Déconstruire l’imaginaire mafieux : les séries «Gomorra» et «Suburra»
Introduction
Dès lors que l’on évoque le phénomène mafieux italien, il est intéressant de constater que, parmi les premières représentations mentales qui émergent, apparaît la célèbre figure du Parrain, issue de l’œuvre cinématographique en trois volets de Francis Ford Coppola ((Voir Marcello Ravveduto, Lo spettacolo della mafia. Storia di un immaginario tra realtà e finzione, Gruppo Abele Edizioni, Torino, 2019.)). De prime abord, cela peut susciter l’étonnement pour, au moins, deux raisons évidentes. Premièrement, parce que cette trilogie a débuté en 1972 pour s’achever en 1990 si bien que, pour les plus jeunes générations, elle ne s’inscrit pas dans un référentiel commun et immédiat. En second lieu, même si Coppola s’est habilement inspiré de la criminalité italo-américaine de cette époque, les mafias actuelles n’ont plus rien à voir avec le récit qu’il dépeint. Ce rapide constat démontre combien la fiction et, plus particulièrement le cinéma, ont joué un rôle prépondérant dans la perception d’un phénomène aussi opaque que la mafia. En outre, le mécanisme de prévalence de la fiction sur le réel a incontestablement été renforcé par le fait que, jusqu’aux années 1980 environ, magistrats et forces de l’ordre n’avaient que peu d’informations concrètes sur les rouages internes de cosa nostra, la mafia sicilienne, pas plus que sur les deux autres organisations criminelles que sont la camorra napolitaine et la ‘ndrangheta calabraise. Ainsi, les journalistes de la presse locale – plus rarement, nationale – rendaient compte des assassinats qui se multipliaient et cherchaient, avec des moyens limités et des entraves manifestes, à identifier à la fois les commanditaires et les hommes de main, sans parvenir tout à fait à recoller les pièces de cet immense puzzle. Sans compter que, bien évidemment, dans un contexte d’omertà et d’oppression, chaque pas vers la vérité était potentiellement un pas vers la mort comme l’atteste, entre autres, le cas de Giancarlo Siani ((Giancarlo Siani a été assassiné le 23 septembre 1985 alors qu’il enquêtait, trop habilement, sur la camorra. Le commanditaire ne serait autre qu’un des plus célèbres chefs de cosa nostra, Totò Riina, qui, par le truchement d’Angelo Nuvoletta, a ordonné au clan camorriste de Marano d’exécuter froidement ce jeune journaliste de 26 ans. Le film Fortapàsc de Marco Risi, sorti en 2009, raconte son histoire.)).
Pourtant, au cours des années 1990, certains événements dramatiques ont contribué à éveiller les consciences à l’échelle nationale. En effet, bien qu’ils ne soient pas les premiers à atteindre des représentants de l’État, les attentats de Capaci et de via d’Amelio ((Le 23 mai 1992, le juge Giovanni Falcone accompagné de son épouse et des hommes de son escorte, est victime d’un violent attentat sur la route qui le conduisait à l’aéroport de Palerme. Moins de deux mois plus tard (57 jours, pour être exact), c’est Paolo Borsellino et son escorte qui sont visés par une voiture chargée d’explosifs dans le parking, sous les fenêtres du domicile de la mère du juge, à qui il rendait visite régulièrement.)) ont été d’une telle violence – à la fois physique et émotionnelle – qu’ils ont agi comme un point de rupture net avec l’imaginaire mafieux, tel qu’il pouvait être perçu par les non-spécialistes ou, tout simplement, par ceux qui n’y étaient pas directement confrontés, démontrant ainsi de manière factuelle la violence et la cruauté dont sont capables les organisations criminelles.
Bien qu’il y en eût précédemment, il est évident que, après cette décennie, de plus en plus d’ouvrages et de productions artistiques ont vu le jour, nourris par une meilleure compréhension des systèmes mafieux et, surtout, par la volonté de témoigner des dommages causés ((Voir entre autres Federico Esposito et Charlotte Moge, « L’antimafia come strumento di memoria: nuove modalità del racconto criminale », in Mafie transmediali. Forme e generi del nuovo racconto criminale, Rubettino, Soveria Mannelli, 2021, p. 169-181.)). Au cours des années 2000, Antonio Franchini, Roberto Saviano, mais aussi Gaetano Savatteri ((Nous faisons respectivement référence à L’abusivo (Marsilio Editore, Venezia, 2001), à Gomorra (Mondadori, Milano, 2006) et à I ragazzi di Regalpetra (Melampo Editore, Milano, 2008).)), par exemple, ont fait paraître des ouvrages tout à fait inédits dans le panorama littéraire italien puisque, tout en offrant un cadre diégétique, ils se sont détachés de la fiction romanesque, pour partager avec leur lectorat des récits basés sur des faits réels et documentables.
Cet élan littéraire a conduit certains réalisateurs à s’emparer également du sujet et à élaborer des productions sérielles qui, tout en s’inscrivant dans le registre de la fiction, n’avaient plus rien à voir avec la vision esthétisante qu’avait construite l’imaginaire, celle d’une mafia régie par l’honneur, le sens d’une prétendue justice et, pire encore, par des valeurs morales et familiales. Parmi ces productions, deux séries majeures illustrent efficacement la poursuite, à l’écran, de cette déconstruction, ainsi qu’une forme de (re)modélisation véridictionnelle de la problématique mafieuse. La première est Gomorra – la serie, qui comporte 58 épisodes d’environ une heure, compartimentés en cinq saisons, diffusés en Italie entre mai 2014 et décembre 2021. La seconde est Suburra - la serie, la première production de série par Netflix Italia, qui est néanmoins plus courte que Gomorra, puisqu’elle ne comporte que 24 épisodes répartis en trois saisons, diffusés entre octobre 2017 et octobre 2020. Pour l’une comme pour l’autre, il est intéressant de souligner qu’il s’agit d’adaptations – à certains égards, très libres – d’œuvres littéraires éponymes ((La série Suburra est un remake, très souple, du film de Stefano Sollima (2015), lui-même librement adapté de l’œuvre du même nom co-écrit par Carlo Bonini et Giancarlo De Cataldo en 2013. Pour en savoir plus, voir Anne-Sophie Canto et Jean-Marc Rivière, « L’adaptation sérielle de Suburra ou la transmédialité comme apport d’un regard éthique sur la société contemporaine », Transcréation, volume 3, 2023.)).
Dans cette étude, nous analyserons comment ces deux séries déconstruisent la vision biaisée du modèle traditionnel et familial mafieux, puis nous étudierons le rôle essentiel qu’y joue l’esthétique visuelle, avant d’observer comment les réalisateurs parviennent à communiquer une vision réaliste des organisations criminelles en abordant la dimension éthique des protagonistes.
1. La déconstruction du concept de famille et de clan
Le lexique mafieux a subtilement joué sur la notion de famille en élargissant le concept même à ses affiliés qui, par des rites plus ou moins équivalents selon les organisations, marquaient de leur sang leur appartenance à un clan. Pour autant, il serait tout à fait erroné de considérer que cet emploi sémantique a été accompagné du partage des valeurs qui caractérisent la famille, au sens où nous l’entendons sur le plan sociologique. De fait, dans les organisations criminelles, l’idée de famille relève plutôt d’une métaphore de la prison où le respect, la loyauté et l’entraide ne sont conditionnés que par la peur de représailles en interne ou par l’intérêt individuel dans l’optique d’une ascension au sein de la hiérarchie établie. De manière encore plus cruelle, les membres d’une même famille sont tout à fait capables des pires atrocités – violences psychologiques et physiques, voire meurtres – envers celles et ceux qui pourraient constituer un obstacle à leurs objectifs.
Pour comprendre et mesurer l’ampleur de cette mécanique inique, il suffit de se référer à quelques exemples que l’on retrouve dans plusieurs épisodes des deux séries. Dans Gomorra, l’intrigue se noue autour de deux personnages principaux que sont Gennaro Savastano, surnommé Genny, le fils légitime du chef mafieux Pietro Savastano, et Ciro di Marzio, homme de main de ce dernier, qui, bien qu’il ne soit pas son fils, bénéficie de la confiance totale de son chef, au point même que don Pietro semble voir en lui un héritier potentiel. Pour autant, au fur et à mesure des épisodes, la relation entre Gennaro et Ciro se révèle bien plus complexe : plongé tantôt dans un rapport de maître à élève, tantôt dans la fraternité ou, à l’extrême opposé, dans l’affrontement démesuré, le spectateur peine à qualifier ce rapport qui ne cesse d’évoluer, allant d’un excès à l’autre. Ce schéma démontre combien, à l’intérieur d’un même clan, les rapports peuvent être fluctuants. Toutefois, la série est ponctuée de scènes odieuses où les actes deviennent éloquents et où toutes les barrières morales sont franchies. Ainsi, à la fin de la première saison ((Il s’agit de l’épisode 11, intitulé « Cento modi di uccidere » (traduit par « Tueurs nés », dans la version française).)), c’est Ciro lui-même qui, pour se venger, fait abattre froidement et en pleine rue, donna Imma, qui n’est autre que l’épouse de don Pietro et, donc, la mère de Gennaro. Cette scène, rapide et brutale, constitue l’un des premiers assassinats inattendus de la série : contrairement à l’usage dans les récits criminels, la victime est ici un personnage central et un membre fort du clan auquel appartient le commanditaire.
Si affreux que cela puisse paraître, la mort de donna Imma pourrait être justifiée, d’un point de vue éthique, par le fait qu’elle n’est pas une victime innocente et que, d’une certaine manière, Ciro rétablit une forme de justice en éliminant un personnage néfaste. Toutefois, ce premier degré de réflexion mérite d’être mis en balance avec l’attitude nonchalante de Ciro dans cette scène. Filmé de dos, celui-ci chemine en effet tranquillement sur le trottoir d’en face pour jouir d’un spectacle qui nourrit sa cruauté et renforce son désir de pouvoir.
L’impact émotionnel de cette scène-choc pour le spectateur n’est qu’un préambule à une autre scène qui, bien plus subtilement, démontre avec une efficacité redoutable combien le code d’honneur assimilé aux agissements mafieux n’est qu’une facétie. En effet, au début de la seconde saison ((Il s’agit du premier épisode de la seconde saison intitulé « Vita mia » (traduit par « À vif » dans la version française).)), l’étau se resserre autour de Ciro, qui ne parvient plus à contenir la colère de son épouse Deborah face à l’engrenage criminel dans lequel il est pris. Tandis qu’elle l’enjoint à renoncer et à s’enfuir, il maintient fermement ses positions. S’en suit une violente dispute conjugale où, acculée et désespérée, Deborah envisage de dénoncer Ciro aux autorités. Sa réaction est sans appel : dans un accès de colère, il l’étrangle de ses mains. Ce féminicide illustre métaphoriquement qu’aucun lien sentimental ou moral ne peut faire rempart à l’obsession maladive de personnages qui ne peuvent envisager d’être entravés, quel qu’en soit le coût. Là encore, l’idée selon laquelle les femmes seraient épargnées s’effondre brutalement. D’ailleurs, la série se permet d’aller encore plus loin dans ce registre puisque, dans le dernier épisode ((Il s’agit de l’épisode 12 de la seconde saison, intitulé « La fine del giorno » (traduit par « Le prix du sang » dans la version française »). )) de cette même saison, une autre victime innocente est sauvagement abattue. Cette fois, et pour des raisons évidentes, la scène est opaque : Malammore, plus fidèle allié de Pietro Savastano qui voit en Ciro un ennemi puissant, s’engage dans une fusillade qui conduit à la mort de l’escorte de Maria Rita, une fillette d’une dizaine d’années. Or, celle-ci est précisément la fille de Ciro. À la fin de la séquence, d’autres bruits d’impacts viennent transpercer le silence : la camorra n’épargne pas non plus les enfants.
Dès les premiers épisodes de Suburra, le modèle de la famille est immédiatement mis à mal. En effet, les deux personnages centraux, Aureliano Adami et Alberto Anacleti sont, l’un comme l’autre, méprisés et délégitimés au sein de leur propre clan. Le premier est écarté en raison de son comportement instable mais, surtout, parce que la présence écrasante de sa sœur, qui sait habilement conduire les affaires familiales, fait d’elle l’héritière parfaite dans le regard de leur père, Tullio. Le schéma d’Alberto, surnommé Spadino, illustre le modèle de la famille gitane conçue comme un système hiérarchique où l’ensemble de la communauté répond avec obéissance – voire soumission – aux ordres donnés par Adelaide, qui fait office de cheffe de clan, au même titre que Tullio Adami. Si l’on ne peut reprocher sa dimension patriarcale à la famille Anacleti, il est clair qu’Adelaide ne transige jamais sur les traditions et sur ses exigences envers ses deux fils, Manfredi, l’aîné qui la seconde, et Spadino, le cadet qui n’a d'autre alternative que de se soumettre. Ces modèles tout à la fois oppressants et dysfonctionnels balaient totalement la conception idéalisée de la famille mafieuse. D’un point de vue narratif, ce sont les éléments déclencheurs d’une volonté d’émancipation des deux personnages. Ainsi, Aureliano et Spadino font tous les deux le choix (difficile, mais littéralement essentiel) de fuir un univers familier au profit de leur liberté individuelle.
Cette émancipation, reflet du rejet familial, s’accompagne néanmoins d’un nécessaire revers de médaille : pour être libres, ils doivent être tout aussi puissants que ceux dont ils s’éloignent – puissants au point même de les affronter et de les destituer. Pour cela, Aureliano et Spadino vont commettre une série de méfaits et de crimes. Visuellement moins sombre et moins violente que Gomorra, la série comporte toutefois des scènes qui prouvent de manière cruelle le degré de détermination des personnages. À titre d’exemple, nous pouvons citer une séquence qui se déroule dans la troisième saison où, Amedeo Cinaglia, homme politique corrompu et meurtrier, est enfermé un long moment dans le sauna de son luxueux appartement par les deux acolytes qui, par la torture, tentent d’obtenir un accord à la fois stratégique et financier.
Il est enfin intéressant de remarquer que, dans les deux séries, le père de famille – et donc le chef du clan mafieux – est assassiné par un allié du fils légitime et que, dans les deux cas, cet acte ne crée pas de vengeance sanglante comme on pourrait s’y attendre. Ainsi, Pietro Savastano est tué d’une balle dans la tête par Ciro et Tullio Adami par Gabriele, dit Lele, fils d’un policier de Rome et étonnant compagnon de route d’Aureliano et Spadino. Dans les deux cas, Gennaro et Aureliano n’appliquent pas la loi du Talion et en viennent à pardonner aux meurtriers. Dans l’univers criminel où le moindre affront donne aisément lieu à un bain de sang, cette attitude témoigne de la fragilité des rapports familiaux dès lors qu’ils ne sont qu’entraves. L’obéissance n’est plus aveugle et la famille n’est plus un concept central. C’est désormais l’individu qui, à travers son prisme et malgré les difficultés, cherche à tirer son épingle du jeu. Gomorra et Suburra renversent donc totalement ce que Le Parrain avait érigé en modèle absolu et inébranlable.
2. Une vision réaliste à travers l’esthétisme et l’éthique
La série Gomorra a pour décor principal les Vele de Scampia, ces immenses bâtiments délabrés qui, construits à la hâte à partir des années 1960, sont devenus un symbole du lien manifeste entre l’extrême pauvreté, le manque d’entretien par les services de l’État et l’enracinement camorriste. Encore récemment, en juillet 2024, l’effondrement d’une coursive intérieure a engendré un lourd bilan : deux morts, treize blessés et près de 800 personnes évacuées. La popularité de la série Gomorra, qui a indéniablement participé à mettre en lumière les conditions de vie misérables de ses occupants, ainsi que ce regrettable incident ont conduit à une réaction de la part de l’État, qui a amorcé la démolition d’une des tours ((Trois autres tours, sur les sept, ont été également détruites par la suite.)). Ainsi, il apparaît nettement que le choix artistique de prendre le Vele comme toile de fond témoigne d’une volonté de réalisme poussé à l’extrême.
Il en va de même pour Suburra où, la plupart du temps, les personnages évoluent dans des environnements dégradés qui ne reflètent en rien le luxe et le succès auxquels ils aspirent. Qu’il s’agisse du camp gitan de Spadino ou du refuge d’Aureliano à Ostia, le dénuement et la pauvreté sautent aux yeux du spectateur. À l’inverse, dans les deux séries, le faste des décors se limite aux résidences des seuls chefs de clan ((En ce qui concerne la maison de Savastano, le tournage a d’ailleurs eu lieu dans un bien confisqué à la Camorra.)) et des hommes politiques corrompus, quand il ne s’agit pas tout bonnement de l’appartement privé d’un membre du Vatican, prêt à toutes les compromissions pour obtenir à son tour une position privilégiée. Ainsi, dans Gomorra comme dans Suburra, les réalisateurs communiquent implicitement que le quotidien de ces criminels est loin de l’image fantasmée du luxe exubérant et obscène qu’affiche une petite minorité.
Le choix d’un esthétisme réaliste se lit également dans les tenues vestimentaires des personnages qui, même dans la fiction, sont un marqueur à la fois social et identitaire. Dans Gomorra, Ciro est ainsi celui qui évolue le moins de ce point de vue : crâne rasé, vêtements sombres et veste en cuir, pendant cinq saisons. Genny, quant à lui, franchit les étapes de la maturité en passant du jogging de la première saison à une tenue soignée quand il se réapproprie le pouvoir, pour finir en costume quand il se lance dans l’entreprenariat. L’habit fait donc le moine, même dans la camorra.
Dans Suburra, les mêmes mécanismes opèrent, à quelques nuances près : Aureliano marque sa rébellion d’un changement radical : de jeune homme ordinaire, il se transforme littéralement en bandit moderne, avec cheveux décolorés, tatouages ostentatoires et veste en cuir. À ce stade, il s’agit pour lui de prouver, d’un simple coup d’œil, toute la virilité et la hargne qui l’animent. Pour finir, Spadino troque ses accoutrements juvéniles pour des costumes flamboyants, considérant qu’élégance rime avec exubérance suite à la naissance de son enfant. Qu’il s’agisse là d’une touche de fantaisie ou d’un référentiel particulier, toujours est-il qu’en devenant père Spadino peut prétendre de nouveau à la succession d’Adelaide et retrouve une forme de légitimité au sein du clan qui, dès lors, le pense revenu aux valeurs traditionnelles. Pour autant, ces gradations symboliques ne doivent pas nous induire en erreur. La plupart du temps, les personnages vivent dans des conditions peu enviables et, surtout, ils meurent bien loin des fantasmes de gloire qu’ils ont nourris. Cela nous montre que les réalisateurs ont tenu, dans les moindres détails, à témoigner de l’immense mirage d’argent facile et de pouvoir qui, chaque jour, continue de faire rêver les jeunes issus des quartiers défavorisés de ces régions. En somme, si le luxe existe, il est éphémère et se paie très cher.
Si l’esthétisme s’inscrit dans une volonté de réalisme, il est important de comprendre que le message visuel – et même sonore, puisque les bandes-son utilisées sont des morceaux modernes, particulièrement ceux qui relèvent de la neomelodica, largement écoutés dans ces quartiers – est en adéquation parfaite avec l’objectif même de la narration. En effet, les constats que nous avons formulés sur les décors et les costumes ne sont que l’expression immédiate d’une démonstration qui se développe au fur et à mesure des épisodes. C’est précisément ce point de convergence entre le fond et la forme qui fait de Gomorra et de Suburra d’excellents exemples de la déconstruction du mythe mafieux.
Dans ces productions, le réalisme n’est pas seulement un choix artistique, il est un positionnement social face à une problématique qui, malgré les tentatives gouvernementales, ne cesse de progresser. Quelle que soit sa provenance d’origine, chaque organisation criminelle d’Italie a noué des liens avec d’autres organisations, souvent même à l’étranger. Et, à échelle locale, elles continuent toutes de faire grossir leurs rangs en recrutant des adolescents de plus en plus jeunes, pour qui le déterminisme social n’offre que peu d’alternatives. La défaillance de l’État italien à endiguer la pauvreté de certaines zones méridionales et la nécessité pour les organisations criminelles de déployer leur présence sur un maximum de territoires en utilisant sans scrupule ces « petites mains » conduisent à des situations dramatiques qui, actuellement, donnent un tout autre visage des mafias.
Si les protagonistes des deux séries étudiées ne sont plus des adolescents, ils illustrent pourtant tout à fait la lourde question éthique à laquelle nous sommes confrontés lorsque nous traitons du crime organisé. En effet, dans ce domaine peut-être encore plus qu’ailleurs, rien n’est manichéen. C’est à cet exercice difficile que nous devons nous plier pour réellement comprendre le phénomène mafieux et espérer, à l’avenir, trouver les solutions pour l’éradiquer.
Dans cette perspective, les réalisateurs de Gomorra et de Suburra accordent une importance fondamentale à l’éthique ((Sur la pertinence du terme « éthique » dans ce contexte, voir Anne-Sophie Canto et Jean-Marc Rivière, « L’adaptation sérielle de Suburra, ou la transmédialité comme apport d’un regard éthique sur la société », op. cit. )) des personnages. Si l’on a reproché à Saviano de faire indirectement du prosélytisme à travers cette série, c’est précisément parce que le message est subtil et qu’il nécessite, de la part du spectateur, de se contraindre à ne pas glisser dans la fascination de l’anti-héros au-dessus des lois (puisque, de toute façon, cela finit toujours très mal) et, dans un second temps, d’éviter à tout prix de juger ces personnages uniquement au prisme de notre propre vision. Cela ne signifie aucunement que leurs actes ne sont pas répréhensibles. Parfois, ils sont mêmes atroces et difficilement pardonnables (à considérer qu’ils puissent l’être). Mais quel spectateur n’a pas éprouvé d’empathie, voire de sympathie, pour Ciro, Genny, Aureliano ou Spadino ? Le nœud du problème est bien là : ces personnages, par moments, suscitent des émotions qui vont à l’inverse de ce que la morale devrait dicter.
D’ailleurs, dans les deux séries, les duos d’hommes sont soudés par un sentiment de fraternité poussé à l’extrême, si bien que, lorsque la vie de l’un est en danger, l’autre est prêt à se sacrifier. Cette dévotion totale force l’admiration et génère une forme de perplexité : comment un homme peut-il abattre quelqu’un froidement et, l’instant d’après, se sacrifier pour un autre ? L’ingéniosité des réalisateurs est d’avoir su représenter à l’écran le fait que les « méchants », s’il fallait impérativement s’inscrire dans une vision simpliste, ne sont pas ceux à qui l’on pense de prime abord. Pour illustrer ce propos, il suffit de confronter nos quatre protagonistes avec les banquiers, les avocats et les hommes politiques avec lesquels ils entrent en affaire. Lesquels d’entre eux ont véritablement eu le choix d’une vie ordinaire ? Lesquels ont, par soif de pouvoir, choisi de dévier d’un chemin qui, pourtant, était déjà confortable ?
Le personnage d’Amedeo Cinaglia dans Suburra est l’illustration parfaite de notre démonstration. Honnête fonctionnaire de la mairie de Rome, il glisse progressivement vers la corruption, largement influencé par le Samouraï – dont le discours de l’épisode 2 de la première saison, qui s’articule autour de l’historique du quartier de la Suburra, exprime très bien la boucle continuelle de la corruption qui, de siècle en siècle, se reproduit. Cinaglia touche du doigt le pouvoir et, avide de grimper les échelons, piétine les valeurs morales qu’il défendait farouchement au début de la série. Pire encore, lorsqu’il comprend que son épouse pourrait le dénoncer, il n’hésite pas, lui non plus, à s’en débarrasser brutalement.
Conclusion
Pour conclure, ces deux séries offrent un regard nouveau sur la manière dont les mafias ont évolué ces dernières années et, presque à la manière d’un reportage fictionnalisé, elles mettent en scène des personnages qui pourraient tout à fait exister. Notons, d’ailleurs, que les tenues ou les coupes de cheveux des personnages ont eu un effet de mode dans les banlieues napolitaines : c’est dire à la fois le degré d’identification par ces jeunes et, malheureusement, la déplorable mécompréhension du message délivré. Le manque d’éducation et d’esprit critique renforcés par l’éclat du miroir aux alouettes mafieux condamnent bon nombre de jeunes évoluant dans ces quartiers gangrénés.
En outre, dans leur univers, dans leur monde ordinaire, la violence est omniprésente, qu’elle soit exercée ou subie. L’existence est conçue comme une succession de drames, de deuils et de mises en danger si fréquentes que la valeur de la vie humaine n’a même plus le poids que lui confère le référentiel commun. Ces concepts sociologiques et, à certains égards, philosophiques – voire anthropologiques –, sont infiniment complexes et méritent que nous regardions ces séries non pas comme de simples objets de divertissement, mais comme de potentiels transcripteurs d’une réalité qui, par moments, rejoint la fiction.
Dans cette perspective, il est évident qu’un tel niveau de réalisme, qui se reflète dans les moindres détails, a pour but de rendre compte du drame qui se joue dans ces régions. Ces séries n’ont pas la légèreté de la plupart des autres programmes proposés sur les diverses plateformes de diffusion. En faisant ce choix artistique, les réalisateurs témoignent d’une forme d’engagement qui vise à déconstruire l’imaginaire collectif erroné pour que, sans même y être confrontés quotidiennement, le spectateur puisse prendre la mesure du phénomène mafieux dans son ensemble, des dealers adolescents jusqu’aux hauts-fonctionnaires corrompus.
Notes
Pour citer cette ressource :
Anne-Sophie Canto, Déconstruire l’imaginaire mafieux : les séries Gomorra et Suburra, La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), décembre 2025. Consulté le 01/12/2025. URL: https://cle.ens-lyon.fr/italien/arts/cinema/deconstruire-l-imaginaire-mafieux-les-series-gomorra-et-suburra


Activer le mode zen