La Création : à propos de stratégies narratives dans «Frankenstein»
Introduction
Le récit de Mary Shelley propose un dispositif narratif singulier qu'il convient d'analyser. Au premier abord, le principe en est simple : une forme enchâssante encadre une forme enchâssée. Cette architecture n'est ni nouvelle, ni originale ; elle relève d'une volonté d'authentification de la matière romanesque. Le roman, en effet, possède un statut problématique dès son origine. Bien que lié à l'épopoée, le roman n'a pas de statut codifié, contrairement à la tragédie - l'autre genre noble - qui se fonde, pour l'essentiel, sur la réflexion d'Aristote. Pire, il a très vite paru suspect aux esprits fins et lettrés, ce qui ne l'a toutefois pas empêché de s'imposer très rapidement (devenant dès le XIXe siècle le genre le plus populaire). L'histoire du roman est donc dominée par deux faits majeurs et fortement contradictoires : son absence de théorie, d'art poétique, d'une part, et son succès et son ambition toujours grandissants, d'autre part.
Marthe Robert le résume en ces termes : « Un nouveau venu dans les Lettres, un roturier qui a réussi et qui, au milieu des genres séculairement établis qu'il a peu à peu supplantés, fait toujours un peu figure de parvenu, voire quelquefois d'aventurier. » [Robert, 1977, p.12].
Les reproches majeurs [voir également Montandon, 1999, p.30 sq.] que l'on adresse au roman, peuvent se résumer en deux termes :
- sa fausseté - Le roman se fonde pour l'essentiel sur l'imaginaire, alors que l'épopée et la tragédie se fondent sur l'historique ou le mythique (ce qui est sensiblement identique à cette époque). Le roman propose des aventures souvent amoureuses, préoccupations reconnues comme subalternes : il est une littérature de femmes.
- sa stérilité - Le roman n'a pas d'utilité, il n'enseigne pas, contrairement à la comédie qui est réputée châtier les mœurs ; il ne sert à rien à proprement parler. Il ne propose pas d'exemples illustres, comme la tragédie, et contrairement à la fable ou au conte (genres fictifs également), il n'a aucune portée morale. On le soupçonne même d'avoir des effets pervers et d'être corrupteur (voir Boileau, Huet etc.).
Le roman est donc jusqu'au XVIIe un genre mineur et généralement méprisé. Pour s'imposer il va donc falloir qu'il lutte contre les deux reproches énoncés. Il lui faudra prouver à la fois son authenticité et son utilité.
La double forme enchâssante/enchâssée est une forme propre à prouver l'authenticité du roman. Cette structure est très fréquente au XVIIIe siècle, on la retrouve dans La Vie de Marianne de Marivaux, ou Le Manuscrit trouvé à Saragosse de Potocki, par exemple. Il s'agit d'assurer une certaine étanchéité du roman enchâssé, qui peut alors être parfaitement invraisemblable. L'aventure de Victor Frankenstein, est bien invraisemblabe, mais cela a peu d'importance dans la mesure où premier narrateur a pour fonction d'assumer les doutes du lecteur. Il va lui-même exprimer toutes les réticences, les hésitations légitimes du lecteur face au récit qu'il lit ou entend. Ainsi, lorsque le narrateur, ce premier lecteur/auditeur, finit par adhérer à la fiction romanesque, il entraîne l'adhésion du lecteur. Celui-ci est dispensé de mettre en doute la réalité de l'histoire qui lui est proposée puisqu'un autre l'a fait pour lui. L'auteur joue sur un procédé que l'on pourrait appeler délégation de suspicion. En mettant en scène cette suspicion, en l'exhibant, il la réduit et la vainc. Le récit enchâssant joue le rôle d'un sas de décompression : en le lisant, le lecteur est déjà dans le roman et pas tout à fait cependant. Le procédé est plus subtil qu'il n'y paraît : le premier narrateur est incrédule, tout comme le lecteur, mais il est en contact avec une réalité (récit, manuscrit) que le lecteur ne peut approcher sinon à travers sa propre foi. Un pied dans un prétendu réel - celui du lecteur - et l'autre dans la diégèse, il est le parfait « passeur » pour que la traversée de la rive du quotidien à celle du romanesque se fasse sans heurt. Ainsi le petit extrait suivant obéit strictement à cette procédure :
His tale is connected, and told with an appearance of the simplest truth; yet I own to you that the letters of Felix and Safie, which he showed me, and the apparition of the monster seen from our ship, brought to me a greater conviction of the truth of his narrative than his asseverations, however earnest and connected. Such a monster has, then, real existence! I cannot doubt it; yet I am lost in surprise and admiration. (p.202)
Le saint patron du lecteur est à n'en pas douter Saint Thomas ! Le sentiment exprimé, ici, par Walton, est propre à balayer ses doutes. Il affirme son incrédulité et en même temps le fait qu'il ait contrôlé, de visu, la réalité de l'histoire : il y a des preuves semble-t-il nous dire ! Il n'en reste pas moins que subsistent la surprise et l'admiration (probablement au sens classique d'étonnement), c'est-à-dire la conscience d'être mis en relation avec un univers qui n'obéit plus aux croyances du commun des mortels.
Le procédé de récits enchâssant/enchâssé obéit donc bien à une volonté d'authentification. Mais également à une volonté de justifier l'utilité du roman. Cette volonté est certes plus discrète, ou pour être plus exact plus diffuse, mais non moins présente et insinuante :
Frankenstein discovered that I made notes concerning his history: he asked to see them, and then himself corrected and augmented them in many places; but principally in giving the life and spirit to the conversations he held with his enemy. Since you have preserved my narration,' said he, I would not that a mutilated one should go down to posterity.' (p.203)
On aura noté en filigrane l'inscription de la personne du lecteur (« posterity »), inscription qui laisse entendre que le destinataire du récit-confession de Frankenstein n'est pas seulement Walton et que sa raison d'être n'est pas seulement de soulager la conscience de son auteur : il s'agit bien d'atteindre une autre personne (le lecteur). La visée morale ou prétendue telle du roman se dessine dans ces lignes et, lorsque Victor, un peu plus loin, délivre un dernier conseil à Walton, il est clair que là s'exprime cette morale que, in fine, le récit est censé délivrer à son lecteur :
Farewell, Walton! Seek happiness in tranquillity, and avoid ambition, even if it be only the apparently innocent one of distinguishing yourself in science and discoveries.' (p.210)
On se gardera, bien entendu, de prendre au pied de la lettre cette apologie de la médiocrité. Il est hors de question de penser que le roman n'obéit qu'à cet objectif. En effet, Victor lui-même jette le doute sur la portée de cet énoncé : « Yet why do I say this? I have myself been blasted in these hopes, yet another may succeed.' » (p.210). On ne peut, ni ne doit, donc, s'en tenir au premier conseil donné par le héros à son confident. Il importe cependant de souligner que Mary Shelley se conforme à cette tradition qui veut que l'on affirme la portée morale du roman, donc son utilité, même si c'est pour mieux la problématiser.
1. Le récit enchâssant
On a affaire ici à une amorce de roman épistolaire : le récit désigne clairement la stratégie narrative en titrant le texte d'entrée « Letter I », puis ainsi de suite jusqu'à la quatrième. Au-delà le récit enchâssant se poursuit mais avec une entorse générique, puisque » la mention qui vise à numéroter l'écrit et à le désigner comme lettre disparaît. Le scripteur enregistre lui-même ce déplacement générique : « I shall continue my journal concerning the stranger at intervals, should I have any fresh incidents to record » et quelques lignes plus haut : « Such is my journal of what relates to this strange occurrence up to the present day. » (p.26). Comment expliquer ce saut délibéré et conscient d'un genre à l'autre ? D'évidence la cause est à chercher du côté de l'entrée dans la diégèse de Victor Frankenstein qui se produit en effet dans cette Lettre 4, celle même qui s'achève sur les lignes citées.
1.1 Le statut de la lettre
La lettre - la vraie - est avant tout un écrit intime. Celui qui écrit une lettre a bien conscience de révéler quelque chose de lui : par les propos qu'il va tenir et également par la façon qu'il aura de les consigner.
Elle s'adresse à un lecteur « diégétique » ; la lettre est écrite en fonction de lui. La personnalité et l'identité de ce destinataire influent pour une part non négligeable sur le sujet et le mode d'expression de la lettre.
La lettre devient en quelque sorte la version écrite d'un dialogue dont la réponse ne se fait que longtemps après l'émission de la première source. Mais il n'est pas rare non plus que la lettre se donne l'allure du dialogue en donnant, de façon fictive la parole à son destinataire.
La lettre est un écrit ponctuel : on l'écrit à un moment précis et ce moment est essentiel pour la « couleur » de la lettre. Dans le roman, en revanche, le moment de l'écriture n'a pas d'influence directe sur l'écriture de l'objet. La lettre colle à son moment : elle n'est pas le lieu idéal de la prise de recul. On n'y trouve pas la distance entre « je narrant » et « je narré » propre à l'écriture autobiographique, dans la lettre, il y a quasi coïncidence entre les deux. Je ne peux pas savoir au moment où j'écris si ce que je vais raconter a une réelle importance ou non.
La lettre risque alors d'être le lieu littéraire de l'inconsistant. Ce que j'y raconte n'a d'importance que pour moi et dans une autre mesure pour celui à qui j'écris. Ce qui me peut paraître digne d'être écrit sur le moment pourra me paraître totalement sans intérêt une semaine plus tard, et à plus forte raison pour une tierce personne.
Dans la mesure où la lettre postule la connaissance réciproque du destinataire et du scripteur, il y a nécessairement dans l'écriture de la lettre une part d'implicite importante. Je peux faire allusion à un événement vécu en commun, dont j'ai déjà parlé, il me suffit d'une référence implicite : « à propos de ce que je t'ai dit hier... » ; « tu sais bien que ... » Je sais que mon destinataire me connaît ; il va comprendre à demi mots certaines de mes réactions.
L'écriture de la lettre suppose une forme de spontanéité : j'écris au fil de la plume et il n'y a donc pas de composition a priori. La logique de la suite des phrases est plus guidée par l'affectivité que par la raison. Même si j'expose une opinion, je ne le ferai pas comme si c'était dans le cadre d'un essai structuré et ordonné ; la lettre ne connaît pas les plans, ne connaît pas les transitions. Elle a un rythme très heurté, passe d'un sujet à un autre. Elle a un style « à sauts et à gambade » (Montaigne). En revanche, le sujet abordé peut n'être pas épuisé, mais repris un peu plus loin, ou dans une autre lettre.
Deux moments de la lettre sont caractéristiques, l'incipit et l'excipit; à ces deux moments, c'est en général le lien entre le scripteur et le destinataire qui est le plus présent. Dans le corps de la lettre, on peut oublier le destinataire, provisoirement, et la lettre tourne presque au journal intime, mais en ces deux moments c'est le lien qui domine et suivant ce lien les mots seront très différents, leur tonalité adaptée à cette nature du lien.
1.2 Le roman épistolaire
Le romancier qui entreprend d'écrire un roman épistolaire devra se souvenir de toutes ces observations et en tenir compte dans l'écriture, s'il veut donner l'impression à son lecteur (qui n'est pas diégétique) qu'il va lire une vraie correspondance.
Ecrire un roman épistolaire implique l'appropriation par le romancier d'une forme littéraire, la lettre, qui appartient à tout le monde ; forme qui suppose une grande liberté, une absence de règles formelles a priori.
Lorsque le romancier s'empare de cette forme libre, il doit parvenir à la ménager, tout en développant un discours romanesque. Le roman épistolaire est donc le résultat de la fusion de deux genres littéraires qui ont chacun des caractères et des exigences propres. Un lecteur de roman épistolaire doit conserver le sentiment d'être une tierce personne qui lit un écrit qui ne lui est pas destiné, mais en même temps il doit trouver matière à s'intéresser, un fil, une aventure, des éléments de cohérence etc.
1.3 Le rapport entre la lettre et le roman
Montesquieu, dans ses Réflexions de la réédition des Lettres Persanes (1721), qui est l'un des premiers romans épistolaires français, constate le développement de cette forme de roman depuis la parution de son propre ouvrage :
Ces sortes de romans réussissent ordinairement parce que l'on rend compte soi-même de sa situation actuelle, ce qui fait plus sentir les passions que tous les récits que l'on en pourrait faire. Et c'est une des causes du succès de quelques ouvrages charmants qui ont paru depuis Les Lettres Persanes.
Lorsqu'on veut « faire sentir les passions », la narration à la troisième personne paraît désavantagée ; le lecteur aura davantage l'impression du vécu par l'expression à la première personne que suppose la lettre et par l'usage quasi permanent du présent.
Le personnage du roman par lettres, comme le personnage de théâtre, dit sa vie en même temps qu'il la vit, rendant le lecteur contemporain de l'action. Mais contrairement au personnage de théâtre qui ne fait que vivre sa vie, le personnage de roman par lettres la vit et la met en forme par le biais de l'écrit. Il a conscience de l'acte de communication, tandis que le personnage de théâtre communique, lui, comme « malgré lui » : lorsque Rodrigue dit ses fameuses stances, il n'est pas censé les dire pour quelqu'un, alors que le dramaturge Corneille sait que lui est en situation de communication.
Dans Les Liaisons dangereuses (Choderlos de Laclos), un personnage dit ceci de la lettre, en la comparant au portrait peint : « Mais une lettre est le portrait d'une âme. Elle n'a pas comme une froide image cette stagnance si éloignée de l'amour ; elle se prête à tous nos mouvements ».
Ce n'est plus la lettre isolée qui est à considérer mais l'ensemble de lettres d'une même personne qui devient la courbe de sa vie intérieure, à la manière d'une suite d'instantanés. La suite de lettres est le fidèle reportage des émotions vécues par quelqu'un et en même temps la fidèle image d'un tempérament.
Auteur et personnage vivent la fiction romanesque au jour le jour et l'achèvement de leur destinée leur est inconnu. Dans cette perspective le roman par lettres est fort proche du journal intime, surtout s'il ne connaît qu'un seul scripteur, comme c'est le cas dans Les Souffrances du jeune Werther, par exemple.
Parce qu'il est proche du journal intime, le roman par lettres s'attache au détail et offre une vision profondément subjective. L'emploi systématique du « je », même au pluriel (plusieurs scripteurs au fil du roman), conduit à l'acceptation de la différence entre le réel et la vision d'un personnage. Le roman n'a plus à se soucier du premier (le réel) mais seulement de la seconde (la vision de personnage qui s'exprime). C'est reconnaître qu'il y a autant de visions qu'il y a de regards, autant de réalités qu'il y a d'expériences. Si le roman épistolaire est pluriel, il permet des points de vue très différents d'une même réalité.
On peut même se demander jusqu'à quel point on est encore autorisé à parler de récit. Si le récit s'articule sur une suite d'événements qui donne sens à l'écriture, on voit que pour le roman épistolaire, l'objectif premier n'est plus le récit. L'objectif du romancier est contenu dans la manière : l'événement c'est avant tout la lettre en elle-même. L'effet est contenu dans la façon dont les événements vont être perçus puis lus. L'instrument du récit l'emporte sur le récit lui-même.
1.4 Qu'en est-il de cette forme à l'œuvre dans Frankenstein ?
Les quatre premières lettres portent mention de leur destinataire: « To Mrs Saville, England ». Mais cette première lectrice diégétique (au moins en théorie) se trouve très vite remise en cause. Tout d'abord parce que le texte ne lui donne jamais la parole, ni directement - le texte rendrait compte de ses réponses -, ni indirectement - le scripteur ne fait pas allusion à ses réponses éventuelles. Ainsi la forme épistolaire se trouve très vite contestée.
Au moins la lettre de Walton pourrait-elle donner existence, en creux, à cette destinataire absente. C'est plus ou moins le cas dans le texte. Ainsi dans le tout premier paragraphe apparaissent quelques traits de la personnalité de cette sœur et particulièrement concernant les funestes pressentiments (« evil forebodings », p.13) qu'elle nourrissait à l'égard de l'entreprise de son frère. Ainsi se dessine un profil vaguement maternel à l'horizon de cette écriture. Mais très vite cette présence va s'estomper, se diluer. Dans la première lettre, le scripteur l'apostrophe à quatre reprises : « Margaret », « dear Margaret », « my dear sister », « my dear, excellent Margaret » puis dans les deux suivantes, il s'agit de prendre congé d'elle, de s'en éloigner : « Remember me with affection, should you never hear from me again (p.20). Ces trois premières lettres sont de plus en plus courtes ; l'écriture s'épuise elle-même à dire le vide, la solitude et l'absence. Autant d'éléments qui seront comblés brutalement par l'arrivée de Victor.
La thématique que se chargent de mettre en œuvre ces trois premiers lettres est celle d'un départ, d'un éloignement. Les lieux de l'écriture, mentionnés en incipit de lettre le marquent clairement : « St Petersburgh », « Archangel ». La distance qui sépare Londres des lieux de l'écriture va croissant. Le sujet même du discours premier de Walton est le voyage, le mot revient très fréquemment dans son texte : « I am about to proceed on a long and difficult voyage, [...] This is the most favourable period for travelling in Russia. » (p.15). Cette thématique du départ en ouverture d'un récit de fiction est assez classique : lire, c'est voyager, c'est accepter de quitter une rive, pour voguer vers d'autres terres etc. Charles Nodier, par exemple, exhibe à plaisir cette association dans l'Histoire du roi de bohême et de ses sept châteaux (1830) :
Ne puis-je voyager sans cheval dans tous les espaces que Dieu a ouverts à l'imagination de l'homme. N'ai-je pas à mon service la voiture commode et obéissante dont il me fit présent, [...] C'est une voiture à moi, où je dors paisiblement sur les quatre coins, quelquefois seul, souvent accompagné, et que je dirige à mon gré vers tous les points de l'univers. (p. 6)
On retrouve également le procédé, de façon plus discrète, plus intégrée à la diégèse, mais non moins présente, dans les premières pages de L'Éducation sentimentale, par exemple. Mais pour ce qui est de Frankenstein, ce voyage inaugural est fortement marqué d'un caractère aventureux :
an enterprise which you have regarded with such evil forebodings. I arrived here yesterday; and my first task is to assure my dear sister of my welfare, and increasing confidence of the success of my undertaking (p.13) do I not deserve to accomplish some great purpose? (p.15)
Ainsi, la thématique du voyage ayant charge de métaphoriser la lecture, celle-ci est présentée elle-même comme aventureuse, voire hasardeuse ; le lecteur est à l'orée d'un récit qui se donne comme périlleux. Les trois premières lettres, qui constituent une sorte de prélude au roman, sont également un avertissement au lecteur, qui est invité à prendre la mesure du danger encouru par son entreprise. Lire un roman comme Frankenstein, roman fantastique ou roman gothique, c'est accepter de mettre en danger sa raison, ses croyances, ses certitudes.
Cependant le « projet » de Walton n'est pas qu'un artifice littéraire, il a une consistance certaine. La première des trois lettres inaugurales, développe tout particulièrement cette aspiration qui anime le scripteur : c'est d'ailleurs ici déjà que le statut strictement épistolaire du texte est problématique. Tout le long deuxième paragraphe, à l'exception du vocatif « Margaret », se donne à lire comme une ample confession lyrique qui pourrait prendre place dans un journal sans rien en changer. Le désir de Walton qui s'exprime dans ces lignes est remarquable par le double caractère qui l'anime : d'une part, il est celui d'un homme de science qui cherche à découvrir une terre inconnue, d'autre part celui d'un rêveur qui s'exalte à l'évocation d'un univers paradoxal (lieu où le soleil est toujours visible, lieu qui malgré la situation polaire, se définit comme « region of beauty and delight », « a land surpassing in wonders and in beauty every region hitherto discovered on the habitable globe » (p.13). Comment signifier plus clairement que nous sommes à mi-chemin entre science et utopie ?
Point n'est besoin d'analyse subtile et délicate à conduire pour percevoir que ce désir de connaître qui habite Walton préfigure celui qui fonde le personnage à venir de Victor Frankenstein. La romancière ne dissimule en rien ses intentions et les donne à lire de façon très explicite par la bouche de Victor lui-même :
Unhappy man! Do you share my madness? Have you drunk also of the intoxicating draught? Hear me - let me reveal my tale, and you will dash the cup from your lips!" (p.27)
La gémellité des deux hommes ne peut s'exprimer plus ouvertement. Notons au passage que cette prise de parole du héros, au caractère si typiquement romantique, est encore une façon d'affirmer l'utilité du roman : la chute de l'un devrait préserver l'autre du même sort.
Parallèlement à ce désir de connaître que l'on vient d'évoquer, s'exprime chez Walton, et de façon particulièrement douloureuse, le désir de rencontrer l'ami qui partagerait tout avec lui : « I desire the company of a man who could sympathise with me; whose eyes would reply to mine. » (p.17), c'est le sujet essentiel de la deuxième lettre, de sorte qu'en matière de relations humaines, Walton est l'objet d'un manque, d'un désir en quête de satisfaction (ici le désir d'Utopia est doublé du désir d'Amicitia). Lorsqu'il aura fait connaissance de Victor, il reconnaîtra en lui l'ami attendu, et ce, sans aucune hésitation :
I said in one of my letters, my dear Margaret, that I should find no friend on the wide ocean; yet I have found a man who, before his spirit had been broken by misery, I should have been happy to have possessed as the brother of my heart. (p.26)
C'est très rapidement, en quelques pages, que naît cette véritable passion que Walton dit éprouver pour le malheureux naufragé. Il n'est pas innocent de souligner que l'arrivée de Victor dans la vie de Walton, l'arrivée de cet être qui comble le manque, fait cesser la forme épistolaire, forme qui s'adressait à la sœur de sang, pour se consacrer à une forme de journal qui ne s'adresse pas à proprement parler à un nouveau destinataire, le frère d'élection, mais à sa forme vide, Walton lui-même, pour enfin se voir dévorer de l'intérieur par la parole de Victor lorsque le récit enchâssant cède la place au récit enchâssé. Il faut bien souligner ici - et ce détail ne manque pas d'intérêt - que le récit de l'aventure de Frankenstein n'est pas de la main de Victor, mais bien de celle de Walton, dont la seule raison d'être diégétique sera de transcrire les paroles de celui qui envahit son être jusqu'à la (dé)possession complète.
La forme enchâssante/enchâssée du roman présente donc un schéma assez complexe. Mary Shelley s'empare d'un modèle éprouvé par la tradition romanesque pour le plier à ses besoins, l'enrichir et l'opacifier. En effet, Walton peut être présenté comme faisant fonction d'éditeur (cf. celui des Liaisons dangereuses, de Moll Flanders, des Elixirs du Diable, d'Adolphe, des Souffrances du jeune Werther etc.) mais il n'est pas celui qui s'efface pour donner à lire la confession écrite d'un autre : il prend en charge de l'écrire. Ainsi le seuil qui marque le passage d'une forme de récit à l'autre est beaucoup moins systématique, moins nette. Enfin, le personnage de Victor, puis celui du monstre à la fin du roman apparaissent dans l'univers de Walton, univers premier, celui du récit enchâssant. Ainsi la prétendue imperméabilité des deux récits que suppose cette forme double est problématisée, remise en question. Les deux univers s'interpénètrent comme le montre le passage de la lettre au journal, puis du journal au récit, au début du roman, puis l'apparition de la voix du monstre, dans les dernières pages, en « semi-direct » puisqu'elle reste médiatisée par l'écriture de Walton (jusque-là nous n'avions eu que la voix du monstre rapportée par celle de Victor, elle-même rapportée par l'écriture de Walton). Ce surgissement in extremis a également le mérite de venir brouiller les points de vue : ce que le monstre dit de lui jette la suspicion sur ce que Victor a dit de lui.
Enfin, il ne faut pas oublier que Walton est également une sorte de forme qui relaye celle du lecteur, par le biais du motif du voyage en terres inconnues, métaphore de la lecture du récit fantastique. Le personnage est ainsi, et à tous les sens du terme, celui qui met en relation Victor et moi-même, celui qui l'autorise à prendre possession de moi.
2. Le récit enchâssé
2.1 Un récit-confession
La production de ce récit, son mode d'existence si l'on peut dire, sont explicités par le dernier paragraphe de ce que l'on pourrait appeler le prélude (les Lettres I à IV) : « He then told me, that he would commence his narrative the next day when I should be at leisure. » (p.29) On notera la coïncidence temporelle et diégétique : le blanc qui suivra marquera non seulement l'ellipse de la nuit mais le changement de narrateur (tout cela souligné par la mention « CHAPTER I »). L'inclusion se fait sur le mode oral ; Mary Shelley n'use pas du stratagème du manuscrit trouvé, véritable topos romanesque. Son choix permet de mettre l'accent sur la confession adressée à un seul et le premier narrateur se fait secrétaire de Victor Frankenstein :
I have resolved every night, when I am not imperatively occupied by my duties, to record, as nearly as possible in his own words, what he has related during the day. (p.29)
C'est donc bien la voix de Victor que nous entendons, même si l'écriture est de Walton. Le scripteur prend même grand soin d'ériger à l'orée de sa propre prise de parole le portrait de l'orateur qui va lui succéder et l'effacer : il évoque sa voix, ses regards, ses mains, autant d'éléments qui participent essentiellement de la production orale mimée. Après la fin du récit de Victor, le narrateur reviendra sur le mode de production de ce qui précède en notant les corrections et augmentations que le héros a apportées à son propre récit noté par Walton (p.203). Notons encore que ce supplément d'informations sur l'écriture des chapitres centraux vise à brouiller, pour le lecteur, la distinction entre ce qui appartient à Victor et ce qui appartient à Walton, tout en en poursuivant et complétant l'opération d'authentification du roman. Dans le même esprit, le scripteur précise la durée du récit de Victor : « Thus has a week passed away, while I have listened to the strangest tale that ever imagination formed » (p.203), réaffirmant ainsi la véracité du propos tout en soulignant son aspect extraordinaire.
Si le premier narrateur s'efface au profit du second, Walton reste toutefois présent dans le récit, de façon ponctuelle, en tant qu'interlocuteur. Le procédé n'est pas fréquent, mais l'auteur n'oublie jamais que le récit est à l'origine oral et donc doit manifester les marques d'une situation de communication particulière. Ces rappels de la présence de l'interlocuteur permettent avant tout de maintenir la cohérence du pacte de lecture. Il y a néanmoins une occurrence d'insertion du destinataire qui apporte plus que cela :
I see by your eagerness, and the wonder and hope which your eyes express, my friend, that you expect to be informed of the secret with which I am acquainted; that cannot be: listen patiently until the end of my story, and you will easily perceive why I am reserved upon that subject. I will not lead you on, unguarded and ardent as I then was, to your destruction and infallible misery. (p.51)
La référence est ici bien plus développée que dans les autres exemples. Elle note les réactions de l'auditeur et met en scène l'échange supposé entre les deux protagonistes. Elle intervient à un moment nodal de la narration. En effet, Victor est sur le point de dire ce qui lui a permis de donner la vie, le secret même de la transgression qui sous-tend toute son histoire. Mary Shelley choisit d'occulter ce moment essentiel de la narration, et ce pour plusieurs raisons. Tout d'abord, elle évite ainsi, avec prudence, de se lancer dans des propos qui dénonceraient l'invraisemblance du récit et prêteraient imprudemment le flanc à la critique. La deuxième raison est diégétique et fort habile : il convient que personne ne sache ce secret pour ne pas courir les mêmes risques que Victor; le récit reprend ainsi la thématique de l'utilité morale du roman et l'éloge prétendu de la médiocrité. Enfin, Mary Shelley use ici d'une stratégie propre aux romans fantastiques et gothiques : la frustration du lecteur. Toute lecture de roman de ce type se nourrit du désir, toujours déçu, de savoir : la lecture devient alors la poursuite d'un objet qui se dérobe infiniment à notre saisie. Dans ce roman, on pourrait considérer que la poursuite sans fin du monstre par Frankenstein en est la métaphore.
L'inscription de la présence du premier narrateur comme auditeur du récit second n'empêche en rien son effacement au profit de Frankenstein. En effet, sa présence est toujours signalée par un pronom de deuxième personne, qui n'est jamais suivi d'une réponse à la première personne. Pourtant, les occasions ne manquent pas, surtout dans le dernier exemple cité où l'impatience et l'émerveillement de Walton auraient pu aisément justifier une expression directe de ces réactions. Il n'en est rien : le couple je/tu garde toujours le même système de référence, à tout le moins en ce qui concerne le couple Walton/Frankenstein, et sa stabilité assure la cohérence du point de vue unique, malgré la médiation de l'écriture de Walton.
Le récit-confession de Frankenstein se donne bien à lire comme une grande inclusion qui fait disparaître le récit enchâssant. Mais il est à noter que lui-même accueille également une inclusion.
De la page 99 à 139, c'est au tour du monstre de prendre la parole pour faire entendre son récit. Le mode d'inclusion de ce récit troisième se fait selon les mêmes modalités que celles du récit deuxième dans le premier ; on ne peut certes pas parler de mise en abyme au sens strict du terme, mais un incontestable effet spéculaire est perceptible. Le monstre introduit son récit à peu près dans les mêmes que ceux qu'employait Victor pour introduire le sien : « listen to my history » (p.29) disait Victor à Walton, « Listen to my tale » (p.97) dit le monstre à Victor. De même le chapitre II (volume II) s'achève sur la formule : « he thus began his tale » (p.98) et le chapitre IX s'ouvre par « The being finished speaking » (p.140), isolant de ce fait la parole du monstre en un nombre de chapitres - six - consacrés à elle exclusivement. L'enchâssement fonctionne ici « au carré » puisque c'est la voix de Victor, relayée par l'écriture de Walton qui s'efface complètement pour laisser éclore la parole du monstre. Enfin le système de référence je/tu subit la mutation attendue, puisqu'il s'agit à présent du monstre et de Frankenstein : « I learned that the possessions most esteemed by your fellow creatures [...]' » (p.116) ; « I cannot describe to you the agony that these reflections inflicted upon me [...]'» (p.117). Il est clair que ce système de double inclusion, avec reprise des formules sur lesquelles elles fondent leur fonctionnement, quasi à l'identique, entretient une confusion potentielle entre les deux récits.
2.2 Un récit de type autobiographique
Le récit que Victor entreprend et que Walton transcrit est en effet de ce type, mais il n'est pas une autobiographie pour autant. Voici la définition que donne Philippe Lejeune de l'autobiographie :
Récit rétrospectif en prose qu'une personne réelle fait de sa propre existence, lorsqu'elle met l'accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l'histoire de sa personnalité. [Lejeune, 1975, p.14]
Tous les critères retenus ici par le critique sont vérifiés par notre récit, si ce n'est que Victor est une personne fictive. Mary Shelley, elle, pourrait écrire son autobiographie, mais pas son héros.
L'incipit obligé de ce type d'écrit se réfère nécessairement à la naissance. L'autobiographie est un discours qui cherche à justifier un état présent, le narrateur entreprend donc de mettre en lumière tout ce qui dans son passé conduit logiquement à ce qu'il est au moment où il entreprend le récit. Tout discours autobiographique suppose une recherche du sens ; il tend à répondre à la question implicite : comment en suis-je arrivé à ce que je suis ? Me raconter, c'est me comprendre, c'est plus que jamais, selon le mot de Camus, fabriquer du destin. Autant dire que le narrateur de sa propre existence doit remonter aux origines de sa vie pour la comprendre : « I am by birth a Genevese, and my family is one of the most distinguished of the republic » (p.31).
Notons tout de suite que le monstre ne fera pas autre chose lorsqu'il entreprendra à son tour le récit de sa propre existence, avec au fond les mêmes motivations que Frankenstein, à savoir essayer de comprendre comment il en est arrivé à être ce qu'il est : « It is with considerable difficulty that I remember the original era of my being » (p.99).
Tout le récit de type autobiographique se déroule selon une logique temporelle qui le conduit à rejoindre le moment de la narration. Un « Je » appelé « narrant » raconte l'histoire d'un « Je » appelé « narré » (c'est le propre du récit rétrospectif) : ces deux « Je » ne cessent de se rapprocher pour se confondre in fine. Ainsi, lorsque Victor raconte à Walton le moment où il a aperçu son navire - « I saw your vessel riding at anchor, and holding forth to me hopes of succour and life [...] You took me on board when my vigour was exhausted, » (p.201) - la situation renvoie aux faits que Walton lui-même (premier narrateur) avait déjà rapportés (pp.23-24).
Mais les manifestations les plus intéressantes engendrées par la cohabitation dans le récit du je-narrant et du je-narré sont les phénomènes de jugement, les anticipations, toutes les marques qui signalent que celui qui raconte l'histoire a une position surplombante par rapport à elle, et qu'il est susceptible de dire le présent (de son récit) à la lumière du futur qu'il connaît nécessairement :
« for when I would account to myself for the birth of that passion, which afterwards ruled my destiny. » (p.38)« Little did I then expect the calamity that was in a few moments to overwhelm me, and extinguish in horror and despair all fear of ignominy or death. » (p.186)
Un nombre assez important d'effets d'anticipation sert à laisser entendre que les malheurs présents sont peu de chose par rapport à ceux qui restent à venir. C'est là le genre de surenchère propre au récit fantastique ou gothique. La difficulté réside en ce que le procédé s'épuise vite ; il faut donc en jouer avec une certaine parcimonie et en varier avec subtilité.
À ce propos, on peut comparer la mise en œuvre du récit des trois « malheurs» qui sont les trois étapes qui constituent la vengeance du monstre. Il tue d'abord William, puis Henry, enfin Elizabeth. Le risque de narrations redondantes est patent.
C'est une lettre du père de Victor qui en annonce la mort de William : « William is dead! [...] Vicotr, he is murdered! » (p.69). Il n'y a aucun effet d'annonce concernant l'événement et nous sommes aussi peu préparés à cette nouvelle que l'est le narrateur, nous la recevons très exactement comme lui-même l'a reçue. Une certaine sobriété préside à cette relation épistolaire et la découverte du cadavre de l'enfant ne donne lieu à aucune description pathétique :
About five in the morning I discovered my lovely boy, whom the night before I had seen blooming and active in health, stretched on the grass livid and motionless: the print of the murderer's finger was on his neck. (p.70)
C'est, pourrait-on dire, l'homme des Lumières qu'est Alphonse Frankenstein (la datation des lettres « 17... » permet cette qualification) que l'on entend dans cette relation sobre qui refuse le pathos. La suite de la lettre est consacrée aux émotions d'Elizabeth, mais rien ou peu de chose concernant la douleur du père. Ce n'est que quatre pages plus loin que Victor, entrevoyant sa créature abandonnée depuis six ans, comprend de façon fulgurante qu'elle est la cause directe de la mort de l'enfant :
Could he be (I shuddered at the conception) the murderer of my brother? [...] Nothing in human shape could have destroyed that fair child. He was the murderer! I could not doubt it. (p.73)
Il faudra attendre la prise de parole du monstre qui intervient encore plus tard pour avoir le récit exact des événements (pp.138-139). Le plus remarquable, dans cet épisode, est que le lecteur a été préparé à lire le récit d'un crime affreux et que le texte lui propose le récit d'un accident, d'un malentendu au sens camusien du terme : la recherche d'alliance conduit à un malencontreux meurtre. Soulignons que même après avoir appris que l'enfant est un Frankenstein, il flotte sur le geste du monstre une ambiguïté. S'il serre sa gorge, c'est pour étouffer ses cris : « I grasped his throat to silence him ». Certes, il vient de lui dire qu'il serait sa première victime, mais ce terme peut renvoyer au projet d'enlèvement formulé quelques lignes plus haut. Enfin, il est évident que le geste n'a rien de prémédité, il est une réponse passionnelle à une souffrance intolérable : « The child [...] loaded me with epithets which carried despair to my heart ».
Le récit du premier malheur de Victor se fait donc sous forme éclatée : tout d'abord, l'image de la conséquence de l'acte, puis sous forme d'affirmation sans preuves l'énoncé de la cause, puis seulement le récit qui lie les deux, rétablissant ainsi une cohérence chronologique et une vérité psychologique. Le lecteur possède une certaine avance sur le narrateur-héros, quant à la compréhension des faits : lorsque la lettre du père révèle l'assassinat de William, il ne peut douter de l'identité de l'assassin, alors que Victor n'aura cette révélation que plusieurs pages plus loin. Le fait est assez singulier pour un récit de ce type où le narrateur a nécessairement un savoir supérieur à celui du lecteur. En revanche, « l'illumination » de Victor, qui confirme l'intuition du lecteur, oriente la lecture vers un crime épouvantable, purement sadique. Par la suite, le récit du monstre viendra démentir cette orientation et constituera un véritable contre-pied narratologique. Victor déclare: « Nothing in human shape could have destroyed that fair child. » et l'on apprendra par la bouche du monstre que les injures de l'enfant « désespéraient son cœur » ce qui est un démenti formel à la thèse de Victor Frankenstein.
Le deuxième meurtre, celui de Henry Clerval est mis en récit de façon bien différente. Il n'y a pas plus d'effet d'annonce directe que pour la mort de William, si ce n'est la formule assez vague : « I shuddered to think who might be the next victim sacrificed to his insatiate revenge » (p.163) et quelques pages plus loin :
I thought of Elizabeth, of my father, and of Clerval; all left behind, on whom the monster might satisfy his sanguinary and merciless passions. This idea plunged me into a reverie, so despairing and frightful, that even now, when the scene is on the point of closing before me forever, I shudder to reflect on it. (p.166)
En revanche, face à la brutalité sans fards de l'annonce épistolaire de la mort de l'enfant, celle de Henry est très progressive et conduite avec la neutralité d'une déposition (pp.169-170). Le narrateur reprend, avec une fidélité surprenante, - au moins peut-on le supposer - les termes mêmes du pêcheur, Daniel Nugent, qui heurte quelque chose (« he struck his foot against something »), puis découvre qu'il s'agit du corps d'un homme « who was to all appearance dead » et enfin conclut que c'est « the corpse of some person who had been drowned ». Les autres témoins découvrent qu'il a vingt-cinq ans (« about five and twenty years of age ») et semble avoir été étranglé (« He had apparently been strangled »). Il est assez étonnant que toute cette déposition - le mot est dans le texte - soit rapportée avec une neutralité parfaitement mimétique. Certes, le je-narré ne s'intéresse pas à ce récit, mais le je-narrant sait bien, lui, de qui il s'agit et pourtant il maintient cette distance toute ponctuelle avec la visée rétrospective qui fonde sa confession. On observera que la romancière conduit progressivement son lecteur vers l'identité de la victime, avant même que le je-narré en soit conscient. Victor avait posé comme victimes potentielles trois personnes : le fait que ce soit un homme exclut Elizabeth, puis la précision de l'âge identifie, sans le nommer, Clerval. Enfin, Victor est confronté au spectacle du corps de son ami. Certes, le narrateur ne se livre pas, à ce moment, à une description clinique mais donne à comprendre de façon fort éloquente la réaction qui est la sienne. Cet épisode, compact et progressif, est donc différent de celui consacré à William. La stratégie narrative vise ainsi la variété.
Contrairement à celles qui précèdent, la mort d'Elisabeth est amplement préparée. Le monstre a proféré une menace que le narrateur rappelle à plusieurs reprises : « I will [/shall] be with you on your wedding-night » (p.163, 182, 184). Cette parole quasi prophétique ne peut qu'être réalisée : la mort de William était un accident, celle de Henry était un assassinat, celle d'Elizabeth prend tous les caractères d'une exécution. Si le je-narré s'aveugle sur le dessein du monstre, le je-narrant nous en informe explicitement : « and when I thought that I prepared only my own death, I hastened that of a far dearer victim » (p.185). Nous sommes ici dans une logique que nous connaissons bien, celle du tragique à l'antique, celle du destin qui dit la vérité, annonce le châtiment, mais parvient à ce que la victime désignée - la victime est ici Victor, bien sûr, non Elizabeth - se méprenne sur le sens de la prophétie : « as if possessed of magic powers, the monster had blinded me to his real intentions » (p.185). La lecture rétrospective des événements du récit a, ici, repris tous ses droits. Le lecteur va suivre le déroulement du meurtre de la jeune femme, comme un spectateur de tragédie, habité de la certitude que le meurtre aura lieu, suivant les circonstances de sa production avec une attention compatissante pour le héros aveuglé (cf. lorsque Victor prie Elizabeth de le laisser seul pour affronter le monstre). Rien cette fois ne nous sera épargné : Victor décrit à la fois la vision qui s'offrait à lui, l'émotion qui était la sienne, et la douleur qu'il ressent encore à se remémorer ces moments. Après sa perte de connaissance, il revient à lui pour décrire à nouveau le corps d'Elizabeth (pp.189-190) et enfin, pour couronner le tout, apparaît à la fenêtre le visage du monstre ricanant. (On ne peut manquer de saisir le parallèle entre ce moment et celui où le monstre, dans une position quasi similaire assiste à « l'assassinat » de sa propre compagne par Frankenstein (pp.161-162). La loi du Talion est ici parfaitement respectée.) Cette dernière scène est l'une des rares dans le roman à emprunter l'esthétique du roman gothique avec ses moments frénétiques comme celui-ci : « A grin was on the face of the monster; he seemed to jeer, as with his fiendish finger he pointed towards the corpse of my wife » (p.189-190).
Trois morts, trois épisodes fondés sur le même principe et dont la difficulté majeure est de ne pas paraître répétitifs. Mary Shelley est parfaitement consciente de ce risque et elle le manifeste en prêtant à Victor des propos à valeur métadiscursive évidente :
But why should I dwell upon the incidents that followed this last overwhelming event? Mine has been a tale of horrors; I have reached their acme, and what I must now relate can but be tedious to you. Know that, one by one, my friends were snatched away; I was left desolate. (p.191)
Sur le plan strictement narratologique, on peut apprécier l'art de la romancière qui retarde pour la troisième occurrence la scène-à-faire. C'est en effet la mort d'Elizabeth qui obéit le plus justement à ce que le lecteur de ce type de romans attend, les deux précédentes esquivant le topos. La romancière joue avec notre attente, diffère notre plaisir et, lorsqu'elle accepte de jouer le jeu, elle le fait pleinement, avec même une certaine ostentation et une réelle maîtrise des codes de ce type de séquence romanesque (voir par exemple la mort d'Antonia dans Le Moine de Lewis, roman que Mary Shelley connaissait et appréciait).
2.3 L'orchestration de la matière romanesque
L'organisation d'un récit-confession, comme celui de Victor, devrait obéir à deux lois qui le rythment. Tout d'abord, la chronologie : le narrateur suit l'histoire de son existence et en donne un récit linéaire ; ensuite, le rythme diégétique : ce récit qui s'étend sur une semaine doit trouver sa division naturelle en séquences susceptibles d'être racontées en une fois.
La chronologie
Le récit de Victor suit le fil des événements depuis sa naissance jusqu'à la confusion du temps narré et du temps de la narration (voir supra). La tenue du calendrier des événements dans le récit au second degré de Victor révèle un des aspects essentiels de la stratégie narrative de la romancière. Les nombreux points de repère qu'elle offre à son lecteur ont tous ou presque un fonctionnement subjectif (au sens premier du terme) ; c'est par rapport à l'âge du héros que se rythment les événements :
When I was thirteen years of age we all went on a party of pleasure to the baths near Thonon. (p.38)
When I was about fifteen years old we had retired to our house near Belrive [...] (p.40)
When I had attained the age of seventeen, my parents resolved, that I should become a student at the university of Ingolstadt. (p.42)
[...]
Les repères extérieurs à cette chronologie privée sont rares pour ne pas dire inexistants : l'une des meilleures preuves que l'on puisse donner à cet effet est le flou qui concerne la datation des lettres (cf. « 17 »). Frankenstein n'est pas un roman historique, genre cependant parfaitement contemporain. La critique a même été très sensible à l'absence d'éléments permettant de dater l'action avec précision. Jean-Jacques Lecercle, qui tente l'opération, ne parvient à affirmer que le roman se déroule pendant la Révolution française qu'en procédant à des recoupements très ponctuels (publication de Werther que le monstre lit, référence à la Révolution anglaise « un siècle et demi auparavant ») et il est obligé de conclure : « force nous est de constater que cette présence [celle de la Révolution française] ne brille que par son absence » [Lecercle, 1988, p.55].
Si donc, les éléments se référant à une histoire nationale sont rares voire inexistants, ceux qui se déterminent par rapport à l'histoire personnelle sont largement majoritaire. Le système organisateur d'une chronologie doit proposer un point zéro à partir duquel le temps est quantifié. C'est tout d'abord dans ce roman la naissance de Victor ; mais très vite c'est le jour de la création du monstre qui devient point de repère. Or, si nous revenons à la datation classique, nous nous rappellerons que toute date utilise un même point de repère : celui d'une naissance, celle du Christ, le fils de Dieu. Nous voilà rattrapés par la grande thématique qui fonde ce roman, à savoir la volonté d'un créateur cherchant à égaler celle du Créateur. La lecture du roman suggère assez clairement l'assimilation du monstre avec Adam ou encore avec Lucifer : « I ought to be thy Adam, but I am rather the fallen angel » (p.97). On pourrait même proposer - prudemment - un rapprochement avec la figure d'un monstre-Christ souffrant et révolté, celle d'un Christ qui refuserait de boire le calice jusqu'à la lie.
Une analyse des derniers points de repère du calendrier des événements de la diégèse nous montre que la narration de Victor change de nature dans son dernier décours :
« between two and three in the morning the moon rose » (p.165)
« Some hours passed thus » (p.166)
« I cannot guess how many days have passed since then [...] I should guess that I had passed three weeks on this journey » (p.200)
La narration se voulait précise et donc historique et voilà qu'elle devient plus imprécise, répétitive, cyclique, mythique en un mot. Nous basculons d'une logique temporelle à une autre et le passage d'un univers connu - la Suisse, l'Ecosse etc. - à un univers inconnu - le Grand Nord, étendue de glace qui brouille les repères géographiques - semble dire la même volonté de mutation du récit historique au récit mythique.
Enfin la volonté affichée de précisions, de la part du narrateur cette fois, participe d'une autre problématique qu'il faut ici signaler. L'ensemble de la confession de Victor à Walton est placée sous le signe de l'exception. A de nombreuses reprises, Victor est tenté de parler, de raconter à ceux qui l'entourent l'histoire de sa création ratée et des conséquences qu'elle a engendrées, mais à chaque fois, il se tait par peur d'être cru fou (voir p.74, par exemple). Il semble que la rétention de la confession soit un des principes organisateur du récit et la confession que Victor va faire à Walton aura d'autant plus de forces qu'elle aura été retenue et différée. Cependant le procédé souffre une exception, vers la fin du récit, lorsque le héros trouve enfin la force et la raison suffisante pour narrer son aventure :
I now related my history, briefly, but with firmness and precision, marking the dates with accuracy, and never deviating into invective or exclamation. (p.192)
Cette première version de la confession explicite les raisons pour lesquelles le narrateur se croit obligé de donner tant de précisions temporelles : il s'agit de ne pas passer pour fou. L'attitude de Victor face à ce juge, son premier auditeur, puis face à Walton, son second auditeur, a même valeur : prouver la véracité des faits, aussi extraordinaires puissent-ils paraître. L'insistance avec laquelle le héros se défend d'être atteint de folie pourrait laisser planer a contrario le doute sur sa santé mentale, ce qui serait une façon d'inscrire au sein du roman l'un des grands motifs du récit fantastique, à savoir la permanence du doute face à la véracité de la diégèse. Mais in fine, il n'en est rien puisque Walton rencontre le monstre qui confirme les dires de Frankenstein : Mary Shelley ne cherche donc pas à maintenir son roman dans l'incertain qui fait tout le charme du récit fantastique.
Les deux confessions de Victor n'ont cependant pas la même portée. La première s'adresse à une figure d'autorité, figure à caractère paternel et divin. C'est celui auprès duquel il faudra rendre des comptes, c'est celui qui se prononcera selon les critères du bien et du mal : sous cet éclairage, c'est là que se situe la vraie confession. Le récit fait à Walton obéit à d'autres raisons. Il est fait, non à une figure d'autorité, mais à une figure de compassion. Ce n'est pas au père que fait songer Walton, mais au frère, au semblable, à celui qui peut comprendre, plutôt que juger. Nous sommes ici dans une logique proche de celle sur laquelle s'ouvre le Werther de Gœthe. Le pseudo éditeur des papiers intimes du héros conclut son préambule par ces lignes adressées au lecteur :
Et toi, bonne âme qui souffres du même mal que lui, puise de la consolation dans ses douleurs, et permets que ce petit livre devienne pour toi un ami, si le destin ou ta propre faute ne t'en non pas laissé un qui soit plus près de ton cœur. [Gœthe, 1993, p.31]
C'est très exactement ce que Victor pourrait dire à Walton, puis au-delà au lecteur. En cela, nous sommes bien dans une rhétorique propre au romantisme, celle d'une lecture-compassion.
Le rythme diégétique
Le récit de Victor, a duré une semaine. Il aurait été naturel et plus fidèle à cette convention du récit oral que ce récit soit divisé en sept unités de longueur à peu près égale. Or il n'en est rien, la romancière fait le choix d'une division en chapitres : 24 exactement, chiffre qui ne semble entretenir aucun rapport avec la durée supposée de la confession. La division en chapitres est donc le fait de Walton et participe d'une volonté d'organiser un récit dont il est censé n'être que le rapporteur, ou le secrétaire ; un geste de romancier s'esquisse dans cette initiative. (On pourrait ici être tenté par une interprétation « délirante » du roman : ce serait Walton le mythomane qui, pour occuper le temps d'immobilité de son bateau, inventerait cette histoire, ce roman qui aurait la vertu de lui fournir une excellente raison de renoncer à son premier projet.) Cela est d'autant plus vrai que les passages d'un chapitre à l'autre sont loin de s'effectuer au hasard.
A la fin du chapitre IV (vol. I), Victor est sur le point de créer son nouvel Adam. Il raconte ses derniers efforts, ses derniers scrupules, la relation qui s'installe avec son père, l'absence de tout plaisir et le temps consacré à l'étude, puis le chapitre s'achève sur ces mots : « I promised myself both of these [exercise and amusement], when my creation should be complete » (p.55). L'incipit du chapitre qui suit est ainsi formulé : « It was on a dreary night of November, that I beheld the accomplishment of my toils ». Entre ces deux phrases, il n'y a aucune trace de pause dans le récit oral ; en revanche il est clair que la rupture dans la continuité de l'écrit cherche l'effet. La proposition temporelle qui clôt le chapitre IV désigne un événement à venir que la phrase qui ouvre le V désigne comme accompli. D'un chapitre à l'autre, le récit ne change pas de sujet, ce qui est souvent le cas de cette pratique romanesque. L'effet recherché est de type dramatique : le blanc qui sépare les deux chapitres est la faille qui contient le geste créateur. Contrairement aux habitudes, le passage d'un chapitre à l'autre n'est nullement une pause qui pourrait permettre à la lecture de s'interrompre provisoirement entre l'achèvement d'un épisode et le commencement du suivant, c'est au contraire une mise en tension supplémentaire qui contraint la lecture à se poursuivre ; on serait en droit de déceler ici un tic d'écriture frénétique.
Le passage du chapitre VI (vol. I) au chapitre VII offre un autre exemple :
« We returned to our college [...] My own spirits were high, and I bounded along with feelings of unbridled joy and hilarity. » (p.68) « On my return, I found the following letter from my father » (p.69).
La mise en opposition des deux moments est ici évidente : d'un côté, la gaieté retrouvée de Victor et donc la volonté d'oublier le monstre et, de l'autre, la lettre qui annonce la mort de William, signifiant par là-même que le monstre ne peut être oublié. Ici encore, nous sommes dans une même sphère temporelle et suivons un fil unique : le retour de Victor au collège. Contrairement à l'exemple précédent, ce n'est pas le non-dit qui acquiert de la valeur, c'est la brutalité du contraste. Le changement de chapitre ne s'imposait pas stricto sensu, un simple alinéa suffisait. Le choix de la romancière (du romancier) équivaut à un véritable coup de théâtre.
Ces deux exemples témoignent d'une pratique particulière de la découpe en chapitres. Elle n'est pas une simple commodité qui permet d'articuler la matière diégétique, elle est un véritable instrument rythmique qui permet au scripteur d'orchestrer le récit. D'autres procédés contribuent au même effet, comme le développement de tout d'un réseau métadiscursif, dont voici quelques exemples :
« As the circumstances of his marriage illustrate his character, I cannot refrain from relating. » (p.31)
« I desire, therefore, in this narration, to state those facts which led to my predilection for that science. » (p.38)
« But I forget that I am moralizing in the most interesting part of my tale, and your looks remind me to proceed. » (p.54)
« I now hasten to the more moving part of my story.' » (p.113)
Le « je» qui s'y exprime est indifféremment Victor ou le monstre et rien ne différencie dans l'expression, la tonalité ou le vocabulaire, le discours de l'un du discours de l'autre. C'est là un symptôme qui prêche en faveur d'une confusion possible des deux personnages (thématique de la dualité du créateur et de sa créature) ou d'une unification des voix par la médiation de Walton, seul créateur virtuel de la fiction. Ces exemples illustrent également une volonté appuyée de « guider » la lecture. Certes, on peut admettre que l'oralité supposée autorise ce type d'inclusions, mais, comme par ailleurs le « secrétaire » Walton fait preuve d'une certaine indépendance, d'une certaine liberté (mise en chapitres par exemple), on ne peut s'empêcher de percevoir ce métadiscours comme une intervention du scripteur à l'égard de son lecteur. Ce métadiscours peut parfois conduire à un didactisme pesant : « Thus ended a day memorable to me: it decided my future destiny. » (p.48) La position en clôture de chapitre, la position d'omniscience avérée du narrateur et l'emphase de cette phrase paragraphe sont autant de caractères qui trahissent un goût excessif pour le pathos moralisateur.
Conclusion
Ces réflexions sur les stratégies narratives de Frankenstein ont permis de montrer que le système choisi par Mary Shelley n'était pas si cohérent, si « lisse » qu'il y paraissait au premier coup d'œil, les catégories posées souffrant bien des entorses. Nous n'avons pas cherché à expliquer ces défaillances du système, ni par la jeunesse de la romancière et donc son inexpérience en matière d'écriture (« Mary Shelley n'est Mary Shelley qu'involontairement ! C'est écrit mou. » [Juin, préface à Frankenstein, 1967]), ni par une supposée diabolique habileté à ouvrir des brèches volontaires dans un système narratif trop figé (« je maintiendrai que [...] Mary Shelley était Mary Shelley, et qu'elle savait ce qu'elle faisait; » [Lecercle, 1988]). Nous nous sommes contentés de remarquer que le roman offre des prises intéressantes sur le plan narratologique, dans la mesure où il « hésite » parfois entre plusieurs codes.
Nous avons vu deux schémas se superposer dans ce récit. Le récit-confession est fortement articulé sur une chronologie, proposant ainsi un schéma de type linéaire ; mais d'autre part le dispositif enchâssant propose un schéma d'emboîtement, plus symétrique que linéaire (lettres de Walton < récit de Victor < récit du monstre > récit de Victor > lettres de Walton). Les deux logiques événementielles, bien que différentes, ne sont pas incompatibles et l'on pourrait faire le constat de leur différence et en rester là. Mais il se trouve que le phénomène d'inclusion se complique d'un degré avec le récit du monstre rapporté par Victor et consigné par Walton. Ce récit occupe le centre du roman et la recherche de symétrie est assez évidente : la lecture s'organise en une approche progressive d'un centre où se donne à entendre la confession du monstre. Il n'est pas rare que le roman fantastique adopte le schéma du parcours labyrinthique : marche chaotique et incertaine vers un point où la parole essentielle est consignée puis retour vers la sortie du labyrinthe. Le mythe crétois nous apprend qu'au centre du labyrinthe vit le monstre et qu'entreprendre ce voyage c'est peut-être acquérir un savoir obscur et précieux tout à la fois sur soi même et sur le monde. N'est-ce pas cela que nous propose Mary Shelley ?
Cette analyse ne serait pas complète si elle ne prenait en compte le fait que le récit du monstre comporte lui-même une inclusion centrale, celle du chapitre VI (vol. II) qui conte l'histoire de la famille De Lacey. Le lecteur moderne, risque de prêter une attention relative à cette histoire qui fleure bon les nouvelles exotico-sentimentales qu'affectionnait un certain XVIIIe siècle. Et cependant, il est évident que cette petite nouvelle occupe le centre véritable du roman : elle n'est pas aussi anodine aux yeux de la romancière qu'elle pourrait l'être aux nôtres. Elle est une sorte d'îlot utopique où l'amour et la générosité triomphent de la cupidité et de la mesquinerie : souvenir d'un Rousseau des belles âmes ? contrepoint nostalgique d'un romantisme travaillé par la conscience du mal qui dit adieu aux rêves d'équilibre moral et social d'un siècle qui y a beaucoup cru ? À vous de choisir et de déterminer votre lecture de ce passage difficile à interpréter, sur le plan qui nous intéresse.
Références
Boileau, préface au Dialogue à la manière de Lucien sur les héros de roman, 1665
Gœthe, Les Souffrances du jeune Werther, folio, 1993 Juin, Hubert, préface à Frankenstein, Presses de la Renaissance, 1967
Lecercle, Jean-Jacques, Frankenstein : mythe et philosphie, 1988
Lejeune, Philippe, Le Pacte autobiographique, Seuil, 1975
Lewis, Matthew G., Le Moine, in Romans terrifiants, Robert Laffont, Bouquins, 1987
Montandon, Alain, « Condamnation morale, sociale et esthétique du roman », in Le roman au XVIIIe siècle en Europe, PUF, 1999
Robert, Marthe, Roman des origines et origines du roman, tel, Gallimard, 1977
Pour citer cette ressource :
Georges Zaragoza, La Création : à propos de stratégies narratives dans Frankenstein, La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), avril 2007. Consulté le 16/11/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/anglais/litterature/litterature-britannique/frankenstein/la-creation-a-propos-des-strategies-narratives-dans-frankenstein