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Blessure du corps et blessure du langage chez Shakespeare

Par Clifford Armion : Professeur agrégé d'anglais - ENS de Lyon
Publié par Clifford Armion le 25/04/2014

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Cet article se propose d’étudier les rapports dialectiques qui unissent la violence représentée à la parole dans le théâtre de Shakespeare. Nous verrons que le langage immédiat de la blessure physique peut prendre le pas sur le texte prononcé par les acteurs. La crainte de la mort et de la dissolution du corps, exprimée par la blessure, est associée dans le texte shakespearien à l’économie et à l’extinction du langage. Le silence, corrélat de la mort, peut ainsi être lu comme une griffure à la surface du texte théâtral. Il apparaîtra que la violence physique entre en écho avec les silences, les incohérences du langage, mais aussi les ruptures de genre, constituant une forme de blessure du langage.

Au sein de l’oeuvre de Shakespeare, et plus particulièrement dans les tragédies et les pièces historiques, la violence infligée aux corps des personnages constitue une forme de langage particulière. Souvent associé à une inscription à même les chairs, ou bien encore à une parole émanant de lèvres sanglantes, le motif de la blessure est porteur d’un sens complexe tout comme l’écriture et le discours. Mais à l’opposé de ce langage des blessures, particulièrement prégnant chez Shakespeare, se dessine une image en miroir, celle d’une blessure du langage. Lorsque l’image silencieuse de la violence physique prend le pas sur le discours théâtral, ne dirait-on pas que ce dernier est violenté, mis à mal par le spectaculaire ? Nous verrons ainsi que certains des silences qui s’imposent lors de la mise en scène des textes shakespeariens peuvent être conçus comme des échos méta-dramatiques des blessures montrées ; à l’atteinte au corps correspond une atteinte à la continuité du drame. Nous verrons encore que ces blessures du langage peuvent être le signe d’une rupture du genre dramatique ou bien encore d’une clôture de l’intrigue qui soudain s’achève pour laisser place à l’épilogue.

1. Le silence : quand la violence prend le pas sur le langage

Le motif de la blessure, dont Artaud souligne la nature essentielle au théâtre, est associé chez Shakespeare au langage écrit ainsi qu’à la parole. La violence et plus particulièrement le motif de la blessure trouve un corrélat dans les silences qui ponctuent le discours, particulièrement dans la tragédie. Observons par exemple le cas du capitaine blessé qui apporte au roi Duncan les nouvelles de la bataille au premier acte de Macbeth. Après avoir relaté les exploits de Banquo et du Thane de Glamis, l’officier déclare que ses propres blessures appellent à l’aide :

Captain: (…) If I say sooth I must report they were
As cannons overcharged with double cracks,
So they doubly redoubled strokes upon the foe.
Except they meant to bathe in reeking wounds
Or memorize another Golgotha,
I cannot tell –
But I am faint. My gashes cry for help.

King Duncan: So well thy words become thee as thy wounds:
They smack of honour both. – Go get him surgeons. (Macbeth, I.ii.36-43)

Les paroles du capitaine et de Duncan évoquent la violence du combat par le biais d’une imagerie religieuse et médicale ; les termes Golgotha et surgeon suscitant à l’esprit du spectateur des « interprétants » liés aux pratiques chirurgicales et aux représentations du Christ en croix. Mais les plaies du capitaine appartiennent à un autre registre, celui de la parole et de l’oralité. Le mot gashes est employé pour les désigner, alors même que les blessures du champ de bataille sont définies par un terme plus générique : wounds. Le Oxford English Dictionary précise que le mot gash fait référence à un type de blessure particulier : « A cut, slash or wound, relatively long and deep, made in the flesh; a cleft in any object, such as would be made by a slashing cut((Oxford English Dictionary, Oxford, Oxford University Press, 1971.)) ». La fissure longue et profonde, suggérée par le terme gash, peut aisément être associée au motif de la bouche. Notons par ailleurs que gash est un synonyme argotique du mot mouth en anglais américain((cf. Oxford English Dictionary.)), ce qui suggère la possibilité d’un tel glissement sémantique. Les blessures du capitaine, en forme de bouches entrouvertes, semblent interrompre sa narration pour prendre la parole. Le demi-pentamètre qui conclut la description des faits d’armes de Macbeth et Banquo, « I cannot tell – », est significatif de ce basculement. Le vers semble être interrompu alors même que le capitaine exprime l’incapacité dans laquelle il se trouve de poursuivre son récit. Ce sont alors les blessures qui, par l’intermédiaire de ses paroles, semblent se substituer au discours premier : « My gashes cry for help ». Les mots du roi Duncan font écho à ces deux discours successifs : « So well thy words become thee as thy wounds: / They smack of honour both ». Les blessures et les mots prononcés sont ici l’objet d’une triple association qui résulte de la structure comparative utilisée dans le premier vers, de l’adverbe both dans le second, et enfin de la polysémie du mot smack qui signifie à la fois suggérer ou évoquer quelque chose, et faire du bruit avec ses lèvres((Ibid.)). Il apparaît ainsi que Duncan entend et salue les deux voix qui émanent du capitaine. Les mots de l’officier décrivant les actes héroïques de Macbeth et Banquo, ainsi que les paroles qu’il prête à ses propres blessures, sont reconnus par le roi comme des signes d’honneur. La dimension orale de la blessure permet d’apporter un dynamisme supplémentaire à la scène : la voix des blessures interrompt en effet les louanges du capitaine qui paraissaient sans fin face aux nombreux faits d’armes de Macbeth et Banquo. Les paroles de la blessure, inaudibles mais signifiantes, semblent ainsi se substituer à l’indicible.

Ce dialogue entre le silence et la blessure, entre la violence physique et la parole, nous le retrouvons dans Titus Andronicus, après le viol de Lavinia, lorsque Marcus découvre sa nièce mutilée par Chiron et Demetrius :

Marcus: Who is this – my niece that flies away so fast?
Cousin, a word. Where is your husband?
If I do dream, would all my wealth would wake me.
If I do wake, some planet strike me down
That I may slumber an eternal sleep.
Speak, gentle niece, what stern ungentle hands
Hath lopped and hewed and made thy body bare
Of her two branches, those sweet ornaments
Whose circling shadows kings have thought to sleep in,
And might not gain so great a happiness
As half thy love. Why dost not speak to me?
Alas, a crimson river of warm blood,
Like to a bubbling fountain stirred with wind,
Doth rise and fall between thy rosèd lips,
Coming and going with thy honey breath.
But sure some Tereus hath deflowered thee
And, lest thou should detect him, cut thy tongue.
Ah, now thou turn’st away thy face for shame,
And notwithstanding all this loss of blood,
As from a conduit with three issuing spouts,
Yet do thy cheeks look red as Titan’s face
Blushing to be encountered with a cloud.
Shall I speak for thee? Shall I say ’tis so? (Titus Andronicus, II.iv.11-33)

La première moitié de la tirade de Marcus, reproduite ci-dessus, décrit de diverses manières les blessures de Lavinia. Cette scène, problématique aux yeux des metteurs en scène, peut être lue comme une recherche des possibilités et des limites de l’adjonction de l’image à la description, de la part d’un dramaturge produisant sa première tragédie. Du fait de sa longueur, de l’horreur de ses images et de la complexité des références mythologiques qu’elle contient, la tirade de Marcus semble avoir pour objectif la création d’une image mentale évocatrice du sublime, d’une hypotypose constituée par la juxtaposition de divers motifs hérités notamment des Métamorphoses d’Ovide. La présence sur scène du corps blessé de Lavinia constitue un problème pour le metteur en scène, en raison de la longueur de son apparition silencieuse et de la tirade descriptive qui lui est associée, comme le souligne Jean-Pierre Maquerlot à l’occasion d’un article portant sur la théâtralisation de l’horreur dans Titus Andronicus :

Lavinia est présente sur scène pendant cinq cents vers, ce qui est très long, comme si Shakespeare voulait faire du corps mutilé le motif visuel primordial de la pièce. (…) il exploite ad nauseam les possibilités expressives de la mutilation de la fille, du père et des frères tant sur le plan du spectacle que sur celui du discours. (Titus Andronicus, II.iv.11-33)

Le mutisme et l’immobilité du corps de Lavinia, opposés à la rhétorique ovidienne de Marcus, soulèvent la question des limites des différentes formes de langage en présence et de leur possible juxtaposition. Le corps blessé de Lavinia, représenté sur scène, ne saurait à lui seul évoquer l’ensemble des références culturelles que lui associe la tirade de Marcus. Il est cependant indéniable que les blessures représentées de Lavinia parlent au spectateur de manière plus immédiate et efficace que le discours du frère de Titus. De nombreux metteurs en scène comme Peter Brook ou Bill Alexander ont répondu à cette question en réduisant drastiquement la tirade de Marcus, suggérant ainsi la primauté de la violence représentée sur la violence décrite. La parole est rendue inefficace, ou partiellement inefficace, par la violence représentée ; le texte théâtral est oblitéré par le langage des blessures.

Cette scène de Titus Andronicus comme l’exemple du discours interrompu du Brave captain de Macbeth suggère que le langage de la blessure peut prendre le pas sur le discours et se substituer à la parole. Ces deux exemples permettent ainsi d’émettre l’hypothèse d’une blessure du langage, d’une mise à mal de la parole par la violence physique.

Ajoutons que la crainte de la mort et de la dissolution du corps, exprimée par la blessure, est associée dans le texte shakespearien à l’économie et à l’extinction du langage. À l’Acte II, scène 3 d’Othello, alors que Cassio vient de blesser grièvement Montano, ce dernier se trouve dans l’incapacité de rapporter in-extenso les détails et les raisons de la querelle : « Worthy Othello, I am hurt to danger. / Your officer Iago can inform you, / While I spare speech – which something now offends me – / Of all that I do know » (Othello, II.iii.190-193). L’économie du discours de Montano assume une double fonction dramatique. En renonçant à la parole, il la confie à Iago, le manipulateur, qui aura tôt fait d’exploiter cet incident pour discréditer Cassio aux yeux d’Othello. Ensuite, le fait que Montano ne puisse plus parler suggère le danger de la blessure et de la destruction du corps : « I am hurt to danger ». Si au théâtre les personnages doivent parler pour exister, le silence annoncé du blessé exprime le tabou de la mort et de la destruction des chairs. En cessant de parler, en renonçant à son rôle de rapporteur, le corps blessé de Montano devient le corrélat du silence inquiétant du cadavre : un silence qui peut lui-même être conçu comme une blessure symbolique du langage.

2. Rupture de la continuité du drame et incursion du tragique

Si dans le théâtre de Shakespeare la violence engendre parfois le silence, elle peut également avoir pour conséquence une rupture de la trame dramatique et une rupture du genre. Les liens entre la violence physique et l’oblitération du langage apparaissent comme centraux dans The Merchant of Venice. À l’Acte I, scène 3, l’accord signé entre Antonio et Shylock stipule que si le prêt n’est pas remboursé à temps, l’usurier aura le droit de prélever une livre de chair sur le corps de l’emprunteur : « let the forfeit / Be nominated for an equal pound / Of your fair flesh to be cut off and taken / In what part of your body pleaseth me » (The Merchant of Venice, I.iii.147-150). De par ce contrat inhabituel, la dégradation du corps semble réglementée par un document légal, un acte langagier. La mutilation ne peut avoir lieu que dans le cadre strict d’un accord rédigé et signé devant notaire par les deux hommes. Si le texte semble prévenir et assujettir la violence, cette dernière se fait plus pressante et plus menaçante lorsque Antonio, réduit à la faillite par le naufrage de ses navires marchands, se voit dans l’incapacité de rembourser Shylock. La simple page de papier écrite à l’Acte I devient alors une justification de la cruelle vengeance que Shylock s’apprête à assouvir sur Antonio. Le danger de la blessure devient bien réel lorsque l’usurier affûte son couteau sur scène en réclamant son dû auprès des instances judiciaires de la ville et que Portia dit à Antonio : « You must prepare your bosom for his knife » (Merchant of Venice, IV.i.242).

Les didascalies mentionnent en effet un couteau que l’usurier impatient affûte contre les semelles de ses chaussures en attendant l’issue du procès d’Antonio((The Merchant of Venice, IV.i.119.)). Le spectateur est amené à ressentir la menace de cette arme qui pourrait à tout moment faire du contrat écrit une réalité physique, qui pourrait en d’autres termes substituer la violence physique au négoce, au marchandage.

Alors que les mots du contrat sont sur le point d’être transcrits en blessures charnelles, c’est une nouvelle fois le texte et la parole qui éloignent l’accomplissement de la mutilation :

Portia: A pound of that same merchant’s flesh is thine.
The court awards it, and the law doth give it.

Shylock: Most rightful judge!

Portia: And you must cut this flesh from off his breast.
The law allows it, and the court awards it.

Shylock: Most learnèd judge! A sentence: (to Antonio) come, prepare.

Portia: Tarry a little. There is something else.
This bond doth give thee here no jot of blood.
The words expressly are ‘a pound of flesh’.
Take then thy bond. Take thou thy pound of flesh.
But in the cutting it, if thou dost shed
One drop of Christian blood, thy lands and goods
Are by the laws of Venice confiscate
Unto the state of Venice. (The Merchant of Venice, IV.i.296-309)

La violence qui s’apprêtait à se déchaîner est ici décomposée, réduite à la dimension d’un texte que l’on interprète. Blessure et saignement sont dissociés par le biais d’un exercice de rhétorique dont le but est de briser l’image de la blessure et d’écarter ainsi son sémantisme immédiat : la crainte de la mort et de la destruction du corps. Portia, présente sur scène sous les traits d’un juge érudit, réduit en fragments le motif de la plaie jusqu’à sa dissolution : « Therefore prepare thee to cut off the flesh. / Shed thou no blood, nor cut thou less or more / But just a pound of flesh » (The Merchant of Venice, IV.i.321-323). Cette mutilation impossible, décrite par Portia, écarte la menace du couteau brandi par Shylock. L’usurier renonce à son forfait, de peur que la justice ne se retourne contre lui : «  If thou tak’st more / Or less than a just pound, be it so much / As makes it light or heavy in the substance / Or the division of the twentieth part / Of one poor scruple – nay, if the scale do turn / But in the estimation of a hair, / Thou diest » (The Merchant of Venice, IV.i.323-329). Le sens du texte légal et l’adresse du rhétoricien priment ici sur l’ouverture des chairs et la sensation de danger dont elle est le corrélat : la peur est oblitérée, et avec elle la menace d’une intrusion du tragique dans la comédie.

L’image de la mutilation et de la destruction du corps, étrangère au registre de la comédie, peut ainsi être conçue comme une blessure symbolique, une atteinte à l’intégrité du drame, une rupture ou une faille de la surface comique par laquelle le spectateur peut entrevoir la menace du tragique. Dans The Merchant of Venice, le rapport dialectique entre langage et violence physique est ainsi associé à la structure même du drame et à la perméabilité des genres.

À cette rupture de la continuité du comique, dont le corrélat est la menace de l’ouverture des chairs, correspond une seconde résonance méta-dramatique de la violence et du motif de la blessure, celle de l’interruption de la parole qui marque la souffrance morale des personnages. Les silences qui succèdent aux épisodes traumatiques, s’ils appartiennent davantage aux choix du metteur en scène qu’à l’écriture dramatique, occupent un rôle structurant dans la représentation théâtrale de l’œuvre shakespearienne. Le mutisme de Pericles apparaît notamment comme une manifestation essentielle de la blessure de la perte. Le poète Gower, véritable metteur en scène dans la pièce, associe dans son discours le silence du protagoniste à la douleur de la blessure physique : « And Pericles, in sorrow all devoured, / With sighs shot through, and biggest tears o’ershow’red  » (Pericles, xviii.25-26). Les soupirs transpercent le corps de Pericles tels des flèches dont les pointes pénètrent et détruisent les chairs. Par cette blessure symbolique, la douleur qui dévore le protagoniste et le mutisme qui en est le corrélat sont associés à l’image d’une dégradation physique du corps, évocatrice de souffrance. Le silence de Pericles est plus tard rappelé par Hélicanus qui déclare en arrivant à Mytilene : « Our vessel is of Tyre, in it our king, / A man who for this three months hath not spoken / To anyone, nor taken sustenance / But to prorogue his grief » (Pericles, xxi.17-20). Tel une blessure charnelle, le silence dans lequel s’enferme Pericles devient la manifestation physique de la souffrance qu’il ressent. Michel Raskine, metteur en scène de la pièce pour le festival des Nuits de Fourvière en 2006, fit le choix de renforcer cette double allusion au corps souffrant et mutique de Pericles en laissant ce dernier assis et prostré dans un coin de la scène durant l’ensemble des épisodes succédant à l’annonce de la mort de Marina. Interrogé sur cette décision de mise en scène, Raskine précisa que la présence silencieuse de Pericles était essentielle à la constitution d’un personnage « en creux » qui se définit autant par son absence et son silence que par ses gestes et ses paroles. Le mutisme de Pericles, tout comme la douleur qu’il éprouve, est intimement associé à l’image de l’agonie physique et de la destruction du corps. La blessure de la perte, dont souffre le protagoniste, n’est cependant pas marquée par la représentation d’une plaie charnelle mais plutôt par une rupture du discours : une blessure du langage.

Dans un ouvrage intitulé Harold Pinter et les dramaturges de la fragmentation, Brigitte Gauthier évoque la notion d’absence linguistique et les travaux de Breuer qui avait observé, chez l’une de ses patientes, une perte de la grammaire et de la syntaxe allant parfois jusqu’au mutisme. Corrélat d’un traumatisme profond et physiquement inexprimable, l’absence linguistique est notamment développée par Harold Pinter :

Dans The Caretaker, Pinter retient de l’idée de cure par la parole, non pas la pratique analytique, mais les symptômes que celle-ci cherche à faire disparaître. Il crée le personnage d’Aston à partir du symptôme « d’absences linguistiques ». Le récit-souvenir d’Aston est troué par les détails qu’il a oubliés, les mots qui ne s’enchaînent pas et par la béance des silences entre deux termes. Son discours est plus visuel que verbal, on a l’impression qu’on écoute la transposition de ses souvenirs comme s’il s’agissait d’un film intérieur, qu’il a fréquemment projeté lui même. Ces « absences linguistiques » trouent la distance établie par le jeu de l’acteur et nous permettent d’entr’apercevoir le paysage mental du personnage. (Brigitte Gauthier, op. cit., p. 45)


Les absences linguistiques dont souffre le personnage de Pinter, telles que décrites et analysées par Brigitte Gauthier, font écho à l’abandon de la parole dans Pericles. Tout comme la « béance des silences » dont le récit d’Aston est « troué », le mutisme du personnage shakespearien laisse entrevoir de manière immédiate son « paysage mental ». Comme l’ouverture des chairs, l’absence linguistique est signifiante en ce qu’elle révèle ce qui devrait être caché : le traumatisme et la souffrance intérieure des personnages du drame. Comme dans The Merchant of Venice, le tragique s’immisce dans la comédie par le biais du rapport dialectique entre le langage et la violence.

3. Le silence du final tragique et la violence ad nauseum

Au delà des ruptures du genre et des rapports dialectiques avec le langage, le silence s’impose aussi à la fin de certaines tragédies pour marquer la clôture de l’intrigue principale et la transition vers un épilogue joué. Si les didascalies inspirées des premières éditions des pièces de Shakespeare sont peu nombreuses et d’une autorité limitée, le silence du personnage agonisant et le mutisme du cadavre sont parfois suggérés dans le contenu des répliques. Les derniers mots d’Hamlet, « The rest is silence » (Hamlet, V.ii.310), sont à cet égard édifiants. Dans la bouche d’un personnage qui a déjà joué les metteurs en scène, cette courte phrase peut être perçue comme une didascalie. Hamlet demande le silence, une rupture de la parole qui doit marquer la fin de l’intrigue tragique et le début de l’épilogue joué. Sur la scène où gisent les corps mutiques des protagonistes de la tragédie, le silence est le signe de l’achèvement du cycle de la vengeance : tel le rideau des théâtres à l’italienne, il tombe pour marquer la fin d’un acte ou d’un mouvement.

L’exemple le plus édifiant d’un silence marquant le final tragique est certainement l’Acte V de Titus Andronicus et le banquet sanguinaire au cours duquel le cycle de la revanche propre aux revenge tragedies s’accélère pour s’achever dans une confusion violente dans laquelle le langage n’a plus sa place. Entre le mythe de Procné et le festin des centaures, Shakespeare s’appuie sur l’imagerie connue du festin cannibale pour mieux la dépasser en représentant sur scène les meurtres successifs de six protagonistes de la tragédie ; Chiron, Demetrius, Lavinia, Tamora, Titus et enfin Saturninus.

En voulant dépasser le mythe, le dramaturge élisabéthain pose la question des limites de la représentation et de l’évocation langagière de la blessure et de la dissolution du corps. En effet, lorsque Titus préparant le festin cannibale affirme pour la seconde fois qu’il va réduire en poudre les os des deux fils de Tamora, « Let me go grind their bones to powder small », le spectateur de la tragédie est amené à se demander jusqu’à quel point la spirale de la blessure et de la destruction des chairs peut gagner en ampleur avant que le sens même de la narration théâtrale ne soit brouillé et perdu dans le chaos de la violence. La réponse est donnée à l’Acte V, scène 3, lors du banquet auquel sont conviés Saturnin et Tamora. En l’espace de vingt vers, correspondant à environ une minute de représentation, quatre des protagonistes de la tragédie sont brutalement assassinés. Après avoir tué Lavinia, Titus poignarde Tamora avant d’être à son tour frappé par l’empereur qui tombera quelques secondes plus tard sous l’épée de Lucius : « Can the son’s eye behold his father bleed? / There’s meed for meed, death for a deadly deed. / He kills Saturninus. Confusion follows » (Titus Andronicus, V.iii.64-65). La succession des actes de vengeance est si rapide et si dévastatrice que seul un flottement confus peut régner sur scène dès lors que les protagonistes du drame sont réduits au silence. Si la tragédie se poursuit par les discours de Marcus et Lucius, l’instant qui met fin au cycle de la violence est bien celui de cette réitération chaotique de la blessure qui dépasse les limites fixées par le mythe et mène au silence et à l’absence d’action. 

Dans son adaptation cinématographique de la tragédie, Julie Taymor met en avant cette exploration de la saturation du motif de la blessure et de son sémantisme. Dans la scène du banquet, chaque meurtre est perpétré grâce à une arme différente, comme s’il s’agissait d’expérimenter toutes les formes de blessures possibles jusqu’à ce que toutes les possibilités offertes par l’intrigue tragique soient épuisées. Titus tue Lavinia de ses mains avant de transpercer la gorge de Tamora avec un couteau à découper. Saturninus plante un chandelier à trois branches dans la poitrine de Titus. Lucius enfonce une cuillère à soupe dans le palais de Saturninus avant de l’abattre avec un pistolet. Le final sanglant du banquet se termine par un ralenti suspendu, un procédé cinématographique mieux connu pour ses utilisations dans le film Matrix des frères Wachowski et qui permet de ralentir ou de figer une action tout en donnant l’impression qu’une caméra tourne autour d’elle. En introduisant cet effet à la fin de la scène du banquet, alors que Saturninus tombe à la renverse et que Lucius s’apprête à l’achever, Julie Taymor souligne le fait que l’accumulation des actes de violence ne peut aller plus avant sans que leur sens ne soit brouillé par une impression de superposition confuse. À l’instant où Saturninus tombe au sol, la caméra effectue un zoom arrière pour montrer un gigantesque théâtre antique où des spectateurs sont assis et au milieu duquel le décor du banquet est dressé. Ce retour à l’arène antique, montrée dans les premières minutes du film, marque la fin de l’intrigue tragique et le temps de l’épilogue : les protagonistes sont morts, le silence s’installe dans le théâtre, plus rien ne peut se passer.

Notons enfin que dans Coriolanus, Shakespeare exploite cette rupture violente du langage et de la trame dramatique pour mettre en scène la mort de Martius. Rappelons qu’Aufidius, le général volsque, provoque la colère de Martius pour mieux orchestrer sa mort. Le soldat de Rome tombe sous les coups des conspirateurs qui s’écrient « Kill, kill, kill, kill, kill him ! » (Coriolanus, V.vi.130). Ce sont ensuite les seigneurs volsques qui prennent la parole pour tenter en vain d’arrêter Aufidius et les conspirateurs : « Hold, hold, hold, hold  ! » (Coriolanus, V.vi.131). Les multiples répétitions des monosyllabes kill et hold donnent l’impression d’un bégaiement, d’une accumulation confuse à laquelle Aufidius tente de mettre fin en prenant la parole : « My noble masters, hear me speak » (Coriolanus, V.vi.132). Mais les seigneurs volsques l’interrompent pour réclamer le silence : « All be quiet. Put up your swords » (Coriolanus, V.vi.134). La vengence d’Aufidius est accomplie mais son premier élan d’orateur est interrompu : le discours triomphale qu’il s’apprêtait à prononcer sur le cadavre de Martius devient un éloge dicté par les seigneurs volsques qui souhaitent rendre hommage au soldat de Rome. Ici encore, le silence met fin au cycle de la violence et annonce l’épilogue de la tragédie.

Il apparaît ainsi que les silences assument, au sein des pièces de Shakespeare, une fonction structurante qui rejoint celle de la violence physique. Véritables blessures du langage, les ruptures du discours griffent la surface des personnages, de l’intrigue et du genre. Elles entrent en résonance avec la blessure physique que Derrida, commentant l’œuvre d’Antonin Artaud, décrit comme une « incarnation de la lettre » et un « tatouage sanglant((Jacques Derrida, L’Écriture de la différence, Paris, Éditions du Seuil, Collection Points, 1967, p. 281.)) » indispensable au théâtre vivant. Si le sang qui coule sur scène peut être conçu comme le ciment de la théâtralité, une forme de langage immédiat et désintellectualisé rendant « magique », pour reprendre un terme d’Artaud, la représentation théâtrale, il est aussi un élément perturbateur, une ligne de faille présente dans le texte théâtral et révélé par sa mise en scène. La blessure du langage entre ainsi en écho avec la blessure du corps et permet une mise en perspective de la violence sur le plan méta-dramatique.

Notes

Pour citer cette ressource :

Clifford Armion, Blessure du corps et blessure du langage chez Shakespeare, La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), avril 2014. Consulté le 25/11/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/anglais/litterature/litterature-britannique/Shakespeare/blessure-du-corps-et-blessure-du-langage-chez-shakespeare