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Folie et fantastique dans «Frankenstein»

Par Jean-Jacques Lecercle : Professeur - Université Paris X Nanterre
Publié par Clifford Armion le 24/04/2007

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Article originalement publié sous le titre : "'A melancholy that resembled madness" : Folie et fantastique dans Frankenstein", dans Autour de Frankenstein - Lectures critiques, pp. 109-122 aux Cahiers FORELL, Université de Poitiers. Nous remercions l'auteur et les Cahiers FORELL qui nous ont autorisés à reproduire cet article sur ce site.

1. La folie de Victor Frankenstein

Au premier chapitre du volume trois, Victor Frankenstein persuade son père de le laisser partir pour l'Angleterre. Il ne lui dit pas, bien sûr, la vraie raison de son voyage (il s'est enfin décidé à tenir la promesse faite au monstre), mais il sait utiliser l'effet que ne manquent pas de produire sur un père affligé les symptômes inquiétants que son rejeton présente : « After so long a period of absorbing melancholy, that resembled madness in its intensity and effects, he was glad to find that I was capable of taking pleasure in the idea of such a joumey, and he hoped that change of scene and varied amusement would, before my return, have restored me entirely to myself » (147-148) ((Toutes les références sont à l'édition Penguin, M. Hindle, ed., Harmondsworth, 1992)).

On pourrait penser que ce père soupçonne que son fils a des peines de cœur : le changement d'air et le divertissement sont des remèdes classiques à ce genre d'affection. De fait, il soupçonne bien son fils d'être amoureux d'une autre que sa douce fiancée. A la page précédente, évoquant son union avec Elizabeth, il dit à Victor (qui proteste aussitôt du contraire) : « You may have met with another whom you may love ; and considering yourself as bound in honour to Elizabeth, the struggle may occasion the poignant misery which you appear to feel » (141). Pourtant, il y a plus, et ces symptômes sont susceptibles d'une autre interprétation : le désespoir, l'incapacité d'échapper à ses soucis, la perte de soi, l'intensité de l'affection et donc de l'affect sont les symptômes de ce que nous appelons aujourd'hui dépression, et qu'on appelait alors mélancolie. Et celle-ci peut n'être que le signe annonciateur d'un état beaucoup plus grave, et qui risque d'être permanent, la folie. Le mot est présent dans le texte, et attribué à la fois au père de Victor, qui interprète les symptômes, et à Victor lui-même, qui le reprend presque à son compte, introduisant seulement une ultime modalisation (« that resembled madness »). Il faut donc envisager le pire : Victor Frankenstein est peut-être fou.

Une fois le mot prononcé, et l'indication textuelle perçue, le lecteur se rend compte que la folie a une présence massive dans le roman : une série de contextes, depuis le début du volume I jusqu'à la fin du volume III insistent sur la folie de Victor. Seul le volume II est épargné : c'est que le monstre y parle, de lui surtout, qui n'est pas, contrairement a son créateur, fou. Ainsi, dès la quatrième lettre, Victor apparaît à Walton comme présentant les signes extérieurs de la folie : « But he is generally melancholy and despairing ; and sometimes he gnashes his teeth. » (25) Walton ne s'y trompe pas : « his eyes have generally an expression of wildness, or even madness » (25). Les recherches qui aboutissent à la création du monstre rendent, on le sait, Victor malade. Mais cette fièvre qui le saisit et le transforme en « wreck » est d'origine nerveuse : « every night I was oppressed by a slow fever, and I became nervous to a most painful degree. » Clerval, qui « saw a wildness in my eyes for which he could not account » (60), attribue ces symptômes à « the wanderings of my disturbed imagination » (61). Déjà installé dans sa maladie, Victor note « the agony of my nervous symptoms » (65). Il nous en donne lui-même l'explication lors d'une crise aiguë. On se souvient en effet qu'après le meurtre de William sur la plaine de Plainpalais, il aperçoit le monstre escalader le Salève et que, par une intuition vraie mais folle, il est convaincu que sa créature est le meurtrier de son frère. Bouleversé par ce coup de folie, il nous livre et l'apparence extérieure de sa maladie et son contenu ou sa cause : « I remembered also the nervous fever with which I had been seized just at the time that I dated my creation, and which would give an air of delirium to a tale otherwise so utterly improbable. I well knew that if any other had communicated such a relation to me, I should have looked upon it as the ravings of insanity » (74).

La distance prise (« an air of delirium ») ne doit pas faire penser à un reste de rationalité : elle ne fait que souligner la schize, le dédoublement de personnalité qui est un signe majeur de la folie de Victor, et qu'à la même page il incarne dans le monstre, puisqu'il le proclame être « my own vampire ». Cette schize, qui engage un délire de persécution, le domine de façon incontrôlable durant tout l'épisode du procès de Justine : on se souvient des proclamations monomaniaques (« and I the cause ! » (79)), par lesquelles le délirant attire à lui l'attention du lecteur, aux dépens de l'innocence accusée.

Lorsque nous retrouvons Frankenstein au volume trois la cause est entendue. Il se sait fou, et, la crise étant passée, peut l'avouer au lecteur : « in a fit of enthusiastic madness, I created a rational créature » (209) (Quel aveu! Le créateur est fou, le monstre a toute sa tête). C'est bien d'enthousiasme, délire à contenu religieux, qu'il s'agit, !'« enthusiastic frenzy » de ses premières expériences (159) est aussi « the mad enthusiasm that hurried me to my creation » (177) (on attend presque « perdition »). Comme le président Schreber, Frankenstein est appelé à jouer un rôle divin : moins modeste que le président, qui se contentait d'être le Messie, Victor se prend pour Dieu lui-même. On comprend que ses symptômes ne s'améliorent pas : révulsions, hallucinations, cauchemars, je vous en épargne la liste fatigante. Ils finissent par persuader ses proches de sa folie. Au retour d'Irlande, son père est enfin convaincu qu'il ne s'agit pas d'une peine de cœur : « the conclusion of this speech convinced my father that my ideas were deranged » (180). Il est d'ailleurs lui-même persuadé de la gravité de son état : « memory brought madness with it ; and when I thought of what had passed, a real insanity possessed me » (184). Certes, on pourrait interpréter ce « real » à contre-emploi, comme la marque que cette folie qui saisit Victor est temporaire et métaphorique : l'évocation des crimes du monstre le rend fou de douleur. Mais, de métaphorique, cette folie devient bientôt littérale. La nouvelle crise est causée par la mort du père (sans nul doute péniblement affecté par la folie de son fils, qui vient s'ajouter à tant d'autres malheurs) : « What then became of me ? I know not ; I lost sensation and chains and darkness were the only objects that pressed upon me. Sometimes, indeed, I dreamt that I wandered in flowery meadows and pleasant vales with the friends of my youth, but I awoke, and found myself in a dungeon. Melancholy followed, but by degrees I gained a clear conception of my miseries and situation, and was then released from my prison. For they had called me mad ; and during many months, as I understood, a solitary cell had been my habitation » (191-2).

Cette réécriture, d'une ironie horrible, de la scène qui relate les premiers moments du monstre (191-2), fait de Victor Frankenstein un prédécesseur de Perceval le fou ((G. Bateson, éd., Perceval's Narrative, New York, William Morrow, 1974)) un dément qu'on peut déclarer suffisamment guéri pour qu'il sorte de l'asile, ce qui lui permet d'écrire ses mémoires. Il n'est donc pas étonnant que le magistrat genevois, auprès de qui il va dénoncer le monstre, le traite comme quelqu'un dont la fragilité psychique est apparente : « he endeavoured to soothe me as a nurse does a child, and reverted to my tale as the effects of delirium » (193-4).

Ces indications sont suffisamment massives pour que nous risquions un diagnostic. Il est globalement évident (Frankenstein est bien fou), et un peu plus surprenant dans le détail : Victor est excessivement fou, de toutes les formes de folie à la fois, même celles qui s'excluent mutuellement. En effet, les symptômes qu'il présente sont innombrables, et incohérents. Catatonique, mais agité, parfois jusqu'à la violence incontrôlée, Victor est tantôt délirant, tantôt animé par une idée fixe qu'il sait exposer avec éloquence, dans un ordre rationnel ; parfois replié sur lui-même au point de ne plus prêter attention au monde extérieur, il vit parfois douloureusement le moindre contact avec celui-ci, car son délire de persécution s'y nourrit. La folie de Victor se vit donc de multiples façons : fou protéiforme, il est à soi seul tout un Bedlam. On comprend que tous ceux qui le rencontrent le tiennent pour fou : Clerval, son père, le magistrat, genevois, Wallon même, au moment pourtant où il s'éprend pour lui d'amitié tendre ; on comprend qu'il se proclame fou sans arrêt, et finisse par être interné. Si je devais affiner le diagnostic, je dirais que Victor est paranoïaque, comme le président Schreber. Un délire de persécution l'habite, incarné dans une créature terrifiante qui n'est pas son psychiatre, mais qui est, comme toujours, une représentation de son père. Cette persécution se projette, dans une orgie sadique, sur ses proches, rituellement massacrés par ce qu'il appelle à juste titre sa « créature », son « démon ». Il n'est pas le premier délirant à attribuer à un phantasme ses propres pulsions agressives. Comme le président Schreber, il est animé par un sentiment de toute puissance, qui l'égale à Dieu, et qui fait de lui le centre du monde. Et sa folie prend coloration religieuse, se teinte d'enthousiasme.

Mais je dirais aussi, et peut-être contradictoirement, que Victor est schizophrène. Il s'isole, se replie, ne cherche plus à communiquer à autrui les raisons de ses actes, persuadé qu'il est, à juste titre, que cet aveu le fera définitivement passer pour fou. Cette folie-là commence très tôt, avec l'isolement dans lequel le plongent la mort de sa mère et l'indifférence de son père (il reproche à celui-ci, on s'en souvient, de ne pas avoir dit le mot qui eût suffi à l'empêcher de se perdre dans Paracelse et Cornélius Agrippa c'est pourquoi il se qualifie, à la page suivante d'autodidacte (38-9). Elle est donc liée intimement à sa relation au savoir savoir privé, donc fou, même au sein de l'université d'Ingolstadt, qui ne demande, la prise de conscience, l'épiphanie noire, venues, qu'à se transformer en délire. Il apparaît ici que le thème du double n'est pas seulement un motif littéraire il s'agit de dédoublement, de schize, qui fait de Victor et du monstre non les deux moitiés d'un androgyne (on conviendra cependant que leur comportement semble être dicté par ce mythe, je n'en veux pour preuve que le suttee polaire du monstre veuf), mais les deux parties clivées d'un moi désemparé. Le dédoublement, d'ailleurs, va plus loin qu'à l'habitude, il n'oppose pas seulement le bon et le mauvais (comme parfois la figure paternelle se dédouble en bon et mauvais père), mais opère aussi dans chacune des deux moitiés : monstre irréductiblement bon et méchant, créateur affectueux et indifférent, bon fils, fidèle ami et tendre fiancé d'un côté, scientifique égoïste et possédé de l'autre. Je me trouve donc devant un surcroît de symptômes, devant une folie trop massive et trop diversifiée pour être honnête. Peut-être est-il temps que je me souvienne que la folie est aussi une convention littéraire fantastique, que Victor n'est pas une personne mais une persona, une construction littéraire, dont la caractéristique principale est qu'il nous narre une histoire. Me voici donc avec un narrateur construit comme fou. Cela a des conséquences sur notre lecture du roman.

2. Un narrateur fou

La qualité première d'un narrateur est d'inspirer confiance. Surtout si c'est le narrateur principal. C'est bien ce qu'est Victor, tout au moins par rapport au monstre, narrateur narré d'une narration enchâssée. Mais quelle confiance puis-je avoir dans un narrateur si a) il se dit lui-même fou, à de nombreuses reprises, symptômes délirants à l'appui, et b) il est reconnu comme fou par les autres personnages, à l'intérieur de sa narration, mais aussi à l'extérieur la folie de Victor est déjà apparente dans les lettres de Wallon ? Il semble que Frankenstein soit une vision caricaturale de ce que les anglo-saxons appellent « unreliable narrator », ce leurre offert au lecteur inquiet par un auteur manipulateur.

Une fois reconnu, cet état de fait à des conséquences ravageuses : car rien, dans le récit de Victor, ne peut plus être tenu pour vrai. (Ici pointe son museau la possibilité d'un jeu littéraire pré-postmoderne : car si rien n'est assuré, la folie de Victor ne l'est peut-être pas non plus, et me voici plongé dans le paradoxe du menteur. Heureusement il y a Walton sa fonction est bien d'ancrer l'histoire). Je vous fait remarquer d'ailleurs que Victor a une conception bien curieuse de la vérité. Loin de considérer, comme le commun des mortels, que celle-ci réside dans l'adéquation d'un discours aux faits (adequatio rei et intellectus), il la conçoit tantôt comme révélation et tantôt comme cohérence. La certitude folle (et vraie) de la culpabilité du monstre est justifiée ainsi : « He was the murderer! I could not doubt it. The mere presence of the idea was an irresistible proof of the fact » (73). Rabattre de la sorte la vérité sur la certitude ne protège pas bien sûr de l'hallucination ni du délire. Et voici comment il cherche à convaincre Walton, avant de les lui conter, de la vérité de ses aventures :

Were we among the tamer scenes of nature, I might fear to encounter your unbelief, perhaps your ridicule ; but many things will appear possible in these wild and mysterious regions, which would provoke the laughter of those unacquainted with the ever-varied powers of nature ; nor can I doubt but that my tale conveys in its series internal evidence of the truth of the events of which it is composed. (29)

Curieux mélange de credo quia absurdum et de verum index sui et falsi. Le problème est que la première attitude, loin d'établir la vérité, fait douter de la santé mentale de qui l'adopte (au pire le merveilleux devient l'aune du vrai ; au mieux on a une forme de relativisme géographique : vérité au-delà du cercle polaire, erreur en deçà) ; et que la seconde attitude satisfait complètement le paranoïaque, dément rationnel qui ne lésine pas sur la cohérence de son histoire.

Je suis forcé d'admettre que, dans le récit de Frankenstein (et, par rebond, dans celui du monstre), rien n'est vrai, ou tout au moins, rien n'est assuré, pas même l'existence du monstre. Car le nœud de l'histoire est là : si Victor est réellement fou, alors le monstre est le fruit de son imagination, l'incarnation même de son délire ; si par contre sa folie n'est qu'apparente, temporaire, induite par l'horreur des circonstances, alors dans le monde de la fiction le monstre existe. Présenter l'affaire de cette façon, c'est au moins suggérer qu'il y a matière à hésiter. Reparaît alors le fantastique : si Frankenstein est réellement fou (et non rendu fou par l'horreur surnaturelle du monstre), alors le fantastique du roman est dû à l'hésitation qui saisit le lecteur, comme dans The Turn of the Screw analysé par Todorov ((T. Todorov, Introduction à la littérature fantastique, Paris, Le Seuil, 1970)) c'est même cette hésitation qui définit le genre et l'oppose au merveilleux. La gouvernante est peut-être folle, Victor l'est probablement, mais cela laisse à l'hésitation une marge. Mais de quelle hésitation s'agit-il exactement? De l'hésitation, bien sûr, entre explication naturelle ou surnaturelle des événements de la fiction.

Hésitons ou feignons d'hésiter, et donnons d'abord sa chance à l'explication naturelle. Le roman appartient alors au genre du « surnaturel expliqué », comme les romans de Mrs Radcliffe à ceci près qu'il revient au lecteur de fournir l'explication, laquelle est au demeurant simple, et a déjà été avancée : Victor est fou, il n'y a pas de monstre ailleurs que dans son délire le seul monstre, c'est Victor (on se souviendra que le Frankenstein de Terence Fisher, dans les années cinquante, avait adopté cette interprétation en ajoutant à la narration un récit encadrant, qui faisait de celle-ci le plaidoyer dément d'un Frankenstein criminel et condamné à mort pour le meurtre qu'il attribue au monstre).

Cette explication naturelle, c'est ce qui la justifie, rend compte de façon élégante d'un certain nombre d'épisodes du roman. Elle explique par exemple la certitude folle mais vraie de Victor, et ses curieuses conceptions de la vérité. Si rien n'existe hors de sa tête, point n'est besoin d'adéquation, la certitude interne suffit, et la cohérence, qui protège l'histoire qu'on se raconte du délire ; le sentiment épiphanique de révélation sera alors effectivement la manifestation la plus haute du sentiment de culpabilité de Victor vis à vis de Justine : c'est bien lui la seule cause de tout, puisque hors de lui il n'y a rien. Cette explication nous fait également mieux comprendre la malédiction du monstre : s'il est le fruit de l'imagination de Victor, où donc serait-il au soir de la nuit de noces, sinon avec Victor, dans la tête de Victor ? Et s'il est le double et l'autre de son rêveur (terme qui convient ici mieux que celui de « créateur »), qui d'autre que lui, ce soir-là, couchera avec la mariée ? Tout cela fait, bien sûr, de Victor un assassin (« I, the true murderer », dit-il à propos de Justine (85)), auquel on doit attribuer tous les crimes du monstre. Les paysans finlandais qui l'arrêtent ont raison : c'est lui l'assassin de Clerval, lui qu'on a.vu la veille quitter le lieu du crime sur une barque semblable. S'il n'est pas condamné pour ce crime, c'est que la justice se trompe une fois encore. Justice de classe, elle libère le bourgeois coupable comme elle a exécuté la fille du peuple innocente. Frankenstein est donc ce personnage roi du fait divers anglo-saxon, le sériai killer, qui fera appel pour sa défense à ce dédoublement de personnalité extrême auquel fit aussi appel le « hill murderer » de San Francisco, minable père de famille qui prétendait changer d'âme pour massacrer des jeunes filles. Que Frankenstein se situe dans la tradition du loup-garou et anticipe Dr Jekyll and Mr Hyde est l'évidence même.

Mais il y a une autre explication, qui fait appel au surnaturel : le monstre existe réellement, il est distinct de Frankenstein et créé par lui. C'est lui l'auteur de la série des meurtres, et Victor est poussé au bord de la folie par le désespoir, et non par la paranoïa. De fait, cette interprétation surnaturelle est celle qui vient naturellement à l'esprit du lecteur, l'interprétation dite naturelle étant vite bloquée par le texte. Ainsi, Victor a des alibis pour le meurtre de Clerval et pour celui de William -il est en Allemagne lorsqu'il apprend, par une lettre de son père, l'assassinat de son frère. Comme il n'est pas doué d'ubiquité, quelqu'un d'autre a fait le coup le monstre, qui donc existe. Au reste, comment n'existerait-il pas, puisque Walton, dans le récit encadrant, les voit tout deux, une première fois au début du texte, une seconde lorsqu'il surprend le monstre devant le cadavre de Victor : pour parler comme Leibniz, puisqu'ils sont discernables, Victor et le monstre ne sauraient être identiques.

On comprend mieux ici à quoi sert Walton, et quelle conception de la vérité, et de son établissement, est défendue par Mary Shelley. Elle attribue, comme il était normal en son temps, une importance cruciale au témoignage, entendu dans son sens religieux comme dans son sens juridique. C'est le témoignage qui établit la preuve, donc la vérité. Et on prêtera une attention particulière au témoignage donné sur le lit de mort, seule occasion où l'on est sûr que le témoin ne mentira pas. Le récit de Victor est donc vrai non parce qu'il est persuasif ou cohérent, mais parce qu'il le fait au moment de mourir. L'emboîtement des récits n'est là que pour assurer la chaîne des témoignages, et donc de la vérité. On comprend pourquoi le monstre est si désireux de montrer à Victor les lettres de Safie et de Félix, dont il a, ce qui est tout à fait invraisemblable, pris copie (120) : c'est qu'il veut lui aussi porter témoignage. On voit donc que la chaîne des narrateurs n'est nullement instrument de brouillage (le roman évite d'ailleurs soigneusement la métalepse : seule l'histoire des De Lacey est racontée par une voix autre, celle du monstre), mais bien plutôt moyen de clarification.

Le problème est que ce que je viens de décrire n'est pas une hésitation, mais une contradiction au sens d'Aristote : deux propositions incompatibles et que pourtant je tiens l'une et l'autre pour vraies. Le monstre suit Victor dans son voyage à travers l'Europe avec une incroyable facilité, surtout pour quelqu'un qui ne peut pas se risquer à entrer dans une ville ou même un village : pardi, il vit dans sa tête ! Mais Walton les voit ensemble, au même moment, et ils n'occupent pas le même segment d'espace-temps le monstre est vivant, Victor est mort : c'est donc que le monstre existe ! Une contradiction aristotélicienne étant chose pénible et peu recommandable, je pourrais essayer de dénier une des deux propositions ; je pourrais tenter de détruire les alibis de Victor, de réfuter tous les arguments qui soutiennent tous les arguments du monstre. Il suffirait pour ce faire que je laisse opérer la contagion de la folie, que je déclare Walton fou lui-même, ou romancier : pour justifier l'échec de sa folle entreprise, il raconte à sa sœur une histoire de fantômes. Il ne fait par là que revenir à ses premières amours, puisqu'avant d'être explorateur, il a voulu être poète (« I also became a poet, and for one year lived in a Paradise of my own creation. » (14)). L'avantage de cette interprétation est qu'elle inverse la métaphore habituelle : au lieu que l'exploration soit la métaphore de la création littéraire (c'est par là que Walton participe de la chaîne d'abyme qui engendre les récits), c'est la création littéraire qui devient le substitut de l'exploration. Il y a peut-être un autre avantage : comme Victor n'existe pas plus que le monstre, ma contradiction disparaît.

Mais elle disparaît trop vite. Car Victor, effectivement, n'existe pas plus que le monstre : il suffit pour s'en convaincre de remplacer le nom de Walton par celui de Mary Shelley. Personne n'existe, bien sûr, sauf l'auteur, qui manipule notre lecture, et nous fait, ou non, hésiter. Dans The Turn of the Screw, James nous pousse à hésiter. Le problème pour l'analyse todorovienne du fantastique dans Frankenstein est que Mary Shelley ne nous fait pas hésiter. Je ne sais si vous partagez mon impression de lecture, mais il me semble que tout nous pousse à tenir, dans le monde de la fiction, l'histoire du monstre pour vraie. L'interprétation surnaturelle du roman est la seule bonne : il faut qu'il y ait un monstre pour que, dans la saine tradition hollywoodienne, l'horreur surgisse. Ce texte n'est pas fantastique au sens de Todorov. Peut-être même n'est-il pas fantastique du tout, car l'horreur surnaturelle y est limitée : le roman contient peu de scènes d'horreur (un monstre qui parle ne se prête guère à ce genre d'effets), et une fois acceptée l'avancée scientifique (laquelle n'est nullement inconcevable : cela s'appellerait aujourd'hui ingénierie génétique), tout le reste est rationnel et le mystère se dissipe. Ma contradiction s'est en fait déplacée. Elle oppose non deux interprétations de l'intrigue, mais à l'intérieur de la seule interprétation viable (le monstre, créature surnaturelle, existe bien), le surnaturel limité du personnage et le naturel appuyé de son environnement scientifique, historique et culturel. Mais cette nouvelle contradiction n'est pas aristotélicienne, mais hégélienne : elle n'oppose pas deux propositions incompatibles, mais deux moments d'un développement dialectique, qui demande à être dépassés. Ici resurgit le thème de la folie.

3. La folie de Frankenstein expliquée

Je récapitule. J'ai tenté de rendre compte de la folie dans Frankenstein d'abord comme caractéristique psychologique expliquant le comportement du personnage principal, puis filant le lien conventionnel entre folie et fantastique, comme instrument narratif destiné à brouiller la lecture, à faire hésiter le lecteur. Comme cette hésitation supposée induite par la folie du narrateur ne suffit pas à faire de Frankenstein un roman fantastique, je propose une troisième interprétation de la folie de Victor, que l'on qualifiera grossièrement de thématique : Victor est fou parce qu'il est le héros d'un conte romantique dont l'objet est de représenter non directement une révolution politique, mais d'abord une révolution intellectuelle, un changement de paradigme.

Je reviens aux théories de la vérité défendues et pratiquées par Victor. Pourquoi ce scientifique, qui n'est pas réellement autodidacte puisqu'il a suivi les cours de l'université d'Ingolstadt, abandonne-t-il si facilement la conception déjà dominante de la vérité comme adéquation et de l'établissement de la preuve par vérification ? Il y a un lien entre cette attitude marginale et sa solitude scientifique : pourquoi Victor ne publie-t-il pas ? Pourquoi ne discute-t-il pas ses découvertes avec son maître, le professeur Waldman ? Tout cela est également lié à sa folie, bien sûr (ainsi qu'à un topos du conte fantastique) : sa folie est à la fois la cause et la conséquence de sa solitude physique et intellectuelle Victor est aussi intellectuellement solitaire que le monstre l'est physiquement ; le monstre n'a pas de fiancée, Victor pas de collègue.

Je suggère une explication de ce triste état de fait. Victor n'a pas de collègue parce qu'il est dans la position difficile du révolutionnaire scientifique, qui change le paradigme, c'est à dire bouleverse le vocabulaire de la science de son temps. Il n'a pas de collègues parce qu'il n'a plus de langage commun avec les autres étudiants ou avec ses maîtres. Et c'est bien parce qu'il a commencé comme autodidacte, c'est à dire au sein d'un paradigme abandonné, celui des alchimistes qu'il est capable de sortir du paradigme de la science de son temps, de voir plus loin que les contraintes du vocabulaire de celle-ci c'est parce qu'il a commencé par reculer qu'il finit par avancer : « I had retrod the steps of knowledge along the paths of time, and exchanged the discoveries of recent enquirers for the dreams of forgotten alchymists. Besides I had a contempt for the uses of modem natural philosophy. It was very different, when the masters of the science sought immortality and power ; such views, although futile, were grand ; but now the scene was changed. The ambition of the enquirer seemed to limit itself to the annihilation of those visions on which my interest in science was chiefly founded. I was required to exchange chimeras of boundless grandeur for realities of idle worth » (46).

On notera qu'il ne s'agit pas ici de progrès scientifique, ou de vérité comme adéquation d'un discours à la réalité : il n'y a pas de langage de la nature, que Victor pourrait être le premier à décrypter. Il s'agit plutôt de changer de langage, de réinsuffler dans le langage banal de la science contemporaine le langage plus exaltant du paradigme dépassé il s'agit donc de se reposer les anciennes questions, dans un contexte, et donc avec des formulations, nouveau. Ainsi changent les paradigmes : parce qu'un scientifique marginal (jeune, mal éduqué, têtu), refuse un jour de parler la langue commune.

Je vous tiens un discours pragmatiste. Voici comment Richard Rorty décrit une révolution conceptuelle. Vous conviendrez que la description va comme un gant à Victor Frankenstein :

The « irrational » intrusions of beliefs which « make no sense » (i.e. cannot be justified by exhibiting their coherence with the rest of what we believe) are just those events which intellectual historians look back upon as « conceptual revolutions ». Or, more precisely, they are the events which spark conceptual revolutions seemingly crazy suggestions by people who were often without honour in their own countries, suggestions which strike us as luminous truths ((R. Rorty, Essays on Heidegger and Others, Cambridge : CUP, 1991, 5)).

Voici donc la thèse que je souhaite défendre : Frankenstein est le récit poétique d'une révolution conceptuelle ; son objet est cette étincelle, ce « spark » créateur, qui produit une théorie nouvelle et ravageuse, destinée à bouleverser et supplanter les certitudes les plus chères et les plus assurées vous avez reconnu dans ces mots une description métaphorique du monstre, qui est donc une théorie incarnée. C'est bien pourquoi ce monstre, non seulement existe, mais est vrai, comme est vraie la théorie nouvelle qui fonde un paradigme (jusqu'à ce qu'elle soit à son tout supplantée). C'est pourquoi aussi la vérité dans Frankenstein est toujours soit révélation (c'est à dire sortie brutale du paradigme ancien) soit cohérence (du discours nouveau qui s'établit en paradigme).

C'est pourquoi enfin le scientifique est à la fois fou (il s'isole, se sépare du sens commun, il est déchiré entre ce qu'il doit et ce qu'il veut croire, entre l'ancien et le nouveau paradigme) et complètement lucide : il a, ajuste titre, peur que les tenants de l'ancien paradigme le considèrent comme fou et le persécutent comme tel Victor, ce dissident de la science, est, comme sont les dissidents, dûment interné.

Le texte nous dit déjà tout cela de manière très claire. Voici comment Victor relate sa découverte : « I paused, examining and analysing all the minutiae of causation, as exemplified in the change from life to death, and death to life, until from the midst of this darkness a sudden light broke in upon me a light so brilliant and wondrous, yet so simple, that while I became dizzy with the immensity of the prospect which it illustrated, I was surprised, that among so many men of genius who had directed their enquiries towards the same science, that I alone should be reserved to discover so astonishing a secret. Remember, I am not recording the vision of a madman. The sun does not more certainly shine in the heavens, than that which I now affirm is true. Some miracle might have produced it, yet the stages of the discoveries were distinct and probable» (51).

Ce qui frappe ici, c'est l'ambivalence de la métaphorique de la lumière : clarté rationnelle de la vérité, dont la découverte procède par idées distinctes et hypothèses probables, la lumière est aussi éblouissement miraculeux, vision merveilleuse et épiphanique. On comprend pourquoi la folie causée par cet éclair est évoquée ici sous forme de dénégation.

Le reste du roman s'ensuit : folie de Victor, ravage du monstre, car les idées sont des forces matérielles, qu'elles s'emparent des masses ou non. La tragédie de Victor est que ce révolutionnaire n'est pas à la hauteur de sa découverte, qu'il cherche, déchiré qu'il est entre deux paradigmes, à faire avorter sa nouvelle théorie, laquelle ne deviendra pas en fait le nouveau paradigme la race des monstres surhommes ne supplantera pas l'humanité. Ou plutôt, la contradiction hégélienne entre l'ancien et le nouveau n'atteint pas, chez Mary Shelley, le stade de sa résolution. On reste dans l'entre-deux, c'est à dire dans l'insupportable. La métaphore nouvelle qu'est le monstre, malgré toute sa force illocutoire, ne réussit pas à chasser l'ancien cliché. Le souverain nouveau qu'est le peuple révolutionnaire se laisse vite voler sa victoire par cette resucée de l'ancien souverain qu'est le dictateur. La théorie blasphématoire, qui fait de Dieu une hypothèse dont on se passe effectivement, ne réussit pas à prévenir le retour du religieux. On reste bien dans l'entre-deux, dans l'incertain, dans l'angoissant dont la folie est le symptôme. Il n'est pas sûr que ce soit là un échec simplement la marque du fait que Frankenstein n'est pas un ouvrage de science-fiction, un exemple de merveilleux scientifique, prédécesseur du mythe du savant fou et de Jurassic Park, mais un roman fantastique.

4. Le fantastique dans Frankenstein

Je suis injuste à l'égard de Mary Shelley. Je fais de son roman un texte de rébellion romantique qui retombe en fin de compte sur une version du mythe de Faust : elle a compris que Satan était un personnage plus pittoresque que le bon Dieu, elle n'a pas pu s'empêcher de le punir à l'issue du roman, par la rétribution attendue qui rétablit l'ordre, sinon le statu quo. Mais il s'est passé dans le roman plus que cela : la subversion de l'ordre établi, même si elle suscite bien vite la révulsion de Victor, fait beaucoup plus qu'annoncer une fin morale dans la punition du blasphème. C'est que Mary Shelley est en train d'inventer le fantastique tel que nous le connaissons aujourd'hui.

Je m'appuie ici sur une autre théorie du fantastique, genre non de l'hésitation mais du paradoxe. Je l'emprunte à Roger Caillois ((R. Caillais, « La Narval et la licorne », Le Monde, 14/12/1976, p. 11)). Elle tient en une phrase : le fantastique est au merveilleux ce que le narval est à la licorne. Ces deux animaux ont en effet des propriétés symétriques. La licorne n'existe pas, mais elle conforte l'ordre du monde (la corne de licorne avait des propriétés médicinales ; et si l'on voulait mettre à l'épreuve la vertu de sa fille, on l'exposait à la licorne, animal très pur et qui ne badinait pas avec la virginité). Au contraire, le narval existe (la dent du narval est la réalité de ce qu'on appelle « corne de licorne »), mais il inquiète gravement le cosmos car il est une des très rares créatures à ne pas respecter la symétrie sagittale : si vous coupez un être vivant en deux dans le sens de la longueur, vous obtiendrez deux parties extérieures symétriques. La licorne porte son unique corne au milieu du front ; la dent du narval est sa canine supérieure gauche démesurément grandie elle n'est donc pas située sur le plan sagittal et menace de déséquilibrer l'animal. Comme la licorne, le merveilleux fait appel sans lésiner au non-existant, au surnaturel, à l'incroyable, mais c'est pour mieux soutenir en fin de compte les valeurs de notre monde les bons y sont très bons, les méchants terriblement méchants. Dracula est en ce sens un conte merveilleux, tant il est clair que s'y affrontent forces du mal et forces du bien, et que ces dernières finiront, comme dans tout bon western, par l'emporter. Le roman se termine d'ailleurs sur une mort, celle du comte, qui est à la fois rétribution et libération (le vampire est au fond heureux de ne plus l'être), et sur une naissance annoncée, celle du fils de Jonathan et de Mina Harker. Le fantastique, au contraire, n'a pas besoin du surnaturel, auquel il fait néanmoins parfois appel il peut fort bien se contenter des realia de notre vie quotidienne ; mais il inquiète et menace de subvertir les valeurs, logiques ou morales, qui structurent notre monde. Se situant dans l'impossibilité logique du paradoxe, il n'autorise pas la translation qui fonde l'univers merveilleux : il ne nous fait pas quitter notre monde, mais c'est pour mieux l'aliéner. Dans Frankenstein, l'opposition entre le bien et le mal est interne aux personnages elle devient par là problématique, et nous force à sympathiser avec un assassin, à nous avouer virtuellement monstre nous-mêmes. Et le roman se clôt sur deux morts, mais dont on ne peut pas dire qu'elles sont des exemples de « fulfilment », ni qu'elles annoncent la paix retrouvée. Certes Walton rentre au bercail, mais le suicide du monstre (qui n'est même pas certain) n'est pas signe d'apaisement général : dans la mesure où cette mort est suicide, et non exécution, elle proclame jusqu'au dernier instant l'humanité paradoxale de la créature monstrueuse, faisant de Frankenstein un précurseur non du roman d'anticipation mais de ce qu'on appelle parfois « existential thriller ».

Ce qui est en jeu dans les contradictions du roman, c'est donc l'émergence du fantastique. On en représentera les caractéristiques par la corrélation suivante :

1 Fantastique Merveilleux
2 Narval Licorne
3 Réel Réalité
4 Paradoxe Doxa
5 Oxymore Métaphore

Le pivot de cette corrélation est la colonne [sic] 3 (dont la colonne 4 est l'expression en termes de rapport aux valeurs établies, et la colonne 5 la traduction rhétorique). Elle nous dit que le texte merveilleux reconstruit un Lebenswelt, qui sert au lecteur à conforter la réalité qu'il a constituée par une projection autour de lui, qui le constitue et dans lequel il se reconnaît. Nous vivons tous dans une telle réalité, il nous suffit d'ouvrir notre carte d'identité pour en découvrir les principaux éléments. La colonne 3 nous dit aussi que l'objet du texte fantastique est de s'ouvrir à ce qui vient inquiéter, parfois ravager, cette réalité, à ce qui fait retour en son sein comme le refoulé, ou plutôt le forclos, freudien fait retour. Ce quelque chose est le Réel, entendu comme l'impossible, c'est à dire l'inconnaissable, l'incohérent, l'insupportable tout ce que Clément Rosset décrit dans son Principe de cruauté ((C. Rosset, Le Principe de Cruauté, Paris, Editions de Minuit, 1988)). Pour faire bref, tout ce qui refuse au sujet le sens que la réalité construite donne au monde dans lequel il vit.

Il est clair que, malgré l'horreur de l'invasion vampirique, malgré l'oxymore qui nomme le vampire (« the undead »), Dracula construit, a contrario, une réalité, celle de la famille, de l'amitié, de la hiérarchie sociale acceptée et de la division du travail. Un monde où Lucy a raison de choisir pour époux Arthur Holmwood, parce qu'il est noble, et où le docteur Seward a raison de se résigner à ce choix, car il n'est qu'un petit bourgeois. Ce monde, Dracula est là pour l'inquiéter localement et temporairement, c'est à dire pour en proclamer l'éminente valeur. Le vampire est un contrebandier, qui célèbre par son activité la nécessité des droits de douane. Il est clair également que Frankenstein ne construit pas une réalité en ce sens, qu'il s'ouvre sur du radicalement nouveau, sur ce qui risque de ruiner les valeurs de la doxa en portant sur elle un regard critique qui les dissout. Le monstre n'est que l'incarnation de cette émergence du réel : il ne reconnaît pas ni ne célèbre les valeurs du statu quo, il les soumet à la critique acide de l'analyse, avant de détruire physiquement leurs incarnations, frère, ami et femme. Car quoiqu'excessive et plutôt violente, la critique que dans sa pratique le monstre fait des institutions de la famille et du mariage est justifiée : son exclusion rend manifeste le point aveugle où l'injustice se révèle au sein de l'apparente justice.

Interpréter la création du monstre comme émergence du Réel, c'est expliquer la soudaineté de la révulsion de Victor à son égard, lors de la scène de la création il est de la nature du Réel de se donner au sujet dans un moment épiphanique, ici une épiphanie noire, comme on parle de magie noire. Et c'est aussi expliquer la folie de Victor, dont l'enthousiasme monomaniaque se transforme, le monstre créé, en schizophrénie aiguë : il est de la nature du Réel de dévaster la réalité du sujet sous la forme de sa structure psychique. La crise psychotique est une des manifestations les plus claires de l'irruption du Réel dans la réalité (il n'est donc pas étonnant que le discours philosophique auquel j'emprunte mon opposition soit celui de Jacques Lacan et de Guy Lardreau son disciple ((G. Lardreau, Fictions philosophique et science-fiction, Arles, Actes Sud, 1988))). Dans Dracula, la folie de Renfield est vue de l'extérieur, et le héros est non le fou, mais le psychiatre, le docteur Seward. Dans Frankenstein, la folie est décrite comme une expérience du héros. Il y a donc bien un lien entre folie et fantastique. Il n'est pas dans le fait que la folie est une caractéristique psychologique du héros, un instrument narratif de l'auteur, ou un thème qui multiplie les pistes interprétatives comme autant de développements métaphoriques il est dans le fait de la structure même du roman en tant qu'il est fantastique. Pour que Frankenstein soit un texte fantastique, il faut que le monstre soit à la fois bon et méchant, rationnel et terrifiant. Il faut aussi que Victor soit à la fois sain d'esprit et complètement fou.

Notes

Pour citer cette ressource :

Jean-Jacques Lecercle, Folie et fantastique dans Frankenstein, La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), avril 2007. Consulté le 16/11/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/anglais/litterature/litterature-britannique/frankenstein/folie-et-fantastique-dans-frankenstein