«Prima della rivoluzione», Bernardo Bertolucci
Elle marche devant lui. Un homme porte ses valises. Elle enfile un imperméable, puis met un foulard sur ses cheveux. Elle fuit. S'en va loin de cet amour. Elle longe les quais, emprunte des rues. La caméra les suit, puis soudain, au sortir d'une avenue, les dépasse et file vers l'évasement d'une place, les abandonnant, fuyant elle aussi.
Prima della rivoluzione, où quand le fond et la forme se cherchent et se trouvent. Moments volés à la vérité, sans paroles.
Nous sommes en 1964. Après La commare secca, écrit avec Pasolini, avec lequel il a travaillé sur Accattone, Bernardo Bertolucci, qui n'a alors que 22 ans, réalise son très autobiographique deuxième film, qui raconte les affres de Fabrizio, un jeune bourgeois, pris dans la contradiction de ses origines et de ses aspirations communistes, ainsi que dans une relation amoureuse, quasi incestueuse. Fabrice, Parme (car l'histoire s'y déroule), cela évoque des souvenirs stendahliens.
Le film est très "nouvelle vague", trop aux yeux de certains. C'est pourtant une qualité, dans le sens où cela colle parfaitement à Fabrizio, à son "errance" idéologique, aussi bien qu'amoureuse. Cela colle à l'humeur de l'époque. Scènes de rue, scènes de vie, ballet des amants que la caméra enlace, cerne et isole. La caméra vole, suit les personnages, épouse leurs hésitations. La musique, très variée, est constamment une météo des sentiments. Le noir et blanc est superbe.
Le déboussolement de Fabrizio est annoncé par le malaise suicidaire (?) du très beau personnage d'Agostino. Malaise aussi d'une génération, d'une classe aux prises avec le marxisme et une éducation souvent catholique, une génération écartelée dans une Italie qui se métamorphose à grande vitesse, mais ne tire pas tout le monde vers le haut.
Fabrizio veut aller vite et rêve de révolution, mais la réalité et le désir sont plus têtus que lui, et le parti communiste trop lent. L'amour, la jalousie sont-ils des sentiments bourgeois ? Voilà qui prête à sourire aujourd'hui, mais nous sommes ici en 1963. Gina, sa jeune tante névrosée, est, elle aussi, en proie à de nombreux désirs contradictoires. Elle est en tout cas un personnage de femme intéressant et peu vu au cinéma.
Fabrizio passe très vite, trop vite (?) à la désillusion, voire au renoncement, et se range à son "avenir de classe". Défaite, grande mélancolie, et la peur de vivre ses désirs jusqu'au bout. Le mariage final tient d'ailleurs de l'enterrement.
Certains ont reproché au film ses incohérences de montage, d'une scène à l'autre, ce qui a été nommé des "blocs lyriques". En fait cela renforce le sujet du film et reflète les flottements de Fabrizio, tout en donnant au film une vie propre, un équilibre rare et mystérieux. La vie part dans tous les sens, semble nous dire Bertolucci. Le film est parfois danse virevoltante, valse, slow langoureux, mais aussi jazz et opéra. Malgré tout, le sentiment qui domine est la mélancolie, l'indécision.
Très belle scène au bord du Pô, dans un brouillard très antonionien. Un propriétaire terrien, appelé Puck, y déplore le "départ du fleuve", et l'adieu aux choses qui furent (Puck est chez Shakespeare, un esprit facétieux de la forêt, dans Le songe d'une nuit d'été). Il sent bien qu'un temps finit, mais que l'avenir est à la finance (qui va lui saisir ses terres) et non au prolétariat.
Bertolucci tournera beaucoup d'autres films, d'une grande variété, mais très inégaux (1900 et Little Buddha, pour n'en citer que deux). Il y aura toujours dans ses films de beaux moments, de grands moments. Mais il retrouvera rarement une telle densité, une telle intensité, une telle cohésion que dans ce film pourtant dit "patchwork".
Pour citer cette ressource :
Lionel Gerin, Prima della rivoluzione, Bernardo Bertolucci, La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), novembre 2016. Consulté le 05/12/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/italien/arts/cinema/prima-della-rivoluzione-bernardo-bertolucci