Paolo Sorrentino, «Il divo» (2008)
Paolo Sorrentino fait partie des figures du renouveau du cinéma italien de ces quinze dernières années. Si l'on parle de "renouveau", c'est en effet que l'on a tendance à considérer qu'après un âge d'or situé entre les années 1950 et 1970, le cinéma italien aurait connu un déclin relatif (en lien direct avec l'invasion des productions hollywoodiennes sur le marché du cinéma, mais également en lien avec le développement plus spécifique des médias télévisés plus que cinématographiques en Italie sous les gouvernements Berlusconi par exemple). Toutefois, depuis les années 2000, le cinéma italien fait son retour sur la scène internationale avec une nouvelle génération de réalisateurs comme Paolo Sorrentino ou Matteo Garrone. Ce sont d'ailleurs ces deux réalisateurs italiens qui ont été récompensés en 2008 au Festival de Cannes : Il Divo de Sorrentino reçoit le Prix du Meilleur film étranger, avec Toni Servillo pour acteur principal (on le retrouve également dans Gomorra, le film de Matteo Garrone, autre production italienne primée à Cannes, inspiré du livre du même titre de Roberto Saviano sur la mafia napolitaine). Par ailleurs, Paolo Sorrentino fait partie du jury du Festival de Cannes pour cette édition de mai 2017.
Paolo Sorrentino est un Napolitain, né en 1970, qui, après ses études d'économie, s'intéresse au cinéma. Il débute à environ vingt-cinq ans, par une co-production avec Antonio Capuana intitulée Polvere di Napoli, film en cinq volets mettant en scène des épisodes extravagants de la vie à la napolitaine. Puis il commence à réaliser des courts-métrages seul, pour finalement connaître son premier succès avec son second long métrage, Le conseguenze dell'amore (2004), film dans lequel Toni Servillo incarne un homme reclus dans un hôtel suisse et utilisé par la mafia pour son casier vierge afin de blanchir l'argent de celle-ci. Mais ce seront en réalité des films encore plus récents qui lui garantiront le succès auprès du grand public (et qui seront eux aussi récompensés à Cannes) avec en 2013 La Grande bellezza, souvent présentée comme une réécriture post-moderne de La Dolce vita avec toujours Toni Servillo, cette fois-ci dans le rôle d'un critique d'art désabusé, en quête de sens dans une Rome mondaine et post-décadente ; et Youth (2015) dans lequel deux vieux amis - un chef d'orchestre et un réalisateur - se retrouvent dans un hôtel chic des Alpes suisses pour passer leurs vacances.
Cependant, le cinéma de Sorrentino reste assez décrié par les critiques en France, souvent qualifié de vulgaire, d'outrancier et de clinquant, et surtout taxé de formalisme. Sur ce point, Il Divo offre un parfait contre-exemple. En effet, l'esthétique de Sorrentino consiste précisément à marier réflexion et farce (et Il Divo propose une illustration on ne peut plus fidèle de cet équilibre, avec une alternance de scènes extrêmement sérieuses - comme les scènes de procès, mettant en jeu des questions historico-politiques majeures - et de scénettes comiques avec des effets de ralenti, d'arrêt sur image, etc). Sorrentino parle à propos de son cinéma d'une cohabitation du vulgaire et du splendide. C'est précisément cet excentrisme qui lui a valu tant de critiques mais aussi tant de louanges, car "l'impolitesse et l'originalité" dont parle Pierre Murat (Télérama, 18.04.15) pour caractériser le cinéma de Sorrentino choquent autant qu'elles plaisent.
Si cet excentrisme et cette hétérogénéité se retrouvent dans le film à travers la richesse des différents types de scènes qui nous sont présentées, on les retrouve aussi dans l'usage et le traitement de la musique. En effet, des séquences dignes d'un opéra baroque avec la musique de Vivaldi alternent avec des scènes de soirées mondaines au son de musiques endiablées, elles-mêmes entremêlées avec des épisodes orchestrés par Saint-Saëns, Fauré, ou Sibelius, ou encore avec des scènes de silence pesant, uniquement rompu par le bruit d'un ventilateur. Cette volonté de travail sur la musique est chère à Sorrentino (on retrouve ce même intérêt pour la musique dans La Grande bellezza) mais est également liée à la collaboration entre Toni Servillo, acteur fétiche de Sorrentino, et le réalisateur italien. En effet, l'acteur principal de Il Divo est un grand amateur de théâtre et de musique : il avait sa propre troupe de comédiens et a lui-même mis en scène des opéras de Mozart ou de Rossini.
L'exubérance de son cinéma n'empêche donc pas Sorrentino de soulever des questions tout à fait sérieuses, et celle au cœur du Divo pourrait être : comment filmer la politique aujourd'hui, et plus précisément la politique italienne des années 1990?
Le film se concentre autour du personnage de Giulio Andreotti, qui domine l’histoire politique italienne pendant plusieurs décennies (de la fin des années 40 au début des années 90) ; c'est l’un des principaux représentants du parti de la Democrazia Cristiana : la DC est cet immense parti du centre qui fut capable d’englober de nombreuses mouvances et de s’adapter à tout climat politique, dominant ainsi l’Italie pendant tout l’après-guerre - avec ou sans alliance - sans pour autant dénaturer son identité, forte de son enracinement catholique. Andreotti a été 20 fois Président du Conseil et 27 fois ministre, il devient ensuite sénateur à vie et meurt en 2013. Le personnage fait partie de l’imaginaire et de la culture politique des Italiens. Sorrentino dit en effet avoir toujours été fasciné par la figure politique d’Andreotti, qui a eu l’intelligence de s’imposer et de s’adapter de façon à tenir ce rôle toujours central dans la politique italienne. Il est en Italie, le symbole même du pouvoir politique et de toutes les questions qu’il pose en termes de corruption ou compromission individuelle et morale. Andreotti a eu de nombreux surnoms que l'on retrouve dans le film, mais celui de "Divo", qui lui a été donné par le journaliste Mino Pecorelli qui l’appelait « il Divo Giulio » en référence notamment à Jules César, en dit long sur la sacralité de cette figure politique en Italie.
On ne peut pas dire que Il Divo soit un film historique - en effet les allusions aux faits sont surtout présentes pour alimenter le portrait d’Andreotti - mais le film permet tout de même véritablement de traverser 50 ans de vie politique italienne. Globalement, le film narre la période entre 1991 et 1993, soit la fin de la carrière politique d’Andreotti, de l’instauration de son VIIe gouvernement à la fin des procès de Palerme concernant la Mafia. Le film s’ouvre en faisant référence à de nombreux suicides présumés ou assassinats de personnalités de premier plan, dont l’enlèvement d’Aldo Moro, un des fondateurs de la DC, qui fut aussi Président du Conseil et un homme politique assez populaire en Italie. Pendant les Années de Plomb (les années du terrorisme politique en Italie), il est séquestré par les Brigades Rouges (extrême gauche) et s’adresse personnellement à Andreotti pour être libéré ; le refus de ce dernier de parlementer avec les Brigades Rouges devient un symbole de son intransigeance, voire pour certains de son inhumanité. Le film exploite également les présumées collusions personnelles d’Andreotti avec la Mafia : on y voit de nombreuses allusions à des assassinats de journalistes, banquiers ou juges par la Mafia (comme Giovanni Falcone, un juge qui incarne la lutte contre la mafia et qui est impliqué notamment dans les audiences des Maxiprocessi de Palerme, cités dans le film, véritable coup dur pour Cosa Nostra, la Mafia sicilienne). Un autre événement majeur évoqué dans le film est l’opération Mains Propres (Operazione Mani pulite ou Tangentopoli), autre série de procès attaquant cette fois la corruption quasi généralisée de la classe politique italienne. Andreotti voit à ce moment là tous ses collaborateurs tomber, mais étrangement, il est presque le seul à ne pas être accusé frontalement. Sorrentino cultive donc cette mystérieuse innocence qui contribue au mythe d'un politicien stratège capable de protéger sa carrière politique à tout prix. Toutefois, c’est sur le procès d’Andreotti lui-même que se clôt le film, long procès qui ne tranchera jamais vraiment la question de la culpabilité d’Andreotti car aucun verdict ne sera prononcé : le procès se terminera par l'absolution de l’accusé par prescription (soit par son acquittement, en raison de la trop longue durée du procès).
C’est donc à partir de ces évènements que Sorrentino construit le portrait de Giulio Andreotti dans son film, tout étant abordé en fonction de ce personnage, traversant, comme impassible, ces années qui donnent à l’histoire politique de l’Italie des allures de roman policier.
Pour citer cette ressource :
Raphaëlle Meuge-Monville, Héloïse Faucherre-Buresi, Paolo Sorrentino, Il divo (2008), La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), mai 2017. Consulté le 24/11/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/italien/arts/cinema/paolo-sorrentino-il-divo