Lire les Romantiques dans un monde "post-littéraire"
Lorsqu’en 2005, j’ai commencé à me pencher sur l’histoire littéraire telle qu’on l’écrivait au début du 19e siècle, je me suis en effet aperçue que la formation à la lecture des « grands auteurs » que j’avais reçue depuis le lycée s’inscrivait dans une tradition largement inventée par les Romantiques, dont l’hégémonie était justement contestée depuis quelques années. Au cours de mes études supérieures, j’avais d’ailleurs commencé à entrevoir des nouvelles façons d’envisager l’histoire littéraire et l’analyse textuelle qui étaient le fruit de ces débats. Enseignant aujourd’hui l’anglais en khâgne, je constate que mes élèves continuent à envisager les textes et l’histoire littéraire comme si ces débats n’avaient jamais eu lieu. Autrement dit, leur façon d’appréhender la littérature est à peu près identique à celle des critiques et auteurs romantiques. Cet article vise donc aussi à faire apparaître le contexte théorique dans lequel s’enracinent les questions avec lesquelles j’aborde les textes en classe, dans l’espoir que mes élèves comprennent enfin qu’elles n’ont rien d’une lubie personnelle.
Je remercie Frédéric Ogée, Armelle Bonis et Marion Coste pour leurs relectures.
1. L’impact du New Historicism
En invitant à déconstruire les « mythes » façonnés par les poètes romantiques pour donner sens à leur œuvre et les grands récits par lesquels l’histoire littéraire s’est racontée depuis le XIXe siècle, les critiques inscrits dans le courant du New Historicism ont à la fois changé la manière d’appréhender l’œuvre des Big Six ((En 1985, le canon romantique constitué de William Blake, William Wordsworth, Samuel Taylor Coleridge, George Gordon Byron, Percy Bysshe Shelley et John Keats structurait encore la bibliographie de l’influente Modern Language Association (MLA), The English Romantic Poets, 4th edition, ed. Frank Jordan, New York (USA), MLA, 1985.
Notons toutefois que si le statut canonique de cinq de ces auteurs n’est plus contesté depuis longtemps, l’identité du sixième « grand homme » a toujours été incertaine, le titre ayant été alternativement attribué à William Blake, Robert Burns, Walter Scott, voire William Cowper. Voir à ce propos : Laura Mandell, “Canons Die Hard: A Review of the New Romantic Anthologies”, Romanticism on the Net, 7, August 1997. http://www.erudit.org/revue/ron/1997/v/n7/005755ar.html (consulté en janvier 2017).)) et contribué à renouveler l’intérêt pour des auteurs jugés secondaires.
Parallèlement à leurs efforts pour renouveler les corpus, les New Historicists se sont surtout lancés dans un travail de dénaturalisation des frontières et des notions utilisées par la critique littéraire depuis la fin du XVIIIe siècle. Ils se sont inspirés de l’anthropologie, du postcolonialisme et de la théorie féministe pour décentrer le critique par rapport à son héritage socioculturel afin de percevoir les dispositifs idéologiques dont cet héritage est le produit, en empruntant des voies diverses : certains ont examiné les enjeux socioéconomiques et les rapports de force impérialistes masqués par la mise en scène de la « fausse conscience » romantique ; d’autres ont interrogé le rôle joué par l’identité de genre dans la production, la diffusion et la réception des textes ; d’autres enfin ont réfléchi à la manière dont s’étaient fabriquées des catégories d’analyse longtemps tenues pour des attributs essentiels du poète romantique – le génie, l’authenticité, la transcendance, etc.
Le New Historicism est un courant anglo-américain de critique et de théorie littéraires fondé sur l’idée qu’aucun champ culturel ou corpus littéraire ne peut être considéré comme indépendant de forces non textuelles ; aussi toute œuvre doit-elle être appréhendée comme le produit de l’époque, de l’endroit et des circonstances économiques, techniques, sociales et politiques dans lesquelles elle a été créée (Colebrook 1997 : 23-30). Apparu en réaction à une série de théories jugées anhistoriques – le formalisme, le structuralisme et le post-structuralisme – et opposé aux conceptions du canon littéraire véhiculées par l’histoire des idées, le New Historicism doit beaucoup au travail pionnier de Stephen Greenblatt et de Louis Montrose sur la Renaissance (Greenblatt 1980 et Montrose 1983 : 61-94). Les New Historicists se sont aussi inspirés de Michel Foucault dont ils ont souvent repris les notions d’épistémè et de dispositif ((Par épistémè, Michel Foucault désigne un ensemble de rapports liant différents types de discours et correspondant à une époque historique donnée : « ce sont tous ces phénomènes de rapports entre les sciences ou entre les différents discours scientifiques qui constituent ce que j’appelle épistémè d’une époque », écrit-il dans « Les problèmes de la culture. Un débat Foucault-Preti », Il Bimestre, 22-23, sept-déc. 1972, repris in : Dits et Écrits, Paris, Gallimard, 1991, vol. 3, texte 206.
Le philosophe a ensuite délaissé la notion d’épistémè au profit de celle de dispositif pour porter son attention sur des réalités non-discursives – pratiques, stratégies, institutions, etc. : « ce que j’appelle dispositif est un cas beaucoup plus général de l’épistémè. Ou, plutôt que l’épistémè, c’est un dispositif spécifiquement discursif, à la différence du dispositif, qui est, lui, discursif et non discursif, ses éléments étant beaucoup plus hétérogènes. », déclare-t-il dans « Le jeu de Michel Foucault », Ornicar ? Bulletin périodique du champ freudien, 10, juillet 1977, repris in : Dits et Écrits, vol. 3, texte 206.)). En général, sinon exclusivement, ouvertes par des universitaires de gauche, ces perspectives s’inscrivent souvent dans une philosophie de l’histoire marxiste, sans pour autant réduire la littérature à un élément de la « superstructure » qui reflèterait les conditions matérielles de la production d’une société donnée ((Parmi d’autres sources importantes du New Historicism, voir par exemple : Raymond Williams, Culture and Society 1780-1950, Harmondsworth (England), Penguin, 1961 ; Terry Eagleton, “Marxism and Aesthetic Value”, in : Criticism and Ideology: A Study in Marxist Literary Theory, London (England), New York (USA), Verso, 1978 ; Terry Eagleton, Literary Theory: An Introduction, Minneapolis (USA), University of Minnesota Press, 1983.)). De même la notion de lutte des classes est-elle délaissée au profit d’une réflexion sur la circulation du pouvoir dans le corps social tout entier et sur la diversité de ses applications.
Pour qui a le temps de s’intéresser d’un peu plus près à l’impact polémique du New Historicism sur la critique de la littérature romantique, cette présentation schématique est inévitablement amenée à se complexifier. Cette école a en effet suscité, dans la communauté des Romantic studies, d’importants débats renvoyant à différents positionnements politiques, dans la mesure où ils mettent en jeu la question des fondements et du devenir de l’autorité culturelle – aussi bien celle des auteurs critiqués que celle des universitaires qui les critiquent –, et interrogent les rapports entre littérature et société. Je commencerai ici par évoquer ces positions avant de les relier aux interrogations suscitées par les changements qui ont affecté la manière dont les « professionnels de la littérature » conçoivent et pratiquent la critique textuelle depuis l’apparition de la « culture électronique ».
2. Le procès du « désengagement romantique » ou comment « faire revenir sur terre » les auteurs romantiques
L’une des premières révisions du romantisme proposée par les New Historicists est fondée sur la volonté de rompre avec les « mythes » par lesquels les artistes, les savants et les écrivains tendent à affirmer leur indépendance à l’égard de la société dans laquelle ils vivent. À l’instar de Pierre Bourdieu, les New Historicists rappellent volontiers que « le monde social impose ses contraintes et ses limites à la pensée la plus “pure” » (Bourdieu 1997 : 14) ((Pour des exemples d’application des concepts du sociologue à la période romantique, voir notamment : Jon P. Klancher, The Making of English Reading Audiences, 1791-1832, Madison (USA), University of Wisconsin Press, 1987 ; Ina Ferris, The Achievement of Literary Authority: Gender, History, and the Waverley Novels, Ithaca (USA), Cornell University Press, 1991 ; Robert Keith Lapp, Contest for Cultural Authority. Hazlitt, Coleridge, and the Distresses of the Regency, Detroit (USA), Wayne State University Press, 1999 ; Paul Keen, “ʻThe Most Useful of Citizensʼ: Towards a Romantic Literary Professionalism”, Studies in Romanticism, 41, Winter 2002, 627-54.)). Appliquée au romantisme, la remise en cause de la critique formaliste ou esthétique a, dans un premier temps, entraîné une « herméneutique du soupçon » (Felluga 2003-2004 : 32-33) qui considère avec méfiance les procédés formels déployés par les gens de lettres pour ignorer les réalités sociales et en détourner leurs lecteurs. Ce scepticisme englobe généralement les lectures académiques, dites « traditionnelles » ou « orthodoxes », accusées de reproduire et de naturaliser les « fictions » produites par les auteurs commentés pour rendre compte de leur statut social et de leur travail littéraire – il existe aussi une variante condescendante, manifeste dans les remarques sur la « naïveté » de la high literary history qui souscrirait sans aucune distance au mythe romantique. Il s’agit alors d’interpréter en termes de « stratégies » et de « postures » ce que d’autres conçoivent comme une expression artistique spontanée et désintéressée. Ce faisant, les critiques entendent faire apparaître « l’historicité du discours romantique » (Siskin 1988) tenu par des poètes justement soucieux de présenter leur œuvre comme transcendant les contingences de l’histoire.
Dans une étude publiée en 1983, Jerome McGann reprochait ainsi à Meyer Howard Abrams, en qui il voyait une figure représentative de la critique traditionnelle, de reproduire sans même s’en apercevoir les postulats de « l’idéologie romantique » et invitait à reprendre conscience de la discontinuité historique (Abrams 1971 et McGann 1983). Selon lui, le problème de la théorie de Meyer Abrams, qui soulignait l’importance de la spiritualité dans la conception poétique des relations entre le sujet et la nature, est qu'elle est elle-même une théorie romantique. Au lieu de mettre en question les représentations idéalisées que les Romantiques se faisaient d’eux-mêmes en glorifiant le triomphe du génie individuel sur les aléas de l’histoire, Abrams les reproduisait et les naturalisait. McGann se proposait au contraire d’interroger la façon dont les Romantiques avaient dépolitisé l’idée du progrès humain, conçu par eux comme une affaire privée se jouant dans la relation entre l’âme créatrice du poète et son environnement naturel (McGann 1983 : 32). « L’idéologie romantique » est ainsi perçue, dans une perspective marxiste, comme une « fausse conscience » conférant une pseudo-objectivité aux concepts de « créativité », d’ « individualité » et de « génie » – concepts devenus en eux-mêmes des poncifs de la critique littéraire consacrée au romantisme, tant et si bien qu’elle a oublié qu’ils ont une histoire. En mettant à jour les relations sociales concrètes dont ces concepts sont le produit, le New Historicism doit permettre une compréhension plus fine des enjeux de la période romantique et de la manière dont les auteurs de cette période se situaient dans la société.
Identifiant « le lyrisme romantique à une politique du désengagement » (Zimmerman 1999 : 6) ((Voir aussi : David Aers, Jon Cook, David Punter, “Coleridge: Individual, Community and Social Agency”, in : Romanticism and Ideology. Studies in English Writing 1765-1830, London (England), New York (USA), Routledge, 1981. La carrière de Coleridge y est décrite comme illustrant « the triumph of metaphysics and reverie over an attempt at direct engagement with politics and society » (p. 92).)), un certain nombre de critiques inspirés par ce courant se sont alors donné pour programme de « faire revenir sur terre » les poètes idéalistes (Levinson 1986 : 55) et de les enraciner dans l’histoire (Liu 1989 : 23). Invitant à « rendre la présence poétique de [Wordsworth] plus interactive et moins imposante », Peter Murphy décrit en ces termes le processus de désacralisation dans lequel le New Historicism propose de s’engager :
When we bring Wordsworth down to earth by describing his connections to politics and contemporary events, or by describing the genesis of his writing in personal and plain terms [...] we make two corrections. The first is a canonical correction [...]; we bring him down from the high and highly abstracted reaches of the literary canon. The second might well be thought of as the source of the first. We correct Wordsworth himself: Wordsworth is relentlessly abstracting when discussing his own motives, relentlessly high in his vocabulary. (Murphy 1993 : 230)
Les gestes emblématiques de la démarche New Historicist sont donc la correction et le dévoilement : le propos est de mettre à jour – restaurer, démasquer, exhumer, etc. – l’histoire sociale à laquelle les poètes romantiques prétendaient échapper et les motivations économiques qui, selon certains de leurs historiens, leur étaient complètement étrangères ((Voir par exemple l’appréciation suivante – « Levinson restores social history as a wilfully repressed content » –, Jon P. Klancher, “English Romanticism and Cultural Production”, in : Aram Veeser (ed.), The New Historicism, London (England), New York (USA), Routledge, 1989, p. 81.)). Ce faisant, les New Historicists présentent souvent leur travail comme un effort pour briser un charme, pour s’affranchir de l’influence qu’ont exercée ces auteurs sur leurs commentateurs posthumes. Une telle émancipation implique de problématiser non seulement le texte mais aussi la relation du critique au texte. Elle peut éventuellement (mais non nécessairement) se concevoir comme conditionnée par la contestation de l’hégémonie des Big Six sur le canon littéraire établi ((David Chandler a souligné que les adversaires du New Historicism tendent à passer sous silence le fait que les auteurs qui s’en réclament sont loin de tous partager une posture anti-canonique. Au sujet de McGann, il écrit ainsi : « Although that criticism has often been read as hostile to Abrams and the old guard of “Romanticists” – not least by themselves – it continued to champion the idea of the “representative man”, or, more particularly, the “representative consciousness”. This in turn preserved the idea of a “Romantic” canon of “representative” works. »
David Chandler, “ʻOne Consciousnessʼ, Historical Criticism and the Romantic Canon”, Romanticism on the Net, 17, February 2000. http://www.erudit.org/revue/ron/2000/v/n17/005896ar.html (consulté en janvier 2017).)). Justifiant son choix de relire les « poètes masculins les plus connus » de la période romantique, Clifford Siskin soulignait ainsi qu’il n’entendait pas pour autant maintenir leur domination sur les curriculums mais « effectuer un changement dans la relation que nous avons avec eux » :
[A change] that will not dismiss them, but will help put into the past some of their extraordinary power over our professional and personal behaviours. To « break open » the canon without doing this first is to make the political mistake of being blind to that power, and of thus facing the inevitable prospect of reproducing, with the new material, Romantic relationships that have not yet been written to an end. (Siskin 1988 : 13-14) ((Notons que les préoccupations énoncées ici reflètent une conception radicale du New Historicism. Dans cette perspective, le travail de McGann est conçu comme inachevé.))
On peut identifier au moins deux approches distinctes dans cette tentative « pour en finir » avec le romantisme en dénaturalisant les modèles dominant les « comportements professionnels et personnels » des universitaires. D’une part, certains critiques se sont interrogés sur les stratégies rhétoriques, formelles et commerciales par lesquelles les grands poètes romantiques ont construit leur capital culturel et sont parvenus à s’imposer comme des références incontournables du patrimoine littéraire national. D’autre part, des chercheurs ont entrepris de redistribuer l’autorité culturelle et de renouveler le canon en exhumant des textes et des auteurs oubliés par la critique académique et en examinant les causes de leur disparition du panthéon littéraire.
3. De l’accumulation du capital culturel par les Romantiques à la démocratisation du canon littéraire
Dans la lignée des travaux consacrés à « l’invention de la tradition » (Hobsbawm and Ranger 1992), les études relevant de la première approche se sont par exemple attachées à montrer que les poètes ont activement participé à la construction de leur image ; elles ont ainsi mis l’accent sur la problématique du Romantic self-fashioning, parfois présentée ou perçue comme agressive par les tenants d’une conception idéalisée du génie poétique qu’il s’agit de dépasser : « We have always known that the Muse did not descend for Scott; we can admit now that it did not descend for Wordsworth » (Murphy 1993 : 238) ((Voir aussi Robert Anderson, “ʻEnjoyments, of a […] more exquisite natureʼ: Wordsworth and Commodity Culture”, Romanticism on the Net, 26, May 2002. http://www.erudit.org/revue/ron/2002/v/n26/005697ar.html. (consulté en mars 2006))). En montrant que le rapport de William Wordsworth au travail et à la renommée littéraires n’était, à certains égards, pas si différent de celui de Walter Scott, dont le statut canonique incertain tient à ce qu’il ne fit jamais secret des motivations commerciales de son écriture, Peter Murphy a prouvé que le canon, loin d’être une création spontanée, était au contraire le produit des efforts délibérément poursuivis par les poètes pour accumuler du capital culturel : « Wordsworth’s poetry has its place in a low history, and that place is exactly the same as the place any other author might always have: he wanted his readers to like and to buy his books » (Murphy 1993 : 238). Il est désormais possible de « représenter Wordsworth comme s’imposant, d’une certaine façon, dans l’histoire littéraire, au lieu d’être un lien “naturel” de cette histoire » (Murphy 1993 : 259). Cette relecture invite à réfléchir sur le paradoxe que constitue la mise en scène ou la fabrication du « génie authentique ». Or, la notion d’authenticité occupe une place centrale dans la conception du canon littéraire telle qu’elle s’est cristallisée à l’époque victorienne, en particulier chez Matthew Arnold ((Matthew Arnold, Culture and Anarchy, 1869. L'essai d'Arnold a été réédité en 1993 : Matthew Arnold, Stefan Collini (eds.), Culture and Anarchy and Other Writings : Cambridge Texts in the History of Political Thoughts, Cambridge (England), Cambridge University Press, 1993.)).
Parallèlement aux efforts poursuivis pour montrer que la high literary history avait délibérément ignoré les contingences historiques et les luttes de pouvoir expliquant la renommée des auteurs qu’elle distinguait, le New Historicism a stimulé la promotion de nouveaux textes et de nouveaux auteurs. L’évocation du programme proposé par Marylin Butler en 1989 illustre les enjeux politiques d’une telle promotion. Désireuse d’adapter l’histoire littéraire à l’existence d’un lectorat anglophone postcolonial et multiculturel, elle soulignait en ces termes le caractère arbitraire de la sélection par laquelle certains auteurs étaient devenus des classiques :
The unfortunate intellectual consequences of letting a small set of survivors, largely accidentally arrived at, dictate the model many of us seem to work with, of a timeless, desocialized, ahistorical literary community. (Butler 1989 : 72)
La prise en compte de ce lectorat l’a poussée à revaloriser un poète relativement négligé par la critique universitaire comme Robert Southey, en invitant notamment à relire Thalaba the Destroyer (1801) dans une perspective bakhtinienne pour apprécier la capacité de son auteur à manier l’intertextualité et la « vulgarité » (Butler 1989 : 74) ((« In the strict senses that he's both thoroughly absorbed with popular art, and himself the medium by which traditional stories make their way down into the cultural water-table ».)). Selon elle, ce type de relecture participe en effet d’une démocratisation du canon qui doit permettre à la littérature romantique de survivre à l’ère de la mondialisation. Cette préoccupation renvoie aux discussions poursuivies, à la même époque, par les universitaires anglo-américains pour déterminer si l’étude de la littérature doit être remplacée par les Cultural Studies et dans quelle mesure l’appréciation esthétique des œuvres doit être délaissée au profit d’une critique politique. En l’occurrence, Marilyn Butler investit le New Historicism d’une fonction explicitement anti-élitiste :
The recent American Romanticist orthodoxy declares the great Romantic topic to be the alienated individual consciousness; the great work, Wordsworth's Prelude, that autobiography of a post-revolutionary recluse. [...] But the heroic ideal being extracted from Romantic poetry – the way of the literate recluse – is far too privileged and – dare one suggest – too professionally interested, to seem truly universal. It needs not ousting but supplementing, with forms of poetry and novels that are serious and intelligent without so often being private and academic. (Butler 1989 : 81-82)
4. L’entrée des femmes dans le canon littéraire
Cette remise en cause de la privatisation de l’universel au profit de l’individu isolé exalté par les poètes romantiques a été largement entretenue par la critique postcoloniale et féministe. J’insisterai ici sur la seconde, dont l’impact sur l’appréhension du romantisme ne peut être sous-estimé : il n’est pas exagéré de dire que quasiment aucune recherche publiée aujourd’hui ne fait l’économie d’une référence à la problématique du genre ((Sur l’apport du postcolonialisme aux Romantic studies, voir : Edward Said, Orientalism, London (England), New York (USA), Routledge & Kegan Paul, 1978 ; Edward Said, Culture and Imperialism, London (England), Chatto and Windus, 1993 ; Nigel Leask, British Romantic Writers and the East: Anxieties of Empire, Cambridge (England), Cambridge University Press, 1992 ; Alan Richardson and Sonia Hofkosh (eds.), Romanticism, Race and Culture, 1780-1834, Bloomington and Indianapolis (USA), Indiana University Press, 1996 ; Tim Fulford and Peter J. Kitson (eds.), Romanticism and Colonialism: Writing and Empire, 1780-1830, Cambridge (England), Cambridge University Press, 1998. Si j’ai choisi de ne pas développer cet aspect, c’est que les préoccupations de ce courant ne semblent pas être devenues aussi incontournables que la question du genre dans les schèmes mobilisés par les critiques contemporains du romantisme – je laisserai ici en suspens la question des causes de cet attrait inégal. Cette distinction ne doit toutefois pas faire oublier que les passerelles entre le postcolonialisme et le féminisme ont toujours été nombreuses. Pour leur imbrication dans la pensée du Black feminism, voir par exemple : Patricia Hill Collins, “The social construction of Black feminist thought”, Signs, 14-4, Summer 1989, p. 745-773. S’agissant de la période romantique, on pourra consulter les travaux qui ont croisé les questions postcoloniales et féministes pour appréhender la littérature de voyage – Mary Louise Pratt, Imperial Eyes: Travel Writing and Transculturation, London (England), New York (USA), 1992 – ou la littérature irlandaise : par exemple, Mary Jean Corbett, Allegories of Union in Irish and English Writing, 1790-1870, Cambridge (England), Cambridge University Press, 2000 ; Ina Ferris, The Romantic National Tale and the Question of Ireland, Cambridge (England), Cambridge University Press, 2002.)).
La contribution de celle-ci aux études romantiques représente en effet l’une des manifestations les plus importantes de l’ouverture du canon et elle a sensiblement participé à accentuer les déterminations idéologiques des conceptions de la littérature élaborées à la fin du XVIIIe siècle. Les recherches poursuivies pour faire sortir de l’oubli les œuvres poétiques publiées, entre 1770 et 1830, par des femmes parmi lesquelles on peut citer Mary Lamb, Amelia Opie, Anna Laetitia Barbauld, Caroline Bowles Southey, Charlotte Smith, Mary Tighe, Felicia Hemans ou Mary Robinson, ont non seulement eu pour conséquences de renouveler le canon romantique mais aussi d’inviter à interroger la manière dont la tradition canonique avait été forgée et institutionnalisée. L’examen des causes de cet « oubli » a permis de commencer à concevoir le canon comme le produit d’un ensemble de postulats en vertu desquels les contemporains choisirent de définir la littérature. Autrement dit, la critique féministe du romantisme ne s’est pas contentée de faire entendre des voix marginalisées : elle a aussi contribué à décentrer les modèles esthétiques mobilisés pendant deux siècles pour rendre compte de la littérature. Bien plus qu’une démarche politiquement correcte, le recours à la notion de genre dans l’histoire littéraire a représenté un apport heuristique considérable pour la relecture des « poètes masculins les plus connus » et la lecture de leurs consœurs oubliées ((Susan J. Wolfson constate par exemple : « reading Hemans was one of the developments that led to our critical review of institutionalized "Romanticism" itself – that canon of male poets that was not the age's own self-understanding, but an early twentieth-century construction that, with minor adjustments, held up through the 1980s. »
Susan J. Wolfson, “Editing Felicia Hemans for the Twenty-First Century”, Romanticism on the Net, 19, August 2000. https://www.erudit.org/revue/ron/2000/v/n19/005931ar.html (consulté en janvier 2017). Voir aussi Paul Douglass, “Lord Byron’s Feminist Canon: Notes toward Its Construction”, Romanticism on the Net, 43, August 2006. http://www.erudit.org/revue/ron/2006/v/n43/013588ar.html (consulté en janvier 2017).)).
Constatant que les grandes figures auxquelles la tradition avait confié la mission d’incarner la littérature universelle étaient toutes masculines, la critique féministe a commencé par reconsidérer la place et le rôle des femmes dans la littérature britannique entre les années 1770 et 1830. Cette recherche a conduit à examiner les difficultés rencontrées par les écrivaines de cette période ((Mary Poovey, The Proper Lady and the Woman Writer: Ideology as Style in the Works of Mary Wollstonecraft, Mary Shelley, and Jane Austen Chicago (USA), University of Chicago Press, 1984 ; Margaret Homans, Bearing the Word: Language and Female Experience in Nineteenth-Century Women's Writing, Chicago (USA), University of Chicago Press, 1986.)) et a abouti à la production de nouvelles anthologies démontrant qu’elles avaient été très nombreuses ((Roger Lonsdale, Eighteenth-Century Women Poets: An Oxford Anthology, Oxford (England), New York (USA), Oxford University Press, 1989 ; Andrew Ashfield (ed.), Romantic Women Poets 1770-1838: An Anthology, Manchester (England), Manchester University Press, 1995 ; Paula Feldman (ed.), British Women Poets of the Romantic Era: An Anthology, Baltimore (USA), Johns Hopkins University Press, 1997.)).
La critique féministe s’est ensuite interrogée sur les raisons pour lesquelles ces autrices étaient tombées dans l’oubli ((Marlon Ross, The Contours of Masculine Desire: Romanticism and the Rise of Women's Poetry, Oxford (England), New York (USA), Oxford University Press, 1989 ; Anne K. Mellor, Romanticism and Gender, London (England), New York (USA), Routledge, 1993.)). Les études sur les enjeux de la réception des écrivaines pendant la période romantique se sont multipliées depuis les années 1990 ((Sur les écrivaines, voir : Carol Shiner Wilson and Joel Haefner (eds.), Re-Visioning Romanticism: British Women Writers, 1776-1837, Philadelphia (USA), University of Pennsylvania Press, 1994 ; Paula Feldman and Theresa Kelley (eds.), Romantic Women Writers: Voices and Countervoices, Hanover (USA), University Press of New England, 1995. Sur les poétesses, voir Harriet Kramer Linkin and Stephen C. Behrendt (eds.), Romanticism and Women Poets: Opening the Doors of Reception, Lexington (USA), University Press of Kentucky, 1999 ; Isobel Armstrong and Virginia Blain (eds.), Women's Poetry in the Enlightenment: The Making of a Canon, 1730-1820, Basingstoke and London (England), Macmillan Press, New York (USA), St Martin’s Press, 1999.)). Ces travaux ont montré comment, à partir du XVIIIe siècle, les auteurs, les éditeurs, les libraires et les périodiques utilisèrent le genre (sexuel) pour hiérarchiser les genres (littéraires), définir des critères esthétiques et construire des représentations de l’écriture et de la lecture ((Ina Ferris, The Achievement of Literary Authority, 1991, op. cit. ; Catherine Gallagher, Nobody's Story: The Vanishing Acts of Women Writers in the Marketplace, 1670-1820, Berkeley and Los Angeles (USA), University of California Press, 1994, Catherine Ingrassia, Authorship, Commerce, and Gender in Early Eighteenth-Century England, Cambridge (England), Cambridge University Press, 1998 ; Laura Mandell, Misogynous Economies: The Business of Literature in Eighteenth-Century Britain, Lexington (USA), University of Kentucky Press, 1999.)).
Bien que ces questions aient largement pénétré l’étude du romantisme, l’intégration des femmes au canon romantique se heurte toujours à des limites et des ambiguïtés persistantes. « Canons die hard », remarquait ainsi Laura Mandell en 1997, en invitant les critiques à réfléchir sur les manifestations et les causes de cette résistance ((Malgré la multiplication de nouvelles anthologies proposant d’élargir le canon romantique à de nouveaux auteurs, Laura Mandell perçoit la persistance d’un « désir canonique » inconscient dont elle s’amuse à traquer les signes. Elle montre qu’il existe une continuité entre la manière dont les éditeurs des années 1990 appréhendent les textes écrits par des femmes et les attitudes misogynes qui orientèrent la conceptualisation de la littérature à la fin du XVIIIe siècle. Voir : Laura Mandell, “Canons Die Hard: A Review of the New Romantic Anthologies”, op. cit.)). M’inspirant de ses suggestions, je vais évoquer maintenant les polémiques déclenchées par le New Historicism.
5. La défense de la tradition littéraire contre la critique iconoclaste
Face aux attaques contre « l’orthodoxie critique » du type de celles émises par Marilyn Butler, les défenseurs de la tradition canonique se sont élevés pour protester contre les dangers du relativisme culturel et du désenchantement de la littérature que risque de provoquer la critique iconoclaste (Bloom 1994). Dans cette perspective, la reconnaissance de la dimension arbitraire, idéologique et stratégique de la constitution du canon menacerait de déclin l’aura associée à la littérature, sans laquelle celle-ci n’aurait pu survivre aux aléas de l’histoire : il importe donc de protéger le champ esthétique des conflits politiques opposant des individus et des groupes absorbés par des intérêts particuliers, dans le temps et dans l’espace. Quand bien même le caractère universel et désintéressé de la poésie romantique serait une fiction, il faut croire à cette fiction et la défendre comme un outil d’intelligibilité, de continuité et d’union entre les générations, permettant à l’humanité de résister à l’individualisme, au communautarisme et au nihilisme. Loin de justifier la déconstruction du canon, l’accélération de la mondialisation et le multiculturalisme sont ici vus comme des bouleversements inquiétants qui rendent d’autant plus nécessaires l’attachement à des repères culturels stables et leur transmission aux nouvelles générations. Le New Historicism apparaît alors comme une entreprise de « colonisation intellectuelle » de la part de critiques qui rejettent une herméneutique fondée sur la sympathie entre le commentateur et son objet pour projeter leurs propres intérêts politiques sur les auteurs qu’ils interprètent :
In the poststructuralist era, literary criticism and theory have been remarkably quick to dismiss the work of literary art-considered as a literary work so as to get at what more immediately interests the critic. Typically this has been a political, sociological, or ideological agenda. ((Stephen C. Behrendt, “Review of Formal Charges: The Shaping of Poetry in British Romanticism, by Susan Wolfson”, The Wordsworth Circle, 28-4, 1997, p. 204. Cité par Paul Keen, “ʻThe Most Useful of Citizensʼ: Towards a Romantic Literary Professionalism”, op. cit.))
Des commentateurs sarcastiques ont également dénoncé l’arrogance des New Historicists, qui se flattent de « lire [les poètes romantiques] avec des yeux moins mystifiés que leurs prédécesseurs et leurs pairs sentimentaux » (« reading with less deluded eyes than one's sentimentalist peers and predecessors », Perry 1996). Certains soulignent qu’au lieu de révolutionner la perception de la littérature, les programmes révisionnistes des années 1980 n’ont fait que recycler une vieille « tradition anti-romantique » dont on peut suivre la trace dans la critique littéraire des années 1930 et de la période victorienne et qui, ultime ironie, fut alimentée par les poètes romantiques eux-mêmes (Perry 1996). Paradoxalement, cette critique de l’imposture relève d’une démarche que ne renierait pas Pierre Bourdieu. Celui-ci invitait en effet à reconnaître dans :
les ruptures faussement révolutionnaires […] les formes les plus communes des stratégies de subversion par lesquelles les nouveaux entrants visent à s’affirmer contre leurs prédécesseurs et qui, parce qu’elles sont bien faites pour séduire les amateurs de nouveauté, constituent un bon moyen de réaliser à peu de frais une accumulation de capital symbolique. Le ton grandiose et arrogant de proclamations auto-valorisantes qui évoquent le manifeste littéraire ou le programme politique plutôt que le projet scientifique est typique des stratégies par lesquelles, dans certains champs, les prétendants les plus ambitieux – ou prétentieux – affirment une volonté de rupture qui, en tentant de jeter le discrédit sur les autorités établies, vise à déterminer un transfert de leur capital symbolique au profit des prophètes du recommencement radical. (Bourdieu 1994 : 94)
Des chercheurs exaspérés se sont ainsi empressés à leur tour de brocarder Jerome McGann, Alan Liu ou Marjorie Levinson, stigmatisés comme les inspirateurs d’une nouvelle orthodoxie critique dont les dogmes sont jugés d’autant plus inacceptables qu’ils se drapent dans une rhétorique émancipatrice. On perçoit évidemment dans ces disputes l’écho des débats politiques qui animèrent les démocraties occidentales entre la fin des années 1960 et la dissolution de l’Union soviétique : aussi est-il tentant de remarquer combien la querelle déclenchée par le New Historicism illustre à merveille l’argument de Bourdieu précédemment évoqué sur l’inévitable perméabilité du champ universitaire aux enjeux du monde social, au-dessus duquel les intellectuels et les artistes aspirent souvent à se situer.
Notons par ailleurs que si certaines attitudes historicistes rappellent étrangement celles des premiers contempteurs du romantisme – « l’herméneutique du soupçon » et la critique « correctrice » étaient souvent convoquées dans les revues littéraires au début du 19e siècle –, une partie de la critique anti-historiciste consiste de son côté à réactualiser, souvent délibérément, les discours sur la défense des auteurs et de la pureté littéraire qui se multiplièrent en Angleterre à partir de la fin du XVIIIe siècle (Keen 2002 : 627-54). De même, l’attachement aux fictions romantiques invoqué par les critiques conservateurs ne peut manquer de rappeler l’exaltation burkienne des « préjugés » par lesquels chaque génération donne sens à son destin en vénérant ses prédécesseurs ((Notons toutefois que cet attachement a également pu être proclamé par des universitaires désireux de relancer les utopies sociales en luttant contre le désenchantement propagé par « l’herméneutique du soupçon ». Voir Jerome Christensen, Romanticism at the End of History, Baltimore (USA), Johns Hopkins University Press, 2000.)).
6. Apories intellectuelles et morales
La mise en exergue des excès du New Historicism n’a pas seulement été le fait des universitaires conservateurs. Bien qu’engagée dans la critique des déterminations misogynes de la canonisation littéraire du XVIIIe siècle à nos jours, Laura Mandell a ainsi déploré la conception caricaturale du travail universitaire et politique de certains manifestes New Historicists des années 1980, qui semblaient réduire l’alternative critique à un choix entre l’engagement social (position héroïque) et la fuite dans l’esthétique (position lâche) : « Critical research and teaching in the Humanities may be either a merely academic displacement or a genuine academic instantiation of oppositional social and political practice », écrivait ainsi Louis Montrose ((Louis Montrose, “Professing the Renaissance: The Poetics and Politics of Culture”, in : H. Aram Veeser (ed.), The New Historicism, London (England), New York (USA), 1989, p. 26. Cité par Laura Mandell, “Susan J. Wolfson, Formal Charges: The Shaping of Poetry in British Romanticism”, Romanticism on the Net, 18, May 2000. http://www.erudit.org/revue/ron/2000/v/n18/005925ar.html?lang=en (consulté en janvier 2017)
Laura Mandell voit en Terry Eagleton un autre exemple de cette pensée binaire dans un commentaire cinglant qui mérite d’être cité : “What we have here is a bad guy in a black hat, the anal-retentive, rheumy academic critic who uses the alleged necessity of attending to formal, "linguistic devices" just as he uses his nasal spray, as an excuse to stay inside reading ("a merely academic displacement"), and a good guy in a white hat, the professor out there with radical students building shanties on Cornell's campus, occupying them, and getting arrested in order to protest Cornell's investment in apartheid South African companies ("a genuine academic instantiation of oppositional social and political practice").”)). Ces jugements manichéens permettent de comprendre l’hostilité suscitée par le New Historicism et invitent à considérer les apories intellectuelles et éthiques auxquelles ce courant s’est apparemment heurté. Alors que Jerome McGann reproche à Meyer Abrams de reproduire sans le savoir la « fausse conscience » des poètes romantiques, Stephen Cole accuse pour sa part les New Historicists d’être les premières victimes des « fictions » dont ils entendent dénoncer l’influence sur les poètes qu’ils étudient : au moment même où ils déconstruisent le mythe du créateur comme agent libre ou sujet non-idéologique évoluant dans un monde idéalisé, ne se conduisent-ils pas comme si leur propre travail critique était en mesure d’exercer une action émancipatrice à l’égard des idéologies ((Steven E. Cole, “Evading Politics: The Poverty of Historicizing Romanticism”, Studies in Romanticism, 33, 1995, p. 29. Cité par Paul Keen, “ʻThe Most Useful of Citizensʼ: Towards a Romantic Literary Professionalism”, op. cit.)) ? La psychanalyse fournit une explication à ce genre de contradictions – en critiquant autrui, le sujet extériorise ou projette ses désirs refoulés, si bien que c’est en fait avec lui-même qu’il règle ses comptes sous couvert de « démythifier » un objet pour lequel il éprouve une fascination purement narcissique. Voilà comment Paul Keen rend compte de ce double bind :
They would free us from the ruins of history by exposing the extent to which the romantic poets mistakenly believed that they could aspire to precisely this achievement through a different type of writing. (Keen 2002 : 636)
7. Vers une approche moins conflictuelle de l’histoire littéraire ?
En dépit de cette tendance aporétique, les pistes de recherches ouvertes par la critique historiciste semblent loin d’être closes. Elles se sont plutôt ramifiées au fur et à mesure que les duels opposant, dans les années 1980, les tenants du New Historicism et des Cultural studies aux défenseurs de la critique esthétique et de la high literary history se concluaient par des tentatives globalement dépassionnées de prendre en compte les arguments énoncés de part et d’autre : loin de paralyser le désir de continuer à relire le romantisme, la conscience de l’infinitude des révisions et contre-révisions possibles s’avère au contraire stimulante pour la recherche en histoire littéraire.
Comme le soulignait Laura Mandell, les affrontements caricaturaux et pulsionnels caractérisant les meetings politiques et les manifestations sur les campus ne sont pas des exemples pour un travail universitaire serein. Ce rappel est en fait compatible avec la démarche historiciste, pour autant que celle-ci ne se contente pas de raconter « l’histoire d’une hégémonie incontestée (l’orientalisme, le sexisme, l’homophobie, l’eurocentrisme, etc.) » ((David Simpson, “Is Literary History the History of Everything? The Case for 'Antiquarian' History”, SubStance, 88, 28-1, 1999, p. 6. Cité par Laura Mandell, “Susan J. Wolfson, Formal Charges: The Shaping of Poetry in British Romanticism”, op. cit.)) et continue à mettre en question les conceptions stéréotypées du romantisme, y compris quand ces dernières sont mises au service de mouvements sociaux contestataires ((Sur la récupération des clichés romantiques par un mouvement « néo-luddite » apparu à la fin du XXe siècle, voir Steven E. Jones, “Digital Romanticism in the Age of Neo-Luddism: the Romantic Circles Experiment”, Romanticism on the Net, 41-42, February-May 2006. http://www.erudit.org/revue/ron/2006/v/n41-42/013152ar.html (consulté en mars 2017).)). De telles approches se sont multipliées depuis les années 1990. Les New Historicists ont souligné que leur but n’était nullement d’évincer les Big Six du canon et qu’un auteur pouvait tout à fait être compris en étant situé simultanément dans une high literary history et une low literary history. Ils ont également accepté de considérer que « l’idéologie romantique » était peut-être plus ambiguë qu’il n’y paraissait et que le thème du désengagement constituait plus une question qu’une solution pour les poètes idéalistes. Ces nouvelles perspectives ont été nourries par l’apparition de recherches formalistes intégrant les problèmes soulevés par le New Historicism – comme celle de Susan Wolfson, qui a proposé une « historically informed formalist criticism » tendant à montrer que les poèmes romantiques mettaient justement en scène la critique de l’idéologie esthétique comme une fausse conscience soutenue par une impression d’unité factice (Wolfson 1997 : 235).
Ces dialogues ont favorisé l’émergence de conceptions plus fines des enjeux politiques de la littérature, comme celle de Paul Keen. Ce dernier a en effet proposé de résister aux représentations idéalisées de l’auteur et du travail littéraire construites par les écrivains de la période romantique en resituant leur œuvre dans « un réseau de production et de réception plus complètement réalisé », tout en prenant garde à ne pas réduire les problèmes auxquels ils étaient confrontés à des préoccupations politiques non pertinentes :
Literary criticism that is concerned with issues of professionalism, then, is important because it allows us to read that field of writings denominated as romantic literature against the grain of its own spiritualizing dynamics in order to locate it within a more fully realized network of relations of production and reception without yoking it to those explicitly political concerns that are irrelevant to "the work of literary art considered as a literary work." (Keen 1999 : 638)
Dans cette perspective, il demeure important d’interroger les principes et les mécanismes de la distinction culturelle qui organise, hier comme aujourd’hui, les représentations du « professionnalisme littéraire », en reconnaissant que ces représentations peuvent être conflictuelles. « La critique est attirée par le pouvoir établi », notait David Chandler (Chandler 2000). Cette attirance, qui se traduit par la reproduction des hiérarchies canoniques et des « idéaux disciplinaires » (Mandell 1997), n’est pas simplement à mettre au compte de la domination sociale, sexuelle ou postcoloniale, elle relève aussi de nécessités intellectuelles, économiques et pédagogiques : la réflexion implique de définir des catégories, la constitution d’un corpus produit nécessairement de l’exclusion, les enseignants-chercheurs n’ont pas toujours le temps d’utiliser des sources méconnues et de nouveaux exemples pour construire leurs cours, les éditeurs obéissent à des impératifs commerciaux qui limitent leur audace. Si l’internet bouleverse en partie ces conditions pratiques, il permet également à la « compulsion classificatoire » de s’épanouir. Ces classifications continuent à faire l’objet de luttes et à susciter des inquiétudes chez les chercheurs qui ne souscrivent pas à l’idée que la critique est une activité essentiellement « aristocratique » (Chandler 2000). Rendant compte de la frustration qu’elle éprouve devant le manque d’intérêt suscité par l’œuvre de l’écrivaine Mary Robinson, Judith Pascoe observe ainsi :
I am troubled by how quickly legitimate calls for renewed attention to aesthetic pleasure and close reading skills become allied with a classificatory compulsion that seems to inevitably require denigration. When I hear spokespeople for a new formalism give talks, I listen warily because I am afraid of where they are heading. I am rooting through my briefcase for something to heave at them should they resort to rallying cries: let us sort out the major from the minor, sift the canonical from the non-canonical, sequester the distinguished from the undistinguished. (Pascoe 2000)
8. Comment lire les Romantiques dans une société « post-littéraire » ?
Ces tensions doivent-elles nous amener à voir dans la querelle du New Historicism une simple répétition des polémiques qui caractérisèrent la « crise de la littérature » des années 1790 (Keen 1999) ? Si l’on souscrit au point de vue historiciste, il faut justement se garder d’identifier les questions du présent et celles du passé et s’efforcer au contraire de respecter la discontinuité historique :
[...] it is surely a mistake to read a postmodern condition back into historical epochs that did not know the utter absorption in the frenetic production and reading of signs that mark our own time. (Klancher 1987 : 7)
Pour comprendre la manière dont les Romantiques envisageaient la culture, il importe de reconnaître que la culture a changé depuis l’époque romantique. Le paradoxe est qu’en insistant sur la nécessité de penser la discontinuité historique – ce qui implique que la chercheuse tienne compte en permanence de l’irréductible étrangeté de l’époque qu’elle étudie –, nous nous inscrivons dans un rapport au temps social qui fut justement conceptualisé à l’époque romantique. Il est ainsi frappant de constater que les bouleversements socioculturels des dernières décennies ont stimulé, dans les champs universitaires et au-delà, une prolifération de réflexions sur la nature et le devenir de la culture « postmoderne » qui n’est pas sans rappeler l’application avec laquelle les Romantiques se mirent à interpréter les Signs of the Times – titre d’un article célèbre de Thomas Carlyle, publié anonymement dans l’Edinburgh Review en 1829 ((Dans “Romantic Poetry: Why and Wherefore?”, Stuart Curran soutient que les poètes romantiques furent les premiers à exprimer leur sentiment d’appartenance à une époque littéraire spécifique. L’article est publié dans : Stuart Curran (ed.), The Cambridge Companion to British Romanticism, Cambridge (England), Cambridge University Press, 1993. Laura Mandell explique ainsi l’apparition des premières anthologies, qui reflète la volonté d’édifier un canon à l’époque romantique. Voir : Laura Mandell, “Romantic Canons: a Bibliography (and an Argument)”, http://www.muohio.edu/~update/canon.htm (consulté en novembre 2016).
Sur les liens entre le romantisme et le New Historicism, voir : James Chandler, England in 1819: The Politics of Literary Culture and the Case of Romantic Historicism, Chicago (USA), The University of Chicago Press, 1998.)). Autrement dit, si les spécificités d’un état social pris à un moment donné de son histoire nous empêchent de projeter le présent sur le passé, il est néanmoins clair que l’époque que nous sommes en train de vivre nous rend particulièrement sensibles aux tentatives des Romantiques pour faire face au climat de confusion culturelle dans lequel ils avaient le sentiment de parler, de lire, d’écrire et de publier.
Les orientations prises par la critique romantique au cours des dernières décennies témoignent ainsi de la crise des postulats qui structurèrent pendant deux siècles le rapport à la littérature des élites occidentales, postulats à partir desquels ces élites commencèrent, justement pendant la période romantique, à échafauder les institutions académiques et éditoriales chargées d’enseigner l’histoire et l’interprétation de la littérature. Cette crise se traduit par l’avènement de l’ère « post-littéraire » dont Paul Keen a explicité les enjeux :
The erosion of a sense of inherent meaning has problematized appeals to a cultural domain of "higher" aesthetic values, but the contingencies that have replaced it have encouraged an enquiry into often a highly competitive culture dynamics, a situation which has helped to foreground the reasons this belief in literature as a higher domain were attractive. As a result, literature has been transformed, from a cultural phenomenon that made our critical work coherent by giving it structure, to an area of contestation whose shifting contours form one of the primary elements of our investigations (Keen 2002 : 639) ((Le concept de « post-littérature » est emprunté à James Clifford, “Introduction”, in : James Clifford et George E. Marcus (eds.), Writing Culture: The Poetics and Politics of Ethnography, Berkeley (USA), University of California Press, 1986, p. 1-26.)).
Cette nouvelle manière de concevoir la littérature comme « un champ de contestation aux contours mouvants » plutôt que comme un domaine esthétique supérieur et clairement balisé, dont la critique obéirait à des règles transparentes et universellement reconnues, a manifestement disposé les lecteurs « post-littéraires » que nous sommes à s’intéresser aux signes indiquant que les Romantiques avaient le sentiment de vivre « un moment culturel indéfini », « an inchoate cultural moment », selon l’expression de Jon P. Klancher (Klancher 1987 : 4).
Aussi devons-nous reconnaître que les débats qui ont marqué l'histoire culturelle anglo-américaine depuis les années 1980 sont inextricablement liés à la révolution de l'information dont nous sommes les témoins. Comme l'a noté sur ce point Paul Keen, les inquiétudes des universitaires d'aujourd'hui au sujet des menaces qui pèsent sur le statut même du travail intellectuel ont été « directement anticipées » par les craintes formulées par les Romantiques alors que la « culture littéraire » leur apparaissait en proie à des transformations historiques et techniques d'une grande ampleur (Keen 2002 : 633).
Introduisant une étude visant à montrer l’historicité d’un certain nombre de postulats sur la division du savoir et du travail et à étudier la manière dont la littérature favorisa leur naturalisation, Clifford Siskin justifiait son intérêt pour ces questions en évoquant pour sa part la « désorientation » des universitaires postmodernes (ou de ceux qui espèrent le devenir) :
All three of my central categories – disciplinarity, professionalism, and Literature – are currently [...] disturbed and disturbing; somehow, staying within one's discipline, being a professional, and knowing and working – or trying to get work – within an English department have become newly unsettling undertakings. (Siskin 1998 : 8)
Dans son commentaire, Paul Keen observe que la crise de l’emploi, qui menace aussi les universitaires est un des facteurs qui l’ont conduit à s’intéresser à l’émergence de « l’idéologie professionnaliste » dans le champ littéraire de la fin du XVIIIe siècle. La précarité d’un nouveau genre qui pèse aujourd’hui sur les individus aspirant à devenir des professionnels de la littérature l’incite à revenir aux sources du discours par lequel cette aspiration fut formulée et légitimée ((Paul Keen s’inspire de Pierre Bourdieu en proposant d’étudier les déterminations économiques et hiérarchiques de la représentation du travail intellectuel, qui a justement ceci de particulier qu’il se définit comme étant au service d’un idéal démocratique censé transcender ces déterminations.)) :
We have become interested in the often far-reaching consequences of [the Romantic] authors' preoccupation with a community's ways of organizing its relations of working and knowing as our own academic community redefines itself in light of the return of these same pressing questions. (Keen 1999 : 635)
9. De l’ère de la production et de la reproduction mécanique à l’ère de la production et de la reproduction électronique
Le « retour » de l’intérêt éminemment « romantique » pour la question de savoir comment une communauté organise les relations du travail et de la production de connaissances renvoie non seulement aux orientations prises par l’économie politique de l’enseignement supérieur dans les démocraties occidentales ((Michael Bérubé's “The Contradiction of the Job Market in English », Chronicle of Higher Education, 19 December 1997: B7, The Idea and Ideals of a University. A panel session of the 2004 Annual Meeting of the American Council of Learned Societies, ACLS Occasional Paper No.63. http://www.acls.org/op63.pdf ; Martin Parker, “The Romance of Lonely Dissent: Intellectuals, Professionals and the McUniversity”, in : Mike Dent et Stephen Whitehead (eds.), Managing Professional Identities, London (England), New York (USA), Routledge, 2002. Michael Bottery, “Education and Globalisation : Redefining the role of the educational professional. An inaugural lecture, given in the Middleton Hall at the University of Hull, March 15th 2004”.)) mais aussi à la révolution médiatique dont le rythme s’est accéléré depuis les années 1990. On ne peut en effet comprendre les problèmes autour desquels s’est construite et déconstruite la critique littéraire dans la période récente sans évoquer l’expansion d’un hypertexte électronique international qui a profondément affecté les pratiques et les théories de la lecture. Pendant que les critiques s’interrogeaient sur la manière de rendre compte de la « littérature romantique » et de raconter son histoire, ils commençaient simultanément à se familiariser avec un média qui transformait leur rapport aux textes et les incitait à reconsidérer trois termes occupant une place prépondérante dans la critique littéraire depuis le début du XIXe siècle – l’authenticité, la permanence et l’originalité ((Douglass H. Thomson, “The Work of Art in the Age of Electronic (Re)Production”, Romanticism on the Net, 10, May 1998. http://www.erudit.org/revue/ron/1998/v/n10/005805ar.html (consulté en janvier 2017). Dans cet article, l’auteur observe les changements de paradigmes suivants : « What was once authentic can now be replicated and placed in a variety of new contexts that alter meaning; what was once valued as unique loses its function as it becomes the common property and experience of many; what was once permanent and irreversible becomes transitory and reversible, even disposable. Nevertheless, the residual force (or "aura") of these terms continues to play its role in debates about the efficacy of the hypertext. One obvious example: when we cite a URL as part of a scholarly article, can we be sure it will still be there as a "permanent" reference point in the near and distant future? Another: how can we be sure our students draw material from "authentic" academic sites as opposed to their often wayward and idiosyncratic (but as technically sophisticated) clones? If web projects are increasingly viewed as collaborative efforts, what happens to the private, "unique" view of discourse that still forms the basis for evaluation in most academic systems? Should, say, a teacher of writing evaluate a team of page-builders based on the fluidity and malleability rather than upon the originality (not to mention correctness) of their written expression? ».)). Paraphrasant Walter Benjamin, ils étaient aussi invités à tenir compte de l’avènement de « l’ère de la production et de la reproduction électronique » pour comprendre les questions éthiques et politiques qui préoccupent aujourd’hui les « professionnels de la littérature » –, en soulignant que les inquiétudes contemporaines rappellent fortement les discours élégiaques sur le désenchantement des arts et la désacralisation du livre que provoqua autrefois son entrée dans « l'ère de la reproduction mécanisée » (Benjamin, 1936). L’impact de la « révolution électronique » sur notre rapport aux textes et les nouvelles manières de concevoir la fabrication, l’organisation, la transmission et la consultation des corpus littéraires et historiques sont étroitement liés aux questions apparues dans les Romantic Studies au cours des dernières décennies ((Lisa Vargo remarque ainsi : « In its very transformation of the nature of the page from a contained and organized leaf of printed text to an infinitely expandable network of links, the Web can refresh our notions of the text and of the way in which we read the romantic period », in : “The Anna Letitia Barbauld Web Page: 1773 meets 2000”, Romanticism on the Net, 19, August 2000. http://www.erudit.org/revue/ron/2000/v/n19/005940ar.html (consulté en janvier 2017))). Ainsi les révisions de la littérature romantique proposées à la fin du XXe siècle font-elles écho aux pratiques éditoriales électroniques qui ont transformé les « principes de la critique textuelle » (McGann 1983 : passim) ((Sur la possibilité de concevoir les nouvelles pratiques éditoriales électroniques comme une illustration des théories de la lecture et de l’écriture élaborées par Roland Barthes ou des concepts de Gilles Deleuze et Félix Guattari, voir : Neil Fraistat, Steven Jones and Carl Stahmer, “The Canon, The Web, and the Digitization of Romanticism”, Romanticism on the Net, 10, May 1998. http://www.erudit.org/revue/ron/1998/v/n10/005801ar.html (consulté en janvier 2017). Spécialistes de Shelley, ces auteurs reviennent sur l’expérience de la création du site Romantic circles (http://www.rc.umd.edu/) et montrent comment cette expérience leur a inspiré de nouvelles problématiques de recherche. Observant une tension entre les potentialités décentralisatrices de l’hypertexte et l’importance que prennent les méta-dispositifs permettant de hiérarchiser les sources, ils sont amenés à reconsidérer les théories romantiques de la poésie.)) et les pratiques de lecture individuelles.
Now instead of cultic devotion to the singular text, we have multiple texts; now, instead of copy-texts, we have decentered texts; now, instead of the canonical text, residing unapproachably in its authority, we have versions of texts (nodes) that situate themselves in a myriad of relations to other texts, to the reading publics of their historical conditions, and to ours; now, instead of the completed text, we have the open-ended one, encouraging interaction as part of its own continuing structure. (Thomson 1998)
Accueillies avec enthousiasme par certains universitaires, les expériences académiques et pédagogiques favorisées par la diffusion d’internet sont à la fois la source et le reflet des efforts poursuivis par des lectrices et lecteurs – amatrices et amateurs, étudiant(e)s, professeurs, éditrices et éditeurs) pour redessiner les frontières du champ culturel et, éventuellement, redistribuer l’autorité des différents textes constituant les corpus canoniques à partir de nouveaux principes ((Catherine Decker invite ainsi à considérer « how the web blurs the divisions between canonical and noncanonical novels, teaching and research, and the disparate levels of power and prestige established by hierarchial academic rankings [...]. As a result of the increasing number of Romantic scholars on the web, extensive research projects that are not stylistically appropriate for journals are now accessible. Freed from pressure to create "marketable" research, academic web designers can juxtapose discussions of canonical and noncanonical works; cross barriers between research, teaching, and creative writing; and fire salvos in the canon wars. ». Voir : Catherine Decker, “Crossing Old Barriers: The WorldWideWeb, Academia, and the Romantic Novel”, Romanticism on the Net, 10, May 1998. http://www.erudit.org/revue/ron/1998/v/n10/005794ar.html (consulté en janvier 2017).)). Ces projets sont souvent associés à une réflexion sur les nouvelles voies d’émancipation ouvertes par la culture électronique ((Selon Joel Haefner, « hypertext tends to undermine the hegemony of the canon … [and] replaces the paradigm of the writer-who-writes alone with a collaborative interaction among a writer, other writers, and readers. The cross-fertilization that was truly characteristic of the romantic era may be better illustrated with hypertextual links among authors, across texts, genres, and geography ». Joel Haefner, “ʻIn Tangled Mazes Wroughtʼ: Hypertext and Teaching Romantic Women Poets”, in : Stephen C. Behrendt et Harriet Kramer Linkin (eds.) Approaches to Teaching British Women Poets of the Romantic Period, New York, Modern Language Association of America, 1997, p. 47. Pour Thomson, les possibilités émancipatrices du web s’observent aussi bien dans l’émergence d’un nouveau type de relations entre professeurs et étudiants que dans le caractère dialogique et polyphonique de l’hypertexte électronique, qui « résiste à la tyrannie politique ou interprétative d’une seule voix ». Il propose également une analyse marxiste d’internet. Sur les implications politiques du web, voir : Jacques Derrida, Mal d'archive, Paris, Galilée, 1995 ; Michael Joyce, Of Two Minds: Hypertext, Pedagogy, and Poetics, Ann Arbor (USA), University of Michigan Press, 1995, p. 19.)).
Mais ces développements ont aussi été perçus comme une menace pour « l’aura » des lettres, réactivant ainsi une conception pessimiste de l’influence de la technique sur la culture qui repose sur des exemples dont on a pu souligner la permanence de Platon à Walter Benjamin ((Douglass H. Thomson, “The Work of Art in the Age of Electronic (Re)Production”, op. cit. ; Steven E. Jones, “Digital Romanticism in the Age of Neo-Luddism”, op. cit.)). Il se trouve que l’époque romantique constitue justement l’un des moments-clés dans l’histoire de l’affrontement entre une vision optimiste des changements sociaux favorisés par la diffusion des lettres et une lecture nostalgique du désenchantement culturel provoqué par la massification du lectorat (Klancher 1987). Pour ne citer qu’un exemple, l’opposition entre une pratique « concentrée » de la lecture et une pratique « dispersée », que soulignent aujourd’hui certains intellectuels alarmés par les possibilités abrutissantes du websurfing, ne peut manquer d’évoquer la distinction entre le « vrai lecteur » et le lecteur-consommateur que ne cessaient de mobiliser les périodiques bourgeois de l’époque romantique.
Conclusion
En rappelant comme je l’ai fait ici que la « bataille pour le pouvoir, les signes et la fonction de la culture » (Klancher 1987 : 5) ne date pas d’hier, j’espère aider les apprentis critiques à comprendre le sens d’un des préceptes guidant mes cours de littérature : Don’t take anything for granted. Lorsqu’on étudie un texte, rien ne va de soi et tout peut être questionné, y compris les raisons pour lesquelles ce texte a été jugé digne de figurer dans une anthologie de la littérature. En invitant les lecteurs à prendre conscience du caractère arbitraire du canon littéraire, l’enseignante que je suis ne cherche pas à jeter ce dernier par-dessus bord, mais plutôt à enrichir leur palette interprétative.
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Pour citer cette ressource :
Anne Robatel, "Lire les Romantiques dans un monde "post-littéraire"", La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), mars 2017. Consulté le 04/11/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/anglais/litterature/les-dossiers-transversaux/theories-litteraires/lire-les-romantiques-dans-un-monde-post-litteraire