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Entre marge et avant-garde : la Communauté chrétienne de base de Saint-Paul à Rome

Par Ottone Ovidi : Doctorant - Université Grenoble Alpes, cotutelle internationale Université de Rome La Sapienza
Publié par Alison Carton-Kozak le 11/04/2024

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Cet article a pour but d'étudier une partie de la longue histoire de la Communauté chrétienne de base Saint-Paul à Rome, née autour de la figure charismatique de l'abbé Giovanni Franzoni après le Concile Vatican II. À travers la consultation de documents d’archives inédits et d'entretiens réalisés avec des membres encore vivants de la communauté, cet article vise à étudier l’expérience de la Communauté chrétienne de base de Saint-Paul dans son double rôle de marge gauche de l'Église catholique et d'avant-garde militante du catholicisme progressiste, en se concentrant sur son rôle de pont entre deux mondes, le monde chrétien et le monde communiste, entre la fin des années 1960 et le début des années 1970.

Cet article est issu de la Journée d'étude doctorale et postdoctorale "Italie : marges et conflits" (Congrès de la SIES 2023) dont Amelle Girinon et Marie Thirion ont assuré l'organisation ainsi que la direction de publication des textes.

 

Basilique Saint Paul, Rome, 2023 © Ottone Ovidi

Introduction

Lorsque, au soir de sa vie, Giovanni Battista Franzoni (père conciliaire, abbé de Saint-Paul-hors-les-Murs à Rome, suspendu des fonctions de son ordre puis renvoyé de l'état clérical) a cherché à définir son parcours politique et spirituel, il a décidé d'utiliser l'expression "catholique marginal" (Franzoni, 2014). Avec le premier mot, Franzoni continuait malgré tout à revendiquer son appartenance à ce monde qui l’avait écarté et qu'il avait lui-même tenté de transformer profondément. Avec le second, en revanche, il mettait en évidence le processus de marginalisation qui l'avait affecté, lui et la communauté chrétienne rassemblée autour de lui, depuis les années 1970. En effet, les communautés chrétiennes de base en Italie, et notamment celle de Saint-Paul à Rome, ont longtemps été attaquées et condamnées par l'Église catholique. Ces communautés étaient constituées par des catholiques organisés pour le renouvellement religieux de l'Église. Une communauté pouvait être formée à l'intérieur ou à l'extérieur d'une paroisse, avec ou sans la participation du clergé. Cependant, on ne saurait comprendre pleinement cette expérience sans examiner ce qu'elle a représenté pendant au moins une décennie : un point de connexion et de rencontre entre les exigences du catholicisme contestataire, né de l'impulsion du Concile Vatican II (1962-1965), et les luttes du mouvement étudiant et ouvrier de 1968-1969. Dans ce contexte, la Communauté de Saint-Paul (CSP) est devenue l'avant-garde d'une nouvelle façon de penser le christianisme, sa spiritualité et ses rituels, son organisation et ses rôles. Se nourrissant des élaborations de la gauche "extraparlementaire" italienne et des mouvements de libération latino-américains, la CSP a participé activement au cycle de luttes des années 1968 italiennes, en le déclinant dans une perspective chrétienne. Cet article vise à étudier l’histoire de la Communauté chrétienne de base de Saint-Paul dans son double rôle de marge gauche de l'Église catholique et d'avant-garde militante du catholicisme progressiste, en se concentrant sur sa fonction de pont entre deux mondes, le monde chrétien et le monde ouvrier et marxiste, entre la fin des années 1960 et le début des années 1970. Notre analyse se base sur de nombreux documents inédits conservés à la Fondazione Lelio e Lisli Basso - Istituto per lo studio della società contemporanea à Rome (fonds de la section Impegno cristiano, fonds CDB San Paolo) et sur des entretiens réalisés avec des membres encore vivants de la CSP.

 

1. Saint-Paul-hors-les-murs et le quartier Ostiense


Zone industrielle Ostiense, Rome, 2023 © Ottone Ovidi

 

L'histoire de la CSP commence dans l'un des lieux les plus importants de la chrétienté romaine.

En effet, à l’époque, l'abbaye de Saint-Paul-hors-les-Murs était une abbaye bénédictine de rang territorial ou nullius, au service de la basilique patriarcale adjacente (avec une paroisse attenante). Elle est encore aujourd'hui l'une des six basiliques papales au monde. En tant que nullius, l'abbé répondait hiérarchiquement directement au pape et bénéficiait de privilèges comparables à ceux d'un évêque.

La basilique a été fondée, comme en témoigne son nom, en dehors des murs de l'ancienne ville romaine, mais à la suite du rattachement de Rome à l’Italie unifiée (1871), elle se retrouve au milieu de la nouvelle expansion urbaine de la capitale. Au nord de la basilique est érigé le quartier du Testaccio, puis, au nord-est, le quartier Garbatella, tous deux créés pour accueillir les familles ouvrières travaillant dans la zone industrielle d’Ostiense (Torelli Landini, 2007 ; Bonomo, 2006 ; Vidotto, 2006 ; Travaglini, 2006 ; Insolera, 2001).

C'est ainsi que se forme assez rapidement le cœur de l'actuel quartier du même nom, flanqué de la zone industrielle de l'autre côté du Tibre, qui devient le quartier Marconi dans les années 1950. Malgré les profondes transformations sociales qui surviennent autour d’elles, la vie de l’abbaye, de la basilique et de la paroisse se poursuit sans grands changements. Du moins jusqu'à ce que le père bénédictin Franzoni soit élu abbé et ordinaire de la basilique en 1964. Jusqu'alors, Franzoni n'avait pas encore fait preuve d'un progressisme particulier mais il est probable que certains épisodes de sa vie aient contribué à l’orienter dans cette direction : la formation au sein de l'Action catholique florentine, l'expérience des chrétiens sociaux (Parisella, 1984) et l'administration municipale de Giorgio La Pira (De Giuseppe, 2001 ; Franzoni, 1976, 4 ; 1977, 11-14), ainsi que les nombreux religieux bénédictins français rencontrés au cours des années de séminaire et d'études, jusqu’à son ordination comme moine en 1955. C'est cependant le Concile Vatican II, auquel il participe (3ème et 4ème sessions) en tant qu'abbé nullius, qui le change radicalement.

Le Concile Vatican II (1962-1965), ouvert par le pape Jean XXII et clos par le pape Paul VI, a représenté un moment fondamental dans l'histoire du catholicisme (Horn, 2015 ; Horn, 2008 ; Saavedra et Sauvage, 2019 ; Chenaux, 2012). En effet, à ce jour, il peut être considéré comme la tentative la plus accomplie de l'Église catholique de réfléchir sur le monde contemporain et les transformations survenues au cours du siècle précédent sur le plan social, économique, culturel et religieux. Il a libéré en même temps les énergies présentes dans le catholicisme italien qui, jusqu'alors, avaient longtemps couvé sous les cendres. Dans une large mesure, les expérimentations précédentes en matière de renouveau religieux n'avaient pas été comprises ou soutenues par l'Église catholique.

Une partie de ces énergies est canalisée dans ce que l'on a appelé la dissidence ou la contestation catholique (Margotti et Inaudi, 2017 ; Santagata, 2014 ; Cuminetti, 1983). Il s’agit d'un monde hétérogène composé de groupes et de mouvements situés soit à l'intérieur, soit à l'extérieur des organisations laïques catholiques, mais aussi de prêtres et de personnalités catholiques qui s'engagent à : (a) appliquer les principes novateurs énoncés dans les documents conciliaires ; (b) renouveler une Église riche, bureaucratisée et alliée au pouvoir ; (c) dépasser ce qui est considéré comme la religiosité passive et magique traditionnelle des croyants. Dans la plupart des cas, cependant, la centralité théologique de l'Église catholique n'est pas remise en question.

2. Être au centre de l'Église : naissance et premières années

Franzoni fait partie de ces prêtres déterminés à renouveler l’Église. Afin de surmonter le "mur" physique et imaginaire entre l’abbaye et ses environs, il appelle notamment les laïcs à participer à la préparation de l'homélie dominicale dans la basilique, pour créer une liturgie participative en lien direct avec la vie des gens du peuple. Cette idée est formalisée entre 1967 et 1968 et, encore aujourd'hui, de nombreux membres de la CSP s'en souviennent comme du début de leur histoire commune :

In quel periodo ho trovato che Giovanni Franzoni raccoglieva attorno a sé il sabato sera persone di varia provenienza, inizialmente so che si era rivolto a coloro che già frequentavano l’abbazia, come gli scout… a quel tempo gestiva anche una parrocchia, che poi gli è stata tolta, quindi aveva gli scout, l’Azione cattolica, ecc. E Franzoni aveva invitato le persone a partecipare alla preparazione dell’omelia del giorno dopo. Questa esperienza era già cominciata da qualche anno […] io trovai questo processo già in corso, c’era molta gente che si riuniva in una grande sala dell’abbazia che si chiamava sala rossa, perché aveva i damaschi rossi alle pareti. Saremmo entrati anche una ottantina di persone, forse di più, un centinaio. Si leggevano le letture previste per il giorno dopo e si discuteva, c’erano molti interventi. Sicuramente all’epoca molti, anche condizionati dall’epoca che vivevamo, facevano molti riferimenti politici. Franzoni quindi faceva una sintesi di tutti questi interventi e il giorno dopo faceva una splendida omelia. ((S. T. (Chiusi (SI), 17.05.1948), interviewé à Rome le 12.04.2022. Les entretiens ont été menés et transcrits par l'auteur. Dans cet article, qui s'inscrit dans le cadre d'une recherche encore en cours, on a préféré ne conserver que les initiales des personnes interviewées. On a indiqué le lieu et la date de naissance des personnes interviewées, ainsi que le lieu et la date de l'entretien (Casellato, 2021).))

Mentre stavo alla Gregoriana partecipavo alla Comunità di San Paolo. Li conobbi quando mi mandarono a Roma, […] Franzoni […] aveva cominciato a preparare insieme l'omelia con i laici il sabato sera, aveva dato spazio nella solenne celebrazione dell'abate di San Paolo ai laici, l’aveva trasformata dando la parola a tutti, facendoli sedere attorno al presbiterio, aprendo alle preghiere dei fedeli formulate spontaneamente, e le sue omelie [erano] molto molto incarnate. Preparando insieme ai laici l'omelia il sabato sera era normale che venissero fuori tanti argomenti diversi, anche sul lavoro. ((G. N. (Rome, 06.12.1936), interviewé à Rome le 03.09.2022.))

De cette façon, l’homélie n’est plus le message de l’abbé descendant d’en haut vers les fidèles qui l’écoutent, mais le fruit de réflexions et de considérations, élaborées par des laïcs d’origines et de formations différentes, qui interrogent l’actualité à partir de la lecture de l’Évangile et de l’Ancien Testament (Palumbo, 1994, 114-117 ; Joannes, 1974). Les témoignages recueillis se rejoignent lorsqu’ils évoquent, d’une part, la basilique, en elle-même très grande, qui était toujours pleine lors des célébrations dominicales, et, d'autre part, la centralité de la figure charismatique de l'abbé. Cette première forme de communauté se consacre à l'analyse de la réalité sociale du territoire le plus proche (Mocciaro, 1973, 32), même si, dès le début, ses membres ne viennent pas seulement des environs, mais de tout le quadrant sud-est de Rome, anticipant ainsi la dimension urbaine que la CSP prendra plus tard. Un autre thème immédiatement présent dans les réflexions de la communauté est celui du colonialisme et des luttes de libération.

C'est à ce moment-là, entre la fin des années 1960 et le début des années 1970, que la communauté et l'abbé commencent à attirer l'attention de l'opinion publique et du Vatican, grâce à toute une série d'activités. Tout d'abord, le processus de renouvellement de la liturgie s’accentue, notamment à travers une transformation de la procession en l'honneur de Saint Paul (29 juin) :

Giovanni man mano aveva trasformato la processione tradizionale con baldacchino, statua, paramenti sacri, ecc. Invece Giovanni portava in giro solo le catene, le catene che sono nella basilica, attribuite alla prigionia di San Paolo, e tutti insieme facevamo delle tappe nel quartiere denunciandone i problemi sociali. Io ho partecipato a questa cosa ed era tutta un’altra cosa, andare in giro per il quartiere, fermandosi in certi posti, dicendo quali erano i vari problemi. Attualizzavamo il messaggio del Vangelo e anche le modalità di vivere la religione. ((P. R. (Rome, 21.06.1952), interviewée à Rome le 04.09.2022.))

Ensuite, entre 1970 et 1972, la communauté commence à intervenir dans le débat politique, exprimant notamment des positions pacifistes, antimilitaristes et critiques à l'égard du Concordat ((Lettera al presidente della Repubblica, Rome, 31 mai 1970, Fonds CDB San Paolo, Série 4, fascicule 9 ; Lettera ai deputati intorno all’obiezione di coscienza, Rome, 18 octobre 1971 ; Documento della Comunità di San Paolo sull’obiezione di coscienza, 1972, Fonds CDB San Paolo, Série 4, fascicule 7 ; Per la pace nel Pakistan, Rome, décembre 1971, Fonds CDB San Paolo, Série 4, Sous-série 1, fascicule 19 ; La Comunità di San Paolo digiuna per la pace nel Vietnam, Rome, 1972, Fonds CDB San Paolo, Série 4, Sous-série 1, fascicule 18.)) ; le thème du Vietnam, en particulier, devient central dans l'élaboration théorique de la CSP sur les luttes de libération. Enfin, elle s’implique dans les luttes du mouvement ouvrier du quartier. À cet égard, deux épisodes sont particulièrement marquants. En décembre 1970, l’usine d'accessoires métalliques Crispi annonce de nombreux licenciements. Les travailleurs, convaincus de la bonne santé économique de l'usine, l'occupent. C'est à ce moment-là que la CSP décide de s’associer à l'occupation en collectant des fonds pour la caisse de grève pendant la messe du dimanche à la basilique, en distribuant des tracts de soutien à la lutte et en se rendant aux assemblées organisées dans l'usine ((Tract sur l'occupation de l'usine Crespi, Rome, 1971, Fonds CDB San Paolo, Série 4, fascicule 4.)). Durant ces mêmes semaines, et pour des raisons similaires, les travailleurs de la Società aerostatica Avorio, une usine de production d’équipements pour l’aviation, se mobilisent également, bénéficiant d'un soutien équivalent ((Tract sur l'occupation de l'usine Aerostatica, Rome, 1971, Fonds CDB San Paolo, Série 4, fascicule 4.)). Le récit de ces journées fait par la communauté mentionne que :

Quando uno tra i più giovani della nostra comunità propose che nella messa della domenica successiva fossero invitati i fratelli a dare un’offerta per gli operai […], non pochi ci sentimmo presi quasi in contropiede dato che mai ci era capitato di prendere posizione in tal campo. Sentimmo pertanto l’urgenza di fare un’attenta analisi del problema partendo dai temi offertici in questo settore dal Vaticano II. […] A conclusione delle nostre analisi, abbiamo operato una scelta: non abbiamo solo offerto la nostra solidarietà ai lavoratori ma ci siamo messi al loro fianco partecipando attivamente alla loro lotta, in difesa dei loro interessi e della loro dignità di uomini; promuovendo con loro il discorso sul controllo e la gestione delle fabbriche. […] La nostra presenza in fabbrica vuol essere il segno di una nuova posizione dei cattolici, completamente autonoma […]. ((La comunità di San Paolo, « Bollettino di Collegamento tra comunità e gruppi ecclesiali di Roma », n° 1, 1971.))

Au départ, ce choix n'est pas conçu comme un soutien à la lutte des classes, mais plutôt comme l'actualisation des valeurs évangéliques de solidarité envers les plus démunis. C'est le premier pas vers une adhésion croissante aux luttes et aux valeurs du mouvement ouvrier, certains rejoignant même les organisations de la gauche "extraparlementaire" ou les partis communistes et socialistes.

Toutes ces initiatives provoquent le mécontentement des catholiques traditionalistes et anti-conciliaires – souvent proches du Mouvement social italien (Msi), le parti néofasciste – qui attaquent rapidement la CSP (Brienza, 2010, 265-278) ((Pucci F., « Pugilato in una chiesa a Roma per la “messa con le chitarre” », La Stampa, 15 septembre 1970, p. 2 ; « Tafferuglio tra giovani nella chiesa di S. Paolo », Il Messaggero, 14 septembre 1970, p. 6.)) tandis que Franzoni est destitué de ses fonctions d’abbé en juillet 1973 (Franzoni, 2014, 86-96).

3. Être aux marges de l'Église : la communauté de la rue Ostiense

L'affrontement entre Franzoni et le Saint-Siège est collectivement suivi au fil du temps par l'ensemble de la communauté, qui est régulièrement invitée par l'abbé à donner son avis sur les choix à faire. Au moment de la destitution, la communauté, forte de plusieurs centaines d'adhérents, décide de quitter la basilique et de s'installer au 152 rue Ostiense, dans un local appartenant à l'abbaye et qui était alors vide. C'est à ce moment-là que naît la CSP en tant que réalité complètement indépendante des institutions de l'Église, bien qu'elle lui soit interne d’un point de vue religieux.

La CSP n'était cependant pas seule. Au cours des années précédentes, dans toute l'Italie, de nombreuses expériences avaient suivi un chemin similaire de construction par le bas d'une communauté de catholiques engagés dans le renouvellement de l'Église, notamment par le biais d'un rapprochement avec les organisations ouvrières de gauche. Souvent, mais pas toujours, ce processus dépendait de la figure centrale et charismatique d'un prêtre. Ces réalités avaient déjà amorcé la construction de ce que l'on appellera le mouvement des communautés de base italiennes. Ce mouvement se caractérise par son extrême hétérogénéité et par l'indépendance de chaque communauté, même si elles partagent toutes le désir de poursuivre ensemble le processus de réflexion économico-politique (rapport entre foi et politique) et de renouveau religieux (liturgie, sacrements, lecture de la Bible) initié par le Concile Vatican II.

L'activité collective du mouvement s'articule autour de la publication du "Bollettino di collegamento fra comunità cristiane in Italia((Fonds CDB San Paolo, Série 2, fascicule 2, sous unité 1. Le « Bollettino » est ensuite devenu « Com », puis a rejoint le « Nuovi tempi » pour devenir « Com-Nuovi tempi ».)), né en mai 1969, et autour de congrès nationaux. Les thèmes de réflexion choisis pour les congrès du début des années 1970 sont révélateurs de l'abandon rapide, par les communautés, de sujets purement intra-ecclésiaux au profit d'une participation aux luttes politiques du mouvement ouvrier italien et d'un soutien aux luttes de libération dans le reste du monde. Lors du premier congrès national (Rome, 23-24 octobre 1971), le thème choisi était par exemple : Structures cléricales : le Concordat comme instrument de pouvoir contre la libération du peuple de Dieu, contre l'unité de la classe ouvrière et des masses paysannes, contre la justice dans le monde ((Archivio storico Comunità dell’Isolotto, Fonds Ciro Castaldo e la Segreteria tecnica delle Comunità di base italiane (1968-2003), CN 001 ; Fonds CDB di San Paolo, Série 2, fascicule 3.)), tandis que le deuxième congrès national (Rome, 2-3 juin 1973) s’intitulait : Communautés : Bible et luttes de libération ((Fonds CDB San Paolo, Série 2, fascicule 3.)). Un comité national de coordination est fondé en 1971, dont la structure est ratifiée l'année suivante. Dans ce contexte, un secrétariat national est également créé, auquel participent, en plus des représentants régionaux, certains membres du Mouvement du 7 novembre (collectif de prêtres fondé en 1971 pour le renouveau de l'Église catholique selon l'esprit de Vatican II), ainsi que des prêtres ouvriers et les rédacteurs des revues « Nuovi tempi » et « Com ». Au même moment, différents collectifs créent à Rome le Comité de coordination des groupes et communautés chrétiennes de base (1971) et son « Bollettino » ((Fonds CDB San Paolo, Série 3, Sous-série 1, fascicule 23, sous unité 1.)).

Il est intéressant de constater que, tant au niveau national que romain, le processus de structuration des communautés a été accéléré par les tentatives de répression de la part de la hiérarchie catholique, qui ont poussé les différents collectifs à rechercher une solidarité et une collaboration mutuelles. À côté de la CSP de Rome deux autres cas nationaux peuvent être cités : la communauté de base Isolotto à Florence, dirigée par Enzo Mazzi, et la communauté de base Oregina à Gênes, dirigée par Agostino Zerbinati. Dans les deux cas, il y a eu un conflit entre la curie locale et les communautés en raison de leurs revendications de renouvellement religieux et social.

Toujours à Rome l’activité de Gérard Lutte (1929-2023), salésien belge, prêtre de rue auprès des habitants du bidonville de Prato Rotondo, mérite d’être mentionnée. Dans la capitale italienne, où convergeaient d'importants flux migratoires et où la spéculation immobilière s’accentuait, le problème du logement était extrêmement grave et concernait des milliers de familles. Suivant l’exemple de Roberto Sardelli (1935-2019), prêtre de rue et fondateur de la Scuola 725, une école populaire selon l'exemple de Lorenzo Milani pour les habitants du bidonville de l'Acquedotto Felice (ancien aqueduc qui, après la Seconde Guerre mondiale, est devenu un refuge pour les habitants des bidonvilles, en particulier pour les immigrés du sud de l'Italie), Lutte décide de vivre parmi les habitants des bidonvilles et de s'engager personnellement pour leurs droits. Avec des militants communistes, et comme le faisait la CSP, il dénonce la connivence ainsi que les affaires du Vatican et des congrégations religieuses, qui possèdent de nombreuses propriétés et terrains dans la ville (AA.VV., 1971 ; Franzoni, 1973). Installé dans le nouveau quartier ouvrier de Magliana, au sud-est de l'abbaye, de l'autre côté du Tibre, Lutte fonde le Centre de culture prolétarienne (1971), qui collabore plus directement avec la CSP et anime les revendications du quartier.

Au moment où la CSP décide de quitter la basilique, il existe donc déjà un réseau très dense de communautés, de groupes et d'individus qui se sont rapidement engagés sur la voie du renouvellement de l'Église catholique en participant aux luttes du mouvement ouvrier, qu'il s'agisse de luttes d'usines, de luttes pour le logement ou de luttes de libération :

Queste lotte, pur nella diversità degli obiettivi individuati nel momento, esprimevano costantemente una tensione verso la liberazione dell’uomo da tutte le forme di oppressione e la sua valorizzazione come persona autonoma e matura. […] un polo di comunione è sempre stato per noi il Cristo vivente, un altro polo è stato l’uomo, o meglio il progetto storico di liberazione dell’uomo. […] non abbiamo voluto considerare l’umanità in astratto […] ma abbiamo cercato di fare attenzione a quegli uomini che il Vangelo indica come “primi”, cioè gli sfruttati, i poveri, gli ultimi. In questo senso le nostre lotte di liberazione dell’uomo ci hanno gradualmente portati verso una posizione di classe. ((Communauté Saint Paul de Rome, Comunione ecclesiale e ministeri nella chiesa, Actes du séminaire d'étude du 27-29 septembre 1974, « Com-Nuovi tempi », Documents, n ° 6, supplément au n° 4, 27.10.1974, pp. 7-8.))

Cette "position de classe" claire ne se traduit pas par une indication automatique de vote politique. Les membres de la communauté restent libres de décliner le "projet historique de libération humaine" comme ils l'entendent, tandis que la CSP dans son ensemble prend une position collective sur les questions qui affectent directement la conscience chrétienne de ses membres. C'est pourquoi les membres de la CSP pendant les entretiens ont déclaré d’avoir voté et/ou milité tant dans les organisations de la gauche extraparlementaire qu'au sein du Parti communiste italien (Pci) ou dans d'autres partis de gauche. Un bon nombre d'entre eux s’impliquent directement dans le projet "Chrétiens pour le socialisme" ((Cristiani per il socialismo, documenti essenziali del I Convegno nazionale, Bologne, 21-23 septembre 1973, « Nuovi tempi », supplément au n° 37-38, 30 septembre 1973, pp. 1-8 ; Congrès national Chrétiens pour le socialisme, Movimento operaio, questione cattolica, questione meridionale, Naples, 1-4 novembre 1974, Fonds CDB San Paolo, Série 6, Sous-série 2, fascicule 13.)). Cette organisation politique regroupant les catholiques progressistes a été créée au Chili pour soutenir la candidature de Salvador Allende aux élections de 1970. En 1973, l'organisation a également été établie en Italie. D’autre part, le désir de construire non pas une autre Église, mais une Église autre ((Comunità: Bibbia e lotte di liberazione, Actes II congrès national, Rome, 2-3 juin 1973, p. 149.)), conduit la CSP à s'opposer frontalement au Saint-Siège lors des rendez-vous politiques les plus importants ; le Vatican et les démocrates-chrétiens (Dc) utilisent alors directement la religion comme instrument de contrôle idéologique sur l'électorat, comme lors du référendum sur le divorce de 1974 (Scirè, 2007). La CSP remet ainsi en question l'organisation hiérarchique et autoritaire de l'Église catholique en revendiquant la liberté de choix politique pour tous les chrétiens, ainsi que la fin de la collaboration entre l'Église et la Dc.

Conclusions

L'histoire de la CPS s'est poursuivie, et se poursuit encore aujourd'hui, suivant la voie tracée par les idées produites à la fin des années 1960 et au début des années 1970. Marginalisée par la hiérarchie et attaquée par le traditionalisme catholique, la CSP s'est construit un espace d'action indépendant, aux côtés de toutes les autres communautés italiennes qui ont su combiner l'esprit du renouvellement religieux de Vatican II et la participation active à la vie politique du pays. L'analyse de la société italienne de l’époque a conduit la CSP à considérer que, pour vivre et pratiquer sincèrement le message évangélique, il fallait participer directement aux luttes des "derniers" de la société, dont le mouvement ouvrier avec ses organisations représentait la traduction politique. Au cours des années suivantes, la CSP a multiplié les interventions en faveur des luttes de libération et des luttes ouvrières. Elle a également approfondi ses réflexions sur le rapport foi-politique, la liberté politique des chrétiens, les relations entre christianisme et marxisme, le renouveau de la liturgie et des sacrements, le rôle des femmes dans le christianisme, l'œcuménisme, pour arriver à des résultats qui sont en partie encore inédits pour l'Église catholique d'aujourd'hui.

Quand Franzoni est renvoyé de l'état clérical le 2 août 1976, principalement en raison de son soutien direct au Pci lors des élections locales ((Franzoni G., « Perché ho deciso di assumere una esplicita militanza politica », « Com-Nuovi tempi », n° 23, 20 juin 1976, p. 5.)), c’est ainsi qu’il répond à la communication du Saint-Siège :

Venti anni fa un vescovo mi disse tu sei prete ed oggi un vescovo mi dice tu non sei più prete. […] Non rientreremo noi preti colpiti da soli, ma rientreremo con tutti i compagni e le compagne che abbiamo incontrato nel frattempo nelle lotte di fabbrica o nei campi, nelle lotte di quartiere o nella solidarietà ai popoli del terzo mondo. Quando nella Chiesa potremo starci tutti, dichiarando ad alta voce le nostre scelte politiche, allora sarà festa grande. ((Franzoni G., « Risposta al cardinale », Rome, 7 septembre 1976, « Com-Nuovi tempi », supplément au n° 30, 12 septembre 1976, pp. 1-3.))

Avec la mort de Paul VI et le pontificat de Jean-Paul II, les relations entre les communautés de base et, en général, entre le catholicisme de gauche et l'Église romaine se sont encore détériorées. Ce n'est que récemment, avec le pape François, que de nouveaux espaces de dialogue semblent s'ouvrir entre le Vatican et ces formes de catholicisme de base.

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Notes

Pour citer cette ressource :

Ottone Ovidi, "Entre marge et avant-garde : la Communauté chrétienne de base de Saint-Paul à Rome", La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), avril 2024. Consulté le 01/05/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/italien/civilisation/xxe-xxie/entre-marge-et-avant-garde-la-communaute-chretienne-de-base-de-saint-paul-a-rome