » (1988)

Par Aline Rambert : Doctorante et enseignante - Université Paris Nanterre
Publié par Alison Carton-Kozak le 06/06/2025

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Chronique cinéma du film ((Nuovo Cinema Paradiso)) de Giuseppe Tornatore (1988). Le film a obtenu de très nombreux prix dont le Grand Prix du Jury au Festival de Cannes en 1989, le Golden Globe du meilleur film en langue étrangère et l'Oscar du meilleur film en langue étrangère en 1990. Cette chronique cinéma s’appuie sur la version courte du film (123 minutes), expurgée notamment de toutes les scènes tournées avec Brigitte Fossey (Elena adulte). C’est cette version qui fut distribuée dans le monde entier à partir de 1989.

Affiche du film Nuovo Cinema Paradiso, Giuseppe Tornatore (1988)

 

Le réalisateur

Né en 1956 à Bagheria (province de Palerme) en Sicile, Giuseppe Tornatore s’intéresse très tôt à la mise en scène. Il débute au cinéma avec Il Camorrista en 1986 (adaptation du livre de Giuseppe Marrazzo), qui obtient un bon accueil public et critique. Il obtient son plus grand succès en 1988, avec Nuovo Cinema Paradiso, dans lequel, aux côtés du petit Salvatore Cascio, les rôles principaux sont tenus pas les acteurs français Philippe Noiret et Jacques Perrin. Viendront ensuite Stanno tutti bene, qui offre à Marcello Mastroianni un de ses tout derniers rôles (l’histoire d’un père sicilien qui part à la recherche de ses enfants disséminés sur tout le territoire italien) et les films L’uomo delle stelle (1995), La leggenda del pianista sull’oceano (1998), Malena (2000), Baaria (2009), La migliore offerta (2013), qui  auront des fortunes critiques diverses mais obtiendront tous des succès internationaux. La filmographie de Tornatore est marquée par une longue et fructueuse collaboration avec Ennio Morricone, à qui il rend un vibrant hommage en 2021 dans son film documentaire Ennio.

Le film

Rome, années 1980. Cinéaste confirmé, Salvatore Di Vita se replonge dans son passé lorsqu’il apprend le décès d’un certain Alfredo. À la fin des années 1940. Totò, un enfant pauvre de Giancaldo (village fictif de Sicile largement inspiré de Bagheria), vit avec sa mère et sa petite sœur en attendant  l’improbable retour d’un père parti faire la guerre sur le front russe. La vie du petit garçon se partage entre l’école, l’église où il est enfant de chœur, et le cinéma du village, seul divertissement pour ses habitants, qui pourtant voient les films amputés des scènes jugées indécentes par le curé. Le film est avant tout l’histoire du lien puissant qui unit l’enfant au vieux projectionniste du cinema Paradiso, à travers lequel le réalisateur se livre à une véritable déclaration d’amour au cinéma.

Parmi les nombreuses récompenses obtenues par le film, on peut retenir le Grand Prix du Jury au festival de Cannes en 1989 ainsi que l’Oscar du meilleur film étranger en 1990.

L’analyse

Le lent travelling arrière qui ouvre le film, de la lumière de la mer à l’intérieur sombre de deux femmes vêtues de noir, est un mouvement de caméra programmatique qui nous annonce une expérience temporelle particulière, celle de la mémoire. Le film est une plongée dans le passé du personnage principal. Salvatore Di Vita, en effet, va faire le choix, suite à l’appel de sa mère, de revenir pour la première fois depuis 30 ans à Giancaldo, village de son enfance et de son adolescence.

1. La nostalgie

L’œuvre est construite sur un long flash-back central, qui occupe une grande partie de la durée du film et qui permet une reconstitution fantasmée du village d’enfance de Tornatore. Par l’intensité mélodramatique qu’il confère au film, le flash-back est la forme qui convient le mieux au registre nostalgique en ce qu’il permet d’évoquer un véritable paradis perdu. Le récit-cadre est constitué de scènes de la vie présente de Salvatore devenu adulte. En effet, après avoir été poussé au départ, et donc au déracinement, par un Alfredo conscient du manque d’opportunités qu’offrirait Giancaldo à Totò, Salvatore revient dans son village, alors même que le temps long a fait son œuvre d’idéalisation. Outre le cinéma, Salvatore a gardé intact dans sa mémoire le souvenir de son amour de jeunesse, lui que l’exil a condamné à une vie sans passion. Film bâti sur la nostalgie d’un spectacle en voie de disparition, Nuovo Cinema Paradiso nous donne à voir un véritable « âge d’or » du cinéma, où le spectacle est au moins autant dans la salle qu’à l’écran.

2. Une déclaration d’amour au cinéma

Œuvre de méta-cinéma, Nuovo Cinema Paradiso a pour véritable héros le 7e art lui-même. Le film retrace les différentes étapes de la passion de Salvatore. Celle-ci nait et grandit au contact des films comme spectateur, d’abord dans la salle puis dans la cabine de projection.

Les références filmiques sont nombreuses, mais c’est d’abord à la salle de cinéma que s’intéresse Tornatore. Il la montre comme un lieu de vie, où les habitants du village viennent faire l’expérience du partage, voire de la communion (le parallèle avec le lieu de culte est suggéré à plusieurs reprises, notamment par le signe de croix plein de dévotion de Totò lorsqu’il pénètre dans ce qui pour lui est le plus sacré des temples). Dans la salle de cinéma les hommes et les femmes font véritablement société. Miroir en réduction de la Sicile rurale d’après-guerre, on y retrouve la division en classes – la bourgeoisie au balcon, n’hésitant pas à cracher sur ceux qu’elle juge inférieurs, et le peuple au parterre – et le public est en partie constitué d’hommes et de femmes analphabètes. Toute la vie s’écoule au sein de cette salle : on y mange et on y boit, mais aussi on y aime (le spectateur peut suivre la formation d’un couple), on y naît (image de l’enfant au sein de sa mère), on y grandit et y connait ses premiers émois amoureux, et enfin on peut même y mourir. L’analogie avec la place du village est explicite lorsqu’Alfredo, pour émerveiller Totò autant que pour satisfaire la population frustrée de ne pas avoir pu obtenir de place pour la projection de l’ultra populaire I pompieri di Viggiù – avec le non moins populaire Totò – projette le film sur une façade de la place.


Nuovo Cinema Paradiso, Giuseppe Tornatore (1988) - 47:02

 

En filmant le contrechamp de l’écran de projection, Tornatore nous offre le spectacle des rires, des pleurs et de tout le registre des émotions que les spectateurs vivent ensemble. Le montage de ces séquences avec les extraits de films tirés en grande partie du répertoire italien d’après-guerre crée une dramaturgie qui souligne le dialogue entre les films et leur public.

Totò n’est heureux qu’au cinéma. Il est irrésistiblement attiré par le Paradiso, comme par un sortilège. Ni les pleurs ni les coups de sa mère n’y pourront rien et il préfèrera toujours mentir, jeûner pourvu qu’il puisse entrer au cinéma. Objet de tous ses désirs, le cinéma est pour lui la vie même. C’est là qu’il naît une seconde fois, comme semble nous le suggérer l’image explicitement matricielle de sa petite tête surgissant de la lourde tenture rouge pour transgresser l’interdit (nous l’avons d’abord découvert en enfant de chœur, endormi pendant la messe, puis nous le voyons se cacher pour assister à la projection privée au cours de laquelle le curé, avec l’aide d’Alfredo, censure les films). Les premières images volées par Totò sont celles des Bas-Fonds de Renoir (1936), donné de toute évidence avec quelques années de retard par le cinéma Paradiso. Le titre italien du film correspond à merveille à Totò : Verso la vita, titre éminemment programmatique pour l’enfant dont le désir de vie s’ancre dans le désir de cinéma. Il entre à ce moment-là en cinéma comme dans sa propre vie, et dès lors ne vibrera plus que pour les chevauchées de John Wayne (La chevauchée fantastique, Ford, 1939), les combats de Charlot (Charlot Boxeur, Chaplin, 1915), ou le corps érotisé de Bardot (Et Dieu… créa la femme, Vadim, 1956.)

Nuovo Cinema Paradiso, Giuseppe Tornatore (1988) - 09:36
Spectateur clandestin devant Verso la vita
 

3. Un récit d’apprentissage

Guidé par Alfredo, Totò apprend à vivre par le cinéma. « Una folla non pensa » lui assène par exemple le projectionniste en citant Spencer Tracy dans Fury, à propos du petit peuple de Giancaldo. Figure paternelle bienveillante, Alfredo exerce tout au long de l’enfance et de l’adolescence de Salvatore le rôle d’initiateur, et lui permet notamment l’accès à la cabine de projection, véritable espace mental où s’exacerbent les désirs (c’est là que nait l’amour de Totò pour Elena).

Plusieurs moments fondateurs viennent renforcer la relation entre les deux personnages et sceller entre eux un véritable pacte.

Totò a dépensé au cinéma les 50 lires destinées à acheter du lait, provoquant ainsi la colère et les coups de sa mère. Dans cette courte scène, qui met en évidence l’épuisement, la solitude et le désespoir de la veuve, Alfredo vole au secours de l’enfant en puisant dans ses propres deniers. Par un tour de passe-passe digne d’un effet de cinéma, Alfredo fait apparaître un billet. Cette scène fondatrice nous indique déjà que le cinéma et sa magie seront à la fois la croix et le salut de Salvatore.

Alfredo, avec d’autres adultes qui provoquent l’hilarité des enfants, est candidat au certificat d’études. Incapable de résoudre le problème de mathématiques, il sollicite l’aide de Totò dans une des scènes de comédie les plus réussies du film, où les rôles entre les deux héros s’inversent. Toutes les négociations de l’enfant pour accéder de plein droit à la cabine de projection trouvent ainsi leur aboutissement : en lui permettant de le copier il devient officiellement apprenti projectionniste. Échange de bons procédés.

La scène de l’incendie du cinéma enfin, est l’expression paroxystique de l’amour filial de Totò. Un plan large de la place nous le montre, petite silhouette burlesque et fragile, en train de courir vers le cinéma, au contraire de la foule qui fuit les flammes, pour sauver Alfredo d’une mort certaine. Cette scène est le pivot du film, qui va permettre au travail de transmission de s’achever. Gravement brûlé mais surtout aveugle, Alfredo va dans un premier temps définitivement céder la place à l’enfant, puis à l’adolescent, lui permettant même de devenir ses yeux, et dans un second temps le pousser au départ.


Nuovo Cinema Paradiso, Giuseppe Tornatore (1988) - 50:45
Le cinéma est en feu. Totò au secours d’Alfredo.

 

Tous ces moments vécus ensemble aboutissent sur le quai de la gare où se déroulent les adieux poignants entre Alfredo et Totò devenu un homme. Pour respecter leur pacte Totò ne devra jamais revenir. Tout comme l’enfant qui se cachait au Paradiso, il doit à nouveau se tourner « Verso la vita ». Le spectateur néanmoins a compris que la joie liée au cinéma est en train de s’effacer de la vie de Salvatore. En quittant la cabine de projection du Nuovo Cinema Paradiso il perd non seulement son amour (parti sans laisser d’adresse), son père de substitution, mais aussi l’innocence.

4. Les évolutions d’une société

En prenant en charge une période d’environ 40 ans, le film nous donne également à voir les importantes évolutions sociales qui, de la Libération aux années 1980, en passant par le boom économique, vont profondément transformer non seulement la Sicile mais l’Italie toute entière.

La première période met en scène la très catholique Sicile de la fin des années 1940. La mainmise de l’Eglise est très forte, à l’image du curé de Giancaldo qui veille à la moralité de ses paroissiens. Chaque baiser de cinéma est soigneusement coupé par l’homme d’église pour qui sensualité et pornographie sont un seul et même scandale (« Io non vedrò film pornografici » s’exclame-t-il lorsque, après l’incendie et la reconstruction du cinéma, ce pouvoir lui échappe).

C’est un Napolitain enrichi par le loto sportif qui, après l’incendie qui laisse le village sans divertissement, reconstruit le cinéma. Le Cinema Paradiso est mort, vive le Nuovo Cinema Paradiso ! Les mœurs ont changé  et les spectateurs exultent devant le baiser échangé par Silvana Mangano et Vittorio Gassman dans Anna (Alberto Lattuada, 1951).

Quelques années plus tard (1956) la bombe que constitue la nudité de Bardot dans Et Dieu… créa la femme (Roger Vadim) fait sentir sa déflagration jusqu’à Giancaldo.

Petit à petit le cinéma glisse de l’espace du rêve à celui où se réalisent tous les fantasmes : une arrière-salle est même dédiée à la prostitution, puis lors de son retour à Giancaldo Salvatore apprend que le Paradiso, avant d’être définitivement délaissé, a brièvement été un cinéma pornographique !

5. Le temps retrouvé

Au mitan des années 1980 Salvatore est devenu un cinéaste réputé et a vécu une vie sans amour. On devine une saison de désillusions pour celui qui a déployé sa carrière dans le contexte de déclin du cinéma italien. Pour autant, malgré le constat amer de la victoire de « la crisi, la televisione, le videocassette… », le film refuse le pessimisme. Après son décès, Alfredo lègue une bobine à Salvatore et ce cadeau post mortem va s’avérer être un véritable cadeau du film au spectateur. Dans une longue et émouvante séquence finale, pour Salvatore di Vita le cinéma tout à coup redevient un spectacle merveilleux. Il découvre médusé le montage bout à bout de tous les baisers censurés par le curé et soudain le désir de cinéma redevient intact. Totò est à nouveau l’enfant des premières images du film (à qui le vieux projectionniste refusait les chutes de pellicule, lui assurant que celles-ci devaient être rendues) ; Afredo n’est plus mais le cinéma est vivant.


Nuovo Cinema Paradiso, Giuseppe Tornatore (1988) - 01:54:49

 

Pistes d’exploitation 

1. Un espace de solidarité entre générations

Le film revendique avec optimisme la possibilité d’une compréhension entre les générations, Au cœur du rapport entre les deux héros se trouve l’idée de transmission et d’héritage, qui fonde la très belle relation entre l’enfant et son père de substitution.

2. L’Italie méridionale et sa jeunesse

Salvatore enfant voit un de ses camarades partir pour l’Allemagne. L’exode massif des hommes, puis des familles, du Sud vers le Nord n’est ici qu’effleuré mais le thème du départ est persistant. Tornatore a construit toute sa dramaturgie sur la nécessité – autant psychologique et affective qu’économique – de partir pour le jeune Salvatore. L’histoire particulière de Salvatore Di Vita pourra être étudiée au regard de l’exode des jeunes diplomés d’aujourd’hui qui fuient un pays vieillissant. Aujourd’hui comme hier le cinéma pose la question de la place des jeunes, qui bien souvent doivent apprendre à partir.

3. Les changements liés au miracle économique

Le film constitue un excellent point de départ à l’étude des effets du miracle économique sur la société italienne, et de nombreux indices montrent l’enrichissement de la population selon les époques. Par exemple, dans l’immédiat après-guerre les destructions liées à la guerre et aux bombardements sont encore visibles. La faim est un fléau, les enfants sont sous-nourris. On aperçoit même un tout petit cercueil blanc, que suivent deux parents endeuillés. À la fin des années 1940, les maisons n’ont pas l’eau courante et les femmes viennent puiser l’eau, se laver les cheveux, etc., à la fontaine du village. Dans les années 1980, on remarque l’omniprésence de la voiture et les intérieurs ont gagné en confort.

4. Les innovations technologiques

Le film est traversé par le thème de l’innovation technologique. Alfredo porte en lui l’histoire des premiers temps du cinéma. Il se rappelle un temps où le projectionniste devait actionner manuellement le projecteur : la durée du film variait en fonction de sa régularité et de sa vitesse de rotation de la manivelle. C’était un travail éreintant mais qui participait à la création du film (sans le projectionniste, pas de fim en salle !)

C’est en 1912 que sont apparus les projecteurs mécanisés, rendant bien plus aisé le travail du projectionniste. Quand débute le film son travail consiste à réceptionner les copies du film, charger la pellicule sur le projecteur (après l’avoir, dans le cas précis d’Alfredo, découpée pour supprimer les scènes jugées indécentes par le curé), choisir le bon cadre par rapport au format de la pellicule...

L’incendie du cinéma peut être l’occasion de préciser aux élèves que, dans les années 1950, l’acétate de cellulose remplace la pellicule nitrate, qui ainsi ne s’enflamme plus.


Nuovo Cinema Paradiso, Giuseppe Tornatore (1988) - 01:00:56
« Non prende più fuoco. »

Nuovo Cinema Paradiso, Giuseppe Tornatore (1988) - 01:01:04
« Il progresso sempre tardi arriva. »

Ce parcours à travers les mutations techniques peut aboutir à notre ère, celle du numérique qui, (entre autres conséquences) avec la dématérialisation de la projection, rend incertain l’avenir du métier de projectionniste.

5. Les effets de la censure

Le rôle du prêtre peut permettre d’amorcer une réflexion sur les effets de la censure sur les œuvres d’art et sur la société (et pourquoi pas être l’occasion d’une rapide histoire de la censure dans les arts, du Fascisme à aujourd’hui, en passant par la période de domination de la Démocratie Chrétienne, le rôle de l’Eglise…).

Pour citer cette ressource :

Aline Rambert, Giuseppe Tornatore, Nuovo Cinema Paradiso (1988), La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), juin 2025. Consulté le 07/06/2025. URL: https://cle.ens-lyon.fr/italien/arts/cinema/giuseppe-tornatore-nuovo-cinema-paradiso-1988