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Les liens entre peinture et image filmique dans « La Balia » de Marco Bellocchio (1999)

Par Aline Rambert : Doctorante et enseignante - Université Paris Nanterre
Publié par Alison Carton-Kozak le 17/04/2025

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En 1999, le cinéaste italien Marco Bellocchio réalise une libre adaptation de la nouvelle de Pirandello ((La Balia)) (1903), avec Maya Sansa dans le rôle-titre, ainsi que Fabrizio Bentivoglio (le professeur Mori) et Valeria Bruni Tedeschi (Vittoria, son épouse). À Rome, au début du XXe siècle, après la naissance de leur enfant, le couple Mori engage une nourrice de la campagne, qui est contrainte d’abandonner son propre enfant. Le film est nourri de références picturales et cet article se propose d’explorer les liens qu’il entretient avec certains tableaux. Nous verrons que ces liens mettent en lumière la circulation des forces vives dans le film et permettent une régénérescence des corps, du corps social et du corps filmique, tout en rendant possible un regard renouvelé sur le travail des peintres.

Affiche du film La Balia, de Marco Bellocchio (1999)

Introduction

 « J’ai rêvé de mon film se faisant au fur et à mesure sous le regard, comme une toile de peintre éternellement fraîche », écrit Robert Bresson dans Notes sur le cinématographe (1975, 125), mettant ainsi en évidence un paradoxe : non seulement la toile peinte ne peut rester « éternellement fraîche », mais l’artiste peintre utilise la matière fraîche justement pour que le regardeur la voie sèche. C’est la matérialité-même de la toile sur laquelle l’artiste projette ses pigments que nous découvrons toujours alors qu’elle entame déjà son processus de vieillissement. La matérialité de la toile fascine Bresson comme elle fascine Marco Bellocchio, qui fut peintre dans sa jeunesse et continue de pratiquer l’art du dessin, notamment à travers la réalisation de storyboards dont la richesse nous permet de comprendre beaucoup sur l’artiste au travail. L’ouverture de La Balia installe chez le spectateur une idée que l’on retrouve ailleurs dans l’œuvre, mais qui n’apparait peut-être jamais aussi puissamment qu’ici : la référence picturale peut venir éclairer l’image cinématographique. Icône de la critique de cinéma, André Bazin, dans Qu’est-ce que le cinéma ? (1958, 187-192), sonde la relation du septième art à la peinture. Avec ses réflexions sur un « cinéma impur », Bazin nous guide encore aujourd’hui dans la lecture de l’image cinématographique en tant qu’elle se nourrit de la matérialité de la peinture. Pour ce penseur, alors en désaccord avec de nombreux autres critiques, « [l]e cinéma ne vient pas "servir" ou trahir la peinture, mais lui ajouter une manière d’être. » (1959,191). Le corps filmique se nourrit des œuvres picturales. Mais quelle « manière d’être » les choix de mise en scène de Bellocchio ajoutent-ils aux œuvres citées par le film ?

1. De la peinture dans l’image cinématographique

1.1 Millet et Pellizza da Volpedo

La Balia s’ouvre avec plusieurs plans, entrecoupés par un générique défilant de manière classique sur fond noir. Ces brefs plans-séquences semblent proposer au film plusieurs registres d’images, comme si le film hésitait entre trois commencements différents. Dès lors que nous reconnaissons dans l’image des citations picturales, nous comprenons que nous avons affaire à un film dont la sémiosis se joue à plusieurs niveaux. C’est seulement après ces plans d’exposition que le film s’installe véritablement dans le lieu où va se développer la narration. Dans ce cas, quel sens donner à ces plans, qui sont autant de moments suspendus, de stases avant-même que ne débute l’action principale ? Le journaliste et actuel directeur de la Cinémathèque française, Frédéric Bonnaud, a l’intuition de la « tenue » que la référence picturale va conférer au film, mais sans développer les implications contenues dans cette soudaine advenue de la peinture au sein de l’image cinématographique :

Dès les premiers plans, on sent que ce film va avoir de la tenue […]. De la première séquence avec les femmes dans les champs, discrète référence à Millet, à la visite du docteur à son patient, dans une demeure baignée d’un clair-obscur bourgeois, le film commence par tracer son axe stylistique tout en délimitant son sujet profond. (30 novembre 1998, lesinrocks.com)


La Balia, Marco Bellocchio (1999) - 01:09

Cette référence au peintre de Barbizon nous semble particulièrement convaincante. Toutefois, loin de se contenter d’une « discrète référence à Millet », l’ouverture du film nous propose de façon manifeste le recours à la peinture. Par l’usage prolongé de l’immobilité tout d’abord. Un plan fixe révèle le personnage d’Annetta, assise un peu à l’écart d’un groupe de paysannes, ses congénères. Elle est presque entièrement immobile, créant l’illusion de la photographie. Seul son bâton effectue de légers cercles (et nous pouvons y voir les prémisses d’une mise en mouvement de cette femme, et notamment sa capacité future à utiliser la plume et l’encrier, ce qui sera un des enjeux du film). Le tableau de Millet auquel nous pensons en premier lieu est Bergère assise, huile sur toile de 1852, conservée à l’Institute of Art de Minneapolis. La bergère de Millet nous fait face quand nous découvrons la jeune femme interprétée par Maya Sansa de profil. Le jeu des différences s’avère bien évidemment peu opérant, il n’en reste pas moins que la ressemblance dans la silhouette conférée à Annetta par sa capeline brune ne peut être fortuite. Deux autres tableaux de Millet, conservés au musée d’Orsay, ont possiblement influencé Bellocchio dans la représentation de sa paysanne : Bergère avec son troupeau (vers 1863) et bien sûr L’Angélus (1857-1859). 


Jean-François Millet, Bergère avec son troupeau, vers 1863. Huile sur toile, Musée d’Orsay.
Source : Wikimedia Commons, Domaine public.

Ainsi pouvons-nous croire à la représentation d’un monde immuable, celui des paysannes, grâce à l’immobilité et l’expression pensive, typiques du maître de l’école de Barbizon. La mélancolie du soleil couchant et de la fin d’une journée de labeur n’est pas sans évoquer l’harmonie et l’atmosphère de calme sérénité qui enveloppent les personnages de Millet. Sa bergère tricote, le regard baissé vers son ouvrage, tout comme Annetta observe les mouvements circulaires de son bâton. Pendant ces quelques secondes de suspens, la scène est donc paisible et séduit le spectateur comme une idylle champêtre. En soulignant l’attitude de la jeune femme, la lumière nous donne à voir un archétype. Le rythme ternaire des cloches que nous entendons, sans pouvoir comprendre si elles appartiennent ou non à la diégèse du film, achève la citation et en appelle directement à L’Angélus. Les équivalences visuelles existent entre les deux artistes. Peut-on pour autant parler d’enjeux communs entre cette scène bellocchienne et le peintre auquel il est explicitement fait référence ? L’évocation de la misère de ces paysannes n’est pas encore là, et pourtant quelque chose va se mettre en mouvement, qui a plus à voir avec la conquête qu’avec la simplicité des rythmes immuables du monde paysan fixés sur la toile par Millet plus que par nul autre.

Une autre représentation se substitue imperceptiblement à la pastorale. À l’intérieur du plan séquence l’actrice se lève, laissant ainsi découvrir sa grossesse au spectateur. À la faveur d’un quart de tour nous la voyons ensuite de face, en train de tranquillement rejoindre ses compagnes travailleuses des champs. La bergère devient alors prolétaire : ce simple déplacement dans le champ fait d’elle une protagoniste parmi d’autres femmes prêtes à entrer dans l’Histoire.


La Balia, Marco Bellocchio (1999) - 01:32

Ces travailleuses sont de toute évidence éreintées par leur journée de travail ; cependant la représentation frontale de ces femmes les rend actrices de leur vie et nous transporte dans l’univers pictural de Pellizza da Volpedo, icône de l’art réaliste italien du XIXe siècle. Fils de paysans comme Millet, celui-ci termine son Quarto Stato, auquel il consacre dix ans de sa vie, en 1901, deux ans avant la parution de La Balia par Luigi Pirandello. L’adaptation par Bellocchio du texte de Pirandello est précisément sous-tendue par ces questionnements, auquel Pirandello et Pellizza da Volpedo répondent de manière radicalement différente : la bourgeoisie, grande bénéficiaire des conquêtes de la révolution, continuera-t-elle d’écraser le peuple au XXe siècle ? Pouvait-il en être autrement ? Entre l’avenir radieux entrevu par Pellizza da Volpedo et la terrible défaite infligée au personnage d’Annicchia par le pessimisme de Pirandello, Bellocchio dessine les contours de personnages qui en entrant dans l’Histoire vont devenir acteurs de leur destin. Le corps de l'actrice Maya Sansa dans le premier plan-séquence de La Balia est le dépositaire de l’espoir des travailleuses.


Giuseppe Pellizza da Volpedo, Il quarto stato, 1901. Huile sur toile, Galleria d'Arte Moderna di Milano, Milano.
Source : Wikimedia Commons, Domaine public.

La jeune Annetta, enceinte et à peine en mouvement, n’est pas encore la jeune femme du tableau, qui annonce les foules militantes du XXe siècle. Sa prise de conscience n’est encore qu’embryonnaire, l’enfant qu’elle porte est encore un fœtus mais ne va pas tarder à devenir central dans le récit. Bellocchio cinéaste du corps, en nous donnant à voir, dans un plan-séquence de quelques secondes, le corps vivant d’une femme enceinte effectuer un quart de rotation et se mettre à marcher au son de l’angélus, éclaire une bonne partie des enjeux sociaux du tournant du XXe siècle.

1.2 Usage renaissant du profil

Après le générique intervient une autre référence explicite aux grands maîtres de la peinture. Nous sommes cette fois dans un intérieur de la bourgeoisie romaine du début de siècle. Deux hommes se trouvent dans une chambre, et nous sommes immédiatement frappés par plusieurs choix de mise en scène. C’est à une certaine modalité de la peinture renaissante que se réfère le plan qui présente les deux protagonistes : l’usage du profil. Le profil de chacun des deux hommes, que le spectateur découvre pour la première fois, est sur-cadré et se découpe des deux côtés du plan. Tous deux se font face, exactement à la manière du Double portrait des ducs d’Urbino, achevé par Piero della Francesca en 1475. 


Piero della Francesca, Double Portrait des ducs d’Urbino, 1473-1475. Huile sur bois, Florence, Galerie des Offices. 
Source : Wikimedia Commons, Domaine public.

Le portrait de profil est courant dans l’Italie des XIVe et XVe siècles. Bellocchio s’adosse habilement à ce langage visuel extrêmement reconnaissable et codifié, légèrement déconcertant au cinéma (en effet l’écriture classique hollywoodienne a habitué notre œil au champ-contrechamp, façon de faire se succéder deux plans correspondant à deux champs de vision opposée, comme si la caméra, après le premier plan, pivotait à 180 degrés), pour situer le corps de ses personnages dans le processus historique en cours. En effet, héritée de la numismatique antique qui visait à glorifier la dignité intemporelle des empereurs, la tradition du profil est une façon, à la Renaissance aussi, d’affirmer autorité, pouvoir et dignité du sujet sans distraire le spectateur par une expression particulière ou anecdotique du visage. Ce choix du cinéaste ne peut être qu’une déclaration artistique consciente. En construisant cette image, indissociable de l’art du cadre et du décor, il présente deux hommes issus d’une classe qui semble ignorer le temps. Tous deux n’appartiennent pas à un milieu, comme Annetta dans son champ rejoignant ses compagnes, mais sont situés dans un décor. Ce décor, en arrière-plan, est constitué de l’ouverture sur le jardin caractéristique des palais de la Renaissance. Comme si à ce moment de l’histoire ces hommes se croyaient inamovibles et étaient sourds et aveugles au train en marche de l’Histoire qu’allaient peut-être prendre les ouvriers et paysans : en surplomb de l’Histoire et trop occupés à se contempler eux-mêmes. Dans cette scène, l’usage du dialogue doit attirer notre attention. Le spectateur entend la conversation entre les deux hommes immédiatement après le générique du début, lorsque l’écran est encore noir. Ils sont en revanche, pour quelques secondes, parfaitement muets et immobiles lorsqu’ils apparaissent à l’écran.

Le contraste avec Annetta en mouvement, enceinte et incarnée, est renforcé par l’effet déréalisant de ce procédé. Les deux hommes semblent littéralement en dehors de leur corps. De quoi est-il question dans leur brève conversation ? De corps et de mouvement, précisément. 


La Balia, Marco Bellocchio (1999) - 03:21

« La vostra solitudine vi porterà alla rovina ; anche fisica. Eppure siete intelligente, colto, acuto osservatore. E perché non vi sforzate, più modestamente, di scendere in cortile ? O meno ancora: uscire da questa stanza. O anche solo d’impugnare la maniglia di quella porta… » dit le psychiatre à son patient. Il l’exhorte à s’incarner et à mettre son corps en mouvement : à cesser de se contenter d’observer l’agitation du monde, en somme. Le personnage de Mori, médecin en hôpital psychiatrique passe, quant à lui, son temps à franchir des seuils. Sa position est celle d’un intermédiaire qui verra sa vie bouleversée au cours du film. Il sera au contact direct du changement et son conseil au patient reclus semble prémonitoire. Il faut changer sous peine de disparaître mais le patient est inconscient de cette nécessité. Lorsque Mori quitte l’espace du reclus pour trouver, de l’autre côté de la porte, sa vieille mère et d’autres parents inquiets, le dialogue qui s’engage est sans appel : 

- La mère : « Non avete notato un cambiamento? »
- Mori : « No, è sempre lo stesso ».

Bellocchio place donc au cœur de son film le mouvement et le renouveau contre l’immobilité. De cela découle que certains corps ont de la substance quand d’autres en manquent et de ce fait apparaissent à l’écran comme dévitalisés.

1.3 Un sinistre et interminable engourdissement

L’apparition du personnage de Vittoria, épouse de Mori, est à ce titre exemplaire. On observe le même profil que pour le riche patient, et là encore le cinéaste travaille le motif de l’immobilité. Maître de cet art emblématique du mouvement qu’est le cinéma, Bellocchio parsème son œuvre, du premier au dernier long métrage, d’arrêts sur image, réels ou mimés. Dans son ouvrage Le cinéma est un art, Rudolf Arnheim décrit l’impression d’étrangeté que produit la fixité au cinéma. L’image fixe au sein du film induit chez le spectateur l’effet d’« un sinistre et interminable engourdissement» (Arnheim, 1989). L’étrangeté est en effet au centre de l’image bellocchienne au moment de l’apparition des deux hommes.

L’image fixe au milieu d’un film projeté produit un effet très curieux et, tandis que l’écoulement temporel, qui caractérise les plans mobiles, est désormais transmis aux images figées qui ont été insérées entre ces cadres, s’en dégage un raidissement étrange et persistant. (Arnheim, 1989)

Si l’analyse d’Arnheim s’applique à l’image photographique que l’on insère entre les images en mouvement, on retrouve toutefois cette étrangeté dans l’immobilité des personnages, qui donnent pour quelques secondes l’illusion de l’image photographique. Filmée immobile et non photographiée, l’image, en créant un hiatus entre l’immobilité de l’objet et la durée du film, fait naître une tension et crée le malaise. Cet engourdissement est bel et bien « étrange », « sinistre » ; et c’est ainsi que nous apparait Vittoria. L’imbrication entre le fixe et l’animé s’avère féconde pour comprendre ce personnage. Pâle et inerte, elle s’inscrit dans un cercle formé par trois vieilles femmes, toutes en train de broder une pièce du trousseau de l’enfant que porte Vittoria. 


La Balia, Marco Bellocchio (1999) - 06:20

Nous retrouvons ici la figure du face à face. Pourtant la situation de ces femmes est bien différente de celle des hommes précédemment décrite. Comme le fait remarquer Gianni Canova dans Segnocinema (1999, 37-38), dans ce film les femmes sont présentées comme étant insérées à l’intérieur de groupes, quand les hommes, d’emblée, nous sont montrés comme des individualités. Littéralement sourdes au fracas du monde (à l’extérieur de la maison, dans les rues de Rome, la révolte gronde et le peuple brandit les drapeaux rouges), ces femmes fonctionnent selon un rapport spéculaire qui souligne la dévitalisation de Vittoria. En bref, Annetta se lève pour rejoindre la ligne, Vittoria, élégante et absente à elle-même, se dévitalise dans le cercle. Le thème de la naissance est inscrit au cœur de l’image et il parait d’ores et déjà évident que Vittoria doit sortir du cercle, naître à elle-même pour entrer dans l’Histoire comme s’apprête à le faire Annetta.  

1.4 Le Caravage

Penchons-nous à présent sur une autre citation picturale, qui intervient elle aussi dès les premières minutes du film. Bellocchio, qui n’a jamais caché son admiration pour les peintres, du XVIIe en général et du clair-obscur en particulier, compose dans les premières minutes du film un plan qui a sans nul doute beaucoup à voir avec l’héritage du Caravage. Mori vient de quitter la chambre de son patient, il est confronté à ses parents, figés derrière la porte. Un rai de lumière apparu avec la porte entrouverte, disparait bien vite, plongeant les personnages dans une obscurité presque totale, ne laissant deviner au spectateur qu’une source de lumière latérale, à droite et hors-champ.


La Balia, Marco Bellocchio (1999) - 03:54

L’œuvre du Caravage, « coup de tonnerre dans l’Europe des arts » qui a « adossé ses figures lumineuses aux ombres de la nuit » (Jean de Loisy, L’art et la matière, émission de France Culture diffusée le 23 septembre 2018), a parfois été comparée par ses exégètes au travail d’un cinéaste en ce qu’il réussit à capter le moment paroxystique de l’action, celui où l’ombre, qui semble préexister sur la toile, est déchirée par la lumière. Dans son œuvre imprégnée de spiritualité et du sens de la faute, la lumière, éclairant violemment certains personnages, signifie toujours la grâce. Ce concept n’éclaire pas une lecture politique du film.

Pour autant, cette vision caravagesque fugace souligne que le passage de l’ombre à la lumière, grand motif également du cinéma expressionniste et autre passion de Bellocchio, est un des enjeux esthétiques de La Balia, qui construit une dialectique entre personnages de l’ombre et personnages de la lumière, entre personnages des espaces clos et personnages des espaces ouverts. Le film est hanté par deux thèmes éminemment caravagesques : le déchirement de la nuit par le jour et la régénérescence. Des rayons de lumière vont percer les ténèbres et créer le mouvement dans le film, comme la lumière qui vient frapper Lévi assis à la table des publicains dans le tableau La Vocation de Saint Matthieu du Caravage : selon la tradition, Lévi, avant de se lever pour répondre à l’appel du Christ et devenir Matthieu, était collecteur d’impôt pour le compte de Rome et appartenait de ce fait à une fraction de la population haïe par les juifs de Palestine. En effet, dans son célèbre tableau de l’église Saint-Louis des Français à Rome, Le Caravage répond à la commande de Mathieu Cointrel lui demandant d’illustrer un des versets les plus courts des Évangiles, quelques mots fulgurants sur ce qu’est le mouvement : « Il lui dit "suis-moi". L’homme se leva et le suivit. » (Matthieu 9, 9-13). Mouvement et lumière sont indissociablement liés, comme chez Bellocchio.


La Vocation de Saint Matthieu, Le Caravage, 1599. Huile sur toile, Église Saint-Louis des Français, Rome. 
Source : Wikimedia Commons, Domaine public.

2. Régénérescence du corps filmique, renouveau du regard sur l’œuvre picturale

Figures pâles, élégantes et dévitalisées, le patient et Vittoria peuvent être considérés comme de lointains échos de la figure du vampire, chère à Marco Bellocchio. Mais de la créature d’épouvante dont les caractéristiques ont été définitivement fixées à la fin du XIXe siècle par le roman de Bram Stoker, sous les traits du comte Dracula, il n’est jamais question dans La Balia. Au-delà de l’argument, qui à lui seul pourrait suffire à convoquer la figure du vampire (un médecin fait venir en ville une jeune mère de la campagne romaine afin d’allaiter son enfant, la contraignant à abandonner son propre nourrisson), il est intéressant de rechercher dans la mise en scène-même les traces de cette idée. Une fraction du corps social, mise en scène par le truchement des corps, a besoin pour survivre de se nourrir des forces vives de la société, représentées dans le film par des jeunes femmes du peuple dont les choix de mise en scène de l’auteur ne font que souligner la vitalité. Quels sont ces choix esthétiques, et comment permettent-ils, en revitalisant tout le corps social, de revitaliser le corps-même du film, et par là même, de voir d’un regard nouveau la peinture ?

Ennio Mori et sa femme Vittoria, à la tombée de la nuit.   
La Balia, Marco Bellocchio (1999) - 56:54

Annetta.
La Balia
, Marco Bellocchio (1999) - 05:13

Les différentes occurrences du rayon de soleil venant opportunément éclairer le visage plein et juvénile de Maya Sansa (actrice alors âgée de 24 ans dont c’était le premier rôle au cinéma) parcourent le film et fonctionnent comme des signes : il s’agit de l’image même de la vigueur, celle que recherchent les autres personnages aux yeux desquels elle est tellement désirable, dans un but, que l’on entrevoit dès les premières images du film, de survie et de régénérescence. Il n’est pas anodin que Mori, dans une séquence terrible où des dizaines de jeunes femmes récemment accouchées et poussées par la misère, offrent leur poitrine gonflée de lait à son regard, y prête à peine attention. En effet son regard, quelques scènes auparavant, avait été comme aimanté par le visage illuminé d’Annetta et son choix était fait d’avance : c’est cette femme inondée de soleil qui devait nourrir et fortifier son fils. Cette scène est la première où Mori et Annetta apparaissent ensemble dans le champ ; pour autant il ne s’agit pas d’une rencontre : elle ne le voit pas, ou furtivement, mais Mori l’observe, fasciné, depuis le compartiment de son train qui le ramène depuis chez son patient jusqu’au centre de Rome. Elle surgit à l’écran, sur-cadrée par la fenêtre de bois ; il est déjà dans la position du voyeur, comme il le sera devant les poitrines nues des femmes. Il découvre Annetta sous la forme d’un portrait : dans le cadre de la fenêtre, telle un tableau plein de soleil. Une fois la nourrice transportée dans la maison Mori, elle exerce ce même pouvoir sur le spectateur, qu’elle fascine pour ce qu’elle est : un corps plein de vie déplacé des champs jusqu’à l’intérieur mortifère du couple, qui produit un effet de vitalité et de présence au monde. Une image du film, qui pourrait presque passer inaperçue, dit beaucoup de la puissance de l’être au monde du corps de la jeune nourrice. C’est une image qui doit être lue à l’aune de la comparaison avec Millet. 


La Balia, Marco Bellocchio (1999) - 11:01

Ici la caméra prend le relai du regard des époux Mori depuis leur fenêtre. De façon tout à fait étrange (et presque surréaliste dans un film qui présente la campagne comme le lieu de l’altérité aux yeux de la bourgeoisie urbaine), une bergère menant ses moutons fait irruption dans le plan et remonte la rue, que l’on voit filmée en plongée (figure de style que l’on retrouvera à plusieurs reprises pour montrer la même vue). Cette bergère, totalement étrangère à la narration, est signifiante car elle importe ce jeune corps en marche dans le monde des Mori, sorte de bergère de Millet qui aurait dénoué ses cheveux en signe de liberté et abandonné les moments de pause et de repos chers au peintre pour exister dans l’Italie urbaine de 1900.


La Balia, Marco Bellocchio (1999) - 24:43

La Balia, Marco Bellocchio (1999) - 1:14:47

La Balia, Marco Bellocchio (1999) - 39:38

La répétition de la contreplongée fait de cette rue la toile sur laquelle l’auteur projette différentes images du renouveau qui est à l’œuvre dans le film : la chevelure blonde et libre d’une jeune bergère inconnue, Annetta dans le soleil, et enfin la présence nocturne de la jeune révolutionnaire colleuse d’affiches. Toutes ces vues s’opposent à la même rue, vide et pluvieuse, projection de l’état d’âme de Vittoria.

L’exploration des liens entre peinture et image filmique ne peut éluder la question de la couleur. Métaphore évidente du sang régénérateur, le rouge est absent de la maison Mori, où dominent les bruns et les bleus. Il est présent par touches jusqu’à l’apparition éclatante des drapeaux rouges lors des manifestations de rue, mises en scène dans une nouvelle citation explicite du Quarto Stato.


La Balia, Marco Bellocchio (1999) - 01:29:22

La gamme chromatique utilisée par Bellocchio, à la fois différente et fidèle au Quarto Stato, d’une part agit comme un renouvellement du tableau de Pellizza da Volpedo (dominé par les couleurs brunes) mais régénère aussi son propre film, mettant ainsi en évidence le pouvoir régénérateur du peuple au sein du corps social. Avant l’explosion d’énergie des drapeaux rouges, métaphore éclatante du sang du peuple en lutte (lutte qui dans La Balia semble presque abstraite en raison de l’absence de références historiques précises dans les slogans, aucun indice ne nous permettant de situer la révolte dans le bouillonnement social du tournant du XXe siècle en Italie. La seule indication tangible est le journal Avanti!, créé en 1896, lu par le docteur Nardi, assistant de Mori ; mais la une, entraperçue par le spectateur de façon trop imprécise, ne permet pas de dater ces journées révolutionnaires dans les rues de Rome), on trouve aussi du rouge pur dans les cuisines de la maison Mori, située à un étage inférieur et domaine des employés de maison, mais également dans la maison du bord de mer où Vittoria, dont le corps et l’esprit dépérissaient, s’enfuit et va peu à peu reprendre vie. De façon très discrète, le réalisateur place des fleurs rouges dans le luxuriant jardin de la villa. On ne les verra qu’au second plan mais leur seule présence suffit à convoquer l’idée présente dans l’imaginaire chrétien (imaginaire qui bien-sûr offre aussi de nombreuses clés de lecture à l’œuvre de Bellocchio, comme nous le montrent aussi les références au Caravage) de la transfiguration des gouttes de sang. La fleur rouge, symbole de perfection achevée, comme le fait remarquer Nathalie Bilger dans son ouvrage Anomie vampirique anémie sociale, Pour une sociologie du vampire au cinéma (1999, 37-38), par son lien avec le sang versé, peut aussi être symbole de renaissance. Au-delà de ce symbole, le film nous montre que Vittoria, qui était murée en elle-même et dans l’incapacité d’exprimer son désespoir, va trouver la voie pour se reconnecter à son corps, à ses émotions, et à son fils.

L’idée de régénérescence est donc au cœur du récit de La Balia. Le film, en faisant entrer la couleur rouge dans le plan, non pas celle du sang pâle de l’accouchement de Vittoria, mais le rouge vermeil, celui des drapeaux et des roses, en faisant crisser la plume encore maladroite d’Annetta sur le papier et en permettant l’irruption d’une bergère aux cheveux dénoués dans les rues de la ville, propose l’énergie des commencements comme principe actif du film. Dans l’Italie toute neuve de 1900, les forces vives ont encore tout à faire. C’est cette esthétique du renouveau qui permet de saisir au plus près les enseignements d'André Bazin : Bellocchio ajoute effectivement une « manière d’être » aux tableaux qui nourrissent son œuvre et nous permet ainsi de regarder la peinture d’un regard neuf, au prisme des commencements. À l’instar de la plume d’Annetta grattant le papier pour la première fois, avec l’effet de nous en faire percevoir toute la matérialité, La Balia fonctionne comme un palimpseste nous donnant à voir « une toile de peintre éternellement fraîche » dans chaque tableau qui travaille le corps du film.

Bibliographie

Ouvrages

APRÀ Adriano (a cura di), 2012, Marco Bellocchio, Il cinema e i film, Venezia, Marsilio, 2012. 

BAZIN André, Qu’est-ce que le cinéma ?, Paris, Éditions du Cerf, 1958. 

BILGER Nathalie, Anomie vampirique anémie sociale, Pour une sociologie du vampire au cinéma, Paris, Éditions L’Harmattan, Collection Logiques Sociales, 2002. 

BRESSON Robert, Notes sur le cinématographe, Paris, Gallimard, 1975.

DE BAECQUE Antoine, CHEVALLIER Philippe (sous la direction de), Dictionnaire de la pensée du cinéma, Paris, Editions PUF, 2012.

MOULIN Joëlle, Cinéma et peinture, Paris, Editions Citadelles et Mazenod, 2019.

Articles

BIGNARDI Irene, Bellocchio ottimista oltre le nevrosi, « La Repubblica », 20 mai 1999. 

BENOLIEL Bernard, En marche !, « Cahiers du Cinéma », n° 539, pp 60-61, octobre 1999. 

CANOVA Gianni, « Segnocinema», n. 98, pp 37-38, juillet/août 1999. 

KESICH Tullio, Bellocchio e Pirandello tra le illusioni del ’68, « Il Corriere della Sera », 20 mai 1999.

Ressources en ligne

BERTAZZONI Francesca, 2008, Il femminile nell’ultimo cinema di Marco Bellocchio I, Fucinemute.it. URL : https://www.fucinemute.it/2008/10/il-femminile-nellultimo-cinema-di-marco-bellocchio-i/

BONNAUD Frédéric, "La Nourrice", Lesinrocks.com, 30 novembre 1998. URL : https://www.lesinrocks.com/cinema/la-nourrice-2-36080-30-11-1998/

Pour citer cette ressource :

Aline Rambert, Les liens entre peinture et image filmique dans La Balia de Marco Bellocchio (1999), La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), avril 2025. Consulté le 19/04/2025. URL: https://cle.ens-lyon.fr/italien/arts/cinema/les-liens-entre-peinture-et-image-filmique-dans-la-balia-de-marco-bellocchio-1999