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De l’engendrement littéraire et artistique chez Montaigne («Essais» II,8) et Shakespeare («The Winter’s Tale»)

Par Armelle Sabatier : Maître de conférences - Paris II Sorbonne Assas
Publié par Clifford Armion le 04/10/2011

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Cet article propose un début de réflexion sur un point de rencontre entre ((The Winter’s Tale)) de Shakespeare (1611) et l’essai sur « l’affection des pères aux enfants » (II, 8) de Montaigne. Le mythe de Pygmalion, cité par Montaigne à la fin de l’((essai)) II, 8 et présent en filigrane dans la pièce de Shakespeare, semble avoir nourri toute une réflexion sur le mystère de la création artistique et littéraire, qu’il s’agisse d’écriture, de sculpture ou encore de mise en scène.

Cet article est issu du recueil "La Renaissance anglaise : horizons passés, horizons futurs" publié par Michèle Vignaux. Le recueil est constitué de travaux menés dans le cadre de l'Atelier XVIe-XVIIe siècles, organisé de 2008 à 2010 pour les Congrès de la SAES (Société des Anglicistes de l'Enseignement Supérieur) qui se sont tenus à Orléans, Bordeaux et Lille, respectivement sur les thématiques de « La résurgence », « Essai(s) » et « A l'horizon ». 

Alors que les études consacrées aux affinités entre Shakespeare et Montaigne se sont surtout penchées sur quelques pièces telles que The Tempest ou encore Hamlet, The Winter's Tale, pourtant contemporaine de The Tempest, a très peu attiré l'attention, malgré les parallèles verbaux que G. Coffin Taylor a pu déceler entre cette pièce et certains essais et les remarques fort éclairées de Richard Hillman. Il existe pourtant une étrange ressemblance entre cette tragi-comédie et Les Essais, ou du moins un dialogue semble s'instaurer entre ces deux œuvres. The Winter's Tale reste la pièce où la réflexion sur les rapports entre l'art et la nature est la plus aboutie, et l'exploration de cette thématique entre en résonance avec l'essai sur « l'affection des pères aux enfants » (II, 8) où l'essayiste compare l'enfantement naturel et l'engendrement littéraire. Montaigne y exprime également son horreur et sa fascination pour le sculpteur Pygmalion qui parvient à donner vie à ce qui est inerte, mythe ovidien qui a indéniablement influencé la scène de la statue animée chez Shakespeare. Le rêve d'une création artistique ou littéraire, qui prend miraculeusement vie sur le papier ou sur une scène de théâtre, semble avoir donné lieu à de nombreuses interrogations chez ces deux auteurs et avoir nourri toute une réflexion sur le mystère de l'acte créateur en lui même, qu'il s'agisse d'écriture, de sculpture ou encore de mise en scène.

Tout en prenant en compte la spécificité du genre de l'essai et celui de l'art théâtral, cette étude se concentrera sur la façon dont Shakespeare dialogue avec Montaigne, dont il se réapproprie les mots, la pensée et la philosophie de l'essayiste pour les incarner sur une scène de théâtre. La figure de la statue animée présente en chair et en marbre à la scène finale de The Winter's Tale ainsi que dans la conclusion de l'essai II, 8 pourrait dévoiler une réflexion commune des deux auteurs sur les rapports qu'entretiennent l'artiste, l'écrivain et le dramaturge avec leur propre création.

1. Shakespeare lecteur de Montaigne

Malgré quelques éditions précédentes des Essais de Montaigne dans l'Angleterre élisabéthaine ((On peut citer, entre autres, l'édition anglaise des Essays par sir William Cornwallis en 1600. La même année, Edward Blount obtient l'autorisation d'imprimer une version anglaise des Essais.)), la traduction de John Florio, publiée en 1603, devient véritablement une référence dans l'Angleterre jacobéenne, non seulement pour sa qualité, mais surtout parce que John Florio est le premier à traduire les Essais dans leur intégralité. Le succès est tel qu'en 1613 paraît la deuxième édition des Essais, suivie d'une troisième en 1632, sept ans après la mort de Florio. Ce troisième tirage comporte la gravure de Martin Droeshout qui a lui-même exécuté le portrait de Shakespeare pour le premier in-folio de 1623; elle résume l'engouement des contemporains de Shakespeare pour cette traduction, engouement résumé dans ces deux vers : « For he that hath not heard of Montaigne yet/Is but a novice in the schooles of wit. » Le texte publié en 1603 présente cependant un Montaigne remodelé au style raffiné et apprêté. D'ailleurs Florio souligne dans sa préface aux Essays que l'art de la traduction peut s'apparenter à de la trahison : « What doe the best then, but gleane after others harvest ? borrow their colours, inherite their possessions ? What doe they but translate ? perhaps usurpe ? ». Par conséquent, il justifie à l'avance sa réécriture du texte : « The sense may keepe forme; the sentence is disfigured; the fineness, fitness, featness diminished : as much as artes nature is short of natures arte, a picture of a body, a shadow of a substance » (1928, 9). Dans sa traduction, Florio a tendance à doubler, voire à tripler, un seul mot afin d'introduire des répétitions, des allitérations là où elles n'existent pas à l'origine. Par exemple, une « estude profonde » devient chez Florio « a deepe and dumpish study ». Frances Yates cite un autre exemple très parlant : « Nous ne travaillons qu'à remplir la mémoire, et laissons l'entendement vuide » devient chez Florio : « We labour, and toyle, and plod to fill the memory and leave both understanding and conscience emptie » (1934, 229). Ce texte métamorphosé constitue le Montaigne que connaissaient sûrement Shakespeare et ses contemporains.

L'influence de Montaigne sur Shakespeare fait toujours débat parmi la critique littéraire depuis Pierre Villey qui refuse de voir un quelconque lien entre le texte de Montaigne et celui de Shakespeare jusqu'à J.M Robertson (1897) pour qui la dette de Shakespeare envers Montaigne est si grande que le génie du plus grand dramaturge anglais s'en trouve amoindri ; en passant par l'étude quasi linguistique de George Coffin Taylor Shakespeare's Debt to Montaigne (1925). Les recherches débutent en 1776 lorsqu'un certain Edward Cappel établit un parallèle incontestable entre un passage de The Tempest et l'essai sur les « Cannibales» C'est lors d'un commentaire sur le vers 147 de la scène 1 de l'acte 2 de The Tempest que Capell fait la remarque suivante : « The speech that offers these changes, and one after it, prove the writer's acquaintance with one he has not been trac'd in by any annotator or editor; for thus old Montaigne, speaking of the Indian discovery and of the new people's manners [...] The person who shall compare this passage with the translations of it that were extant in Shakespeare's time, will see reason to think he read it in French » (1776, 63). Depuis aucun critique n'a trouvé d'autre passage aussi ressemblant dans aucune autre pièce de Shakespeare. Dans les années 70, Robert Ellrodt propose une étude thématique plutôt que linguistique, le genre d'étude jusqu'alors menée sur le parallèle entre ces deux auteurs (1975). Lors du colloque de la SFS de 2003, Richard Hillman a mis en lumière certaines affinités entre les Essais et The Winter's Tale., plus particulièrement l'essai « de trois bonnes femmes » (II, 34).

Cette étude propose d'analyser la ressemblance frappante entre cette pièce et Montaigne en se concentrant sur un autre essai de Montaigne que celui analysé par Richard Hillman. L'essai II, 8 et The Winter's Tale semblent proposer une réflexion commune sur la création littéraire et artistique, sur l'acte créateur en lui-même.

2. Enfants naturels et enfants littéraires

Chez les deux auteurs, il semble exister deux moyens distincts de créer, d'engendrer, de mettre au monde. D'une part, la descendance, c'est-à-dire les enfants, constitue une image naturelle de soi, un miroir où le père vieillissant peut observer ses propres traits sur le visage de ses enfants. D'autre part, l'art, l'artifice, la technique permettent à l'homme de façonner une œuvre, d'engendrer un « enfant », certes artificiel, mais qui peut assurer la pérennité de l'auteur, ou du créateur. Cette interrogation sur la réduplication naturelle et littéraire/artistique s'épanouit, entre autres, dans un des essais de Montaigne « De l'affection des pères aux enfants » (II, 8) où l'essayiste compare les enfants et les œuvres littéraires, et réapparaît dans The Winter's Tale où les enfants de Léontes sont présentés comme des miroirs de leur père et où la statue d'Hermione à la scène finale illustre l'engendrement artistique. La comparaison de cet essai et de cette pièce laisse à penser que Shakespeare se serait peut-être inspiré de Montaigne, à moins qu'ils ne se soient tous deux appuyés sur des auteurs de l'antiquité tels qu'Ovide qui, dans les Tristes, compare ses œuvres à ses enfants : « Quant tu auras été admis dans mon sanctuaire, quand tu auras atteint l'étui incurvé qui sera ta demeure, tu verras là, rangés dans l'ordre de leur publication, tes frères, nés comme toi de mes vieilles passions » (1999, 28)

L'ensemble de l'essai II, 8 est en adéquation avec le titre dans la mesure où Montaigne définit et illustre les divers sens du terme « affection », et donne même des conseils sur la façon dont on doit nourrir ce sentiment envers ses enfants. Si Montaigne encourage l'amitié entre un père et ses enfants (392A), il met en garde ses lecteurs contre l' « affection » sexuelle ou « actes vénériens », qui amollissent le courage. Ces recommandations sont encadrées par des réflexions sur l'éducation des enfants : la violence est à proscrire (« J'accuse toute violence en l'éducation d'une âme tendre », 389B) ainsi que l'autoritarisme (« c'est aussi injustice et folie de priver les enfants qui sont en age de la familiarité des peres, et vouloir maintenir en leur endroict une morgue austere et desdaigneuse esperant par là les tenir en crainte et en obéissance », 393A).

La distinction entre l'engendrement naturel et l'enfantement spirituel apparaît dans la première strate du texte :

Or, à considerer cette simple occasion d'aymer nos enfants pour les avoir engendrez, pour laquelle nous les appelons autres nous mesmes, il semble qu'il y ait bien une autre production venant de nous, qui ne soit pas de moindre recommandation : car ce que nous engendrons par l'ame, les enfantements de notre esprit, de nostre courage et suffisance, sont produicts par une plus noble partie que la corporelle, et sont plus nostres ; nous sommes pere et mere ensemble en cette generation ; ceux cy nous coustent bien plus cher, et nous apportent plus d'honneur, s'ils ont quelque chose de bon. Car la valeur de nos autres enfans est beaucoup plus leur que nostre. (II, 8, 400A)

Un enfant de chair et de sang constitue un miroir où le moi peut se retrouver, où l'autre nous ressemble (« nous les appelons autres nous mesmes »), tandis que la production de l'esprit nous appartient davantage (« sont plus nostre ») car elle n'est pas vraiment un reflet de nous-mêmes, une pâle copie du moi. La distance entre l'auteur et son œuvre est très ténue alors qu'entre un père et un fils, elle est nécessaire dans la mesure où les enfants deviennent autonomes (« la valeur de nos autres enfans est beaucoup plus leur que nostre »). Montaigne conclut que l'affection pour un enfant spirituel est d'autant plus satisfaisante qu'il est immortel, et que, en outre, le poète en est à la fois le père et la mère. Cependant, cette affection ne doit pas se transformer en passion aveugle comme dans le cas du sculpteur Pygmalion, exemple qui clôt cet essai.

Dans The Winter's Tale, Shakespeare reprend l'argumentation de Montaigne dans l'essai « de l'affection des pères aux enfants » (II, 8) sans pour autant choisir entre les deux formes d'engendrement : l'enfant et la statue restent deux copies du créateur. La thématique de l'enfant comme miroir apparaît dès le début de la pièce. Alors qu'Hermione et Polixenes conversent amicalement, le roi de Sicile se tient à l'écart de ce  dumb show  pour mieux l'observer et le commenter. Aux yeux de Leontes, les deux ombres se sourient comme si elles se miraient dans un miroir : « making practised smiles / As in a looking-glass. » (1, 2, 115-6). Ces deux ombres qui soupirent à la vue l'une de l'autre ne sont que deux Narcisses. Leontes reporte sa vision déformée sur un autre objet de spectacle, son fils Mamillius qui se tient à ses côtés. Le roi détourne son regard du dumb show pour se plonger dans un autre miroir : « they say it is a copy out of mine » (1, 2, 121). Leontes ne se reconnaît pas dans cette copie de lui-même, dans ce miroir : la voix de l'opinion commune (« they say ») se superpose à sa propre voix pour introduire une certaine distance. Inconsciemment, le père rejette ce miroir perverti : « How now, you wanton calf / Art thou my calf ? » (1, 2, 125-6). L'adjectif « wanton » trahit la confusion de Léontes qui projette sa vision d'Hermione en épouse adultère sur son fils innocent. Les deux miroirs que sont le dumb show et Mamillius ne font plus qu'un dans l'esprit du roi de Sicile ; la perversion a contaminé l'innocence.

Cette inversion de la thématique du double « naturel » s'épanouit lorsque Paulina tente en vain de faire céder Leontes en lui présentant un second miroir de lui-même : la future Perdita née entre les murs d'un cachot, « chair de la chair » d'une femme accusée d'adultère :

Although the print be little, the whole matter
And copy of the father -eye, nose, lip,
The trick of's frown, his forehead, nay, the valley,
The pretty dimples of his chin and cheek, his smiles,
The very mould and frame of hand, nail, finger.
                                             2, 3, 98-102

La récurrence du terme « copy », utilisé auparavant pour désigner Mamillius, suggère que non seulement Perdita est un miroir du père, mais aussi un miroir du frère emporté par la mort. La parataxe utilisée tout au long de ces quelques vers fragmente le portrait de Perdita à la manière des blasons. L'intrusion du pronom « his » aux vers 100 et 101 semble avoir intrigué nombre de critiques qui ont vu dans cette utilisation somme toute étrange pour désigner une enfant soit une négligence de la part de Shakespeare qui écrivait à la hâte, soit un choix grammatical délibéré pour décrire le genre de fautes commises par une femme émue. Cependant, il serait tout à fait plausible d'arguer que Paulina est en pleine possession de ses pouvoirs et que la confusion entre les pronoms « his » et « her » n'est qu'une ruse de sa part : les différents traits de Perdita (on peut imaginer que Paulina regarde l'enfant, et que, au besoin, elle désigne du doigt les différentes parties du corps) renvoient une image des traits du roi de Sicile. Les deux miroirs se font face, et la qualification de certains traits de l'enfant par le pronom « his »  renforce cette série de reflets et de réduplication : les reflets verbaux imitent en fait les reflets visuels (Perdita est le miroir de Léontes). À la suite de cette série de réduplications, Paulina s'appuie sur la métaphore du « moule » lorsqu'elle commence à décrire les bras de l'enfant : « The very mould and frame of hand » (2, 3, 102). Cet élément n'est pas sans évoquer, à un deuxième niveau de lecture, le moule que peut utiliser le sculpteur ! Quant au terme « frame » (qui décrit tout d'abord la forme de la main), il peut également revêtir le sens de cadre de miroir, voire de tableau ! Cette hypothèse se voit étayée grâce à la polysémie du substantif « copy » qui peut aussi bien être employé pour comparer l'enfant et le père, que pour évaluer une œuvre d'art et son original.

Cette interprétation modifie à son tour la compréhension du terme « print » au vers 98. Il est fascinant de noter que ce terme d'empreinte est utilisé à nouveau à la scène 1 de l'acte 5. C'est Leontes qui emploie ce terme pour dépeindre la ressemblance de Florizel avec son père, le roi de Bohème ; cette reprise d'un terme similaire dans la bouche de deux personnages différents souligne non seulement la métamorphose de Leontes à l'acte 5, et le renversement de la pièce, désormais comédie depuis l'acte 4, mais préfigure également la guérison du roi de Sicile qui porte à présent sur l'enfant le même regard que Paulina :

Your mother was most true to wedlock, prince,
For she did print your royal father off,
Conceiving you. Were I but twenty one,
Your father's image is so hit in you  [...] that I should call you brother,
As I did him, and speak of something wildly
By us performed before.
                              5, 1, 123-9.

Reflet entre deux scènes décodant les miroirs et imitations que peut offrir Dame Nature, le dialogue entre les passages analysés précédemment s'épanouit à la scène finale. La polysémie de « print » guide le spectateur et le lecteur vers le terme « image » (5, 1, 126) riche de sens à l'époque élisabéthaine. À ce stade, il signifie « copie », « imitation » d'un être humain par un autre être humain. Comme « copy » et « print », « image » migre à la scène finale, cette fois-ci dans la bouche de Paulina : « If I had thought the sight of my poor image / Would  thus have wrought you » (5, 3,  57-8). Le substantif « image » désigne cette fois-ci la statue d'Hermione, mais fait résonner implicitement l'autre niveau de sens présent dans le portrait que Leontes fait du fils de Polixenes. Ainsi ces échos verbaux que l'on peut percevoir d'une scène à l'autre soulignent-ils la structure réfléchissante de The Winter's Tale, œuvre bâtie sur une multitude de miroirs. Dans le débat entre l'art et la nature, ces réduplications revêtent une dimension quasi métatextuelle. S'il est possible pour le dramaturge de rédupliquer les mots à loisir (comme pour « print » et « copy »), il est tout à fait tentant de jouer avec les différentes strates de sens et de greffer les mots dans des contextes différents. « Image » qualifie aussi bien la copie naturelle d'un être de chair et de sang que la reproduction artificielle. Cette greffe verbale tend à fusionner les deux actes créateurs, à unir dans un certain sens la nature et l'artifice. Le titre de la pièce lui-même annonçait cette quête d'une fusion puisqu'il mettait en relation, grâce au cas possessif, la nature (l'hiver) et l'artifice pur (le conte). Cette série de reflets verbaux qui unie la création « naturelle » et la création artistique se matérialise sur scène au moment où Léontes et Perdita aperçoivent la statue d'Hermione. L'être biologique qu'est Léontes devient le reflet de l'être marmoréen. Face à la statue, les acteurs restent pétrifiés, comme plongés dans un profond silence : « I like your silence » (5, 3, 21). Malgré le réveil de Léontes de cet état de torpeur, le roi de Sicile sent encore les effets pétrifiants s'irradier jusque dans son cœur, car la pierre ciselée lui renvoie l'image de son cœur : « Dos not the stone rebuke me / For being more stone than it ? » (5, 3, 37-8). Cette irradiation se poursuit des vers 40 jusqu'au vers 59 où Léontes est plongé à nouveau dans un profond silence : l'acteur sur scène doit sûrement rester immobile alors que les autres personnages parlent. Paulina décrit d'ailleurs cet effet de contamination : « If I had thought the sight of my poor image / Would thus have wrought you » (5, 2, 57-8). Le verbe « wrought », qui signifie « ciselé », « sculpté », décrit l'empierrement de Léontes : le regard de la statue a sculpté son « cœur de pierre » ainsi que son corps.

Ainsi l'opposition entre l'enfantement naturel et l'engendrement littéraire analysée dans l'essai II, 8 est reprise dans The Winter's Tale et se trouve remodelée par Shakespeare qui brouille la frontière entre l'enfant naturel et l'enfant littéraire/artistique. Chez les deux auteurs, la réflexion sur l'engendrement littéraire se double d'une réflexion sur l'acte créateur, incarné ici par le mythe du sculpteur Pygmalion, cet artiste qui a réussi à animer la matière ; c'est d'ailleurs sur cette image que se clôt l'essai sur l' « affection des peres aux enfants ».

3. Le mystère de la création artistique : le cas de Pygmalion

Et quant à ces passions vitieuses et furieuses qui ont eschauffé quelques fois les peres à l'amour de leurs filles, ou les meres envers leur fils, encore s'en trouve il de pareilles en cette autre sorte de parenté : tesmoing ce que l'on recite de Pygmalion, qui, ayant basty une statue de femme de beauté singuliere, il devint si éperduement espris de l'amour de ce sien ouvrage, qu'il falut qu'en faveur de sa rage les dieux la luy vivifiassent,

Tentatum mollescit ebur, positoque rigore
Subsedit digitis ((« ll touche l'ivoire qui, perdant de sa dureté, s'amollit et cède sous ses doigts » (X, 283), MONTAIGNE, Essais, II, 8, 402A, Paris, Presses Universitaires de France, 1999.))

La conclusion de l'essai sur « l'affection des peres aux enfants » (II, 8) dévoile une lecture du mythe de Pygmalion toute aussi ambiguë que celle de Shakespeare. D'une part, Montaigne présente une lecture moralisatrice de ce mythe ovidien, lecture qui s'inspire des exégèses médiévales et de celles de la Renaissance où Pygmalion incarnait la luxure et le vice. Dans Measure for Measure, Shakespeare se fait l'écho de ses contemporains lorsqu'un des personnages fait allusion à la débauche et à la corruption du sculpteur (« Is there none of Pygmalion's images newly made woman to be had » 3, 2, 45-7). D'autre part, dans l'essai de Montaigne, l'apparente perversité du sculpteur s'efface dans le terme « vivifiasse » qui traduit le miracle de la statue animée, c'est-à-dire le passage de l'art au naturel. Ainsi le débat sur la relation entre un père et ses enfants, qu'ils soient de chair et de sang ou une œuvre littéraire, se clôt sur deux vers d'Ovide qui décrivent le moment où l'ivoire de la statue de Pygmalion s'amollit et semble retranscrire en fin de compte le passage de l'artifice à la nature. Ce renversement se lit dans The Winter's Tale où Shakespeare présente dix ans plus tard une lecture du mythe de Pygmalion totalement opposée à celle de Measure for Measure.

Si la conclusion sur le mythe de Pygmalion met sur le même plan l'œuvre naturelle (la passion vicieuse pour son enfant), et l'œuvre d'art (l'amour de Pygmalion pour sa statue), il n'en reste pas moins vrai que ce parallèle apparaît en filigrane dès le début de l'essai II, 8. Montaigne exprime ses sentiments et n'hésite pas à démarrer sa réflexion sur une peinture intimiste du moi. Ces premières lignes constituent à elles seules une réflexion sur la genèse des Essais, sur la relation que Montaigne a entretenue avec son œuvre au tout début :

C'est une humeur mélancolique, et une humeur par conséquent tres ennemie de ma complexion naturelle, produite par le chagrin de la solitude en laquelle il y a quelques années que je m'estoy jeté d'escrire. Et puis, me trouvant entierement despourveu et vuide de toute autre matiere, je me suis présenté moy-mesmes à moy, pour argument et pour subjet. »
                                             II, 8, 385A

Selon le critique Patrick Henry, l'essai II, 8 reposerait sur le mouvement de la fable de Pygmalion, sur ce va et vient entre la nature et l'art. Dans le livre X des Métamorphoses, ce mythe débute par un refus de la nature au moment où Pygmalion, horrifié par l'attitude des Propétides, se détourne des femmes pour se réfugier dans son atelier, donc dans la création artistique. Ce mouvement s'inverse au moment où Vénus anime sa statue : Pygmalion revient à la nature par l'intermédiaire de l'art. De même, l'essai II, 8 s'ouvre sur la mélancolie de Montaigne, provoquée par la disparition de la Boétie : le chagrin et la tristesse l'incitent à se replier sur lui-même, et dans la solitude, à écrire les premiers essais. Par la suite, ce critique démontre que ce retour vers la nature grâce à l'art et à l'écriture se produit dans l'ensemble des Essais. Il distingue quatre catégories : le thème du mouvement, l'auto portrait de Montaigne qui donne corps aux mots et les anime (II, 6, 379C) ; le style des Essais qui reproduit la spontanéité du langage (conversations, dialogues qui sont reproduits dans l'œuvre) donne vie aux mots ; enfin le rôle central que joue le corps dans l'œuvre. D'ailleurs, ce repli sur soi induit par l'humeur mélancolique est condamné par la suite de cet essai lorsque Montaigne met en garde le lecteur contre les effets néfastes de cette passion. Il cite l'exemple du Doyen de S.Hilaire de Poictiers qui, se laissant envahir et dominer par ce mal, restait enfermé dans sa chambre, ayant pour seule compagnie quelques livres. Il finit par mourir dans le chagrin et l'oubli total. Cet exemple souligne l'importance des liens qu'il faut tisser avec ses propres enfants : « J'essayeroy, par une veillance non feinte en mon endroict, ce qu'on gaigne aiséement en une nature bien née » (392A). L'auteur des Essais ne s'est pas laissé pétrifier par cette passion et la fin de l'essai traduit ce retour à la vie (« vivifiassent »), à la nature par l'entremise de la sculpture et de la folle passion de Pygmalion (Henry, 233-35).

L'ouverture de cet essai engage le débat sur la création et mêle l'engendrement littéraire et artistique dans la mesure où Montaigne dévoile la genèse des Essais. C'est dans la douleur et l'isolement que Montaigne a commencé ses premiers essais. Le deuil et le vide laissés par la mort de son ami La Béotie, puis celle de son père, fondent la démarche de Montaigne. Cette vacuité et ce désœuvrement ont incité l'auteur à se tourner vers lui-même et à se lancer dans la peinture du moi. Les premières lignes de l'essai II, 8 établissent un lien entre l'écriture et la ciselure au moment où Montaigne met dos à dos l'« ouvrier » et la fable (« car à un subject si vain et si vile le meilleur ouvrier du monde n'eust sçeu donner façon qui mérite qu'on en face conte »). En outre, la déraison qui habite Pygmalion semble avoir également surpris Montaigne : l'impulsion première est décrite comme une « resverie », c'est-à-dire une folle idée. L'humeur mélancolique se reflète dans le terme « passion » que Montaigne emploie à l'égard de Pygmalion (402).

La fascination pour le don du sculpteur Pygmalion qui parvient à donner vie à ce qui est inerte, et l'affinité entre l'engendrement littéraire et artistique refont surface dans The Winter's Tale. Dans cette pièce, c'est Jules Romain qui semble posséder les dons de Pygmalion, car la copie d'Hermione et si parfaite et si ressemblante à l'original que la statue paraît vivante. À la scène 2 de l'acte 5, le sculpteur censé avoir ciselé une reproduction de la reine de Sicile est décrit comme un parfait copiste :

The princess hearing of her mother's statue, which is in the keeping of Paulina - a piece many years in doing and now newly performed by that rare Italian master Giulio Romano, who, had he himself eternity and could put breath into his work, would beguile nature of her  custom, so perfectly he is her ape.
                                                 5, 2, 92-8.

La perfection de cet artiste repose sur sa capacité à imiter la nature au point de la surpasser. L'art serait un reflet fidèle de la réalité : la statue travaillée par cet artiste italien qu'est Jules Romain serait une réduplication de la reine de Sicile ; l'image marmoréenne ramène Hermione du royaume des ombres, ou du moins exhume son souvenir de l'oubli. À l'inverse d'autres pièces où des personnages citent des œuvres d'art, l'artiste est loin d'être anonyme ou invisible : quelle que soit la véritable identité de Jules Romain, un mystérieux sculpteur, peintre et architecte, la référence à un artiste connu du temps de Shakespeare produit un effet de réel, et donne ainsi l'illusion que sa statue est aussi « vraie » que son créateur, qu'elle est faite elle aussi de chair et de sang ! D'après la description donnée par les gentilshommes, Jules Romain serait un nouveau Pygmalion dans la mesure où ses talents lui permettraient même d'insuffler la vie à sa statue sans avoir recours à une force extérieure. Ce pouvoir quasi divin lui permettrait de surpasser par là même l'œuvre de la nature !

La scène finale de The Winter's Tale tend à confirmer les talents du sculpteur car sa réalisation apparaît comme un double parfait de la reine. L'ouverture de la scène finale rejoue la première partie du mythe de Pygmalion où le sculpteur est fasciné par son pouvoir d'imitateur : Leontes et Pygmalion restent confus devant ce corps de marbre semblable en tout point à un corps humain. À plusieurs reprises, Leontes utilise le verbe « mock » pour qualifier l'œuvre de Jules Romain : l'artiste a si bien « imité » la nature qu'il pourrait se « moquer » du spectateur « The fixure of her eye has motion in't  / As we are mocked with art » (vers 67-8). Cette duperie s'appuie, dans un premier temps, sur le matériau utilisé par le sculpteur. Le marbre offre la possibilité d'imiter un corps humain : si l'artiste respecte les nervures naturelles du marbre, il peut donner l'illusion d'un corps presque humain où le sang, c'est-à-dire le fluide de vie, coule dans les veines. D'ailleurs, Leontes confond les veines marmoréennes avec les veines d'un corps animé : « Would you not deem it breathed, and that those veins / Did verily bear blood ? » (5, 3, 64-5). Dans ce cas précis, point d'artifice : la nature (les nervures du marbre) reproduit la nature (les veines d'un être de chair et de sang). Dans les Métamorphoses d'Ovide, le sculpteur Pygmalion est en proie à un tel doute : « he often toucht it, feeling if the woork that he had made / Were verie flesh or Ivorye still (Golding, 1567, 206). Assailli par cette troublante vision, il ne peut s'empêcher de toucher, voire d'embrasser la statue qu'il vient de sculpter : « For he oftentymes it kist, / And thought it kissed him againe » (livre 10, vers 276, p. 206). Dans The Winter's Tale, ce n'est pas Léontes qui est tenté de toucher la statue, mais Perdita. Mais Paulina lui défend de toucher la main de la statue : la couleur n'est pas encore sèche : « The statue is but newly fixed ; the colour's / Not dry. » (5, 3, 46-7).

Les dons de Jules Romain s'épanouissent dans la représentation du temps : naturaliste avant l'heure, le statuaire est allé jusqu'à graver dans le marbre les marques du temps : la statue d'Hermione est ridée : « Hermione was not so much wrinkled » (5, 3, 28). Au lieu d'immortaliser la défunte, la statue souligne le passage du temps. Les rides de la statue introduisent un « effet déréalisant » ainsi qu'une note ironique. D'une part, ces rides attirent l'attention sur la nature de la statue qui n'est autre qu'un boy actor qui se tient immobile l'espace de quelques minutes : l'illusion théâtrale est remise en question. D'autre part, on rappelle au spectateur que la visite dans la galerie de statues n'est qu'une mise en scène habilement orchestrée par Paulina. Au-delà de cet effet méta-dramatique, les rides mettent en valeur le tour de force qui a permis de créer un double d'Hermione si parfait que le spectateur est en droit de se demander si l'œuvre d'art ne surpasse pas l'œuvre de la nature, voire si l'art ne produit pas du naturel ! La statue finit par ressembler à l'œuvre de la nature. L'artifice disparaît à force d'artifice. Même s'il est fort probable que la scène finale ait été rajoutée dans des versions plus tardives, elle reprend et synthétise nombre de thématiques structurant l'ensemble de The Winter's Tale.

Ainsi les rides de la statue témoignent, non sans une certaine ironie, de la fusion parfaite de l'œuvre sculpturale et de l'œuvre de la nature. Le visage de cette statue marqué par le passage du temps finit par prendre vie sous les yeux des spectateurs : c'est au moment où Paulina décide de recouvrir la statue que s'amorce le deuxième mouvement de la scène finale, qui correspond à la deuxième phase du mythe de Pygmalion. Le refus de Léontes d'être séparé de la statue d'Hermione par ce rideau le pousse à franchir le seuil entre réalité et illusion. Afin de voir l'artifice devenir naturel, il faut avoir recours à son imagination ; il faut accepter de revivre la folie de Pygmalion : « No longer shall you gaze on't, lest your fancy / May think anon it moves » (60-1). Si Montaigne termine l'essai II, 8 sur une citation des Métamorphoses d'Ovide qui retranscrit le passage de l'inanimé à l'animé, de la mort à la vie, Shakespeare, par le biais du corps et du souffle de l'acteur, anime ces deux vers et incarne sur la scène ce fameux passage du marbre à la chair qui fascine tant Montaigne. En s'inspirant de Montaigne, Shakespeare donne le souffle au « skeletos » que l'essayiste a mis en place, fait couler la vie dans les veines de ce corps immense que sont les Essais.

Références bibliographiques

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Pour citer cette ressource :

Armelle Sabatier, De l’engendrement littéraire et artistique chez Montaigne (Essais II,8) et Shakespeare (The Winter’s Tale), La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), octobre 2011. Consulté le 22/11/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/anglais/litterature/litterature-britannique/de-l-engendrement-litteraire-et-artistique-chez-montaigne-essais-ii-8-et-shakespeare-the-winter-s-tale-