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La vertu comme horizon : tentation et tentative dans «The Faerie Queene» (I-III) d’Edmund Spenser

Par Laetitia Sansonetti : Chargée d'enseignement - École Polytechnique
Publié par Clifford Armion le 19/09/2011

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Partant de la polysémie du terme tentation, cette étude explore le lien entre tentation et mise à l'épreuve à travers une analyse comparée des différentes scènes de tentation dans les trois premiers livres de ((The Faerie Queene)) (1590), afin de mettre en lumière la relation entre séduction et tentative chez Spenser. Il ressort de cette analyse que la victoire sur la tentation, jamais définitive, repousse toujours plus loin l'horizon de la vertu, ce qui en fait un ressort de la narration et induit une structure « révisionnaire » (selon le terme de Harry Berger) dans laquelle, à l'instar des interprétations typologiques des Écritures, l'après vient jeter une lumière rétrospective sur l'avant.

Cet article est issu du recueil "La Renaissance anglaise : horizons passés, horizons futurs" publié par Michèle Vignaux. Le recueil est constitué de travaux menés dans le cadre de l'Atelier XVIe-XVIIe siècles, organisé de 2008 à 2010 pour les Congrès de la SAES (Société des Anglicistes de l'Enseignement Supérieur) qui se sont tenus à Orléans, Bordeaux et Lille, respectivement sur les thématiques de « La résurgence », « Essai(s) » et « A l'horizon ». 

Le dictionnaire bilingue de Randle Cotgrave, publié au début du dix-septième siècle, donne pour traduction du français « tentation » les mots anglais suivants : « A temptation, tempting, proofe, essay, prouing, assaying » (Cotgrave, s. v. tentation, cité par Maguin, 1997, 124). La tentation en contexte biblique est donc une mise à l'épreuve, dont l'origine semble pouvoir être ramenée à Dieu lui-même, ainsi qu'en témoigne la prière dans laquelle le Chrétien demande à Dieu de ne pas le « soumettre à la tentation » - dans la version anglaise utilisée au seizième siècle, « lead us not into temptation ». Paul explique cette formule dans la première Épître aux Corinthiens (10.13) : « There hath no tentation taken you, but such as appertaine to man: and God is faithfull, which will not suffer you to be tempted aboue that you be able, but wil euen giue the issue with the tentation, that ye may be able to beare it. »

Dans son ouvrage intitulé The Three Temptations, Donald Roy Howard reproduit l'analyse faite par Augustin du sermon sur la montagne, qui détaille les trois étapes marquant le passage de la tentation au péché : la suggestion, la délectation, et le consentement. Howard met en parallèle le développement du péché avec les trois étapes de la tentation d'Adam et Ève, de la suggestion du serpent au consentement d'Adam en passant par la délectation d'Ève. Les « trois tentations » dénoncées par Jean dans sa première Épître, « the lust of the flesh, the lust of the eyes, and the pride of life » (1 Jean 2.16), correspondent, selon Howard, aux trois étapes de la séduction d'Ève (le fruit, la connaissance du bien et du mal, la promesse de l'égalité aux dieux) et aux trois tentations du Christ dans le désert (Howard, 1966, 53).

J'aimerais montrer que cette conception tripartite de la tentation guide le parcours des héros dans les trois premiers livres de The Faerie Queene, mais aussi que la tentation est présentée dans l'épopée comme une étape nécessaire à la pleine réalisation de la vertu dont chaque chevalier est le représentant. Les héros ne sont pas les incarnations d'une vertu dès le début de leur aventure, mais apprennent la vertu au fil de leurs aventures. La confrontation à l'autre, sous la forme d'une tentation qui est aussi une mise à l'épreuve, le test de leur avancement moral, n'est pas un obstacle sur la voie de la perfection mais un passage indispensable grâce auquel la vertu se raffine.

e commencerai par analyser, selon le schéma tripartite de Jean, les tentations auxquelles sont confrontés les héros des trois premiers livres de The Faerie Queene, respectivement Redcrosse, Knight of Holiness, Guyon, Knight of Temperance, et Britomart, seul chevalier tutélaire de sexe féminin, Knight of Chastity. J'envisagerai ensuite le lien dialectique qui s'établit entre tentation et tentative au sein d'un processus d'éducation par l'épreuve. Je m'intéresserai pour finir à la tentative comme mode de progression de l'épopée spensérienne.

1. Les trois tentations

Les trois aspects de la tentation détaillés par Jean dans sa Première Épître sont présentés comme équivalents par Spenser, chacun impliquant les deux autres ; à cette implication métonymique correspond une présentation diachronique dans la narration, les épisodes mettant en avant un aspect en particulier afin de construire une vision de la tentation dont la totalité sera achevée à la fin du Livre, quand les trois aspects auront été vaincus.

1.1 Book I, Of Holiness : les rencontres de Redcrosse

La première tentation de Redcrosse se présente sous la forme d'un rêve envoyé par le magicien Archimago. Le chevalier croit se trouver face à sa dame, la chaste Una, alors qu'il a en face de lui un succube qui l'invite à la fornication (The Faerie Queene, i.i.49.1-4) :

In this great passion of vnwonted lust,
Or wonted feare of doing ought amis,
He started vp, as seeming to mistrust,
Some secret ill, or hidden foe of his[.]

Sensible à la beauté physique de la femme, il semble succomber à la tentation malgré lui (« unwonted lust »), hypothèse immédiatement contredite au vers suivant, qui envisage la peur de mal faire (« wonted feare ») pour expliquer sa réaction. Après ce premier échec, Archimago crée un nouveau double d'Una, une femme dévergondée et infidèle dont il montre les jeux amoureux à Redcrosse. Ce dernier, se croyant trompé, décide d'abandonner la véritable Una.

Ayant choisi comme nouvelle dame l'hypocrite Duessa, Redcrosse se laisse conduire dans la demeure de l'Orgueil (House of Pride), puis tombe dans un piège. Après avoir bu l'eau d'une fontaine magique, il perd ses forces ; en d'autres termes, il cède à l'attirance charnelle, lust of the flesh, et perd sa virilité chevaleresque dans la consommation du désir (i.vii.6.6-9, 7.1-3) :

His chaunged powres at first them selues not felt,
Till crudled cold his corage gan assaile,
And chearefull bloud in faintnesse chill did melt,
Which like a feuer fit through all his body swelt.

Yet goodly court he made still to his Dame,
Pourd out in loosnesse on the grassy grownd,
Both carelesse of his health, and of his fame[.]

Cette scène suit la visite de la demeure de l'Orgueil et précède l'apparition du géant Orgoglio, nouvelle incarnation de l'orgueil, qui attaque Redcrosse. Pride et lust sont donc intimement mêlés, l'un entraînant l'autre selon le code narratif de l'épopée spensérienne, où la séquence temporelle indique une relation de cause à effet.

1.2 Book II, Of Temperance : Guyon Microchristus

Deux lieux focalisent les tentations pour Guyon, le héros du Livre II : la Caverne de Mammon, qui correspond à pride of life et dont le personnage central est Philotime, l'ambition, et le Bosquet des Délices d'Acrasia, jardin de tous les plaisirs des sens, lust of the eyes et lust of the flesh.

Ces deux épisodes sont comparés par Patrick Cullen à la Descente aux Enfers et à la tentation dans le désert du Christ. Guyon peut donc être appelé « Microchristus », dans le cadre d'une imitatio Christi (Cullen, 1974, 68). Dans le quatrain d'exposition qui précède le chant VII, on lit en effet : « [Guyon] is by him [Mammon] tempted ». Le parallèle avec la tentation du Christ dans le désert par Satan (dont Mammon est manifestement un avatar) est flagrant ; voici le récit dans l'évangile de Matthieu (4.8-9) : « Againe the deuil tooke him vp into an exceeding hie mountaine, and shewed him all the kingdomes of the world, and the glory of them, And sayd to him, All these will I giue thee, if thou wilt fall downe, and worship me. » Mammon s'adresse à Guyon en des termes semblables : « Wherefore if me thou deigne to serue and sew, / At thy commaund lo all these mountaines bee » (ii.vii.9.1-2). Mais Guyon refuse les trésors offerts. Il dénonce et rejette « huge desire » et « pompous pride », la convoitise et l'orgueil (ii.vii.17.6-7), incarnés dans Philotime (ii.vii.49), que Mammon lui offre en mariage. Courroucé par le refus de Guyon, Mammon continue toutefois la visite à travers les Enfers, permettant au chevalier d'observer Tantale et Pilate, dont le sort témoigne du caractère particulier de la tentation examinée ici, celle qui s'attache à « des désir qui ne peuvent pas être satisfaits » (Cullen, 1974, 81).

Dans la traversée du Bosquet des Délices, le lien établi entre lust of the eyes et lust of the flesh permet d'identifier l'ennemi principal de la Tempérance comme étant la curiositas. En effet, l'une des tentations qui risquent de détourner Guyon de sa mission est une mystérieuse jeune femme en détresse qui l'appelle à l'aide. Avant de lui porter secours, Guyon, mû par la curiosité, veut connaître la cause de cette douleur, « That he might know, and ease her sorrow sad » (ii.xii.28.3) ; mais son fidèle guide, le Pèlerin, l'informe qu'il s'agit d'une ruse et le convainc de continuer sa route. Plus dangereuse, l'attitude de deux baigneuses, qui profitent des jeux de transparence dans une fontaine pour attirer l'œil de Guyon, et parviennent à lui faire ralentir son allure ; les coupables sont ses yeux vagabonds, « his wandering eyes », pour lesquels le Pèlerin le réprimande (ii.xii.69.2).

Le Livre II démontre ainsi l'interdépendance de pride et lust, incarnés respectivement, et successivement dans la narration, par Mammon et Acrasia, et synthétisés dans Philotime.

1.3 Book III, Of Chastity : la constance de Britomart

Dès l'ouverture du Livre III, le chevalier tutélaire est soumis à une première tentation en la personne d'une belle jeune femme fuyant un poursuivant. À la différence de Guyon dans le Bosquet, la résistance à la tentation ne passe pas par un effort de la volonté, mais plutôt par une indifférence qui semble s'apparenter à de la naïveté. Ainsi, alors que tous les autres protagonistes partent à la poursuite de la belle Florimell, Britomart refuse d'entrer dans la course (iii.i.19.1-3) :

The whiles faire Britomart, whose constant mind,
Would not so lightly follow beauties chace,
Ne reckt of Ladies Loue, did stay behind[.]

Or, ce refus repose sur un principe bien plus solide : Britomart passe à côté de tentations de l'œil et de la chair sans s'y arrêter, non par insensibilité, innée ou acquise, à l'amour, mais bien à cause de sa féminité, qui détermine son amour constant pour le chevalier Artegal et la détourne des femmes.

Dans le Livre III, ce n'est pas à travers la confrontation du personnage principal à des tentations que se construit la définition de la vertu centrale, la chasteté. Le stade de la tentation est dépassé et les personnages mis en scène ont franchi les trois étapes du péché de façon irréversible, devenant des vices incarnés. L'exemple le plus flagrant est celui de Malbecco, qui voit sa femme s'enfuir avec l'un de ses hôtes ; l'épouse adultère quitte son vieux mari avare pour un amant plus jeune, mettant le feu au château où Malbecco a entreposé toutes ses richesses. Devant choisir entre son or et son amour, Malbecco tente d'abord d'éteindre l'incendie, en vain, avant de se lancer à la poursuite des fuyards (iii.ix.1-20). Désir physique (lust of the flesh), avarice (lust of the eyes) et pouvoir illusoire (pride of life) sont ici présentés comme interchangeables.

Chaque livre est bien un essai, une contribution partielle à un schéma d'ensemble qui se dessine autour de la double notion de constance et de confiance. Le triomphe sur les tentations dans les deux premiers livres permet de fortifier le personnage tutélaire et de renforcer le sémantisme de la vertu examinée. Le parcours du héros peut donc être considéré comme une éducation, dans laquelle les tentations rempliraient la double fonction de mise à l'épreuve, c'est-à-dire de test des connaissances acquises, et d'enseignement moral dont on doit tirer une leçon. La dimension éducative de la tentation fera l'objet du second volet de cette étude.

2. L'éducation par l'épreuve

2.1 « Délivre-nous du mal »

Chaque livre est structuré par l'alternance entre des lieux d'éducation, qui constituent des stases dans la progression narrative et des avancées dans le développement moral, et des aventures, qui permettent au chevalier de tester par le combat les préceptes qu'il a acquis. En amont des lieux d'apprentissage, les tentations sont des erreurs dues à l'inexpérience du chevalier ; en aval, elles représentent des mises à l'épreuve qui permettent de vérifier que la leçon a été assimilée.

L'entrée de Britomart dans la demeure du magicien Busyrane est clairement présentée comme une épreuve, destinée à éprouver sa vertu. Alors que le chevalier Scudamour se plaint de ne pas avoir pu traverser la barrière de flammes qui bloque l'entrée, Britomart s'avance et franchit sans difficulté le rideau de feu (iii.xi.25.2-6) :

Her ample shield she threw before her face,
And her swords point directing forward right,
Assayld the flame, the which eftsoones gaue place,
And did it selfe diuide with equall space,
That through she passed[.]

L'épreuve du feu, cliché des romans de chevalerie, souligne le caractère exceptionnel de Britomart, seule capable de traverser la barrière de feu, qui symbolise, selon une métaphore elle aussi stéréotypée, les passions que l'homme ne parvient pas à maîtriser. Britomart, véritable chevalier de la chasteté, c'est-à-dire de la constance, a donc réussi cette épreuve qui révèle, en même temps qu'elle teste, sa vertu. Elle peut ensuite battre Busyrane et libérer sa captive, la bien-aimée de Scudamour.

À la différence de Britomart, qui n'a besoin d'aucune aide extérieure dans ses combats singuliers, pour Redcrosse et Guyon, la mise à l'épreuve est avant tout une épreuve, l'occasion de souffrances, dont ils ne sont pas toujours capables de triompher seuls. On peut ainsi considérer que l'intervention d'Arthur, qui sauve la vie de Guyon au Livre II, est le résultat de la grâce divine qui correspond à la seconde partie de la sixième requête du Notre Père : « deliuer vs from euill ». Le début du Chant VIII porte la marque de cette conception providentielle de l'intervention divine ; à la question oratoire qu'il pose, « And is there care in heaven? », le narrateur répond en effet par l'affirmation de la grâce (ii.viii.1.5-8) :

[...] But ô th'exceeding grace
Of highest God, that loues his creatures so,
And all his workes with mercy doth embrace,
That blessed Angels, he sends to and fro[.]

Alors que Guyon est assailli par les passions du concupiscible et de l'irascible, incarnées par les chevaliers Cymochles et Pyrochles, Arthur apparaît comme la grâce divine vient au secours du pécheur. Guyon, qui était entre la vie et la mort, sort de sa transe au moment même où Arthur achève Pyrochles. À deux reprises au Chant VIII, Arthur est explicitement associé à la grâce : au moment où il sauve Guyon, le Pèlerin le remercie en parlant de « timely grace » (ii.viii.25.6) et lors du combat contre Pyrochles, ce dernier refuse d'être épargné par la pitié d'Arthur, « he so wilfully refused grace » (ii.viii.52.6).

2.1 La tentation/tentative comme leçon provisoire

La force des personnages est parfois insuffisante et leur victoire est remise en question lorsque survient une nouvelle tentation. Chaque victoire devient, dans cette perspective, un essai, la préfiguration d'une autre victoire à venir, qui serait définitive, ce qui explique le caractère répétitif des affrontements. Lorsque Redcrosse triomphe du monstre Errour, dès le premier chant du Livre I, ce succès ne signifie pas que le chevalier sera à l'avenir immunisé contre le risque d'erreur : bien au contraire, il se laisse tromper par Archimago et par Duessa. Quant à Guyon, son rejet des avances de Phaedria au Chant VI ne le rend pas insensible aux séductions des baigneuses au Chant XII.

La forme de la quête induit un mouvement vers un telos, un combat final qui devra marquer l'accomplissement parfait de la vertu représentée par le chevalier. Les différents combats et aventures menés par les héros, qui apparaissent comme des tentations, ont bien une valeur préparatoire pour le grand combat final, qui fait la preuve de leur vertu, la met à l'épreuve et en démontre la grandeur. La mission de Redcrosse correspond à ce schéma : son parcours culmine en effet dans la destruction du Dragon et le mariage avec Una. Toutefois, avant de pouvoir consommer cette union mystique, Redcrosse s'est engagé à repartir sur les routes au service terrestre de Gloriana, la reine des fées. Malgré le caractère définitif de la victoire sur le dragon, dont la destruction était l'objectif de sa quête, Redcrosse ne peut accéder à la béatitude, ce qui transforme le définitif en provisoire. Angus Fletcher souligne l'importance de cette structure pour la construction de l'épopée spensérienne : « The typical knight of The Faerie Queene has always a further trial ahead of him, and [...] the reward for victory in one battle or progress is always a new challenge » (Fletcher, 1990, 65).

La carrière de Guyon s'organise de façon similaire à celle de Redcrosse : investi d'une mission au premier chant, la destruction du Bosquet des Délices d'Acrasia, Guyon doit mener en cours de route des combats qui ont valeur d'épreuves préparatoires au dernier affrontement, la rencontre avec la magicienne. Toutefois, Acrasia n'est pas tuée, elle est seulement faite prisonnière. Certes, son Bosquet des Délices est anéanti par Guyon, mais la magicienne elle-même ne peut être éliminée, ce qui signifie que l'homme ne peut que contenir les passions concupiscibles, pas véritablement les éradiquer. La victoire de la Tempérance n'est donc pas absolue, et le Livre se clôt sur une impression non de satisfaction après le devoir accompli, mais d'échec partiel et, comme pour Redcrosse, de retour au monde sur le mode de l'errance : « Let Grill be Grill, and haue his hoggish mind, / But let vs hence depart, whilest wether serues and wind » (ii.xii.87.8-9). Grill, l'un des chevaliers métamorphosés par Acrasia en animal, refuse de retourner à son humanité première, ce qui prouve que la destruction du Bosquet et l'emprisonnement d'Acrasia ne suffisent pas à inverser les effets qui y étaient associés. Lorsque l'homme a donné son consentement, la suppression de la suggestion et de la délectation est sans effet sur le pécheur.

Le triomphe de Britomart sur Busyrane répète celui de Guyon : le lieu de l'enchantement disparaît, mais l'enchanteur lui-même ne peut être tué car sa mort entraînerait celle de sa captive. Même si les amants séparés par Busyrane, Scudamour et Amoret, sont réunis, Britomart, « halfe enuying their blesse » (iii.xii.46.6), n'a pas encore trouvé Artegal, qu'elle ne recontrera qu'au Livre IV, publié six ans après les trois premiers. L'accomplissement de la quête montre ses limites, qui sont de nature temporelle : l'immersion de l'homme dans le temps le rend vulnérable à la tentation et le condamne à répéter des tentatives. Or, du point de vue de la narration, c'est bien l'immersion dans le temps qui fait progresser l'action ; la tentation, corollaire de la tentative, apparaît alors comme le risque nécessaire de l'action humaine, guidée par un mouvement typique de l'épopée et du roman médiéval, qui conduit au but par détours. C'est ce mouvement paradoxal que je souhaiterais étudier à présent.

3. Un art de l'intermédiaire

3.1 Le primat de l'action

Dans la lettre dédicace adressée à Sir Walter Raleigh, qui sert de postface à l'édition de 1590, Spenser déclare : « So much more profitable and gratious is doctrine by ensample, then by rule » (The Faerie Queene, p. 16). La maxime horatienne de l'« utile dulci » guide donc le projet de Spenser, dont l'ambition, comme il le dit dans la même lettre à Raleigh, est : « to fashion a gentleman or noble person in vertuous and gentle discipline » (p. 15). L'éducation des personnages sert d'exemple, de modèle, tel le Cyrus de Xénophon vanté par Philip Sidney dans The Defence of Poesie : « to bestow a Cyrus upon the worlde, to make many Cyrus's, if they wil learne aright, why, and how that Maker made him » (Sidney, 1595, C2).

La poétique spensérienne, qui s'articule à une éthique de l'éducation, pose le primat de l'action. L'action du personnage donne matière à l'interprétation que doit fournir le lecteur et qui permettra son éducation mais elle est aussi, dans la narration, son équivalent. Cette conception de l'interprétation comme action est manifeste à la fin du Livre III, lorsque Britomart, entrée dans la demeure de Busyrane, se retrouve confrontée à une inscription qu'elle est incapable d'interpréter (iii.xi.50.3-9) :

Ouer the dore thus written she did spye
Be bold: she oft and oft it ouer-red,
Yet could not find what sence it figured:
But what so were therein or writ or ment,
She was no whit thereby discouraged
From prosecuting of her first intent,
But forward with bold steps into the next roome went.

L'action de Britomart, le fait de continuer sa progression, montre qu'elle a interprété correctement l'injonction, ainsi qu'en témoigne l'emploi de bold au dernier vers de la strophe.

La scène se répète dans la pièce suivante (iii.xi.54.2-9) :

How ouer that same dore was likewise writ,
Be bold, be bold, and euery where Be bold,
That much she muz'd, yet could not construe it
By any ridling skill, or commune wit.
At last she spyde at that roomes vpper end,
Another yron dore, on which was writ,
Be not too bold; whereto though she did bend
Her earnest mind, yet wist not what it might intend.

Une nouvelle fois, l'attitude adoptée par Britomart, loin de faire la preuve de son incompétence interprétative, permet la progression : au lieu de forcer le passage, elle attend que la porte s'ouvre. Britomart lit et relit sans sembler comprendre le sens, et c'est à son action que peut se mesurer sa véritable compréhension, tout comme c'est par ses actes que le lecteur de The Faerie Queene témoignera de sa bonne interprétation de l'œuvre. Que l'échec apparent de la lecture (sur lequel le narrateur insiste lourdement) donne lieu à une attitude tournée vers l'action reflète donc la poétique spensérienne, focalisée sur l'engagement des personnages, la tentative d'aller de l'avant.

La véritable tentation de Britomart est le repli sur soi qui correspond à l'absence d'action. Sa première réaction à la vue d'Artegal dans le miroir magique de Merlin, lorsqu'elle comprend qu'elle est tombée amoureuse, est de s'abandonner à des lamentations stériles. La tentative de sa nourrice de soigner le mal par des incantations aboutit à une scène comique d'exorcisme, où Glauce et Britomart tournent littéralement en rond (iii.ii.51.1-3) :

That sayd, her round about she from her turnd,
She turnèd her contrarie to the Sunne,
Thrise she her turnd contrary, and returnd[.]

En revanche, sa rencontre avec Marinell témoigne d'un état d'esprit volontariste : « Fly they, that need to fly », lance-t-elle à Marinell, qui a passé toute sa vie dans la peur des femmes, parce qu'on avait prédit à sa mère qu'il souffrirait à cause d'une femme (iii.iv.15.2). Pour Lauren Silberman, la victoire de Britomart dans son combat contre Marinell est le signe de sa supériorité, « the superiority of facing risks to seeking security » (Silberman, 1995, 25).

On pourrait proposer une analyse similiaire d'un passage du Livre II qui a donné matière à controverse : à sa sortie de la Caverne de Mammon, Guyon s'évanouit, épuisé par trois jours de jeûne, comme le Christ, épuisé après quarante jours de jeûne dans le désert. Cet évanouissement signifie-t-il qu'il a été tenté ? Il me semble plutôt qu'il est la conséquence de son engagement dans le monde, de son refus de fuir. On l'a dit, la mise en danger de la vie de Guyon suite à son séjour prolongé chez Mammon résulte de sa curiosité qui l'a poussé à visiter la Caverne. La curiosité est bien l'ennemi de la Tempérance, mais c'est aussi le vecteur d'un mouvement qui pousse sans cesse les chevaliers vers l'avant, qui les expose à tous les risques. C'est par le détour de la Caverne de Mammon que Guyon peut fortifier sa tempérance, même si pour ce faire il doit la mettre à l'épreuve au point de risquer sa vie.

3.2 Le détour

La poétique spensérienne de l'aventure, sur le modèle de l'épopée odysséenne ou du roman médiéval, fait que le héros ne refuse jamais une aventure. Le comportement d'Arthur reproduit donc par synecdoque l'éthique chevaleresque tout entière, fondée sur la recherche des épreuves qui fortifient la vertu et l'assistance à un autre chevalier, même si sa propre quête doit s'en trouver repoussée. Lorsqu'Arthur demande à Guyon des précisions sur le lieu de résidence de la reine Gloriana, dont il est amoureux et qu'il voudrait rejoindre, Guyon lui répond qu'il l'accompagnerait volontiers à la Cour, n'était-ce une mission qu'il doit accomplir (ii.ix.81-6) :

Fortune, the foe of famous cheuisaunce
Seldome (said Guyon) yields to vertue aide,
But in her way throwes mischiefe and mischaunce,
Whereby her course is stopt, and passage staid.
But you, faire Sir, be not herewith dismaid,
But constant keepe the way, in which ye stand[.]

En contradiction totale avec le conseil de Guyon, lui-même contradictoire, Arthur décide de lui proposer alors son aide, même si cette proposition le fait dévier de son chemin et diffère (indéfiniment) sa rencontre avec Gloriana. Mais dévier, c'est justement suivre le bon chemin, celui de la noblesse d'âme et de la fidélité à l'idéal chevaleresque.

Ainsi que le souligne Christopher Burlinson, la quête de Redcrosse est une aventure régie par le hasard, pas un voyage en ligne droite (Burlinson, 2006, 24). Quant à Britomart, elle déclare se déplacer sans boussole, « Withouten compasse, or withouten card » (iii.ii.7.6).

Sur le mode des récits merveilleux médiévaux, les personnages et les objets surviennent au bon moment, et l'acte providentiel de Dieu, c'est-à-dire du narrateur, permet in extremis de renverser une situation qui semblait perdue. Spenser supprime les espaces et les temps intermédiaires de la narration, réduits à leur plus simple expression narrative, pour créer un espace et un temps d'ensemble eux-mêmes intermédiaires. La séduction, l'attrait pour l'inconnu sont donc des éléments essentiels de la poétique narrative spensérienne dans le cadre d'une mise en scène de l'errance. Le centre absent de l'espace, l'origine et l'aboutissement de toutes les quêtes projetées, est la cour de Gloriana, que le lecteur n'atteint jamais, pas plus que les personnages ; on en est parti, on y retournera, mais dans l'intervalle, on est en chemin.

À travers sa conception de la tentation comme le corollaire inévitable et indispensable de la tentative, Spenser allie la mise à l'épreuve vétérotestamentaire, qui consiste à tout risquer pour tout avoir, à une conception néotestamentaire de l'agapè divine, apportant ainsi sa réponse personnelle aux histoires de Job et Abraham.

Les limites des victoires de Redcrosse et Guyon motivent le changement de perspective au Livre III, dont le héros est une héroïne qui a déjà fait son éducation et qui n'est pas sensible aux tentations. L'essai que constitue le Livre III n'est toutefois pas une réponse définitive, car Britomart n'achève pas sa quête personnelle. La conscience du caractère provisoire de toute conclusion donne une valeur positive à l'essai en tant que mode d'appréhender et de représenter le réel.

Entre parallélisme, cyclicité et progression, entre répétition et correction, Spenser élabore une poétique de l'intermédiaire, qui aspire à la paix souhaitée par le narrateur dans le fragment final des Chants de Mutabilitie (« graunt me that Sabaoths sight » [Mutabilitie.viii.2.9]), mais qui enseigne à vivre dans l'ici-bas et le maintenant, le provisoire, le transitoire.

Références bibliographiques

Baldwin, T. W. 1944. William Shakspere's Small Latine and Lesse Greeke. Urbana: University of Illinois Press, vol. II.

Burlinson, Christopher. 2006. Allegory, Space and the Material World in the Writings of Edmund Spenser. Cambridge: D. S. Brewer.

Cotgrave, Randle. 1611. A Dictionarie of the French and English tongues. Londres: Adam Islip.

Cullen, Patrick. 1974. Infernal Triad. The Flesh, the World, and the Devil in Spenser and Milton. Princeton: Princeton University Press.

Fletcher, Angus. 1990, (1964). Allegory. The Theory of a Symbolic Mode. Ithaca et Londres: Cornell University Press.

Foucault, Michel. 1984. Histoire de la sexualité. 2. L'usage des plaisirs. Paris: Gallimard, Tel.

Gregerson, Linda. 1995. The Reformation of the Subject: Spenser, Milton, and the English Protestant Epic. Cambridge: Cambridge University Press.

Horace. 1951. Art poétique, traduction de Léon Herrmann, Bruxelles: Collections Latomus, Revue d'Études Latines, vol. VII.

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Maguin, Jean-Marie. 1997. « De la tentation selon l'Écriture et la théologie médiévale et renaissante », dans Jean-Marie Maguin (dir.). Shakespeare : comment le mal vient aux hommes, Actes du congrès de la Société Française Shakespeare. Paris: Société Française Shakespeare, 123-138. Sidney, Philip. 1595. The Defence of Poesie. Londres: William Ponsonby. Silberman, Lauren. 1995. Transforming Desire: Erotic Knowledge in Books III and IV of The Faerie Queene. Berkeley, Los Angeles, Londres: University of California Press. Spenser, Edmund. 1987, (1978). The Faerie Queene [1590, 1596, 1609], édition de Thomas P. Roche. Londres: Penguin Books. Van Dyke, Carolynn. 1985. The Fiction of Truth. Structures of Meaning in Narrative and Dramatic Allegory. Ithaca et Londres: Cornell University Press.

 

Pour citer cette ressource :

Laetitia Sansonetti, La vertu comme horizon : tentation et tentative dans The Faerie Queene (I-III) d’Edmund Spenser, La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), septembre 2011. Consulté le 22/11/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/anglais/litterature/litterature-britannique/la-vertu-comme-horizon-tentation-et-tentative-dans-the-faerie-queene-i-iii-d-edmund-spenser