Igiaba Scego, «Oltre Babilonia» (2008)
L’autrice
Igiaba Scego est une écrivaine et journaliste née à Rome de parents somaliens qui ont fui Mogadiscio après le coup d’état de Siad Barre en 1974. Elle fait donc partie des "secondes générations", c’est-à-dire des enfants de la génération de migrant.e.s arrivée en Italie dans les années 1970-1980, nés ou ayant grandi en Italie et qui ont suivi une scolarité italienne : ils sont "italiani in tutto e per tutto", comme le dit Igiaba Scego, qui précise cependant que leur différence se situe dans leur "origine migrante" ((I. Scego, "Gli scrittori di seconda generazione", Eks&Tra, 2004. En ligne.)). Elle est italienne somalienne et appartient à la "littérature italienne postcoloniale directe », c’est-à-dire la production littéraire d’auteurs et d'autrices provenant de pays qui ont un lien direct avec le colonialisme italien (la Somalie, l'Éthiopie, l'Érythrée et la Libye). Elle se fait connaître sur la scène littéraire italienne en 2003, lorsqu’elle gagne le concours Eks&Tra pour les écrivains migrants avec le récit Salcicce et publie son premier livre, La nomade che amava Alfred Hitchcock, une sorte de texte biographique qui parle de sa mère de culture nomade.
Petite précision terminologique
L’œuvre d’Igiaba Scego appartient – ou est contrainte d’appartenir – à une littérature qui a pu prendre des appellations différentes, "littérature de la migration", "de la diaspora", "italophone", etc. Ces terminologies ne sont pas toujours satisfaisantes et suscitent de nombreux débats critiques ((Enfermer les écritures migrantes dans un espace, une zone de la littérature nationale est très problématique et exerce une forme de violence symbolique sur les auteur·rices concerné·es mais Lucia Quaquarelli dans Narrazione e migrazione met aussi en garde contre le fait de ne plus prendre en compte le contexte historique et la biographie de l’auteur·rice lorsqu’il s’agit d’écritures migrantes : neutraliser l’aspect autobiographique du texte peut se transformer en forme coercitive d’assimilation et risque ainsi d’annuler la possibilité de ces écritures de se proposer comme des contre-narrations.)). La définition de "littérature postcoloniale" est celle qui nous semble convenir le mieux à l’œuvre de Scego car elle insiste sur l’histoire du pays d’origine (la Somalie, ancienne colonie italienne) et permet d’explorer le continuum historique qui relie le passé colonial à la contemporanéité.
Le roman
Igiaba Scego publie en 2008 le roman Oltre Babilonia, un roman polyphonique dont l’architecture se fonde sur un système symétrique : un prologue, huit parties dans lesquelles se succèdent, toujours dans le même ordre, les cinq voix des cinq personnages principaux (Mar, Zuhra, Miranda, Maryaam et "il padre") et un épilogue. Tous et toutes portent un nom symbolique : Mar est aussi la Nus-Nus (la "mezza e mezza" en somali), Zuhra la Negropolitana (contraction de "negra" et "metropolitana"), Miranda est surnommée la Reaparecida en référence à son passé argentin et Maryaam la Pessottimista (contraction de "pessimista"et "ottimista"). Les personnages constituent des binômes et sont liés les uns aux autres par des liens qu’ils ignorent : la Somalienne Maryaam et l’Argentine Miranda sont les mères de leurs deux filles respectives, Zuhra et Mar, sont métisses et ont le même père somalien (lien qu’elles ignorent). Tous les personnages écrivent – et Miranda en a même fait son métier puisqu’elle est une poétesse reconnue – ou enregistrent leur voix sur des cassettes pour la faire écouter (Maryaam et le père enregistrent leur voix pour leur fille Zuhra). Tous écrivent ou enregistrent leur récit pour une raison précise qu’ils ne tardent pas à confier au lecteur. La Negropolitana remplit frénétiquement dix carnets rouges pour vaincre la tristesse ; la Reaparecida écrit à sa fille parce qu’elle n’en peut plus de mentir ; la Pessottimista écrit à sa fille après avoir enterré sa meilleure amie et, avec elle, "tutta la comunità somala" ; "il padre", "il padre mancato", comme il se définit lui-même, se raconte parce que Maryaam le lui a demandé : "Devi raccontare la tua storia, per non perderla, per non perderti", et enfin la Nus-Nus écrit des lettres à sa mère et elle est "écrite" par la Negropolitana, Zuhra, puisqu’elle est un des personnages de son récit.
Ce roman se concentre principalement sur des personnages féminins et plus précisément sur deux générations de mères et de filles. L’évolution de leurs relations et la transmission intergénérationnelle de l’histoire des mères à leurs filles est le noyau du roman. En effet, Miranda et Maryam – les deux mères qui représentent la première génération des femmes immigrées – racontent leur histoire à leurs filles.
Miranda a fui l’Argentine des desaparecidos des années 1970 et Maryam la dictature de Siad Barre en Somalie. Elles migrent toutes deux à Rome et ont chacune une fille avec le même homme, Elias, resté en Somalie, qui est le seul narrateur masculin. Elles décident toutes deux de transmettre leur histoire à leurs filles : Miranda la poétesse, écrit une longue lettre où elle se confie sans détours et sans pudeur et Maryam s’enregistre sur un dictaphone, seul objet en lequel elle a confiance. Ces actes de transmission surviennent dans l’urgence d’une réconciliation et d’une réparation et disent toute la fragilité des mères. Le lecteur ressent presque l’envie de rassurer Mar et Zuhra et de leur dire que leurs mères ne vont pas tarder à enfin leur parler, que la négligence dont elles ont été victimes touche à sa fin. Le dénouement progressif des tensions devance cependant ce désir car Oltre Babilonia est précisément le roman d’une réconciliation, une lente réconciliation avec soi-même et une réconciliation intergénérationnelle.
La réconciliation avec soi-même est essentielle pour Mar et Zuhra qui sont les "secondes générations". Leurs personnages sont dépeints dans toutes leurs fractures, à commencer par la difficulté d’avoir une identité plurielle dans une Italie contemporaine encore largement raciste. Un des aspects sur lesquels se concentre l’autrice pour exprimer le mal-être des "secondes générations" est le corps. Igiaba Scego affirme elle-même, dans un entretien avec Daniele Comberiati, vouloir analyser "cosa succede ai corpi quando la storia li investe".
Dans Oltre Babilonia, la dimension corporelle est toujours la métaphore d’autre chose. Une scène importante et touchante du roman est celle du shampoing que fait Zuhra à Mar, une femme métisse qui n’a jamais accepté la part de son identité somalienne et noire. Ce shampoing qui désincruste les cheveux de Mar, abîmés par des produits chimiques, permet à Mar d’accepter ses cheveux au naturel et par là, d’accepter son hybridité et la blackness qui est en elle. Scego explique que les cheveux bouclés, crépus, afro, "hanno sofferto insieme al nostro corpo nero. Ecco perché parlare di capelli è sempre un fatto politico per le nere e per i neri. E non è un caso che i capelli afro tornano ad essere accettati grazie ai movimenti per i diritti civili, perché tra i tanti diritti c’era e c’è anche il diritto al proprio corpo" ((I. Scego, « Hair Love », Centro Studi e Rivista Confronti, 26 février 2020. En ligne)).
La sororité est la réponse donnée par le roman pour accepter l’étrangeté en soi et ce qui avait été identifié comme une altérité repoussante. C’est bien ce que le titre du roman souligne : il s’agit, par le fait de se raconter, d’aller au-delà de la Babylone chaotique de Bob Marley (pour les rastas, la cité antique de Babylone condense tout le mal de la Terre et le symbole des dérives de l’humanité). Comme le dit Zuhra à sa mère à la fin du roman : "Sono andata oltre Babilonia, capisci? Oltre tutto, in un posto dove la mia vagina è felice e innamorata" (p. 449).
Notes
Pour citer cette ressource :
Anna Eberle, "Igiaba Scego, «Oltre Babilonia» (2008)", La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), juin 2022. Consulté le 15/10/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/italien/litterature/bibliotheque/igiaba-scego-oltre-babilonia-2008