Paolo Sorrentino, «Loro» (2018)
Affiche du film Loro de Paolo Sorrentino
"Tutto documentato. Tutto arbitrario". C’est sur cette phrase de Giorgio Manganelli que s’ouvre Loro, le huitième long-métrage de Paolo Sorrentino s’intéressant à la vie intime de Silvio Berlusconi. À la frontière du biopic et de la fiction, du fait divers et de la fable, le film opte pour une démarche narrative classique du cinéma de Sorrentino : dire le vrai par l’artifice, placer le sens dans une esthétique proche de l’esthétisme, et infine, toucher au fond par l’intermédiaire de la forme.
De fait, c’est un ethos de formaliste assumé que s’est construit Paolo Sorrentino, notamment depuis la reconnaissance institutionnelle dont a fait l’objet La grande bellezza en 2014 (Oscar du meilleur film international, entre autres). "In fondo, è solo un trucco. Sì, è solo un trucco", faisait d’ailleurs déclarer Sorrentino au personnage de Jep Gambardella (Toni Servillo), au détour d’une tirade du film. Or, si tout n’est que trucage, maquillage, affabulation, lorsqu’il s’agit de contempler le réel au prisme de l’art, comment expliquer que Loro procure l’impression – sans doute plus sensible que rationnelle – d’être face à une représentation du berlusconisme adéquate, si ce n’est évidente ? En dépit des métaphores et des hyperboles qui parcourent le film, ainsi que d’une esthétique de l’excès omniprésente, Sorrentino semble toucher à une réalité aussi politique que médiatique. Serait-ce parce que ce sont justement les stigmates du berlusconisme que l’esthétique du film porte en elle ? Et n’y aurait-il pas en l’occurence, dans l’oeil de Sorrentino, la reproduction plastique du regard de Berlusconi ?
On peut tout d’abord souligner que Loro s’inscrit dans une continuité logique du point de vue de la filmographie de son réalisateur. En 2008, Sorrentino avait déjà réalisé un biopic politique sur l’ex leader controversé de la Démocratie chrétienne, Giulio Andreotti avec Il Divo, avant d’esquisser une "représentation symbolique et baroque du berlusconisme" ((DE POLI Fabrice, "Le berlusconisme dans La Grande Bellezza de Paolo Sorrentino", Transalpina, 19, 2016, p. 129.)) dans La grande bellezza en 2013. Enfin, il avait manifesté une volonté de s’ouvrir au public international avec Youth (2015), film au casting très américain et au sujet plus mainstream que les précédents. Or, Loro est à la fois un film sur la figure politique italienne la plus médiatisée des deux dernières décennies, sur le phénomène social qu’elle a engendré (le berlusconisme), ainsi qu’une production diffusée à l’international dont le sujet transcende les frontières du seul monde politique italien. Sorti en avril 2018 en Italie en deux parties, Loro 1 et Loro 2, le film de Paolo Sorrentino est ensuite condensé en une version plus courte (de 2h30 néanmoins) qualifiée de "version internationale", et diffusé sous cette forme en France et à l’étranger. Il sort en France en octobre 2018 sous le titre Silvio et les autres, une traduction étoffée, et non littérale, du titre original.
"Loro", "eux", ce sont vraisemblablement ceux que l’on pourrait qualifier de courtisans de Berlusconi, ceux qui évoluent au sein de la "société de cour" sur laquelle règne le protagoniste. Le film se focalise d’ailleurs particulièrement sur l’un d’entre eux, Sergio Morra – le personnage sur lequel s’ouvre la première scène –, un petit homme d’affaires et proxénète de Tarante cherchant à remonter jusqu’à Berlusconi grâce à son réseau d’escorts. Une autre interprétation pourrait aussi consister à dire que ce "eux" renvoie à "ceux qui gouvernent", les hommes de pouvoir qui entourent le Président du Conseil et s’affrontent dans d’incessantes querelles intestines. L’expression de "société de cour", issue de l’ouvrage éponyme d’Elias ((ELIAS Norbert, La Société de cour, 1969.)), semble ici particulièrement appropriée dans la mesure où, à l’image des cercles proches du monarque sous l’Ancien régime, la différence entre les aspects publics et privés de l’existence est relativement peu marquée dans les sphères où évolue Berlusconi.
Pour autant, la question de la justification de la dimension politique se pose, dans un film dont l’intrigue se déploie principalement dans la résidence privée du protagoniste et à travers la mise en scène "clipesque" de ses soirées bunga bunga. La critique française a d’ailleurs majoritairement accusé Sorrentino d’avoir réalisé une oeuvre vide, à la limite de la complaisance, et l’on pourrait synthétiser en ces termes le reproche principal développé par les exégètes : monstration ne vaut pas pour dénonciation.
Or, si l’on considère que le cinéma sorrentinien propose plus une reconstruction particulière du monde qu’il n’offre un reflet fidèle de celui-ci, on peut envisager de voir dans son style esthétisant et publicitaire, "bling bling" et implicitement "berlusconien", le lieu même du déploiement de la critique. La mise en scène des corps féminins – normés, exhibés, réifiés –, est sans doute la dimension la plus flagrante de ce décrochage entre représentation artistique et reproduction des codes des TV shows de l’ère Berlusconi. Si l’on ne peut évacuer la présence du male gaze du réalisateur lui-même, la mise en scène est trop outrancière et caricaturale pour éliminer l’idée du choix parodique. On peut notamment penser à la séquence de la salle de sport, à mi-chemin entre le spot publicitaire et le clip de campagne, dans laquelle la caméra semble épouser les postures de corps féminins dénudés, pris dans une chorégraphie suggestive et délirante.
Dans ce type de séquences, les procédés mobilisés à différents niveaux (qu’il s’agisse de la musique, des couleurs, du cadrage, du montage, du jeu des actrices, etc) suggèrent sans conteste le choix d’une esthétique de la vulgarité, réinvestie par Sorrentino. Berlusconi est absent de la scène mais c’est à travers ces séquences télévisuelles que sa présence éclate avec le plus d’évidence. La caméra devient le regard de Silvio, l’atmosphère est la représentation sensible du berlusconisme. L’exubérance de la mise en scène et la saturation des sens qui se retrouvent également dans les scènes de fête valident une nouvelle fois cette idée d’esthétique immersive, quasi entêtante.
Le décrochage entre le regard de l’artiste et celui de son sujet est donc bien réel mais Sorrentino, à la différence de Nanni Moretti dans Il Caimano, ne laisse aucun interstice entre les deux et semble donc gommer toute intention moralisatrice de son oeuvre. Or, comme le souligne Hélène Sirven dans un article sur "La vulgarité comme matériau de l’art contemporain" ((SIRVEN Hélène, "La vulgarité comme matériau de l'art contemporain", Revue des Deux mondes, 2002. En ligne.)), celle-ci ne peut obtenir droit de cité dans l’art qu’à condition d’éveiller l’esprit critique du spectateur ou de la spectatrice : "la vulgarité, le kitsch, le banal sont au fond le miroir du voyeurisme", ajoute-t-elle, et s’ils sont convoqués par l’artiste c’est pour "passer par le filtre du regard du spectateur qui en dégagera le sens". C’est donc peut-être cet aspect qui génère chez le spectateur ou la spectatrice ce malaise diffus au visionnage de Loro, le fait même de ne pas être guidé dans la démarche maïeutique qui devrait être la sienne : le fait de ne pas percevoir clairement où s’arrête le regard de Sorrentino et où commence celui de Berlusconi.
On retrouve cette idée de double niveau – de "double vision" – dans le recours de Sorrentino aux métaphores et aux symboles dans le film. Les images et les procédés stylistiques sont plus explicites qu’allusifs et on se demande une nouvelle fois si le système de signes utilisé n’emprunte pas en réalité à un autre langage que celui de Sorrentino, à un régime codifié et éculé suggérant des associations d’idées normatives. L’agneau et l’innocence foudroyée de la première scène, le volcan hautement phallique de la propriété du protagoniste, le rat pour les bas instincts, etc. On pourrait alors rapprocher ces images du cinéma de Sorrentino d’une certaine forme de kitsch (entendu dans son sens le plus commun), jugeant que celles-ci dévoilent un maniérisme excessif. Selon Milan Kundera, le kitsch n’a "que faire de l’insolite ; il fait appel à des images clés profondément ancrées dans la mémoire des hommes : la fille ingrate, le père abandonné, des gosses courant sur une pelouse, la patrie trahie, le souvenir du premier amour" ((KUNDERA Milan, L’insoutenable légèreté de l’être, 1984)). Or, si Loro ne fait pas nécessairement l’économie de l’insolite, il reproduit bien des images à la symbolique classique et immédiatement identifiable. Pour autant, le kitsch de Loro est un kitsch que l’on pourrait qualifier de "désamorcé", dans la mesure où il ne permet pas au spectateur ou à la spectatrice de tomber dans le sentimentalisme.
Et c’est peut-être, infine, dans cette impossibilité compassionnelle que se trouve la preuve de la dimension critique, et donc politique du film. Paolo Sorrentino, en liant inextricablement le fond et la forme à travers une mise en scène méthodique, offre une reproduction mimétique de l’univers de Berlusconi. Loro acquiert ainsi une dimension politique à travers sa forme même : refusant le statut de réceptacle d'un propos militant, le film se fait formellement critique, esthétiquement engagé.
Autres ressources sur Paolo Sorrentino
Notes
Pour citer cette ressource :
Léonie Soula, Paolo Sorrentino, Loro (2018), La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), mars 2022. Consulté le 17/11/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/italien/arts/cinema/paolo-sorrentino-loro-2018