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Musique et théâtre : la scène shakespearienne

Par Francis Guinle : Professeur - Université Lumière - Lyon2
Publié par Clifford Armion le 27/11/2009

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De nombreux ouvrages ont été écrits qui se penchent sur la spécificité du théâtre anglais au XVIe et au début du XVIIe siècle. D'autres, tout aussi nombreux, traitent de la musique élisabéthaine, comme "l'âge d'or" de la musique anglaise. Peu d'ouvrages, en revanche, ont pris en compte les rapports qui s'instaurent entre ces deux formes d'art. Sans vouloir refaire ici un long historique, déjà entrepris dans un travail de recherches précédent, il me faut malgré tout énoncer au moins les grandes étapes de cette collaboration entre musique et théâtre.

1. Musique et théâtre au XVIè siècle en Angleterre

Dès le début du siècle, on observe, et cela à la fois dans le théâtre de cour, joué essentiellement par des troupes composées d'enfants, et dans le théâtre des professionnels adultes, une bivalence des acteurs qui non seulement autorise, mais encourage la présence de la musique, instrumentale et vocale, dans les représentations  théâtrales.

En effet, le théâtre à la cour du roi Henri VIII est, en grande partie, confié aux enfants de la Chapelle Royale, sous la direction de leur maître William Cornish, lui-même musicien réputé. A partir des années 1520, on assiste également à la participation grandissante d'autres chapelles et de leurs maîtres à l'art théâtral : on pense en particulier à la Chapelle de St Paul et à celle de Windsor, avec des maîtres tels que John Heywood, John Redford, ou encore Sebastian Westcott. Ces enfants-acteurs sont, avant toute chose, des chanteurs et des musiciens, de même que leurs maîtres de chapelle sont, eux aussi, des musiciens qui ont à charge, non seulement l'éducation musicale des enfants, mais leur éducation tout court et qui, pour diverses raisons, dont certaines pédagogiques, se tournent vers l'art théâtral. La vogue de ces troupes d'acteurs va en grandissant et s'étend aux universités et aux écoles de droit, mais aussi aux grandes écoles telles que Eton, et aux écoles financées par les corporations, telles que celles des Merchant Taylors.

Quant aux troupes d'adultes, itinérantes, elles sont les héritières des jongleurs et ménestrels et, à ce titre, se doivent d'être polyvalentes. Bien sûr, leurs moyens diffèrent de ceux des Chapelles institutionnalisées, et la production théâtrale en tient compte. Ainsi le nombre d'acteurs varie selon les troupes, mais il n'atteint jamais le nombre important d'enfants d'une chapelle. On pense, en effet, qu'une troupe pouvait être composée de trois adultes et un enfant (pour les rôles d'enfants et les rôles féminins), ce qui semble avoir été un minimum, ce nombre pouvant aller jusqu'à six ou sept acteurs dont un ou deux enfants. Les instruments et surtout leur diversité ne sont pas non plus les mêmes.

Presque toutes les pièces qui nous sont parvenues de la période comprise en 1485 et 1580 intègrent l'élément musical, et ceci de manière similaire. L'ensemble du théâtre élisabéthain et jacobéen représente ainsi des pratiques théâtrales mises en place pendant cette période clef qui s'étend de l'avènement de la dynastie des Tudor, en 1485, à la construction du premier théâtre public à Londres, The Theatre (1576), et à l'apparition du premier théâtre privé (pour les troupes d'enfants-acteurs) installé dans l'ancien monastère des Blackfriars (1578).

D'emblée le théâtre se présente comme un spectacle à facettes multiples. Les différents lieux, les différentes occasions qui se prêtent à la représentation théâtrale favorisent l'intégration de l'élément musical ; qu'il s'agisse de cours d'auberges, de salles de banquets des manoirs, de divertissements à la cour, de foires, ou de fêtes calendaires, le théâtre trouve sa place dans un contexte essentiellement festif dont la musique est la substance même. L'histoire du théâtre occidental moderne nous montre comment le théâtre, à partir des drames liturgiques, se développe d'abord au cours d'un rituel dont il illustre l'épisode essentiel et qui, au moins pour ce qui est du milieu monastique, véhicule son message à partir de chants. Les divers "jeux" du Moyen- Âge (Le Jeu de Daniel, Le Jeu de la Feuillée, Le Jeu de Robin et de Marion), ou encore les messes parodiques du type de La Messe des fous, indiquent une utilisation consciente et élaborée de la musique en rapport avec un texte verbal, en dehors du rituel religieux proprement dit. De la même façon, les grands cycles de mystères, qui se constituent dans différentes villes de l'Angleterre pour célébrer la toute nouvelle fête du Corps du Christ (La Fête Dieu - Corpus Christi) au XIIIè siècle (1264), ne se privent pas de l'apport spectaculaire et festif de la musique.

Cependant, la présence constante de la musique au théâtre, depuis ses origines dans les abbayes et les églises du Moyen-Âge jusqu'aux théâtres publics de Londres sous la reine Élisabeth I, n'est pas seulement due à son caractère spectaculaire, ni à son association étroite avec le rituel. En effet, tout au long du Moyen-Âge se développe un discours spéculatif sur la musique, discours largement hérité de la tradition grecque et romaine, qui non seulement influence les traités de musique pratique, mais incite à la diffusion du vocabulaire musical dans des sphères qui n'ont rien à voir avec le divertissement : la religion, bien sûr, la philosophie, et la sphère politique. Si l'on ajoute à cela une conscience très forte que la musique appartient aussi au domaine des mathématiques et de la physique, on comprendra pourquoi elle s'infiltre jusque dans la cosmogonie du Moyen-Âge et de la Renaissance. S'il paraît incontestable que la musique est un art, elle a aussi beaucoup à voir avec une conception de l'Univers où tout est en correspondance, et avec une forme de pensée analogique qui marque le théâtre Tudor. Si le monde est un théâtre, le théâtre représente aussi le monde, et la musique par sa présence sur scène ou hors scène, et surtout dans le langage, y occupe une place de choix.

2. Aperçu sur quelques formes musicales

Non seulement le théâtre utilise toutes les formes musicales connues, mais on peut penser qu'il est également un lieu d'expérimentation. Évaluer la place de la musique et son emploi spécifique, sa « sémiotisation » dirions-nous aujourd'hui, relève parfois de la gageure car les informations sont extrêmement dispersées. En effet, les textes de chansons parfois, les partitions musicales presque toujours, ne figurent ni dans les manuscrits, ni dans les versions imprimées du texte des pièce, et représentent donc un matériau précaire, tout comme d'ailleurs les rôles de personnages (parts), ou les conducteurs (plots) dont seulement quelques exemplaires ont survécu. Ceux-ci, d'ailleurs, sont généralement beaucoup plus détaillés en ce qui concerne les indications scéniques, et, en particulier, celles qui touchent à la musique. Si, parfois, les indications scéniques sont assez précises et développées, la plupart du temps c'est le dialogue qui nous éclaire, en particulier lorsqu'il s'agit de chansons. La séquence se transforme alors en véritable spectacle dans le spectacle, la chanson étant le plus souvent "amenée" par le dialogue qui, fréquemment, fait le tour des différentes voix. On ne s'étonnera donc pas, pour Le Songe d'une nuit d'été, de ne posséder les partitions ni des chansons, ni de la musique instrumentale. Il est possible que ce matériau précaire ait disparu dans l'incendie du premier Globe, mais nous ne possédons pas davantage ce même type de matériau provenant des nombreux autres théâtres londoniens de la même période.

En revanche, le journal et les documents de Henslowe, directeur du théâtre de la Rose, constituent une source très précieuse pour évaluer la place de la musique et des musiciens dans les théâtres publics élisabéthains. Il nous fournit également des indications sur les accessoires, les acteurs, les pièces, et la vie d'un théâtre et d'une scène en général. Lorsque l'on fait l'inventaire des instruments de musique qui appartenaient au théâtre, on  peut être surpris de voir la variété de ces instruments : sacqueboutes, trompettes, violes de différentes tailles, un cistre, une bandore, un tambour. En revanche, peu d'indications nous parviennent concernant les musiciens eux-mêmes. Certains acteurs peuvent jouer d'un instrument et chanter, comme cela se produit fréquemment dans les pièces. On sait également que certains d'entre eux étaient connus pour leur talent de chanteur. Mais pour les musiciens qui se tenaient sur la galerie au-dessus de la scène, nous ne possédons pas vraiment de détails.

La variété des instruments mentionnés ci-dessus, ainsi que les indications scéniques des pièces, montrent la possibilité de jouer dans des ensembles, nommés consorts, qui correspondent bien à la pratique musicale de l'époque. Deux types de consorts sont particulièrement utilisés : d'une part, ceux qui utilisent un ensemble d'instruments dit ensemble homogène, c'est-à-dire appartenant à la même famille, par exemple un ensemble de violes de tailles et donc de registres différents, ou encore de flûtes à bec (recorders) ; d'autre part, ceux qui utilisent un ensemble d'instruments mixtes, de familles différentes. La présence dans une des listes d'instruments achetés par le théâtre de la Rose, d'un cistre, d'une bandore, d'une basse de viole et d'un dessus de viole semble indiquer que le théâtre utilisait le consort bien connu pour lequel Thomas Morley publie ses Consort Lessons (1599), ensemble instrumental de six instruments différents, qui mélange les bois, les instruments à cordes frottées et ceux à cordes pincées, ensemble déjà en cours de formation dans les années 1560 (La notion "d'orchestre" n'existe pas à la Renaissance. Pour la musique instrumentale, comme pour la musique vocale accompagnée, il s'agit d'instruments solistes ou de petits ensembles ne dépassant pas 6 instruments). Ainsi, le répertoire représenté dans les Consort Lessons de Thomas Morley pourrait être un bon indicateur du type de musique instrumentale jouée au théâtre, à l'époque du Songe d'une nuit d'été. Il est intéressant de trouver dans ce recueil des pièces telles que : "Lachrimae Pavin", "Goe from my Window", "Balowe", toutes trois mentionnées dans la pièce de Beaumont et Fletcher, The Knight of the Burning Pestle (Le Chevalier de l'ardent pilon - 1607), mais on y rencontre aussi "O Mistress mine", ici sous une forme instrumentale, ailleurs comme chanson accompagnée au luth (lute song), rendue célèbre, entre autre, par le fait que Feste la chante dans La Nuit des Rois (Acte II, scène 3).

Les sources principales, lorsque l'on veut retrouver des partitions musicales qui ont vraisemblablement été utilisées pour être adaptées au théâtre, sont les manuscrits et les recueils imprimés de musique pour luth, pour virginal, et pour consorts, ainsi que les broadside ballads (feuillets in-plano, comportant la mélodie et/ou le texte d'une ballade). Chanson à plusieurs voix (part-song), a capella ou accompagnées d'instrument(s), canon (catch), solo accompagné (lute song) ou non, air de cour ou chanson populaire, ballade ou chanson à boire, on trouve sur la scène du théâtre public, comme sur celle du théâtre privé, toute la gamme des formes vocales possibles.

Dans la pure tradition du théâtre Tudor des années 1485-1580, et s'inspirant aussi de ses prédécesseurs immédiats, comme John Lyly (c.1554-1606), Robert Greene (c.1558-1592), George Peele (1556-1596), ou Christopher Marlowe (1564-1593), Shakespeare puise dans ce riche répertoire musical, qu'il transforme et adapte selon les besoins du contexte dramatique de chacune des pièces. Si l'on peut trouver de nombreux points communs avec la pratique de ses prédécesseurs, chaque cas doit aussi être étudié en lui-même, car l'intégration de l'élément musical dépend étroitement de la nature de la pièce, de ses thèmes, ses personnages, etc.

3. Shakespeare et la musique

Grâce aux recoupements entre le texte des pièces et des morceaux de musique apparaissant dans des manuscrits ou recueils imprimés, on sait que de grands compositeurs comme William Byrd, Thomas Morley et Robert Johnson (ce dernier est musicien du roi à partir de 1603), ont composé des musiques de scène et/ou des chansons pour le théâtre. Shakespeare était parfaitement au fait de la culture musicale de son époque, et qu'il s'agisse de ballades populaires colportées, de chansons de tavernes, d'airs traditionnels, ou encore des chansons et des danses en vogue à la cour et dans les cercles cultivés, il utilise toute la gamme de ces formes dans des contextes toujours adaptés. Les indications scéniques n'étant pas très précises en ce qui concerne la musique instrumentale - le plus souvent la didascalie se contente du seul terme de "music", ou encore "music strikes" - il est parfois difficile d'en connaître la nature exacte. C'est le contexte qui nous guide. Mis à part celui, particulier, de la guerre pour lequel Shakespeare suit les conventions des divers instruments et sonneries utilisés sur le champ de bataille, ou encore la musique de cérémonie qui accompagne l'entrée des rois, ambassadeurs, etc., l'utilisation de la musique pour la danse, les scènes de bals ou de masques, implique la présence d'un consort, probablement mixte.  Une référence à "broken music", terme qui semble avoir désigné la musique jouée par les consorts mixtes (broken consorts), apparaît dans Troilus and Cressida dans une scène "musicale" où interviennent Pandarus, un serviteur, Helen et Troilus (III, 1). Si l'on considère que l'usage des consorts mixtes étaient plutôt réservés pour des occasions publiques, bals, fêtes, réjouissances, et celui des consorts homogènes, c'est-à-dire d'instruments appartenant à la même famille, à savoir le même instrument dans des tailles différentes, pour des occasions privées, la scène prend un sens tout à fait intéressant : en effet, Paris et Helen prennent le contre-pied de l'usage et affichent publiquement une liaison d'ordre privé dont le retentissement est bien connu. –

En ce qui concerne les chansons, les choses sont plus simples car il est souvent assez facile de reconnaître leur genre. Lorsqu'il s'agit de ballades, même lorsque le texte a été modifié pour « coller » au contexte dramatique, on peut assez facilement retrouver la musique et le texte original. Pour les chansons plus élaborées, les recueils de lute songs, de musique pour virginal, ou encore les nombreux manuscrits de pièces pour instruments solos, qui représentent souvent des versions instrumentales de chansons, ou les manuscrits et les recueils imprimés de consort songs, constituent les sources les plus sûres. Encore faut-il pouvoir faire les divers recoupements. Une des caractéristiques de la musique de cette période est que le même air ou la même chanson peut se décliner sous des formes différentes. Pour prendre un exemple des plus célèbres, la chanson accompagnée au luth de John Dowland, « Flow my Tears », est déclinée sous la forme de ayre, chanson polyphonique (accompagnée ou non), et sous la forme instrumentale déjà mentionnée, sous le titre « Lachrimae antiquae » dans le recueil Lachrimae or Seven Tears, pour consort de violes et luth. Pour prendre un exemple plus shakespearien, « O Mistress mine » est une chanson dont l'air est repris et varié dans une composition de William Byrd pour virginal (dans The Fitzwilliam Virginal Book), et par Thomas Morley dans ses Consort Lessons). L'air était connu sous ce titre de « O Mistress mine » qui représente, comme presque toujours, le début du texte de la chanson.

Même lorsque une chanson ne semble pas poser de problème majeur, si par exemple on en connaît à la fois le texte source et la musique, les questions de mise en scène, du passage, en quelque sorte, du texte à la scène, restent entières. La présence d'un accompagnement instrumental, en particulier pour les chansons polyphoniques et les solos dont les sources présentent cet accompagnement, ne semble pas aller de soi. Un cas particulièrement intéressant est celui d'Ophélie dans Hamlet. La scène de la folie d'Ophélie utilise une des conventions du théâtre Tudor, en ce qui concerne l'association de la musique et de la folie. Le « fou », qu'il soit « fool » ou « mad », entre en scène en chantant des bribes de chansons, généralement des ballades. Or c'est bien ce que fait Ophélie, qui passe d'une ballade à une autre, d'un air à un autre. Certaines de ces ballades se trouvent en fait sous forme de pièces instrumentales, le plus souvent luth ou virginal. Or le premier in-quarto de 1603 comporte l'indication scénique suivante : « Enter Ophelia playing of a lute, and her hair down, singing » ; c'est d'ailleurs la seule édition de l'époque qui comporte une telle indication scénique. Bien qu'il soit considéré par la critique comme un « mauvais » in-quarto, on ne peut s'empêcher de penser qu'il reflète une pratique et que, au moins à l'occasion de certaines représentations de la pièce, c'est bien ainsi que la scène se déroule. Cela pose alors le problème de l'arrangement musical, ainsi que celui du passage parfois brutal d'un air à un autre, et, bien sûr, de la compétence musicale de l'acteur qui tient le rôle.

Si, à l'origine, les ballades colportées ne sont pas destinées à être accompagnées d'un instrument, on les retrouve si souvent sous des formes instrumentales, plus élaborées, et parfois comme chansons accompagnées au luth, que l'on peut raisonnablement dire qu'il n'y a pas de véritable frontière entre les différents genres de musique et surtout de chansons. Toutes sont susceptibles d'adaptation, de transformation et d'harmonisation. L'air de base sert, en quelque sorte, de « teneur », c'est-à-dire de mélodie qui sert de départ dans la composition polyphonique. Mais un autre problème se pose souvent pour retrouver, si possible, l'air qui servait effectivement au texte des chansons telles qu'elles ont pu être interprétées sur la scène des théâtres publics : une ballade ou une chanson particulièrement populaire donne son air à un texte différent, mais un texte prisé peut également être mis en musique de façon très différente. C'est le cas de la « ballade » chantée par Desdémone à la scène 3 de l'Acte IV d'Othello, connue sous le titre de « Willow song ». La partition la plus proche du texte de Shakespeare est une lute song qui se trouve dans le London Book, mais on trouve une version instrumentale, pour luth, dans le Lodge Book et dans le Dallis Book. Ces deux dernières versions sont assez semblables, en ce qui concerne l'air que l'on peut en tirer, une fois supprimées les ornementations et les divisions, et il est vraisemblable que leur source est commune. En revanche, elles diffèrent considérablement de la version du London Book, qui est d'ailleurs celle communément adoptée comme la source la plus vraisemblable pour la ballade de Desdémone.

Un cas particulièrement intéressant d'adaptation d'une ballade au contexte d'une pièce est la ballade du fossoyeur d'Hamlet (Acte V, scène 1). Il s'agit, de toute évidence, d'un emprunt à une ballade ancienne, parue pour la première fois dans le recueil connu sous le titre de Tottel's Miscellany (1557), portant elle-même le titre : "The aged lover renounceth love". F. W. Sternfeld souligne la popularité des ballades de Thomas Lord Vaux, auteur du texte, et les nombreux emprunts et  parodies qu'elles purent susciter. Dans le cas de Shakespeare, il s'agit d'un emprunt direct avec quelques variations qui peuvent, au premier abord, paraître minimes, mais qui, en fait, se révèlent significatives d'une technique d'intégration qui s'appuie sur l'attendu et l'inattendu. L'attendu, car si les ballades utilisées sont bien connues du public, alors le spectateur reconnaît immédiatement l'air et lui associe ses paroles d'origine. Mais, d'une part, il n'entendra pas tout le texte de la ballade, car Shakespeare sélectionne trois strophes seulement parmi les quatorze de la ballade ; d'autre part, certains mots, expressions, images, ont été changés. F. W. Sternfeld avait déjà noté une différence dont il pense qu'elle améliore le texte d'origine : dans la seconde strophe de la chanson du fossoyeur, Shakespeare remplace « crutch » par « clutch ». Ce n'est pas seulement que « clutch » entre en allitération plus forte avec « clawed », ce qui correspond assez bien à l'esprit de la ballade qui utilise l'allitération en abondance ; mais l'image est plus violente et suggère, non plus deux personnages séparés, dont l'un serait extérieur à l'autre, l'amant et le vieillard (« For age with stelyng steppes / Hath clawed me with his crutch »), mais une véritable appropriation, une osmose monstrueuse (« But age with his stealing steps / Hath clawed me in his clutch »). Le télescopage des strophes 3 et 13 fonctionne dans la continuité de la transformation de l'image et précipite l'action de cette osmose :

Vaux  Shakespeare

For age with stelyng steppes           
Hath clawed me with his crutch:            
And lusty life away she leapes,             
As there had bene none such.

For beauty with her bande
These croked cares hath wrought:
And shipped me into the land,
From whence I first was brought.

But age with his stealing steps
Hath clawed me in his clutch,
And hath shipped me intil the land
As if I had never been such.
 
 
 
 
 

Non seulement l'un est devenu l'autre, mais il le fait disparaître dans l'oubli et le néant.

Le plus incongru, et peut-être le plus dérangeant aussi, c'est l'aspect visuel et vocal de la ballade qui se trouve transférée dans un lieu et un temps parfaitement inattendus. En effet, c'est un amant que l'on attend, et c'est un fossoyeur qui chante. Bien sûr, il n'est pas interdit à un fossoyeur d'être aussi un amant, mais l'incongruité vient ici du fait que la ballade est traitée comme une chanson de labeur : elle rythme le travail du fossoyeur qui creuse une tombe. La critique a remarqué les ajouts de syllabes dans la première strophe, en particulier, tout au moins dans le second in-quarto, ajouts qui pourraient représenter l'accompagnement vocal du coup de pelle :

Tottel's Miscellany Shakespeare
I lothe that I did love,                  
In youth that I thought swete:       
As time requires for my behove    
Me thinks they are not mete 
In youth when I did love, did love,
Methought it was very sweet
To contract-o-the time for-a-my behove,
O methouht there-a-was nothing-a-meet.

Ainsi, les voyelles "o" et "a" des troisième et quatrième vers  de la chanson du fossoyeur seraient les sons émis par lui à chaque coup de pelle.

La sélection des trois strophes répond à plusieurs critères : d'une part, le personnage ne peut pas, bien sûr, chanter les quatorze strophes. La chanson n'est pas le centre de la scène. Elle établit un lien entre la situation prise au premier degré (un cimetière, un fossoyeur, une tombe), et la situation générale de la scène avec ses réflexions philosophiques qui s'accordent bien avec le personnage d'Hamlet, étudiant en philosophie de l'Université de Wittenberg ; mais elle nous rappelle aussi de façon sinistre la mort d'Ophélie. La chanson est donc brève et directe ; trois "étapes" sont sélectionnées : la jeunesse (« In youth that I did love »), la vieillesse (« But age with his stealing steps »), et la mort (« A pickaxe and a spade, a spade, / For and a shrouding-sheet »). Le temps ainsi court-circuité se trouve, pour un moment, suspendu. C'est l'effet de la chanson qui rythme le temps et crée un espace propice à la réflexion philosophique. Mais ce temps est aussi un suspens, au sens dramatique du terme, puisqu'Hamlet ne sait pas encore de quelle tombe il s'agit. Ainsi il ironise, mais l'ironie tragique se fait à ses dépens. Cette ironie fonctionne d'ailleurs parfaitement avec le texte sous-jacent de la ballade, car si seulement trois strophes sont chantées, en revanche c'est bien tout le texte de la ballade qui se trouve dramatisé. En effet, celle-ci s'étend beaucoup plus sur le processus de dégénérescence, du passage de la jeunesse à la vieillesse qui appelle inexorablement la mort. Cette dernière, présente dans la strophe 7 (« The harbinger of death, / To me I see him ride »), procède de la dégénérescence du corps et de l'esprit, et conduit de façon implacable à la décomposition du corps, selon les termes bibliques (« For dust thou art, and unto dust shalt thou return », Gen. 3.19). Les strophes 8 et 9 évoquent les funérailles et la tombe (« A pikeax and a spade / And eke a shrowdyng shete » - 8), et sonnent non seulement le glas de la jeunesse, mais aussi celui de l'amant (« Me thinkes I heare the clarke / That knols the careful knell » - 9), et le crâne chauve dont il est question à la strophe 12 n'est que la première étape vers le crâne du squelette :

Loe here the bared scull,
By whose balde signe I know:
That stoupyng age away shall pull,
Which youthfull yeres did sowe
                                              (Strophe 12)

On se plait à penser que c'est cette strophe, avec son allusion et cette vision du crâne-tête de mort, qui a suggéré à Shakespeare cette scène, et en particulier, la séquence célèbre du crâne de Yorick. Enfin, la ballade conclut sur la vanité de toute chose :

And ye that bide behinde,
Have ye none other trust:
As ye of claye were cast by kinde,
So shall ye waste to dust
                                     (Strophe 14)

L'image rappelle également les nombreux passages de la Bible qui utilisent la métaphore du potier et de l'argile pour parler de la création de l'homme :

Remember, I beseech thee, that thou hast made me as the clay ; and wilt thou bring me into dust again?
(Job. 10-9)

But now, O Lord, thou art our father ; we are the clay, and thou our potter.
(Isa. 64-8)

Toutes ces images sont reprises par Shakespeare, non pas dans la ballade qui les condense pour ne donner que les étapes principales, mais entre les strophes, comme développement dramatique du contenu de cette ballade : tout se passe comme si la version tronquée du fossoyeur déclenchait chez Hamlet le processus de la mémoire, lui rappelant la ballade d'origine et sa teneur. Il en développe alors les motifs dans un tableau macabre : tenant le crâne de Yorick, il ironise sur le thème de la décomposition et la vanité :

My gorge rises at it. Here hung those lips that I have kissed I know not how oft. Where be your gibes now, your gambols, your songs, your flashes of merriment that were wont to set the table on a roar? No one now to mock your own grinning? Quite chop-fallen? Now get you to my lady's chamber and tell her, let her paint an inch thick, to this favour she must come. Make her laugh at that.
(Hamlet, V, i, 179-186)

Puis il développe l'allusion biblique, toujours de façon ironique et en liaison avec le thème de la vanité :

Alexander died, Alexander was buried, Alexander returneth into dust. The dust is earth, of earth we make loam, and why of that loam whereto he was converted might they not stop a beer-barrel?
Imperial Ceasar, dead and turned to clay,
Might stop a hole to keep the wind away.
O, that that earth, which kept the world in awe,
Should patch a wall t'expel the winter's flaw.
(Hamlet, V, i, 199-206)

Ainsi, l'effet de contraction qui résulte de l'amputation de la ballade d'origine est compensé par le processus d'expansion que suscite son contenu et la situation dramatique liée au temps et à l'espace. Sur la scène nue du théâtre du Globe, il n'y a plus qu'un seul lieu possible, celui de la tombe dans laquelle, bientôt, Hamlet et Laertes vont rejoindre Ophélie.

L'exemple de la chanson du fossoyeur montre clairement le cheminement et le travail à partir de la ballade d'origine pour arriver à sa complète intégration dans le tissu dramatique de la scène, voire de la pièce. Pour aller plus loin, mais ce n'est pas ici notre propos, il faudrait également montrer le lien qui se tisse entre cette chanson du fossoyeur et celles d'Ophélie. Shakespeare procède de la même manière en ce qui concerne les chansons et la musique instrumentale, dans Le Songe d'une nuit d'été, comme, du reste, dans la plupart de ses pièces.

4. Les références musicales

Les très nombreuses références musicales dans l'œuvre de Shakespeare montrent, d'une part que l'auteur connaissait bien ce domaine, d'autre part que le public était aussi capable de décoder ces références. Celles-ci concernent tous les aspects de la musique : la théorie, aussi bien que la pratique. Les notions philosophiques rattachées à la musique, en particulier en ce qui concerne la cosmogonie élisabéthaine, permettent des métaphores de situations dramatiques précises qui, grâce à elles, prennent une valeur universelle. Mais Shakespeare nous montre aussi qu'il connaît très bien le lexique particulier à la pratique musicale de son temps, à tel point qu'il ne serait pas impossible qu'il ait fréquenté les traités de musique, tel que celui de John Case, Apologia Musices (1588), ou celui parfois également attribué à John Case, The Praise of Musicke 1586), ou encore The Plain And Easy Introduction To Practical Music (1597) de Thomas Morley, pour ne parler ici que des traités publiés en Angleterre après l'ouverture des premiers théâtres publics. Il aurait ainsi pu trouver dans ces traités des éléments concernant la musique spéculative, ainsi que le vocabulaire technique de la composition musicale, et celui des instruments. Voici, par exemple, ce que dit l'auteur de The Praise Of Musick sur ce qu'il est convenu d'appeler la "musique des sphères" :

Both he [Pythagoras] and the best philosophers ascribe unto every Celestiall sphere, one Godesse or Muse, which is the governes and ruler therof: and because there are eight of those spheres, the seven planets, and the eight which is called the firmament, therefore they made 8. peculiar Muses, attributing to Luna the muse Clio: to Mercurius, Euterpe: to Venus, Thalia: to Sol, Melpomene: to Mars, Terpsichore: to Jupiter, Erato: to Saturne, Polymnia: to the firmament or coelum stellatum, Urania; and because of eight particular soundes or voices, keeping due proportion and time, must needes arise an harmony or concent, which is made by them all, therefore that sound which al these make is called Calliope. And hence is that pleasant harmony of the celestial globes caused, which Pythagoras so much speaketh of . (52-53)

Dans une telle conception, la musique des hommes, vocale et/ou instrumentale, est une manière d'imiter et de retrouver un peu de cette harmonie céleste que, par ailleurs, nos oreilles grossières ne peuvent entendre, à moins d'être saisi d'un état de grâce. Le célèbre passage du Marchand de Venise, souvent cité pour « illustrer » la musique de sphères, montre de quelle façon Shakespeare à la fois dramatise, mais peut être aussi distancie cette vision. Le texte, trop long pour être cité ici, se trouve Acte 5, scène 1, vers 66-88. Les passages concernant la musique dans Le Marchand de Venise sont nombreux, et surtout très développés. Si le discours de Lorenzo peut faire l'objet d'une analyse en fonction, par exemple, des données de The Praise of Musick, elle doit, également être replacée dans son contexte dramatique, et reliée aux autres « moments » musicaux de la pièce dont elle n'est qu'un aspect.

Cette association entre la musique des sphères, décrite dans les termes « canoniques » par Lorenzo, et la musique des hommes, celle-là même qui accompagne son discours, passe par le lien mythologique (Orphée) qui, d'une certaine manière, donne sa crédibilité à l'observation. Ainsi, la relation analogique entre tous les degrés (la nature, la culture, le religieux et le cosmique) s'effectue sur la scène du théâtre comme représentation du Monde, et le spectateur perçoit bien la musique qu'il entend (musique instrumentale jouée par les musiciens de la troupe), comme celle dont le personnage parle : la musique céleste. Pour un court moment de suspension du temps, le spectateur est mis dans cet état de grâce, seul capable de dépasser « this muddy vesture of decay ». L'association traditionnelle des modes et des instruments à une réaction affective particulière chez l'auditeur (ethos et affect), le goût pour la musique (et donc l'harmonie) comme marque de l'homme intègre et, au contraire, l'absence de goût comme indication de la traîtrise, sont des thèmes que l'on retrouve constamment dans les traités de musique, comme topoí, et de façon récurrente dans le corpus shakespearien : souvenons-nous de la réflexion de César au sujet de Cassius :

Ceasar.        He loves no play
                       As thou dost, Antony; he hears no music.
                       Seldom he smiles, and smiles in such a sort
                       As if he mocked himself, and scorned his spirit
                       That could be moved to smile at anything.
                       Such men as he be never at heart's ease
                       Whiles they behold a greater than themselves,
                       And therefore are they very dangerous.                       
                                                         (Julius Ceasar,I, ii, 203-210)

Constatons, au passage, le rythme très perturbé de ces vers par les ruptures du pentamètre iambique, les enjambements et les césures déplacées, les rimes féminines (« music » - « spirit »), d'autant plus perceptibles que lorsque César parle de lui-même en opposition à Cassius, le vers est parfaitement régulier : « Whiles they behold a greater than themselves ». 

Dans le Marchand de Venise, l'arrivée de Portia et de Nerissa va permettre au temps de reprendre son cours, mais non sans s'attarder un peu sur cet instant magique qui force à la contemplation et la réflexion :

Portia.                    - music - hark!
Nerissa.  It is your music (madam) of the house.
Portia.  Nothing is good (I see) without respect, -
             Methinks it sounds much sweeter than by day.
Nerissa.  Silence bestows that virtue on it, madam.
Portia.  The crow doth sing as sweetly as the lark
             When neither is attended: and I think
             The nightingale, if she should sing by day,
             When every goose is cackling, would be thought
             No better a musician than the wren!
             How many things by season seasoned are
             To their right praise and true perfection!
             Peace! - how the moon sleeps with Endymion,
             And would not be awak'd!                                                [Music ceases]                                                   

Lorenzo.                That is the voice,
             Or I am much deceiv'd, of Portia.
Portia.  He knows me as the blind man knows the cuckoo -
             By the bad voice!         
                                         (V.i.89-113)

Les mêmes thèmes sont abordés, d'une autre manière, si bien que nous avons l'impression d'un retour au temps. Le passage du dialogue de Jessica et Lorenzo à celui de Portia et Nerissa constitue une transition, de la musique des sphères à la musique du théâtre : en effet, ce que le spectateur perçoit, grâce au discours de Lorenzo, comme la musique des sphères, se découvre, à travers le discours de Portia et de Nerissa, n'être, en fait, que la musique des hommes, celle de la maison de Portia, et par un jeu qui permet cette illusion, la musique du théâtre, la musique de théâtre. Tout comme la lueur d'une bougie (ou celle d'une lanterne - Le Songe) peut  donner l'illusion de celle de la lune, tout comme un roi de théâtre donne l'illusion de la royauté, la musique du théâtre peut donner l'illusion de l'harmonie céleste. Les allusions aux  chants d'oiseaux, sorties de leur contexte, conduisent à une autre réflexion sur le théâtre, le jeu, et la voix. Lorenzo reconnaît immédiatement la voix de Portia et fait allusion à une possible méprise, un possible « mal-entendu ». La réponse de Portia, ainsi que le thème de la substitution (« A substitute shines brightly as a king », mais c'est aussi « the cuckoo »), font le lien entre la scène du procès, où Portia prend la place d'un juge, et la scène finale où elle déclare que ce juge a pris la place de l'époux. Dans les deux cas, c'est elle le « coucou ». N'a-t-elle pas, aussi, d'une certaine manière, pris la place d'Antonio ? Nous retrouvons ce thème de la substitution dans Le Songe, à travers l'image du changeling, mais également dans l'épisode de Bottom et Titania, où il apparaît dans l'allusion au coucou dans la chanson de Bottom.

Cette transition habile se donne les apparences d'un discours spéculatif, pourtant elle se situe au cœur de l'action qu'elle contribue à relancer, et annonce le quiproquo final, véritable nœud qui attend son dénouement.

« Keeping due proportion and time », cette expression tirée de la citation du traité The Praise of Music, trouve un écho dans le jugement porté par Mercutio sur Tybalt:

...he fights as you sing pricksong, keeps time, distance and proportion. He rests his minim rests, one, two, and the third in your bosom. – (Roméo et Juliette, II, iv, 20-23)

Mais la comparaison musicale, empruntée à la définition de l'harmonie, fait immédiatement place au vocabulaire spécifique du duel et de l'escrime. Étant donné les jeux de mots et les allusions sexuelles dont les épées font l'objet, ceci dès la première scène de la pièce, il n'est pas étonnant que le discours de Mercutio tombe aussi dans le grivois. Du reste, la fin de son discours sur Tybalt et ses semblables, ainsi que son dialogue obscène avec Roméo sont annoncés dès le départ dans « pricksong », terme qu'il reprend en partie, dans la même scène, en présence de la nourrice, avec une implication sexuelle : « for the bawdy hand of the dial is now upon the prick of noon » (II, iv, 11-112). Un tel détournement de l'harmonie à travers les jeux de mots sur le vocabulaire musical ne doit pas nous étonner. Il fait partie d'une longue tradition dramatique, et on en trouve de nombreux exemples dans le théâtre pré-shakespearien, mais aussi dans la mythologie; il tient à la présence active du corps dans l'acte musical, en particulier dans la perception de l'instrument comme une prolongation du corps, mais aussi comme l'expression de l'intime, du mystère même de l'être.

Ainsi, lorsqu'Hamlet reproche à ses "amis" Rosencrantz et Guildenstern de se jouer de lui, il prend l'exemple de la flûte à bec (recorder ou pipe) :

Hamlet.  Will you play this pipe ?
Guildenstern.  My lord, I cannot.
Hamlet.  I pray you.
Guildenstern.  Believe me, I cannot.
Hamlet. I do beseech you.
Guildenstern.  I know no touch of it, my lord.
Hamlet.  'Tis as easy as lying. Govern these ventages with your fingers and thumb, give it breath with your mouth, and it will discourse most eloquent music. Look you these are the stops.
Guildenstern.  But these cannot I command to any utterance of harmony. I have not the skill.
Hamlet.  Why, look you now, how unworthy a thing you make of me. You would play upon me, you would seem to know my stops, you would pluck out the heart of my mystery, you would sound me from my lowest note to the top of my compass : and there is much music, excellent voice, in this little organ, yet cannot you make it speak. 'Sblood, do you think that I am easier to be played on than a pipe ? Call me what instrument you will, though you can fret me, you cannot play upon me.
(Hamlet, III, ii, 333-354)

La technicité du discours d'Hamlet renforce l'image du détournement, d'autant que chacun des mots techniques utilisés (« stops » - « pluck » - « sound » - « lowest » - « note » - « top of my compass » - « voice » - « organ » - « fret » - « play ») possède un ou plusieurs autres sens dans le vocabulaire général. Tout ce que Guildenstern et Rosencrantz réussiront à tirer d'Hamlet est une fausse note, et, en fin musicien, c'est lui qui mènera la danse et qui donnera la note. En ce qui concerne Guildenstern et Rosencrantz, il s'agit d'une danse de mort au bout d'une corde.

On retrouve cette image de l'instrument-corps comme susceptible de faire résonner l'âme, dans l'aparté de Périclès au début de la pièce, lorsqu'il résout l'énigme de l'inceste du roi d'Antioche et sa fille :

You are a fair viol, and your sense the strings,
Who, finger'd to make man his lawfull music,
Would draw heaven down and all the gods to hearken ;
But being play'd upon before you time,
Hell only danceth at so harsh a chime.
(Pericles, I, i, 82-86).

La forme de la viole rappelle les formes du corps féminin et, si l'on se réfère à la basse de viole, ou viole de gambe, l'allusion sexuelle est d'autant plus vive que l'instrument est tenu entre les jambes. Dans un processus inversé, les sons harmonieux, parce que conformes à la Loi (lawful), pourraient représenter l'harmonie céleste sur terre, une harmonie que les cieux et les dieux pourraient alors entendre. Mais détournée de la Loi, cette harmonie devient dissonance infernale.

Les exemples seraient nombreux et tous aussi passionnants les uns que les autres, et tous, d'une manière ou d'une autre, représentent ce que l'on peut trouver LeSonge d'une nuit d'été.

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Pour citer cette ressource :

Francis Guinle, Musique et théâtre : la scène shakespearienne, La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), novembre 2009. Consulté le 22/11/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/anglais/litterature/litterature-britannique/Shakespeare/musique-et-theatre-la-scene-shakespearienne