Le Créateur dans «Frankenstein»
Dans le roman éponyme de Mary Shelley, Frankenstein, est-il besoin de le rappeler, est le nom du créateur et non de la créature. L'acte créateur qui est au cœur de ce roman s'inscrit dans une longue tradition culturelle dont il conviendra dans un premier temps d'explorer les figures de référence. Pour Mary Shelley, le créateur c'est avant tout Dieu et toute situation de création renvoie, de façon plus ou moins nette et explicite, au geste créateur divin. Au texte biblique vient s'ajouter celui de Milton, Paradise Lost, qui en propose une sorte de relecture et dont l'influence sur le plan culturel est tout aussi importante. Enfin, il faut également regarder du côté de la tradition antique et prendre en compte ce qu'elle nous dit du geste créateur premier. Un écrivain du XIXe siècle écrit nécessairement en fonction de cette double tradition - chrétienne et antique - qui est le terreau de sa propre pensée, ce qui ne signifie pas qu'il y adhère nécessairement, cela va de soi.
1. Les textes de référence
1.1 La tradition chrétienne
Le premier texte de référence est la Bible et plus particulièrement le livre de la Genèse. Ce texte primitif se caractérise par sa grande simplicité. Comme très souvent dans les textes sacrés, le déroulement procède de l'anaphore et de la répétition (procédés très présents également dans l'Apocalypse de Jean, complément eschatologique de la Genèse). Deux expressions récurrentes scandent ce texte et l'organisent : « Èlohim dit » et « il y eut ». Ce double constat permet de prendre la mesure de l'importance accordée à la parole et l'être : c'est le verbe qui commande directement l'existence, sans recours à quoi que ce soit d'autre. C'est par rapport à cette immédiateté que peut se comprendre la question même de « l'Homme artificiel » ; s'il est artificiel, c'est parce que le créateur a besoin d'une médiation pour créer, médiation de la médecine - art humain s'il en est - médiation de l'alchimie ou médiation de l'électricité. Tout processus de création dans une œuvre romanesque, qu'il soit amplement développé ou plus brièvement évoqué, doit toujours être perçu dans son rapport à ce verbe divin qui se contente de dire pour que cela soit. Dans Frankenstein, le geste créateur semble dire son infirmité, son incapacité à mimer exactement le geste de référence.
Le second texte de référence est évidemment Le Paradis perdu de Milton. L'œuvre est une épopée d'inspiration biblique : c'est dire que l'influence de la Bible ou de Milton se superposent parfois jusqu'à se confondre et qu'il sera souvent difficile de circonscrire l'influence précise de chacun des textes. Le texte du poète anglais a pour personnage central Satan ; il (le poète) prend en charge de raconter les origines du monde depuis la chute de Lucifer, la création du monde, la tentation et le péché des premiers hommes et leur expulsion du paradis perdu. Le texte s'achève au moment où commence l'histoire de l'humanité. Avant qu'il ne quitte le paradis, Adam est instruit par l'archange Michel du destin de l'humanité et de ses fins dernières. Voilà comment se conclut l'échange (Milton, Book XII, v.561-585) :
Henceforth I [Adam] learn [...] [...] that suffering for truth's sake Is fortitude to highest victory, And to the faithful death the gate of life; Taught this by his example whom I now Acknowledge my redeemer ever blest. To whom thus also the angel last replied: This having learned, thou hast attained the sum Of wisdom; hope no higher, though all the stars Thou knewst by name, and all the ethereal powers, All secrets of the deep, all nature's works, Or works of God in heaven, air, earth, or sea, And all the riches of this world enjoyedst, And all the rule, one empire; only add Deeds to thy knowledge answerable, add faith, Add virtue, patience, temperance, add love, By name to come called charity, the soul Of all the rest [...]
Ces termes adressés à Adam par l'ange trouvent leur écho dans les paroles de Frankenstein à Walton lorsqu'il le met en garde contre les dangers de quelque entreprise scientifique (voir l'article précédent, « La Création »).
Le grand poème de Milton trouve lui-même son inspiration dans la Bible et la grande scène qui ouvre le livre de la Genèse y trouve tout naturellement sa place. C'est l'archange Raphaël qui, a posteriori, raconte à Adam comment la création fut faite.
À la simplicité et au dépouillement des Ecritures saintes succède une écriture épique qui déploie le faste de ses figures ; ici commence la littérature pourrait-on dire (Milton, Bk VII, v. 239-242) :
[...] then [God] founded, then conglobed Like things to like, the rest to several place Disparted, and between spun out the air, And earth self-balanced on her centre hung.
Dans ce passage, le poète, trahissant en cela le texte d'origine, montre Dieu en action ; il ne lui suffit plus de parler, il agit. Ce faisant, c'est la figure du savant tel que nous la voyons à l'œuvre dans Frankenstein qui est en train de s'esquisser. Milton « anthropomorphise » son Dieu et la création ne se fait plus véritablement ex nihilo, mais commence à se dessiner un processus de fabrication.
Dans la confession du monstre, ce dernier nomme trois ouvrages qui ont constitué le fonds de son éducation : Les Vies Illustres de Plutarque, Les Souffrances du jeune Werther de Gœthe et Le Paradis perdu de Milton. C'est ce dernier ouvrage qui fait connaître au monstre, de son propre aveu, les émotions les plus profondes, puis il déclare : « I often referred the several situation, as their similarity struck me, to my own » (p.126). Le passage qui suit développe cette comparaison qu'un lecteur attentif et averti avait subodorée depuis bien des pages. Le monstre se compare à Adam et met ainsi en parallèle explicite la situation de Frankenstein et celle de Dieu, ainsi que leur geste créateur. Mais tout aussitôt, le monstre note les limites de cette assimilation : la créature de Dieu était parfaite, c'est-à-dire réussie, alors que lui-même n'est qu'un 'être misérable et solitaire, ce qui le conduit à conclure : « I considered Satan as the fitter emblem of my condition » (p.126). Ainsi Le Paradis perdu de Milton lui apprend très précisément à passer d'une situation première qui est celle du premier homme à celle de l'ange déchu. À un premier mythe très présent dans le texte de Mary Shelley vient s'en superposer un second qui l'était beaucoup moins. Ce n'est pas tant la création du monstre qui est perçue comme faute ontologique mais le fait que le créateur se soit détourné de sa créature : « Why did you form a monster so hideous that even you turned from me in disgust?' » (p.126). Le monstre devient un avatar mixte d'Adam et de Satan, sans que jamais l'un soit oublié au profit de l'autre.
1.2 La tradition antique
C'est d'abord le texte d'Hésiode : Théogonie, La naissance des Dieux. Il y est question de la double naissance de Chaos (L'abîme) et de Gaia (La Terre). Chacun d'eux fait naître un certain nombre de dieux, parmi lesquels Cronos, lequel se révolte, avec le soutien de Gaia, contre son père, le Chaos. Sa vengeance consiste à émasculer son propre père avec une serpe donnée par la mère : le sexe du père est jeté au loin, mais dans sa projection, il sème encore des vies (Les Erinyes, entre autres). Cronos lui-même dévorant ses propres enfants sera vaincu par Zeus aidé de sa propre mère. Deux éléments de la Théogonie d'Hésiode peuvent être mis en relation avec la problématique de Frankenstein. D'une part, l'histoire du monde se construit à partir d'une double révolte du fils contre son père, de la créature contre son créateur-géniteur ; d'autre part, le premier attentat contre le père consiste à le priver de ce par quoi il exerce sa fonction de créateur : la castration est dès l'origine liée à la création.
Au livre I des Métamorphoses, Ovide se propose de dire en premier lieu les origines du monde. Il part du chaos et raconte la séparation des éléments, séparation due à « Un dieu, avec l'aide de la nature en progrès », expression qui trahit le doute et l'indécision sur l'origine précise du geste créateur et qui sera relayée par l'expression « le dieu, quel qu'il fût », tout aussi vague. Puis vient la création de l'homme, avec encore une incertitude : il naît soit « d'un germe divin » soit d'un germe du ciel demeuré dans la terre, les deux éléments étant fort récemment séparés. Est-ce déjà la juxtaposition de deux thèses: celle de l'origine divine de l'homme ou de son origine naturelle ? Ovide évoque ensuite les quatre âges, dont le premier est le mythique « Âge d'or » qui se situe avant que Saturne (Cronos) n'ait été précipité dans le Tartare par Jupiter. Ce mythe de l'Âge d'or est plus ou moins présent dans Frankenstein : c'est cette terre utopique que cherche Walton, mais c'est également ce but plus ou moins avoué qui motive la recherche scientifique du savant. Leur tentative n'est-elle pas la conséquence d'une volonté de revenir à cet Âge d'or par des moyens humains, scientifiques : « A new species would bless me as its creator and source ; many happy and excellent natures would owe their being to me » (p.52).
2. Frankenstein ou la figure archétype du créateur
On trouve dans le roman de Mary Shelley la plus parfaite, la plus pure représentation dela figure du créateur ou du savant fou. C'est en cela que l'on pourrait parler d'archétype Frankenstein. On peut, comme dans l'étude des mythes et de leurs variations, mettre à jour les épisodes invariants qui jalonnent la diégèse et permettent d'identifier la conformité ou l'écart entre la figure de référenceet celle que l'on étudie (ainsi procède Jean Rousset dans son célèbre ouvrageconsacré au mythe de Don Juan, par exemple). Ces invariants n'ont pas valeur deloi et seront abordés par ordre chronologique puisque c'est à travers ledéroulement d'un processus que l'on peut saisir le caractère archétype deFrankenstein. Gwenhaël Ponnau écrit ceci : « Prototype des apprentis sorciers de la littérature fantastique, Victor Frankenstein présente plusieurs traits déjà spécifiques [du mythe] » (Ponnau, 1997, p.118).
2.1 La vocation
À l'origine était la vocation, pourrait-on dire. Il faut en effet qu'un appel se fasseentendre : on ne saurait imaginer que le hasard préside à de grandsdestins et à de grandes découvertes. Le savant ou le créateur - on peutconsidérer ces termes comme synonymes, ici - sont avant tout des élus. Lespremiers signes de la vocation de Victor se font sentir lorsqu'il évoque sonenfance et celle d'Elizabeth (p.36) :
While my companion contemplated with a serious and satisfied spirit the magnificentappearances of things, I delighted in investigated their causes. The world wasto me a secret which I desired to divine. Curiosity, earnest desire to learnthe hidden laws of nature, gladness akin to rapture, as they were unfolded tome, are among the earliest sensations I can remember.
Cet extrait est éclairant en ce qu'il place en parallèle les deux attitudes des enfants. L'une est contemplative, celle d'Elizabeth, l'autre est beaucoup plus curieuse de comprendre, celle de Victor ; deux attitudes que l'on retrouve dans Le Paradis perdu de Milton. Ainsi entre les deux jeunes gens se dessine la ligne de démarcation entre la« bonne » attitude et celle qui mène au mal. On notera également quel'enfance qui leur est commune est présentée sous un jour idyllique et parfait,véritable Eden de l'enfance : « Harmony was the soul of ourcompanionship » (p.36). Enfin, les termes dans lesquels Victor rend comptede sa jeune soif de connaître sont très proches de ceux qui qualifient unedémarche mystique : « gladnessakin to rapture ». Ainsi le détournement des termes qui devraientcaractériser l'approche de Dieu, pour être attribués à l'approche d'une véritéscientifique donne à cette expression de la vocation un tour blasphématoire,d'ores et déjà inquiétant.
Un peu plusloin se dessine une autre image chargée de sens, celle de l'enfant prodige(p.37) :
My temper was sometimes violent, and my passions vehement ; but by some law in my temparature they were turned not towards childish pursuits but to an eager desire to learn, and not to learn all things indiscriminately.
Ici encorese donne à lire l'image d'une transgression d'un état naturel. L'enfant est liéaux jeux, mais Victor s'en détourne et, ce faisant, échappe à la loi naturelle,se place en marge de sa nature enfantine. Il ne faut pas pour autant lire danscet état de fait une réalité purement négative : la situation d'enfantexceptionnel permet également de valoriser l'individu représenté.Implicitement, l'enfant Victor se situe dans une lignée de modèles prestigieuxdont le premier est le Christ lui-même (cf. l'épisode de l'Évangile où l'enfantJésus est trouvé par sa mère devisant avec les docteurs de la loi).
Enfin, il faut que la vocation cristallise autour d'un moment précis où elle se révèle àelle-même comme règle de vie et le récit de Victor ne manque pas de mettre enscène ce moment particulier (p.38) :
When I was thirteen years of age we all went on a party of pleasure to the baths near Thonon: the inclemency of the weather obliged us to remain a day confined to the inn. In this house, I chances to find a volume of the works of CorneliusAgrippa. [...] A new light seemed to dawn upon my mind.
La précision avec laquelle l'épisode est relaté atteste l'importance qu'il revêt pour celui qui entreprend de faire le récit de sa vie. Ici encore les termes employés sont très proches de ceux qu'emploierait un mystique dans sa rencontreavec Dieu, or il ne s'agit que d'un ouvrage de Sciences occultes. Quelques lignes plus bas, la désapprobation du père face au choix du fils revêt uneimportance particulière. C'est la première fois dans l'histoire du jeune homme quese manifeste un désaccord avec le père, une fracture dans l'harmonie édéniqueinitiale ; la seconde sera la mort de la mère, symboliquement à lirepeut-être comme la conséquence de la première. Dès lors le mythe se complèteavec la rupture avec le père (cf. Adam contre Dieu, Cronos contre Chaos etc.)
2.2 La quête du savoir
Cette partie du roman prend des allures de roman de formation. Le jeune homme suitune évolution qui reproduit celle de la science humaine (« natural philosophy » désigne les sciences physiques). La première phase de cette quête du savoir se fait en dehors de toute figure tutélaire. Celle du pèreayant été rejetée, d'une certaine façon (Victor précise d'ailleurs :« My father was not scientific », p.39), c'est en autodidacte qu'ilse construit un savoir, au hasard de ses lectures et des leçons de la nature (cf. l'épisode de l'orage). Mais déjà le projet avoué, le but qu'il se donne est très proche de la création de l'homme artificiel : « but what glory would attend the discovery, if I could bannish disease form the human frame and render man invulnerable to any but a violent death! » (pp.39-40). Vouloir bannir la maladie du corps de l'homme, c'est chercher àeffacer la condition que Dieu a fait au premier homme après qu'il apéché : être chassé du paradis terrestre signifie être confronté à lasouffrance, à la maladie, à la mort.
Le parcours de Victor dans l'univers des sciences n'est pas très clair, Mary Shelley semblant elle-même se perdre dans la quête de son héros. Que sont exactement les sciences dont il faut se détourner ? Quelles sont celles qui sont fiables ? Victor se laisse prendre aux mirages des sciences dites occultes, celles de la Renaissance. Puis il rencontre les deux professeurs Krempe et Waldman, le premier physicien, le second chimiste : ces deux hommes seront les Mentor qui lui manquaient jusqu'alors. Face à l'héritage parascientifique de la Renaissance, ils sont les hommes des Lumières. Ainsi Krempe manifeste son dédain pour l'obscurantismede Victor : « I little expected, in this enlightened and scientificage, to find a disciple of Albertus Magnus and Paracelsus » (p.45) et le discours de Waldman reprendra sur un autre mode une thèse semblable : « The ancient teachers of this science [...] promised impossibilities, and performed nothing » (p.46). Il semble que le fossé soit infranchissableentre les rêveurs et ceux qui sont les tenants d'une science positive. Mais voilà qu'à cette dichotomie rigide, Waldman apporte une nuance d'importance : « The labours of men of genius, however erroneously directed, scarcelyever fail in ultimately turning to the solid advantage of mankind' » (p.48). Ce faisant, il ouvre une brèche entre les deux univers par laquelle va s'engouffrer Victor. La recherche de Victor est une tentative de réconciliation des contraires :il s'agit d'emprunter aux sciences exactes leur rigueur et leur précision, pour le mettre au service d'un projet digne des alchimistes. En cela, Frankenstein est bien un homme du romantisme qui va puiser dans les siècles passés, tout enrestant un fils, qu'il le veuille ou non, du siècle des Lumières. Mary Shelley elle-même ne fait rien d'autre en reprenant un modèle, le roman gothique, et enle retravaillant à partir d'hypothèses scientifiques avérées. Cette partie consacrée à la quête du savoir trouve son exacte expression dans la déclaration suivante : « more, far more, will I achieve :treading in the steps already marked, I will pioneer a new way, explore unknownpowers, and unfold to the world the deepest mysteries of creation » (p.47). On ne peut trouver de formulation plus emblématique de l'hybris qui caractérise la figure du savant-créateur.
L'étape finale de cette quête du savoir aboutit à la recherche des causes de la vie et l'idée de créer un être humain. Tout le passage où Victor raconte comment il se livre à la recherche des membres et organes qui vont servir à sa création comporte des expressions fort intéressantes, particulièrement dans cette phrase : « Who shall conceive the horrors of my secret toil as I dabbled among the unhallowed damps of the grave or tortured the living animal to animate the lifelessclay? » (p.53). C'est le champ sémantique de la transgression qui domine etl'on pourrait penser qu'il s'agit là d'un jugement du je-narrant sur leje-narré, mais cela n'est pas bien sûr. D'une part parce que le procédé intervient juste avant la citation : « my limbs now tremble, and my eyes swim with the remembrance », ce qui laisse à supposer que le regardrétrospectif ne jouait pas sur la phrase précédente et, d'autre part, parce que, quelques lignes plus bas, le narrateur reconnaît que « often did my human nature turn with loathing from my occupation », autrement dit, au moment même où il se conduisait ainsi, une part de son être en avait pleinement conscience. Une sorte d'ivresse semble posséder Frankenstein qui semble assister à la révélation, voire à la naissance de la partmonstrueuse qui est en lui. Une remarque comme celle-ci : « a resistless, and almost frantic impulse, urged me forward » ne paraîtrait pas étrange dans la bouche du monstre à venir. De surcroît, Victor souligne la rupture qui s'opère alors entre lui et l'humanité : la chambre-laboratoire est choisie à l'écart de tous les autres appartements et, malgré les séductionsde l'été, ses regards restent insensibles aux charmes de la nature ; il reconnaît même avoir oublié sa famille. Cette étape préparatoire à la création du monstre donne à entendre que Victor s'adonne à sa propre monstruosité : transgression et isolement sont les deux paramètres qui la suscitent. Certaines phrases même, comme : « I collected bones fromcharnel-houses and disturbed, with profane fingers, the tremendous secrets ofthe human frame » font songer, dans la plus pure tradition du roman gothique, à quelque passion nécrophile, voire nécrophage. Il semble donc que la quête du savoir de Victor aboutisse avant tout à se faire monstre, à transgresser tous points de repère moraux et sociaux, à s'adonner à un« dérèglement de tous les sens ». Certes le but est censé être louable : « renew life where death had apparently devoted the body to corruption », mais l'exécution dudit projet met à jour des pulsions qui le sont moins.
Il faut pousser plus loin l'analyse et ne pas se contenter d'affirmer que le monstre est le double de Frankenstein. La « monstruosité » de Frankenstein est l'objet d'un choix : la transgression et l'isolement qui en sont lessignes sont revendiqués ; chez le monstre, ces mêmes signes seront subiset douloureusement. Le monstre est bien le fils de Frankenstein en ce qu'il estune part de lui-même dont il accouche. Le fait qu'il refuse ensuite de reconnaître et d'assumer cette part de lui-même, conduira aux catastrophes que l'on sait.
2.3 Naissance des remords et crise de conscience
Tout commence par la réaction de Victor devant l'être qu'il a créé : « Unable to endure the aspect of the being I had created, I rushed out of the room » (p.56). Ce moment est le point nodal du parcours de cette représentation du créateur. Le créateur se détourne de sa créature et le monstre prendra soin de le lui faire remarquer par la suite, lorsqu'il commente la vision de Milton et évoque « an omnipotent God warring with his creatures » (p.126), ce qui le conduit àdévelopper le parallèle. Cet exercice met rétrospectivement Frankenstein en violente accusation : de quel droit pouvait-il se détourner d'une créature dont il était pleinement responsable ? Dieu ne se détourne d'Adam qu'après que celui-ci lui a désobéi. Ce geste à lui seul représente l'échec de la tentative et l'incapacité du créateur à rivaliser avec le Créateur comme il le pensait. Toute la problématique de ce personnage est d'être créature habitée du désir d'être créateur.
La prise de conscience de l'étendue de la faute se manifeste dès lors que le premier meurtre est commis : « I had turned loose into the world a depraved wretch » (p.74). On remarquera au passage que la perception des événements par Frankenstein est erronée : le meurtre de William relève de l'accidentet ce n'est qu'à la famille de son créateur que le monstre s'en prendra. L'une des fautes de Frankenstein est d'avoir oublié cette famille pour se consacrer à sa créature ; plus tard il cherchera à se rapprocher de sa famille pour oublier sa créature. C'est dès lors une sorte de trahison que le monstre lui demande de payer.
C'est à ce niveau de l'évolution du personnage que le rapport avec Prométhée est le plus sensible et principalement dans le motif du remords : « the fangs of remorse tore my bosom and would not forego their hold » (p.82). Le motif du vautour dévorant incessamment le foie de Prométhée est ici sous-jacent, ainsi que dans les pages suivantes : « I suffered living torture »(p.79) et « I was seized by remorse and the sense of guilt, which hurried me away to a hell of intense tortures » (p.87). Se superpose également à ce motif prométhéen, celui tout aussi classique des Erinyes nées de la castration d'Ouranos par Cronos (cf. supra) ; l'une des missions particulières des Erinyes est de châtier ceux qui se rendent coupable d'hybris.
Une autre étape d'importance de cette évolution du héros se manifeste à la page 98,en ces termes : « For the first time, also, I felt what the duties of a creator towards his creature were, and that I ought to render him happy before I complained of his wickedness ». Cette modification de la perception du créateur, quant à la portée de son acte sera certes sans lendemain puisqu'à ce beau moment de lucidité succèdera, on le sait, le massacre de la compagne du monstre et la poursuite pour le tuer.
2.4 La folie et la mort comme solution à cette crise
Le motif de la folie dans Frankenstein est lié à la rétention de la parole qui, a contrario, justifie l'ample confession de Frankenstein à Walton (voir l'article précédent, « La Création »). De nombreuses occurrences témoignent de cette inscription au sein du texte : « I had a persuasion that I should be supposed mad ; and this in itself would forever have chained my tongue » et, comme quelques bribes d'aveu lui échappent, Victor déclare à son père qui manifeste quelque incrédulité : « I am not mad' »,ce qui ne fait que confirmer les impressions paternelles : « The conclusion of this speech convinced my father that my ideas were deranged » (p.180). Plus le personnage se défend de n'être pas fou et plus le soupçon s'accentue, bien entendu. Au-delà du plan psychologique, il faut également se souvenir que la folie est, dans la culture antique, un châtiment infligé par les Dieux à ceux qui cherchent à se soustraire aux lois du monde (« Zeus aveugle ceux qu'il veut perdre »). La folie appartient donc en propre au schéma de la transgression et de la faute. Elle est une forme de châtiment, mais aussi de résolution des tensions.
La mort est une autre forme de résolution de ces tensions et Frankenstein y songe également : « often, I say, I was tempted to plunge into the silent lake » (p.88), mais cette tentation est rejetée. De même que la folie, la mort mettrait fin aux souffrances de Frankenstein et, conformément à son imagede référence (celle de Prométhée) il faut que la souffrance et la conscience de souffrir restent intactes.
Conclusion
La faute deVictor est d'avoir troublé l'ordre du monde, tout en pensant l'améliorer, bien entendu. Dans la lettre qu'elle lui envoie, Elizabeth écrit ceci :
Little alteration, except the growthof our dear children, has taken place since you left us. The blue lake, and snow-clad mountains - they never change; and I think our placid home and our contented hearts are regulated by the same immutable laws. (p.63)
Ce qu'exprime ici Elizabeth, celle qui, dès l'enfance admirait la création sans chercher à la comprendre, c'est la stabilité de l'univers, qu'il soit cosmique ou social. C'est de cet équilibre heureux malgré tout que témoigne la société idyllique des Lacey. Victor, par ses désirs surhumains, sème le désordre et met à mal le bonheur familial ; il est lui-même chassé du paradis terrestre dont il a voulu perturber la quiétude et l'immobilité ; c'est ce que fera également, pour des raisons inverses, le monstre en voulant s'intégrer à la cellule familiale des Lacey. Ce faisant, Victor cherche à revenir à l'état du chaos, celui d'Ouranos ; sa volonté de progrès se solde par une régression. Sa créature est l'emblème de cette profonde disharmonie qu'il a réveillée. Que ce soit dans une logique chrétienneou dans une logique païenne, il est celui dont il faut se débarrasser parce qu'il a contesté les limites de son humanité.
Une critique de langue anglaise, Ann K. Mellor, va plus loin et montre que la faute de Frankenstein est de tout vouloir ramener au pouvoir masculin. Il se comporte à l'égard de la nature, note-t-elle, comme un homme à l'égard d'une femme ; son désir est depénétrer ses secrets. Et la représentation de la nature que donne la romancière est passive et soumise au désir masculin, celui du savant en l'occurrence. Elle lit dans le cauchemar de la page 57, le signe même de sa volonté de détruire la femme et avec elle sa nécessaire médiation dans l'acte de procréation : c'est Elizabeth qu'il veut étreindre, celle avec qui il serait destiné à avoir des enfants, mais c'est le cadavre de sa mère qu'il étreint. La féminité est ainsi mise à mort par l'embrassement de Victor. Et la critique conclut :
« L'une des plus profondes horreurs du roman réside en ce que le but implicite de Frankenstein est decréer une société pour les hommes uniquement: sa créature est un homme, il refuse de créer une femme ; tout permet de penser que la race d'êtres immortels qu'il espère créer ne serait que masculine. » (Mellor, 1989,p.115, traduction de l'auteur)
Références
Mellor, Ann K., Mary Shelley, her life, her fiction, her monsters, Routeledge, London, 1989
Milton, John, Paradise Lost, Longman, « Longman Annotated English Poets », 1997 (2e éd.)
Ponnau, Gwenhaël, La folie dans la littérature fantastique, PUF, 1997
Pour citer cette ressource :
Georges Zaragoza, Le Créateur dans Frankenstein, La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), avril 2007. Consulté le 16/11/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/anglais/litterature/litterature-britannique/frankenstein/le-createur-dans-frankenstein