Les tubes de la Grande Guerre en Angleterre
Introduction
La vie des Britanniques il y a un siècle était souvent très dure. Un quart des Londoniens morts en 1900 furent enterrés dans la fosse commune, leurs familles n’ayant pas de quoi payer le plus simple des enterrements. Les couches populaires connaissaient souvent la malnutrition voire la faim. Le chômage était un danger permanent, et n’était pas indemnisé pour la majorité de la population. La semaine de travail était généralement de 54 heures, mais souvent bien plus longue. On commençait à travailler à 12 ans, les filles comme domestiques ou dans les usines de textile, les garçons dans l’industrie ou les mines.
Comme à toute époque, le divertissement, et spécialement la musique, était très important pour toutes les classes sociales. Les couches privilégiées organisaient des concerts chez elles, aidées par leurs domestiques, ou allaient dans les salons de danse. La classe ouvrière rejoignait des fanfares ou des chorales, mais surtout allait au music-hall.
Le genre a bien évolué depuis les années 1860 ou 1870. On ne mange plus pendant le spectacle, on paie l’entrée au lieu de dépenser son argent seulement en consommant des boissons. Le spectacle a lieu dans un vrai théâtre, comportant souvent des milliers de places. La scène s’agrandit, les scènes tournantes deviennent plus courantes et les effets spéciaux plus grandioses. Le spectacle est aussi devenu plus serein : on voit de plus en plus rarement « ces publics des jours fériés, saouls et proches de l’émeute » [1]. Les habitudes de la fin du XIXe siècle, quand les spectateurs des balcons jetaient les coquilles des fruits de mer, quand ce n’était pas des rivets en acier[2], et qu’on embauchait un videur — pour expulser le chanteur de la scène s’il ne plaisait pas — ne sont plus de mise[3]. Pendant la guerre, les limitations sur la consommation de l’alcool et l’absence de plusieurs millions de jeunes hommes ont également calmé l’atmosphère.
Le spectacle, soigneusement minuté, est donné de deux à six fois par jour, constitué de numéros très variés, dont à peu près la moitié sont des numéros de chant… Les femmes représentent un tiers des chanteurs. Le secteur est en cours de professionnalisation : de plus en plus d’artistes paient un impresario, et les vedettes gagnent de gros salaires. Une concurrence enfiévrée oppose entre eux les numéros, ainsi que les théâtres. Chaque artiste travaille en indépendant, négociant son salaire selon sa popularité.
Beaucoup cherchent à briller par leur originalité, comme Fred Dyer « le célèbre boxeur et chanteur gallois[4] », les cyclistes du Far Ouest[5], le violoniste menotté[6] ou Frou-frou, « le chien français qui comprend l’anglais[7] ». On trouve dans les mêmes théâtres les éléphants de Lockhart et des numéros de spiritisme. Des démonstrations de guérisseurs, telles que celle de M. Bodie, qui décore l’entrée du théâtre de béquilles dont ses patients n’ont plus besoin, furent prisées. On pouvait aussi y voir Rex Fox, « le ventriloque sur la corde raide qui balance[8] ». Le dessin éclair, le jongleur aux chapeaux ou le numéro de tir expert étaient également de la partie.
Malgré toute cette débauche de variété, c’était encore la chanson qui tenait la première place au music-hall : des chansons d’amour, des chansons comiques, osées ou parodiques, des ballades émouvantes ou des hymnes patriotiques, comportant le plus souvent un refrain qu’on reprenait en chœur. Parmi les numéros de chant, on trouve des représentants de la musique savante (sopranos d’opéra ou barytons), dont les démonstrations de virtuosité et le contenu prestigieux de la « grande culture » constituaient l’attrait principal. Le plus grand nombre, pourtant, était bien éloigné de la culture savante. On trouve « la chanteuse dublinoise des rues[9] », le chanteur de ballades, et, surtout, l’interprète de chansons comiques, simplement ludiques ou proposant des commentaires sociaux ironiques.
Andrew Horrall souligne l’importance, pour le music-hall, d’être « dans le vent »[10]. Nous le verrons, les dernières actualités sont reflétées dans la soirée de music-hall. Qu’il s’agisse de la musique ragtime ou jazz, du progrès de la guerre, du rationnement de nourriture, de l’introduction du service militaire obligatoire ou de l’arrivée du char sur les champs de bataille en 1916, le chanteur du music-hall s’efforçait d’en parler, tout comme avant la guerre il avait traité des suffragettes, des automobiles, ou des réformes de l’assurance-maladie.
Dans cet article nous avons choisi 10 chansons à succès des années de guerre qui peuvent illustrer les priorités de leur public. Pour chacune, nous fournissons un extrait des paroles, un enregistrement de l’époque, et une image.
[1] James Harding, George Robey and the Music-Hall, Londres, Hodder and Stoughton, 1990, p. 19.
[2] Judith Bowers, Stan Laurel and other Stars of the Panopticon, Edimbourg, Birlinn, 2007, p. 106.
[3] James Harding, op.cit., p. 28.
[4] The Encore, 16 juillet 1914.
[5] The Performer, 21 janvier 1915.
[6] Ibid.
[7] Burnley Express, 1 janvier 1916.
[8] Burnley Gazette, 26 septembre 1914.
[9] Burnley Express, 19 janvier 1918.
[10] Andrew Horrall, Popular Culture in London 1890-1918 – The Transformation of Entertainment, Manchester, Manchester University Press, 2001, passim.
Your King and Country Want You (1914)
We’ve watched you playing cricket and every kind of game,
At football, golf and polo you men have made your name.
But now your country calls you to play your part in war.
And no matter what befalls you
We shall love you all the more.
So come and join the forces
As your fathers did before !
[Refrain :]
Oh, we don’t want to lose you but we think you ought to go.
For your King and your country both need you so.
We shall want you and miss you
But with all our might and main
We shall cheer you, thank you, kiss you
When you come home again !
La célèbre affiche a été maintes fois imitée. L’original fut dessiné par Alfred Leete pour la première page d’une revue, London Opinion. Elle présente le visage du secrétaire d’État à la guerre, Lord Kitchener, un des militaires les plus populaires de l’époque, qui avait remporté en 1898 une victoire pour l’empire, en faisant du Soudan une colonie britannique.
La première chanson présentée est chantée par une femme ou des femmes, en voix d’opérette. Solennellement la chanteuse s’adresse aux hommes dans le public du music-hall, leur demandant de rejoindre l’armée, puisque « Votre roi et votre pays ont besoin de vous ». Elle s’adresse à l’ensemble des couches sociales, de ceux qui jouent au football (la classe ouvrière) à ceux qui jouent au Polo (la classe dirigeante). À la fin de la chanson, souvent on chantait « bless you » (« Nous vous bénirons ») à la place de « Kiss you » (« Nous vous embrasserons »), considéré comme choquant.
Parfois un sergent-recruteur présent dans la salle inscrivait à l’armée sur le champ ceux qui le voulaient bien. Rappelons que, de 1914 à 1916, l’armée britannique était constituée exclusivement de volontaires, contrairement à l’armée française, qui eut recours à la conscription dès le premier jour du conflit. Au Royaume-Uni donc, une campagne massive de recrutement fut nécessaire. Les politiciens, les évêques, les dirigeantes féministes et leaders syndicaux, les intellectuels les plus en vue tels qu’Arthur Conan Doyle et Rudyard Kipling, tous soutinrent la guerre avec enthousiasme. Les voix antiguerre furent marginalisées. Il n’est donc pas surprenant de voir que les vedettes du music-hall faisaient de même.
Quelques jours seulement après le déclenchement du conflit, les premières chansons de recrutement apparaissent. Dans la presse spécialisée on voit des annonces proposant de rajouter un couplet sur la guerre à n’importe quelle chanson existante, moyennant une somme modeste.
Plusieurs éléments de ce morceau peuvent surprendre. La guerre est traitée très légèrement – vous vous êtes surpassé au golf et au polo, alors pourquoi pas au combat ? Il faut se rappeler que les expériences des gens de l’époque étaient très différentes des nôtres. Ils connaissaient très bien la mort: on mourait à la maison, et on mourait souvent. Mais ils connaissaient mal la guerre. La population aujourd’hui a vu d’innombrables films de guerre sur les horreurs du combat ; ce n’était pas le cas à l’époque, et au début de la guerre des discours qui nous semblent très naïfs sur l’aventure et la gloire avaient beaucoup d’influence.
On pouvait entendre au début de la guerre des dizaines de chansons de recrutement. Les vedettes du music-hall avaient des origines ouvrières et étaient adulées : leurs voix avaient bien plus de poids que celles des politiciens, évêques ou intellectuels. D’ailleurs, entendre ce message le samedi soir, en sortie avec les amis, avec un refrain qu’on chantait tous ensemble, devait représenter une expérience émotionnelle marquante. En tout cas, des centaines de milliers de volontaires rejoignirent l’armée pendant les premières semaines.
Ce type de chanson a disparu très rapidement. Dans le recueil des « meilleurs succès de 1915 » édité par Francis and Day, la plus importante des maisons d’édition musicale, à la fin de cette année, il ne figurait aucune chanson de recrutement. La nature de la guerre dans l’imagination populaire s’était transformée. Les premières illusions selon lesquelles « on sera rentrés avant Noël » se dissipèrent vite. Les listes des morts et des blessés s’allongèrent. La première bataille d’Ypres en octobre et novembre 1914 laissa 7 960 soldats britanniques morts, 17 830 disparus et 29 562 blessés. Le désir d’une victoire contre l’Allemagne restait fort, mais convaincre un public de music-hall à chanter tous ensemble en faveur du recrutement était désormais impossible.
En 1916, face à une crise du recrutement, le gouvernement introduit la conscription militaire obligatoire, et la majorité des soldats britanniques qui combattirent dans la Grande Guerre furent des conscrits.
Sister Susie’s Sewing shirts for Soldiers (1914)
Sister Susie’s sewing in the kitchen on a Singer,
There’s miles of flannel on the floor and up the stairs,
And Father says it’s rotten getting mixed up with the cotton
And sitting on the needles that she leaves upon the chairs.
And should you knock at our street door, Ma whispers « Come inside »
Then when you ask where Susie is, she says with loving pride,
[Refrain :]
« Sister Susie’s sewing shirts for soldiers.
Such skill at sewing shirts our shy young sister Susie shows !
Some soldiers send epistles, say they’d sooner sleep in thistles
Than the saucy, soft, short shirts for soldiers sister Susie sews. »
A Singer : une machine à coudre de la marque la plus connue, « Singer »
Ma : Mother
Thistles : chardons
L’illustration est de la première page de la partition de la chanson. La vente des partitions était une des sources principales de revenu pour l’industrie musicale, avec la vente d’entrées au spectacle. On achetait la partition pour pouvoir chanter à la maison, accompagné au piano (en 1914 il y avait 3 millions de pianos en Grande-Bretagne, un pour 15 habitants !). La chanson fut écrite par des Anglais et chantée par différents artistes partout dans le pays, mais la vedette américaine, Al Jolson, la chantait aux Etats-Unis.
Malgré la guerre, les Anglais avaient envie dans beaucoup de domaines de continuer la vie comme avant. Les premiers mois, même le gouvernement utilisait le slogan « Business as usual » (« Les affaires continuent comme avant »). Il fut critiqué plus tard pour ne pas avoir su mettre l’économie entière au service de la guerre. Dans le domaine du divertissement, ce désir de continuité était très visible. Quoi de plus réconfortant que de trouver qu’une de ses activités préférées – une soirée de music-hall, n’avait pas changé à cause du conflit. En septembre 1914, le syndicat des artistes, craignant que la guerre ne fasse fuir l’essentiel du public des salles, signa un accord avec les employeurs pour une réduction des salaires. Cet accord ne dura que quelques mois, car il est rapidement devenu évident que les music-halls jouaient à guichet fermé. Après la première année de guerre, les très nombreux nouveaux emplois pour les femmes, et le fait que les soldats à l’armée ne pouvaient pas dépenser sur place leurs modestes salaires, donnaient lieu à une augmentation du niveau de vie des classes populaires. Les music-hall en profitaient. En 1915 le Coliseum à Londres versa aux actionnaires un dividende de 25 %, le Leicester Palace 10 %, le Hackney Empire 6 %…
La chanson « Sister Susie’s Sewing Shirts for Soldiers » est d’un type très courant dans le music-hall anglais d’il y a un siècle. Il s’agit de rire ensemble au théâtre en essayant de chanter en choeur le refrain difficile à prononcer. Le chanteur, sur scène, anime, en faisant chanter d’abord les femmes puis les hommes, ou d’abord la partie droite de la salle et ensuite la partie gauche, ou en faisant chanter le public de plus en plus rapidement. Ici c’est le ludique qui est privilégié, pas le poétique ni la musique. En effet, durant toute l’histoire de la musique populaire, les attentes de ceux qui écoutent se sont transformées à de nombreuses reprises. Le public du music-hall veut chanter en choeur ; dans les années 1930 le public des big bands veut entendre des morceaux qui permettent de danser à deux ; les fans de rock peuvent exiger des paroles intelligentes, ou des musiques fortes et rythmés ; les amateurs du rap des paroles qui parlent de la vie des exclus, et ainsi de suite.
Notons que l’inclusion de la guerre dans les paroles de cette chanson est tout à fait secondaire. Des chansons du même type avant la guerre comprenaient les titres suivants : « She Sells Sea Shells by the Sea Shore » de 1908, « Does This Shop Stock Shot Socks with Spots ? » de 1911 et deux chansons de 1913 : « What Sort of a Noise Annoys an Oyster ? » et « The Woking Waker of Working Men ». Et pendant la guerre, on pouvait entendre les chansons suivantes :
Mother’s Sitting Knitting Little Mittens for the Navy
I Can’t Do My Bally Bottom Button Up
Patty Proudly Packs for Privates Prepaid Paper Parcels
Pretty Patty’s Proud of Her Pink Print Dress
You Can’t Get Many Pimples on a Pound of Pickled Pork
Which Switch is the Switch, Miss, for Ipswich ?
La popularité de ces morceaux nous rappelle un fait important concernant les chansons populaires de la Grande Guerre : la grande majorité des chansons ne parlait pas de la guerre, et celles qui parlaient du conflit n’étaient pas, en règle générale, des chansons guerrières.
I Didn’t Raise My Boy to Be a Soldier (1915)
Ten million soldiers to the war have gone,
Who may never return again.
Ten million mother’s hearts must break
For the ones who died in vain.
Head bowed down in sorrow
In her lonely years,
I heard a mother murmur through her tears :
[Refrain :]
I didn’t raise my boy to be a soldier,
I brought him up to be my pride and joy.
Who dares to place a musket on his shoulder,
To shoot some other mother’s darling boy ?
Let nations arbitrate their future troubles,
It’s time to lay the sword and gun away.
There’d be no war today,
If mothers all would say,
"I didn’t raise my boy to be a soldier."
What victory can cheer a mother’s heart,
When she looks at her blighted home ?
What victory can bring her back
All she cared to call her own ?
Let each mother answer
In the years to be,
Remember that my boy belongs to me !
Musket : mousquet
Aujourd’hui lorsque nous pensons au thème de la guerre dans la chanson populaire, nous avons avant tout en tête les chansons antiguerre. De Donovan aux Dixie Chicks, de Neil Young à Cold Play, de Pete Seeger à Bruce Springsteen, nous ne sommes guère surpris de voir des vedettes des différents genres musicaux qui s’engagent sur des déclarations antimilitaristes. La musique populaire de l’époque du music-hall est tout autre. Elle exprime presque toujours des idées qui font consensus au sein du public. Il y a, tout d’abord, une raison économique à cela. Si l'on essaie, dans les années 1980 de vendre un album politique radical, ou, dans les années 2010, de vendre des chansons radicales par téléchargement, on peut se satisfaire d’un public minoritaire. Dix pour cent de la population achetant une chanson contestataire suffisent à faire son succès. En 1914, le chanteur se produit devant un public dans un grand théâtre. Si la moitié trouve objection à sa chanson, il ne sera jamais plus engagé. Son métier est de faire chanter en chœur l’ensemble du public présent : il ne peut pas se permettre d’exprimer des opinions minoritaires.
Ainsi, il y a peu de chansons sur la scène du music-hall qui expriment des idées politiques radicales. Les vagues de grèves dures comme en 1912 ou 1919 ne donnent pas lieu à des séries de chansons de solidarité, même si l'on peut supposer qu’une bonne partie du public du music-hall soutenait les grèves en question…. Lorsqu’une chanson radicale réussit, on peut être sûr qu’elle représente une opinion très largement partagée dans les couches populaires.
Les paroles de cette chanson antiguerre furent écrites par un Canadien, et la mélodie par un américain. Elle était chantée sur scène aux Etats-Unis avant l’entrée en guerre des Américains en 1917. Il semble difficile d’imaginer qu’un gérant de théâtre prendrait le risque de laisser chanter ce morceau sur scène en Angleterre. Pourtant, elle est classée par le chroniqueur Kilgarriff dans la liste de la trentaine de chansons de 1915 qui a le plus marqué le pays[1], et elle était suffisamment connue pour donner lieu à une chanson de riposte sur le même air l’année suivante « Je suis heureuse que mon fils soit devenu soldat ».
La version pacifiste devint l’hymne du mouvement anti-guerre partout dans le monde. En Australie, on la chantait dans les meetings anti-guerre organisés par Adela Pankhurst, une des filles de la dirigeante des suffragettes qui avait rompu avec sa mère patriote.[2] En Grande-Bretagne, le mouvement antiguerre fut très marginal dès 1914, mais au cours de 1916, une campagne pour arrêter la guerre se construisit. Elle resta minoritaire mais fut assez forte pour organiser des réunions dans presque toutes les villes, grandes ou petites, à travers le pays. Au début de l’année 1915, la « Fraternité contre la Conscription » ne comptait que 350 membres, mais elle grandit rapidement et put organiser, en avril 1916, un congrès à Londres qui comptait 1 500 délégués, chahutés à leur arrivée par des manifestations patriotiques[3].
Il est à noter que les paroles de la chanson mettent en scène une mère dévastée par la perte de son fils, afin de gagner la sympathie du public. Si des chansons antiguerre sont rarissimes à cette époque en Angleterre, une série de chansons critique la politique de conscription du gouvernement. Un morceau, par exemple, se moque d’un tribunal qui refuse d’exempter un homme qui a 91 ans, et un autre qui est mort. Et une fois la guerre finie, on pourra voir sur scène des chansons très amères sur la guerre, du point de vue du soldat ordinaire.
[1] Michael Kilgarriff, Sing Us One of the Old Songs – a Guide to Popular Song 1860 – 1920, Oxford, Oxford University Press, 1999, p. 587.
[2] June Purvis, Emmeline Pankhurst: a Biography, Londres, Routledge, 2002, p. 277.
[3] Thomas Cummins Kennedy, The Hound of Conscience: a History of the No-conscription Fellowship, 1914-1919, Fayetteville, University of Arkansas Press, 1981, p. 114.
Pack up your troubles (1916)
Private Perks is a funny little codger
With a smile a funny smile.
Five feet none, he’s an artful little dodger
With a smile a funny smile.
Flush or broke, he’ll have his little joke,
He can’t be suppress’d.
All the other fellows have to grin
When he gets this off his chest, Hi !
[Refrain :]
Pack up your troubles in your old kit-bag,
And smile, smile, smile !
While you’ve a Lucifer to light your fag,
Smile, boys, that’s the style.
What’s the use of worrying ?
It never was worth while, so
Pack up your troubles in your old kit-bag,
And smile, smile, smile.
Private Perks went a-marching into Flanders
With his smile his funny smile.
He was loved by the privates and commanders
For his smile his sunny smile.
When a throng of Germans came along
With a mighty swing,
Perks yelled out, « This little bunch is mine !
Keep your heads down, boys and sing », Hi !
A Lucifer : une allumette
A fag : une cigarette
Codger : bougre
Dodger : comique
Flush : plein aux as
Broke : fauché
L’illustration vient d’un dessinateur britannique, Bruce Bairnsfather, qui a connu un grand succès pendant la guerre. Ses personnages étaient des soldats du rang, d’humeur sardonique, des hommes de peu de mots. On voit deux soldats dans le no man’s land, menacés de mort à tout moment. L’un dit à l’autre « Eh ben, si tu connais un meilleur trou, vas-y ! » C’est un humour noir très sec, d’un type très apprécié des soldats, comme le témoignent les journaux artisanaux qu’ils produisaient[1] et les chansons qu’ils inventaient.
Cette chanson à succès fut écrite par un pacifiste gallois qui devint objecteur de conscience quand la conscription militaire fut imposée. Elle est pourtant considérée comme ayant aidé la guerre en encourageant à la fois les troupes et la population civile. La chanson a emporté le premier prix dans un concours organisé en 1915 par une maison d’édition musicale pour la meilleure marche militaire de l’année.
Elle est très différente des chansons de guerre de 20 ou 30 ans auparavant, telles que la célèbre chanson de la fin du XIXe, « We carved our way to glory » (« A coup de sabre, nous avons atteint la gloire »), ou « Les Soldats de la Reine » de la guerre Anglo-Boer. C’est une chanson qui reconnaît que l’expérience de guerre est constituée de « soucis » (le mot est faible), et recommande de ne pas leur prêter d’attention, mais d’apprécier les petits plaisirs de la vie (tels que la cigarette), et de sourire et chanter. L’objectif affiché de la chanson n’est pas de se couvrir de gloire, ni même de gagner la guerre, mais de survivre émotionnellement en se sentant soutenu par le groupe qui chante à ses côtés. La guerre n’est que souci, mais se soucier ne sert à rien (et s’opposer à la guerre est inconcevable) alors autant sourire.
Les chansons pour se sentir mieux comprennent un grand nombre de titres au sujet des séjours au bord de la mer ou d’aventures amoureuses, mais il en est sorti beaucoup qui parlent directement du problème du découragement, qu’il s’agisse de celui du soldat ou du civil. Voici des titres traduits en français, d’une petite sélection :
- Sommes-nous démoralisés ? – eh bien Non ![2] (1914)
- Reprenez courage, mon petit soldat ! (1915)
- Nos Tommies qui sifflent ! (1915)
- Bon courage à tous ! (1916)
- Alors, Reprenez le courage, tout le monde ! (1916)
- Des bons temps vont arriver ! (1916)
- On doit bien faire avec, maintenant ! (1916)
- De l’autre côté d’un grand nuage noir (1917)
- Quand nous sortirons de la vallée de l’ombre (1918)
- Ce n’est pas la peine de s’inquiéter sur ce qui s’est passé hier ! (1918)
- Chaque jour nous rapproche de la fin (1918)
- Il ne faut pas lâcher le morceau ! (1918)
On peut en conclure que le désespoir était un problème quotidien pour la population.
Cette chanson, « Pack All Your Troubles … » a inspiré à Wilfred Owen l’écriture d’un poème antiguerre, « Smile, Smile, Smile ! » en 1917, qui souligne le manque de compréhension de la part des civils patriotiques de l’expérience des soldats traumatisés.[3]
La tête appuyée contre une tête molle,
Les blessés aux yeux enfoncés parcouraient le journal d’hier
La liste des victimes (écrite en petit) et
(écrit en gros) l’Enorme Gain permis par notre Dernière Opération
[1] Il y en avait des dizaines, dont le plus connu est The Wipers’ Times.
[2] On peut écouter ce morceau « Are we Downhearted ? » ici : http://www.firstworldwar.com/audio/1914.htm
[3] http://en.wikisource.org/wiki/Poems_by_Wilfred_Owen/Smile,_Smile,_Smile
The Tanks that Broke the Ranks out in Picardy (1916)
In No Man’s Land one early morn at sixty in the shade
From out the British lines there came the famous Tank Brigade
The Huns began to strafe 'em, couldn’t make it out at all
Especially when the tanks began the Caterpillar crawl.
And the tanks went on, and they strolled along with an independent air
And their guns began to blare, and the Huns began to swear
For they pulled the trees up by the roots, and they made the Huns look like galoots
Did the tanks that broke the ranks out in Picardy.
The Huns peeped through their trenches, for they couldn’t understand.
They cried "Here comes the British Navy, sailing on the land !"
The Kaiser saw them also and, as through the trench he ran,
He shouted out to Tirpitz "Hush ! Here comes the bogey man !"
And the tanks went on, and they strolled along with an independent air
Said the Huns, "It isn’t fair ! You’re not fighting on the square !"
At the fortress then they made a call and started walking through the wall
Did the tanks that broke the ranks out in Picardy.
Galoot : balourd
Huns : les « boches »
Tirpitz : Alfred vonTirpitz, chef de la marine allemande
Bogeyman : croque-mitaine
On se demande parfois pourquoi la guerre des tranchées a été si meurtrière. Une des raisons était le décalage au début de la guerre entre armes défensives et offensives. La défense du terrain était assurée par les barbelés et les mitrailleuses, l’attaque par des soldats qui avançaient en groupe. Les massacres étaient d’autant plus massifs que les hommes ne disposaient pas de gilets pare-balles (pourtant inventés bien avant la guerre) ; les gilets pare-balles pouvaient être achetés par la famille du soldat et envoyés à leur fils, mais n’étaient pas prévus par la hiérarchie militaire. L’avancée en grand groupe, bien moins efficace que l’attaque par petits groupes sous la couverture de la nuit, mais plus facile à surveiller, était préférée par la direction de l’armée qui ne faisait pas confiance à ses troupes.[1] Plus tard dans la guerre l’artillerie prit un rôle de plus en plus prépondérant, et aussi les lance-flammes et le gaz toxique. Le char, introduit en 1916 était une arme secrète qui ferait toute la différence, espéraient les techniciens militaires.
Le music-hall se devait de réagir rapidement, en produisant cette chanson gaie, qui sert à la fois à remonter le moral et à répandre la nouvelle sur cette nouvelle arme surprenante. La chanson rejoint une tradition de morceaux qui traitent de nouveautés technologiques ou sociales, et qui expriment souvent une certaine angoisse devant les changements. Après le vol des frères Wright de 1903, le public populaire avait entendu parler des avions, et en 1907 la chanson « Dans mon avion fait pour nous deux » eut un certain succès. Le téléphone commençait à se répandre parmi les nouvelles classes moyennes, et donna lieu à la chanson de 1913 « Quel intérêt de faire sonner le téléphone ? » et des sketches concernant la difficulté d’utiliser correctement ce nouvel appareil. La même année on pouvait écouter la chanson « Ne chantez pas le ragtime ! » qui critiquait la nouvelle mode musicale importée des États Unis.
Comme souvent, ce morceau reprenait une mélodie connue (un tube « The Man Who Broke the Bank at Monte Carlo » de Charles Coborn). La gaieté de la mélodie pour présenter une arme de tuerie peut surprendre aujourd’hui. Nous voyons également que les Allemands dans ce morceau ne sont ni tués, ni blessés, et ne se rendent pas. Simplement ils ont l’air bête : c’est une vision presque enfantine de la guerre qui n’est pas rare dans les chansons de l’époque.
Toute une série d’autres chansons prennent comme thème, légèrement, des événements ou des situations de la vie dans la guerre. Lors des bombardements de 1916, et l’imposition d’un black-out, la chanson « Cela m’est égal s’il fait noir à Londres » présentait un soldat au front qui expliquait que les yeux de son amoureuse seraient une lumière suffisante pour lui. L’imposition du rationnement en 1918 inspirait des chansons telles que « Ne vous souciez pas du contrôleur d’alimentation, toi et moi, nous vivrons d’amour ! ». Et le tube de 1917, « L’Avenue Whizzbang[2] » est une chanson joyeuse sur la vie dans les tranchées.
Vers la tranchée de communication
Au milieu de l’Avenue Whizzbang
J’ai un oreiller magnifique fait d’un sac de sable
Là où les bombes pleuvent.
[…] Où le vieux Fritz nous sert œufs au plat et toast
Chez nous dans l’Avenue Whizzbang.
La nature ludique et joyeuse du music-hall doit s’appliquer même aux massacres et aux nouvelles armes terribles.
[1] Neil Faulkner, « Une bataille pour l’empire et le profit », dans Henry Daniels et Nathalie Collé-Bak (dirs), 1916 La Grande-Bretagne en guerre, Nancy, Presses Universitaires de Nancy, 2007, p. 35.
[2]Un «whizzbang» en argot de soldat est un obus haute vélocité.
Sergeant Solomon Isaacstein (1916)
Little Solomon Isaacstein lived down in Petticoat Lane
Until the war, this terrible war
Then off he went and enlisted
In the Black watch. Said he
'I’d rather have the gold watch
For that’s the watch for me'
They gave him a khaki suit he loathes
He ran in the street to sell his left off clothes.
[Refrain :]
Sergeant Solomon Isaacstein
He’s the friend of the fighting line
Oi, oi, oi, Give three hearty cheers
For the only Jewish Scotsman in the Irish Fusiliers !
Sergeant Solomon built a little pawnshop in the trench
With money lent at ninety percent
He hadn’t any three brass balls
To hang out for a sign[1]
So he found three bombs and gilded them
And my word they looked fine
But one of them fell wallop from the chain
And nearly sent him back to Petticoat Lane !
Petticoat Lane : le quartier des Juifs pauvres dans l’est de Londres
The Black Watch : un des bataillons écossais de l’armée britannique
Oi, Oi, Oi : une imitation d’un refrain typique de la musique traditionnelle juive
Wallop : un son sourd et fort
Le music-hall victorien et édouardien a souvent été idéalisé. À la télévision britannique, pendant 30 ans de 1953 à 1983, on pouvait voir la série « The Good Old days » (« Les bons vieux temps ») qui montrait chaque semaine une reconstitution à l’eau de rose d’une soirée de music-hall du début du siècle. Le public invité était habillé en costumes de l’époque, toujours de bonne humeur et bien respectueux des artistes. Toutes les chansons étaient d’un goût irreprochable. La réalité était différente : bien plus bruyante, déjà. Et les chansons populaires comprenaient des morceaux d’un racisme violent.[2] Les titres « Le nègre qui n’avait jamais rien compris » et « Le rêve du nègre paresseux », du début du siècle, étaient assez typiques, ou « Le petit nègre cannibal » de 1921.
L’expansion rapide de l’empire britannique durant la deuxième moitié du XIXe siècle fut accompagnée par une généralisation et une légitimation des idées racistes au Royaume-Uni. On constate que les bandes dessinées et les revues pour enfants, qui racontaient les aventures des héros impériaux, n’hésitaient pas à se servir abondamment de stéréotypes racistes et que les publicités de l’époque en faisaient autant. Le racisme populaire envers les Noirs contribuait à légitimer le projet impérial.
En ce qui concerne les Irlandais, les chansons exploitent le stéréotype de l’Irlandais idiot. Stupide et irrationnel, il est également censé être poète, joueur, sentimental et bagarreur. En général, le racisme victorien et édouardien considérait les Irlandais comme des enfants, vision qui accompagnait utilement le projet colonial. Vers 1889 « La jument de McCarthy » nous présente deux Irlandais qui, par consommation excessive de whisky, ne peuvent pas empêcher leur jument de s’enfuir. Dans une chanson de 1896, « Le match de football des Irlandais », on ne réussit pas à organiser un match car les Irlandais sont incapables d’arrêter de se bagarrer. En 1902, « La marche irlandaise » décrit les Irlandais comme bêtes et alcooliques ; ils organisent une course à pied de Ballyslush à Cork. Le prix est une caisse de whisky, mais les juges la boivent avant la fin de l’événement. Dans « La lettre d’amour de Paddy », de 1907, l’Irlandais est si bête qu’il met sa lettre à la poste sans inscrire l’adresse dessus. Et on nous explique : « Il est plus fort pour se bagarrer et pour draguer que pour écrire ».
Les Juifs n’étaient pas mieux traités. Des préjugés antisémites étaient courants à l’époque, et pouvaient produire des agressions très violentes. Robert Roberts, qui a vécu dans un quartier pauvre du Nord de l’Angleterre au début du XXe siècle, raconte des émeutes anti-Juifs à Salford, où les maisons des Juifs furent brûlées sous l’œil bienveillant de la police locale. [3] Les terribles pogroms, en Europe de l’Est et en Russie, déclenchèrent une vague d’immigration juive vers l’Angleterre entre 1880 et 1905, date des premières lois qui limitaient l’immigration. Une campagne anti-immigrés à relents antisémites fut organisée au tout début du XXe siècle et connut un soutien significatif.
Cette chanson est assez particulière. Le refrain appelle à féliciter le sergent juif « ami de ceux qui se battent ». En même temps, les couplets répètent les vieux préjugés haineux sur le Juif malin et avare. Isaacstein met en place dans les tranchées un mont-de-piété avec un taux d’intérêt de 90 %, et quand il manque de se faire tuer par l’explosion d’une bombe, ceci est présenté comme étant on ne peut plus amusant. D’autres sketches et chansons du music-hall véhiculent les mêmes préjugés. Le rire théâtral du chanteur n’existe plus dans la chanson populaire moderne, car il sonne faux à nos oreilles, mais n’était pas rare à l’époque.
[1] Le panneau qui indiquait un mont-de-piété, où on pouvait obtenir de petits prêts, était composé de trois boules dorées.
[2] Voir John Mullen « Anti-Black Racism in British Popular Music 1880-1920 »
dans le numéro hors-série de la Revue Française de Civilisation Britannique en hommage à Lucienne Germain, 2012, pp. 59-78.
[3] Robert Roberts, The Classic Slum, Londres, Pelican 1978, passim.
If You Were the Only Girl in the World (1916)
Sometimes when I feel low
And things look blue
I wish a boy I had… say one like you !
Someone within her heart to build a throne
Someone who’d never part, to call my own.
If you were the only girl in the world
And you were the only boy
Nothing else would matter in this world today
We could go on loving in the same old way.
A garden of Eden just made for two
With nothing to mar our joy
I could say such wonderful things to you
There would be such wonderful things to do
If you were the only girl in the world
And you were the only boy.
La photo des deux vedettes qui ont rendu célèbre cette chanson les montre en costume prêts à jouer dans la revue « Les garçons Bing sont arrivés » en 1916. Cette revue, écrite par un duo anglo-américain, connut un énorme succès.
À cette période, la revue menaçait la traditionnelle soirée de music-hall. Celle-ci était composée de numéros individuels qui restaient à l’affiche ou pas en fonction de leur popularité. La revue, au contraire, était un spectacle avec un scénario pour lier les numéros entre eux. Elle écartait, par ailleurs, les artistes qui tenaient plus du cirque. L’introduction de la revue était un effet de la concentration du capital : elle permettait d’envoyer en tournée un spectacle clé en main. Plusieurs centaines de revues furent présentées au cours de la guerre, et certains des plus grands théâtres de variété abandonnèrent les soirées traditionnelles pour se consacrer uniquement aux revues : dès 1913, l’Hippodrome de Londres fit ce choix, et l’année suivante, le Palace en fit autant[1]. Au Bristol Empire, dans l’Ouest de l’Angleterre, on constate un remplacement très brusque des soirées de variété par des revues dès 1914.
Début 1917, on compte trente-deux revues importantes en tournée en province, en plus de celles qui se produisent à Londres[2]. La revue pouvait proposer davantage d’effets spéciaux, et une direction artistique unique pour le spectacle. Ceci permettait au directeur artistique de préparer et contrôler des rythmes et des effets au-delà des quinze minutes que durait un numéro individuel de music-hall. Cela rendait des scènes romantiques plus faciles à mettre en place. On pouvait préparer une ambiance romantique, tandis qu’un chanteur ou une chanteuse de music-hall qui avait 15 minutes pour faire son numéro, précédé par un ventriloque et suivi par un numéro animalier, avait tendance à en rester au registre comique.
C’est une des raisons pour lesquelles l’expression des sentiments intimes avait été rare sur la scène du music-hall. De plus, il fallait se faire entendre sans microphone par des milliers de personnes dans la salle. Enfin, en ce qui concerne les chanteurs hommes, il était à l’époque très mal vu d’exprimer ses sentiments en public même sur scène, et souvent les sentiments intimes étaient réservés à des narrateurs « Noirs » (en fait des Blancs grimés en noir).
La photo montre bien que le personnage homme était un personnage comique. Ce n’est que quelques minutes avant d’interpréter cette chanson sur scène pour la première fois, en 1916, que George Robey décide de ne pas la chanter sur un ton comique mais sérieusement.[3] Est-ce qu’il avait compris, intuitivement, que les terribles tragédies des années de guerre permettaient désormais aux hommes d’exprimer davantage leurs sentiments en public ? Toujours est-il que la chanson fut un grand succès, et qu’il s’ensuivît d’autres chansons sur les sentiments intimes, tels que « Poupée brisée » l'année suivante.
Vous m’avez fait croire que vous m’aimiez aussi
Ne me dites pas que vous ne l’avez dit que pour rire
Car si vous vous détournez, vous regretterez un jour
De m’avoir abandonné, une poupée brisée
Écrit par un américain qui vivait en Angleterre, « If You were the Only Girl in the World » est l'un des très rares succès du music-hall à être encore connu de nos jours. Comment ne pas penser que le rêve exprimé dans les paroles n’est pas seulement de voir disparaître les rivaux en amour, mais toute la société, et, avant tout, la guerre ? Ce titre est resté dans le répertoire de la musique populaire et a été repris par Rudy Vallee, Dean Martin, Perry Como, Sam Cooke, Bernadette Peters et Barbara Streisand.
[1] Raymond Mander et Joe Mitchenson, British Music Hall, Londres, Gentry, 1974, p. 170.
[2] The Era, 3 janvier 1917.
[3] James Harding, op. cit., p. 86.
Keep the Home Fires Burning (1917)
They were summoned from the hillside
They were called in from the glen,
And the country found them ready
At the stirring call for men.
Let no tears add to their hardships
As the soldiers pass along,
And although your heart is breaking
Make it sing this cheery song :
[Refrain :]
Keep the Home Fires Burning,
While your hearts are yearning,
Though your lads are far away
They dream of home.
There’s a silver lining
Through the dark clouds shining,
Turn the dark cloud inside out
'Til the boys come home.
Overseas there came a pleading,
"Help a nation in distress."
And we gave our glorious laddies
Honour bade us do no less,
For no gallant son of freedom
To a tyrant’s yoke should bend,
And a noble heart must answer
To the sacred call of "Friend."
Le thème le plus populaire des chansons de la Grande Guerre était celui représenté par le mot « home » — « chez nous ». Pour chaque chanson éditée au Royaume-Uni en 1918 dont le titre contient le mot « victoire », il y en a dix qui contiennent le mot « home », et ceci reste vrai pour les chansons de l’année suivante. Pendant toute la durée de la guerre, d’ailleurs, ce thème était dominant. Voici une petite sélection des titres
1914
When Tommy Comes Marching Home The Homes They Leave Behind It’s a Long Way to Go Home1915
Save Your Kisses Till the Boys Come Home Tell My Daddy to Come Home Again1916
The Road Back Home When Tommy Comes Home Again Blighty, the Soldiers’Home Sweet Home1917
Back to My Home Once More Keep the Home Fires Burning I Love That Dear Old Home of Mine1918
As the Boys Come Home Again Home, Home, So Dear To Me Welcome Home, Brave Lads Where The Milestones End, It’s Home
L’avantage du thème de « rentrer chez soi » est qu’il met tout le monde d’accord, ceux dans le public qui sont sceptiques par rapport au discours officiel du Ministère de la Guerre, comme ceux qui sont fiers de leur gouvernement et sa détermination à éliminer la menace allemande. Notons que si les paroles de cette chanson défendent explicitement les objectifs de l’empire, les seules paroles qu’on demande au public de chanter en chœur concernent le rêve de la fin du conflit et les retrouvailles.
Ce texte s’adresse avant tout aux femmes qui restent en Angleterre pendant que leurs hommes sont partis faire la guerre. On demande aux femmes de « garder le feu allumé à la maison » pour préparer le retour des soldats. Ce n’est pas vraiment une représentation réaliste du rôle des femmes pendant la guerre, évènement qui avait transformé leur quotidien. Des millions de femmes mariées reprirent un emploi salarié. Sur quatre ans il y eut 500 000 nouvelles salariées dans le commerce, 400 000 dans l’agriculture et 800 000 dans l’industrie. Dans le secteur bancaire, il y avait 1 500 femmes en 1914, 30 000 en 1916.
De nombreuses chansons expriment une certaine inquiétude par rapport à ce bouleversement des rôles des hommes et des femmes : c’est le cas de ces morceaux, même si les titres sont souvent neutres :
Kitty, la fille du téléphone (1914) Le club de football féminin (1915) La Rédactrice en chef (1915) La contrôleuse de billets (1916) Tilly la dactylo (1916) Le travail des femmes (1917) Où sont passées les filles de la vieille brigade ? (1917)
Vers la fin de la guerre quelques morceaux comme « Nous vous remercions, femmes de l’Angleterre ! », « Crions ‘Hourra !’ pour les femmes britanniques » ou « Que ferions-nous sans elles ? » reconnurent la contribution des femmes à la guerre.
Oh it’s a lovely war (1918)
Up to your waist in water,
Up to your eyes in slush
Using the kind of language
that makes the sergeant blush
Who wouldn’t join the army ?
That’s what we all enquire.
Don’t we pity the poor civilians,
sitting around a fire !
[Refrain :]
Oh, oh, oh it’s a lovely war.
Who wouldn’t be a soldier, eh ?
Oh it’s a shame to take the pay.
As soon as reveille has gone
we feel just as heavy as lead,
But we never get up till the sergeant
brings our breakfast up to bed.
Oh, oh, oh, it’s a lovely war, it’s a lovely war.
What do we want with eggs and ham
when we’ve got plum and apple jam ?
Form fours, Right turn !
How shall we spend the money we earn ?
Oh, oh, oh it’s a lovely war !
Plum and apple jam : de la confiture aux prunes et aux pommes. On disait que c’était la seule confiture fournie aux troupes, mois après mois.
Form fours, right turn : des ordres criés pendant les manoeuvres militaires.
Cette chanson de 1917 a donné son nom à une comédie musicale de Joan Littlewood et Gerry Raffles en 1963 (adaptée au cinéma en 1969), qui a participé à la popularisation d’une vision antimilitariste de la Première Guerre mondiale, présentée par les auteurs de la comédie musicale comme un massacre criminel perpétré par les élites insouciantes de l’Europe. Le spectacle de 1963 eut des difficultés pour être approuvé par la censure encore en place à l’époque. Malgré les objections de la famille du Général Haig, commandant en chef de l’armée britannique après 1916, l’autorisation fut enfin accordée. La comédie musicale fut reprise pour une tournée nationale en 2010 (voir l’affiche).
Une vision similaire de la Première Guerre est à voir dans la série télévisée comique Blackadder goes forth, produite par la BBC en 1989. Les deux ouvrages sont souvent critiqués par certains historiens qui voudraient réhabiliter la direction militaire et politique de la Grande-Bretagne d’il y a un siècle, et particulièrement le général Haig. Le livre de Gary Sheffield, Bloody Victory, et celui de Nigel Cave et Brian Bond, Haig : A Re-appraisal 80 Years on sont parmi les ouvrages les mieux vendus de ces historiens.
L’humour noir et sarcastique de ce morceau était courant dans les chansons inventées par les soldats au front, chansons marquées par un mépris pour l’armée et la hiérarchie militaire, et parfois pour les civils en sécurité chez eux. Sur la scène du music-hall on ne pouvait voir ce genre d’humour au début de la guerre ; pourtant, après quelques années, il pointe son nez.
Ce genre d’humour avait été populaire au music-hall d’avant 1914 et le restera après la guerre. Diverses chansons traitaient de graves problèmes de la vie de la classe ouvrière sur un ton gai et comique. « I live in Trafalgar Square » de 1902 était chanté par un narrateur sans-abri. « Wait till the work comes round » de 1906 parlait du chômage (à une époque où son indemnisation était inexistante),
Il y en a qui se soumettent à cause du chômage, mais je n’en fais pas partie
Si le contremaître se plaint, je ramasse mes affaires et je lui mets mon poing à la figure…
Alors quel intérêt de se mettre à râler s’il n’y a pas d’emploi à trouver ?
Si tu trouves pas un travail, tu peux rester au lit jusqu’à l’heure où reviennent les écoliers/
Si on ne trouve pas de travail on ne peut pas se faire virer : Ce n’est que la stricte vérité
Repose-toi sur ton oreiller et lis ton Daily Mirror, et attends que le travail vienne te chercher !
Le succès chanté par Marie Lloyd, « My Old Man », raconte l’expérience d’une famille expulsée à plusieurs reprises pour non-paiement du loyer. Le fait que la guerre puisse être traitée avec le même humour nous rappelle que, si la guerre était un traumatisme massif pour la population, une bonne partie en avait vu d’autres : une pauvreté terrible et un taux élevé de mort infantile constituaient le quotidien pour des millions de Britanniques.
Cette chanson « Mon Dieu, que la guerre est jolie ! » était chantée par plusieurs artistes différents, mais la version la plus connue est celle d’Ella Shields, chanteuse vedette. Elle était une des artistes qui avait l’habitude de se déguiser en homme pour son jeu de scène, afin de se moquer de certains types d’homme. Les femmes qui jouaient l’homme sur scène, dont la plus connue était Vesta Tilley, étaient extrêmement populaires, jusqu’à la disparition du genre dans les années 1920. À cette époque d’une division rigide entre les rôles publics des hommes et des femmes, une femme portant des vêtements d’hommes avait quelque chose de choquant. Ces personnages ont peut-être aidé le public à se rendre lentement compte que les divisions pouvaient évoluer. Néanmoins, on dit que, lorsque Vesta Tilley chanta devant la famille royale lors d’un spectacle en 1911, la reine Mary préféra détourner son regard.
What did you do in the war, Daddy (1919)
Take my head on your shoulder Daddy,
Tell me the tale once more
I’ve often asked you to tell me, Daddy
What you did in the great Great War ?
What did you do in the War, Bertie ?
'I' said the young man from the grocery store
'Took no coupons from the woman next door
Whose husband was on the Tribunal.
All single girls got butter fresh
And lumps of sugar large
The married ones I gave the moist
And half an ounce of marge !
And that’s what I did in the Great War, Daddy.’
What did you do in the Great War, Frederick ?
'I' said the Special, 'From ten to four
Guarded the local reservoir
And saw that no one drank it !’
When small boys got impertinent,
I soon applied the stopper
And frightened them by threatening
To whistle for a copper
And that’s what I did in the Great War, Daddy.'
…
And all the profiteers
who had been so long in clover
Fell a-sighing and a-sobbing
when they heard the war was over
For they’d all made their 'bit' in the Great War, Daddy !
Coupons : tickets de rationnement
The moist : ici, le sucre un peu humide
Marge : margarine
The Special : un policier bénévole recruté parmis les civils
To be in clover : vivre la belle vie
They « made their bit » : ils en ont bien profité.
Pendant la guerre, la pression du patriotisme était très forte. Si le répertoire pouvait critiquer certains aspects de la politique gouvernementale, il n’y avait quasiment pas de chansons antiguerre. Mais une fois le cessez-le-feu signé, l’union sacrée nationale pesait moins lourd. Dans le domaine social, on vit des mutineries, la grève de la police en 1918, et des grèves massives (35 millions de journées de grève) en 1919. Dans le music-hall, on pouvait chanter plus librement sans être accusé de trahir la patrie.
Quelques chansons à succès s’attaquèrent aux mythes d’une unité héroïque de la Nation. Le morceau « D’abord j’ai gagné une DCM »[1] se moque des soldats qui inventaient des histoires de leurs exploits courageux dans les tranchées. Dans la chanson que nous présentons ici, la vedette Tom Clare chante sa vision cynique de la guerre. Le titre reprend le slogan d’une affiche de propagande, qui avait voulu utiliser le sens de responsabilité familiale des hommes pour les encourager à rejoindre l’armée. L’affiche montre une scène de l’après-guerre confortable et prospère, et un homme qui ne réussit pas à se sentir à l’aise au sein de cette prospérité parce qu’il a refusé, quand il en avait la possibilité, de participer à l’effort collectif dont la prospérité est la récompense.
Dans chaque couplet de la chanson, le narrateur raconte les exploits d’un citoyen britannique et sa contribution à « la grande grande guerre ». On rencontre l’épicier qui n’applique pas le rationnement à la femme du magistrat qui l’avait exempté du service militaire, l’homme de la défense civile qui ne sert à rien, se contentant de « monter la garde sur le réservoir municipal pour être sûr que personne ne le boive », et l’ouvrier de l’usine des munitions qui profite des salaires élevés en temps de guerre. Notons que la cible des attaques est constituée de ceux qui ont échappé au sacrifice : ce n’est pas une condamnation des élites qui ont décidé et géré la guerre.
Quelques chansons de 1920 exigèrent que les profiteurs de guerre soient punis. « Que faut-il faire des profiteurs ? Il faut les fusiller tous ! » en était la plus agressive.
Un morceau impressionnant de 1920, réédité dans le recueil des succès de l’année de Francis and Day s’en prend aux officiers cruels. Le titre en est « Le Commandant fait pop » et il raconte un complot du narrateur pour retrouver et tuer l’officier qui était son supérieur à l’armée :
Quand l’Armistice fut enfin signé
Nous avons fait un grand serment
De trouver notre commandant […]
Il croit qu’il est tout oublié
Mais il nous verra bientôt sous une autre lumière
Car on va incendier sa maison ce soir
Le commandant fera « pop ! »
Qu’une chanson de ce type soit un hit en dit long sur toute la litanie d’indicibles souffrances des soldats ordinaires sous le contrôle de commandants choisis essentiellement en fonction de leur rang social dans une situation de guerre totale.
[1] « Distinguished Conduct Medal ».
Conclusion
Nous espérons que cette brève exploration des tubes de la Grande Guerre a réussi à communiquer un peu de l’ambiance du music-hall d’il y a un siècle en Angleterre et a clarifié les priorités des chanteurs populaires. Comme aujourd’hui, la musique était très importante dans la vie des gens, et les chansons (qui duraient déjà généralement autour de trois minutes) pouvaient connaître un grand succès très éphémère avant de tomber dans l’oubli ou pouvaient devenir des « classiques » chantées et écoutées pendant plusieurs décennies. Sans radio, télévision, MP3 ni gramophone (ce dernier était encore un luxe), la population entendait infiniment moins de musique que nous, et une musique généralement moins variée. Néanmoins, certains des thèmes – l’amour, le ludique et la vie quotidienne – étaient les mêmes que ceux qui inspirent les chansons populaires du XXIe siècle.
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Pour citer cette ressource :
John Mullen, Les tubes de la Grande Guerre en Angleterre, La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), août 2013. Consulté le 12/11/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/anglais/civilisation/domaine-britannique/les-tubes-de-la-grande-guerre-en-angleterre