Vous êtes ici : Accueil / Civilisation / XXe - XXIe / Les années de la contestation / Comment s'est écrite et continue de s'écrire l'histoire des "Années de Plomb"

Comment s'est écrite et continue de s'écrire l'histoire des "Années de Plomb"

Par Dora D'Errico : Agrégée d'Italien, doctorante - ENS de Lyon
Publié par Damien Prévost le 19/05/2007

Activer le mode zen

Un historien ou un observateur qui voudrait faire un état des lieux historiographiques et examinerait la production scientifique existante sur la période de la contestation en Italie, est frappé de voir se dessiner devant lui une « historiographie à trous », dont il s'aperçoit en enquêtant plus avant que les auteurs sont pour la plupart des non historiens. État des lieux en trois épisodes.

contest.jpg

Un historien ou un observateur qui voudrait faire un état des lieux historiographiques et examinerait la production scientifique existante sur la période de la contestation en Italie, est frappé de voir se dessiner devant lui une « historiographie à trous », dont il s'aperçoit en enquêtant plus avant que les auteurs sont pour la plupart des non historiens. État des lieux en trois épisodes((Ce texte, issu de mes recherches et notes de travail rédigées au cours de mon travail préparatoire de DEA mené en 2005 - consacré au traitement cinématographique des « années de plomb » - se veut être un premier guide permettant au curieux de s'orienter dans l'historiographie consacrée à cette période au traitement historique encore très problématique.)).

La production existante nous conduit en effet d'entrée de jeu à faire le constat de la faiblesse de la recherche des sciences sociales, notamment historique et sociologique sur la période. Nous allons voir que les « événements » de 68, la contestation violente des années 70 et leur durcissement final ont certes fait couler beaucoup d'encre, des romans en tout genre, des récits autobiographiques, des reconstructions pseudo-historiques et une presse pléthorique, mais n'ont donné lieu qu'à de rares analyses «scientifiques»(( Constat fait par nous et par Isabelle Sommier dans son article «Les années 68. Entre l'oubli et l'étreinte des années de plomb», publié dans la revue Politix  n°30, 1995.)). La compréhension de cette période reste globalement faible, sa mémoire étant sélective, soit refoulée soit hypertrophiée, et son histoire paraissant jusqu'à aujourd'hui peu gratifiante dans l'enceinte universitaire. Le premier trait qui frappe l'observateur est l'éclairage généralement monochrome et obsessionnel de la production historiographique, celui rétrospectif de la lutte armée et du «terrorisme». En effet, à passer en revue l'ensemble des ouvrages écrits sur la période, la question des groupes combattants clandestins semble épuiser l'essentiel de la période. Comme si celle-ci se résumait au phénomène armé et qu'«il n'y avait rien existé d'autre que le terrorisme»((comme le souligne Marco Crispigni dans son article  "Gli anni dell'azione collettiva (1960-77)". Ricognizione su studi e fonti », publié dans la revue Italia contemporanea, n°189, 1992.)). Cette focalisation sur l'événement violent et traumatique peut correspondre à un effort d'exorcisme, mais contribue dans le même temps à pérenniser l'événement traumatique, indépassable, comme cela se produit dans les névroses de guerre. La focalisation bibliographique remplit également une fonction d'assurance pour le corps social et politique dans la mesure où elle renvoie l'image d'un terrorisme sorti de nulle part si ce n'est du cerveau de quelques excités, prévenant ainsi les interrogations quant aux origines profondes du phénomène et les remises en cause qui peuvent en découler. On comprend d'ailleurs ici que tout ouvrage d'analyse puisse être gênant au point de susciter une résistance, et que lui soient préférés le confort de la petite histoire ou les frissons du thriller politique.

Un second trait frappant de cette littérature est la scission entre deux moments, ou plutôt l'isolement en début de période d'un moment de grâce. En effet, les historiens adoptent en général une périodisation schématique en deux phases qui sont d'une part les «formidables années 68-69», appelées aussi le biennio rosso, festif et libérateur, et d'autre part «les années noires», ou «années de plomb», celles de la lutte armée, abordées exclusivement sous le signe négatif et répulsif du terrorisme et dont le bornage chronologique est plus flou(( terme qui fut probablement forgé au tout début des années 80, par transposition du syntagme allemand « Die bleirerne Zeit », titre du film de Margarethe von Trotta de 1981 sur Gudrun Ensslin de la RAF, film qui eut un impact très important en Italie et fut couronné du Lion d'Or au Festival de Venise. Le terme d'« années de plomb » ne désignait à l'époque que la fin, ou l'agonie, du mouvement.)). Cette périodisation passe le plus souvent sous silence le problème complexe de la connexion entre ces deux phases, biennio rosso et anni di piombo. La question de la nature de cette connexion est évidemment la source d'enjeux politiques importants et mériterait d'être une question historiographique à part entière. En effet, en fonction des trois réponses possibles à apporter à cette question (thèse de la filiation, thèse de l'extériorité, thèse de l'identité), le mouvement de 68, ou bien en est seulement en partie tenu pour responsable, ou bien en est totalement dégagé, ou enfin, troisième possibilité, porte le fardeau des années suivantes. Rares sont les investigations historiques qui tentent de donner une lecture globale du phénomène sur la période. Préférant ne pas affronter la question de la nature de la connexion entre les deux périodes, la majorité des «historiens» se penche, soit sur le biennio, soit sur les «années de plomb». Il existe toutefois des exceptions, des auteurs qui cherchent à comprendre le phénomène dans son intégralité, et qui tentent d'en saisir l'origine et l'évolution.((On se doit de citer les ouvrages les plus significatifs de ce type d'investigation : Donatella Della Porta (dir.), Terrorismi in Italia, Bologne, Il Mulino, 1984; Nanni Ballestrini et Primo Moroni, L'orda d'oro, Milan, SugarCo edizioni, 1988; Raimondo Catanzaro (dir.), Ideologie, movimenti, terrorismi, Bologne, Il Mulino, 1990; Sidney Tarrow, Democrazia e disordine. Movimenti di protesta e politica in Italia. 1965-1975. Bari, Laterza, 1990.))

Un dernier et troisième trait commun à un grand nombre d'ouvrages dits historiques sur la période est, comme l'a analysé Paolo Persichetti dans son article « Rhétorique du complot et représentation judiciaire dans les récits historiques de l'Italie contemporaine », l'omniprésence du thème de la conspiration. Ce thème du complot serait même devenu, selon les analyses du jeune chercheur italien auxquelles nous renvoyons notre lecteur(( Paolo Persichetti, "Rhétorique du complot et représentation judiciaire dans les récits historiques de l'Italie contemporaine", dans Drôle d'époque, n°10, Secrets et silences, printemps 2002. Consultable en ligne : http://www.revuedroledepoque.com/articles/n10/complot.html. Paolo Persichetti est également co-auteur de Il nemico inconfessabile, Scalzone Oreste, Persichetti Paolo, Roma, Odradek, 1999.)), une clé d'interprétation pour l'ensemble de l'histoire républicaine italienne, « représentée dans la plupart des cas comme un continuum criminel, un trajet mêlé de mystères et secrets », où agiraient de façon occulte des pouvoirs invisibles, la main d'un État parallèle, ou encore d'un État dans l'État, etc.((Type d'histoire que Giorgio Galli lui-même qualifie de «Spy Story» dans son ouvrage Il partito armato, Gli anni di piombo in Italia, 1968-1986, Milano, Kaos Edizioni, réed. 1993.)) Toutes ces expressions ont depuis trouvé une synthèse dans une nouvelle formule: celle du double État, théorie qui postule, parallèlement à l'existence de l'État légal, l'existence d'un autre État corrompu et occulte, qui aurait par des manœuvres criminelles détenu le pouvoir pendant la Première République, de 1946 à 1996(( Comme l'a montré Paolo Persichetti, Noberto Bobbio est le premier à introduire cette notion de double Etat, reprenant les concepts développés par Alan Wolfe dans The Limits of Legitimacy (New York, The free Press, 1977). cf Noberto Bobbio, «La democrazia e il potere invisibile», article de 1980 publié dans la Rivista italiana di scienza politica. Bobblio y évoque l'action de ces pouvoirs invisibles, mafia, loges maçonniques, services secrets, pour donner une explication aux événements qui ponctuent l'histoire de l'Italie. La catégorie de double État devient alors une catégorie extrêmement souple et fertile dont tous s'emparent pour donner une lecture cohérente de la période. C'est le cas de l'historien Tranfaglia dans le passage suivant, déjà apprécié par d'autres observateurs pour son peu de rigueur scientifique dans son affirmation de la création exogène des "terrorismes" italiens : «Il faut désormais faire l'hypothèse que dans tout le cycle des attentats à la bombe et des terrorismes, il y a eu des régies occultes. Ces régies occultes ont suscité, puis instrumentalisé, à travers des infiltrations aux sommets, le nouveau terrorisme rouge (auquel participèrent plusieurs centaines de jeunes restés complètement dans l'ignorance de cette manipulation) afin de mettre un terme au compromis historique (...)». Texte extrait de « Un capitolo del doppio Stato». In Franco Barbagallo, Storia dell'Italia repubblicana, Turin, Einaudi, 1997.)). En effet, si les services secrets ont eu un certain rôle dans l'histoire italienne, il serait dangereux et erroné méthodologiquement d'en faire le moteur. Et s'il est indubitable qu'ils aient joué leur rôle dans l'escalade de la violence, on ne peut pas dans un même mouvement nier les causes structurelles du phénomène de la lutte armée en Italie et ramener la question complexe des rapports de force dans une société à une simple trame de conspirations au sommet de l'État. On décèle ainsi dans la généralisation et la vulgarisation de ce type d'interprétation le risque de l'écriture d'une histoire événementielle à caractère politico-criminel. Comme l'écrit Paolo Persichetti, « une des conséquences importantes de cette lecture de l'histoire est la construction du théorème du "grand complot contre la démocratie" à travers l'usage du paradigme de la conspiration. Cette mode culturelle a donné vie à une nouvelle discipline: la "rétrologie", en italien dietrologia, du mot dietro (derrière) », qui consiste en somme à chercher rétrospectivement un présumé marionnettiste qui fait bouger ses pions. Ceci nous autorise maintenant à nous poser la question de savoir qui donc écrit cette nouvelle histoire.

Il est intéressant de donner encore ici leur place aux analyses conduites par Paolo Persichetti dans le cadre de ses travaux de recherche sur l'émergence d'acteurs pour le moins insolites dans l'écriture de l'histoire : les juges et les hommes politiques - nous renvoyons à ses travaux pour une analyse plus détaillée de ses démonstrations, et nous nous contentons ici d'en restituer la ligne. Pour montrer la place toujours plus grande des juges dans le processus d'élaboration du récit historique de ces années, et la confusion progressive qui tend à se faire entre les rôles du juge et de l'historien, le jeune chercheur italien montre comment l'historien accueille dans son récit les éléments des instructions et les sentences rendues, et comment le juge se veut historiographe quand il livre au public la substance de ses jugements, concluant qu'"ainsi racontée, l'histoire est devenue un récit de crimes, son explication suit le mode judiciaire; ses sources s'inspirent des enquêtes de police et des arrêts de justice [...]". Parallèlement à ces juges-historiens et à leurs « récits de prétoire », d'autres acteurs, les politiques, sont venus apporter eux aussi leur aide à l'écriture de l'histoire; et cela, par le biais de commissions d'enquête parlementaires créées pour faire la lumière sur les « pages obscures » de l'histoire du pays((On peut citer la « d'enquête sur l'affaire Moro», active durant les années 1980, remplacée ensuite par la « Commission d'enquête sur les massacres et le terrorisme» et reconduite par plusieurs législatures.)). Et l'auteur du Nemico inconfessabile de présenter le fonctionnement de ces commissions, ces grosses machineries dotées d'un budget conséquent et de pouvoirs d'instruction, dont les travaux sont très suivis par la presse, notamment au moment des convocations de témoins - certains journalistes étant d'ailleurs devenus des permanents de ces antichambres et ayant noué des relations de collaboration concrète avec ces structures, à tel point que les commissions travaillent parfois comme de véritables agences de presse. Dotées d'une panoplie de consultants à temps plein, magistrats, historiens, criminologues, journalistes-détectives, linguistes, payés pour rendre expertises et évaluations, ces commissions produisent durant leur existence une documentation pléthorique. Le binôme de l'historien Tranfaglia et du sénateur Pellegrino est à ce point de vue intéressant à étudier pour comprendre comment s'opère la vulgarisation dite historique de la synthèse juridico-politique, dans la mesure où, pour élaborer ses vulgarisations historiques, Tranfaglia utilise abondamment comme source les textes du sénateur Giovanni Pellegrino(( Ainsi Tranfaglia utilise la Proposition de relation finale de la «Commission parlementaire sur les massacres et le terrorisme» que Pellegrino préside depuis 1994 pour sa contribution à L'Histoire de l'Italie républicaine de Franco Barbagallo. On note ici que le texte-source de Pellegrino n'aboutira pas en commission et que son auteur se rétractera en grande partie, interviewé par Giovanni Fasanella et Claudio Sestieri dans Segreto di Stato. La verità da Gladio al caso Moro, Turin, Einaudi, 2000.)). Et Paolo Persichetti de conclure que ce type de discours historique, "loin d'être le résultat d'un travail autonome de l'historien sur des sources directes, se structure en réalité comme une compilation de de relato et de synthèses historico-politiques", et que le travail historique dont la finalité est normalement la vérité et l'universalité scientifiques est alors annexé par des non-historiens et "devient une activité de divulgation et de vulgarisation d'enquêtes parlementaires qui n'ont même pas toujours obtenu le vote majoritaire de leurs membres".

Enfin, l'histoire de ces années-là a aussi été écrite d'après les déclarations des «dissociés». Pour comprendre le rôle des « dissociés » dans l'écriture de l'histoire, on rappelle qu'au lendemain de l'offensive anti-terroriste et avec sa législation d'urgence, les 4087 condamnés pour appartenance à des «associations subversives» ou pour «bandes armées» gonflent considérablement la population carcérale et entraînent un engorgement des procédures judiciaires. Situation intenable qui conduit l'État dans un second temps à mettre sur pied les figures juridiques de l'amorce d'une «réconciliation», le repenti qui, en échange d'informations sur son organisation, voit sa peine fortement réduite, et le dissocié qui, en contrepartie d'une remise de peine, s'engage à reconnaître l'ensemble des délits qui lui sont reprochés et à renoncer à l'utilisation de la violence comme moyen de lutte politique.((C'est le décret-loi Cossiga du 15 décembre 1979 n° 625 (converti en loi le 6 février 1980) qui jette les bases du repentir.)) L'invention de ces statuts devait constituer un moyen de normalisation et permettre de clore les « années de plomb ». Si l'opprobre qui pèse sur « les repentis » rend leur reconstruction de l'histoire assez peu crédible, en revanche, les conséquences historiographiques des déclarations des «dissociés» vont beaucoup plus loin puisqu'elles reposent sur le postulat selon lequel les pratiques de violence (violence de masse, violence d'avant-garde, semi clandestine ou totalement clandestine) auraient parfaitement et dès l'origine été étanches les unes des autres. Les «dissociés» tentent ainsi de se distinguer le plus nettement possible des véritables «terroristes». Ce qui conduit à essentialiser la typologie entre organisations «congénitalement» terroristes et organisations d'extrême gauche acceptant le recours à la violence sans verser dans le terrorisme, et à accréditer l'historiographie officielle qui, nous l'avons vu, oppose schématiquement le biennio rosso aux « années de plomb ». Mais l'histoire des dissociés ne permet pas de comprendre l'exercice de la violence, réel, dès le début des années 1970 où les pratiques violentes étaient poreuses et enchevêtrées et où l'on ne distinguait pas avec clarté les groupes les uns des autres.(( Ce n'est que progressivement que certains vont se spécialiser dans la lutte armée clandestine et souterraine tandis que d'autres, notamment «les autonomes», vont privilégier son exercice «public» à travers les affrontements de rue, les attaques de sièges partisans, les actions punitives, etc. Se reporter à notre article sur la violence politique où ces questions sont développées.))

En « oubliant » cela, l'histoire des « années de plomb » racontée par les dissociés verse dans un manichéisme qui interdit de comprendre l'escalade de la violence. De même que l'histoire criminalisée écrite par les juges-historiens ou les hommes des Commissions ne nous livre qu'une histoire faite de secrets et de pouvoirs occultes. Une chose encore, la prolifération des discours historiques, que ce soit sous la plume des juges, des politiques ou des dissociés, a rendu plus confus encore le rapport que beaucoup en Italie entretiennent avec leur passé récent et a sans doute rendu plus difficile une réflexion scientifique qui soit débarrassée des intérêts de tel ou tel groupe.

 

Pour citer cette ressource :

Dora D'Errico, "Comment s'est écrite et continue de s'écrire l'histoire des "Années de Plomb"", La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), mai 2007. Consulté le 26/04/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/italien/civilisation/xxe-xxie/les-annees-de-la-contestation/comment-s-est-ecrite-et-continue-de-s-ecrire-l-histoire-des-annees-de-plomb-