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Poésie, chose publique, prose commune : De Wordsworth à Coleridge

Par Eric Dayre : Professeur - ENS de Lyon
Publié par Clifford Armion le 14/03/2008

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Avec les ((Ballades Lyriques)), Wordsworth et Coleridge expriment leur rejet de la diction poétique héritée du XVIIIe siècle et prônent un recours au langage simple et authentique du quotidien. Pour ces poètes fortement influencés par la Révolution française, ce projet esthétique se double d'un enjeu politique : la diction poétique est assimilée au despote en place dont l'autorité repose sur une mystification rhétorique à laquelle il convient d'opposer une incroyance critique (« disbelief »). Confrontés, comme tous les romantiques anglais, au rapport entre prose et poésie, ils tentent de reproduire le langage épuré des propriétaires terriens plus ou moins instruits dans une « prose rythmique » qui contient par là-même l'utopie d'une république pastorale. Cet idéal démocratique connaît ensuite une évolution. Si Wordsworth poursuit cet idéal jusqu'au bout, Coleridge, lui, est amené à reconnaître que le style humble de cette prose se distingue profondément du langage des habitants de la campagne. Il abandonne dès lors cette idée et redéfinit la prose moderne comme l'expression d'un « langage figuré de la pensée », faisant référence à l'imagination du poète intellectuel, et par là même réservée à une élite restreinte capable d'une illumination et d'une autonomie conceptuelle dont, dans un second temps, le discours des hommes pourra bénéficier.
Much confusion has been introduced into criticism by this contradistinction of Poetry and Prose, instead of the more philosophical of Poetry and Science.
[LB, 1963, p.248] 

Mais [...] si on définit la poésie non par l'accord d'un sens avec un dessin, mais par une certaine attitude idéaliste, par la gratuité de certaines suggestions et la pureté de certaines visions, par un certain charme natif et l'ironie de certains dépaysements, on ne la compromettra plus nécessairement avec le vers, pas plus qu'avec les schémas artificiels de la prose métrique et même on aura recours de préférence au poème en prose comme à un cas limite où l'émotion comptable devant elle seule, ne peut être rapportée à des envoûtements de la répétition. [...] le poème en prose prend pour matière de la prose brute, c'est-à-dire un langage non assujetti à la mesure, afin de réaliser dans la recherche de l'arbitraire, un certain dépouillement irrationnel. [...] Qu'on prenne garde : cette prose s'oppose tout autant à l'éloquence qu'à la poésie régulière [....].

[Blin, 1946, pp.284-285]

 
Dans cet article, [LB] renvoie à la Préface aux Ballades Lyriques (Wordsworth) et [BL] renvoie à la Biographia Literaria (Coleridge). 
 

Introduction

Dans le romantisme anglais de la première génération, entre 1800 et 1818, les débats concernant l'utilisation de la prose en poésie, de la préface des Ballades Lyriques jusqu'aux textes de la Biographia Literaria de Coleridge s'inscrivent dans les controverses esthétiques et politiques de l'époque. L'insistance sur la prose des « humbles » renvoie à la défense de la Révolution française dans un pays traditionnellement ennemi de la France, et dans le même temps, elle tient compte de la nécessité de rendre compte des bouleversements qu'apporte la révolution industrielle bourgeoise dans le vieux système des définitions, sociales, éthiques et religieuses de l'Angleterre. La déstabilisation de l'ancien système politique et la critique de l'ancien système poétique que Wordsworth et Coleridge ont appelé « poetic diction », engagent également le renouveau d'une poésie et d'une élégie critiques chez Shelley et Keats. Autour des années 1820, les auteurs de cette nouvelle poésie condamneront la « naïveté » politique des aînés Coleridge et Wordsworth et réactiveront avec force les motifs antiques. Une certaine définition de la poésie romantique « simple » pouvait donc paraître sublime et possible en 1800 ; mais, une fois engluée dans un conservatisme que Keats et Shelley jugeaient paternaliste, la « poétique » contenue dans le projet « politique » initial du romantisme semblait perdue ou trahie. C'est pourquoi, avec Keats et Shelley, la « forme » et l'abstraction du poème versifié redeviendront les enjeux de la poésie le vers retrouvant chez Keats les modulations classiques derrière les innovations romantiques. De manière assez anachronique, ou plutôt intempestive, le poème de la seconde génération romantique ne sera plus « politique » (c'est-à-dire, intentionnellement intéressé par la prose), mais intéressé de manière seconde par elle, c'est-à-dire critique ou ironique, usant particulièrement de la forme de la « satire lyrique » et de « l'élégie active », qui confèrent une certaine tonalité commune à la poésie de Keats et de Shelley.

Je dessine ici une perspective cavalière des conflits qui animent la poésie anglaise entre 1800 et 1830. Le sentiment qu'il existe une opposition entre la forme et l'intention du poème romantique est caractéristique de l'époque parce que toute cette poésie part de la politique radicale du poème-prose des années 1800, qui a posé le rapport entre le « poétique » et le « prosaïque ». Ce rapport, tous les romantiques sans exception l'affrontent.

1. La Préface des Ballades Lyriques (1800)

La préface aux Lyrical Ballads a défini cette tension. Wordsworth y prévient d'emblée les lecteurs que ses poèmes sont des expériences (experiments), des essais et expérimentations poétiques qui visent à redéfinir la communication poétique entre les hommes contre la dignité fausse, usurpée et hiérarchique de la poésie dite « cultivée ». La prosaïsation commence ainsi par le choix de sujets poétiques les plus « simples » (le renouveau de la poésie pastorale est une vraie question) :

Low and rustic life was generally chosen because in that situation the essential passions of the heart find a better soil in which they can attain their maturity, are less under restraint and speak a plainer and more emphatic language ; because in that situation our elementary feelings exist in at state of greater simplicity and consequently may be more accurately contemplated and more forcibly communicated.
[LB, p.239]

Concernant la langue des poèmes, Wordsworth précise encore :

The language too of these men is adopted (purified indeed from what appear to be its real defects, from all lasting and rational causes of dislike or disgust) because such men hourly communicate with the best objects from which the best part of language is originally derived.
[LB, p.239, je souligne]

Avec le Coleridge de la Biographia Literaria, on pourra souligner l'ambiguïté des termes comme les « meilleurs objets », les objets « élémentaires » du langage. Pourquoi Wordsworth signale-t-il au lecteur la nécessité d'épurer ou de purifier le langage rural « simple » pour parvenir à la poésie ? Quelle est l'idée sous-jacente dans ce redoublement ? En réalité, Wordsworth éprouve déjà un certain nombre de difficultés pour nommer et atteindre « le langage simple des hommes ». Dans la Biographia Literaria en 1817-1818, Coleridge soulignera les difficultés : identifier l'homme, identifier le langage, identifier le simple, et identifier l'identité des trois comme ce peuple poétique, comme cette incarnation politique idéale vivant et parlant dans une vie de prose rendue à sa poésie foncière. Dans le contexte coleridgien, ni l'idéal « pastoral» ni l'utopie « rousseauiste» ne seront plus d'actualité pour tracer l'épure démocratique de la poésie de la prose.

2. Enjeu esthétique/ Enjeu politique

Dans la Biographia Literaria en 1817, Coleridge explique donc qu'il ne croit pas que la formule du « langage des hommes simples », ou des « ruraux », garde encore un sens quelconque. En 1800, pour Wordsworth, le langage idéal n'était ni du côté « de la soif dégradante d'une stimulation insolente » telle qu'on la cultive dans le roman gothique ou le mélodrame, ni du côté de l'influence du Sturm und Drang sur les drames et les romans de l'époque. Le langage « simple » contenait une mission d'authentification :

For the human mind is capable of excitement without the application of gross and violent stimulants; and he must have a very faint perception of its beauty and dignity who does not know this, and who does not further know that one being is elevated above another in proportion as he possesses this capability. It has therefore appeared to me to endeavour to produce or enlarge this capability is on of the best services in which, at any period, a Writer can be engaged; but this service, excellent at all times, is especially so at the present day. For a multitude of causes unknown to former times are now acting with a combined force to blunt the discriminating powers of the mind, and unfitting it for all voluntary exertion to reduce to at state of almost savage torpor. The most efficient of these causes are the great national events which are daily taking place, and the increasing accumulation of men in cities where the uniformity of their occupation produces a craving for extraordinary incident which the rapid communication of intelligence hourly gratifies. To this tendency of life and manners the literature and theatrical exhibitions of the country have conformed themselves. The invaluable work of our elder writers, I had almost said the works of Shakespear and Milton, are driven into neglect by frantic novels, sickly and stupid German Tragedies, and deluges of idle and extravagant stories in verse.
[LB, p.242-243]

Le constat politique compris dans le « style simple » contient une critique de l'apparition de la cité moderne et une attention aux grands « mouvements nationaux » dans le contexte des guerres napoléoniennes. Wordsworth restait de ce point de vue un conservateur, dont l'opposition à l'état de la société prenait la forme d'une nostalgie et d'une méfiance à l'égard de la vitesse moderne. Le « style simple » est pour lui ce qui doit trancher dans les effets et les styles poétiques à la surface de l'époque afin de trouver Coleridge reprendra cette proposition en 1818 « une langue plus permanente et bien plus philosophique » [LB, p.245] « a more permanent and a far more philosophical language » [LB, p.239. Ce projet conduit alors à l'affirmation suivante :

« there neither is, nor can be, any essential difference between the language of prose and metrical composition »
[LB, p.247]

Pourquoi alors les Ballades Lyriques sont-elles composées en vers ? Parce que le vers reste la marque de la poésie (de prose), laquelle n'est précisément pas la prose poétique ou ornée ce qui montre que, pour Wordsworth, l'épuisement du poème n'implique pas le « moyen de la prose », mais « l'idée de la prose », et qu'il n'ouvre pas (comme ce sera le cas pour de Quincey vingt ans plus tard) l'espace de la prose d'art. La préface de 1800 justifie la conservation du vers, du vers à même sa simplicité politico-éthique, ou plus exactement « athartique» : « Now the co-presence of something regular [rhythm] [...] cannot but have great efficacy in tempering and restraining the passion by an intertexture of ordinary feeling. » [LB, p.258]

La « passion » n'est donc pas a priori le propre du poétique ; elle est ce qui place « les mots humbles du poète » devant la nécessité d'un contrepoint rythmique et d'un rééquilibrage. Trop de pathétique tue la poésie. Wordsworth fournit des indications sur la technique de la tempérance et de la retenue rythmiques en définissant la poésie comme une « émotion rassemblée dans la tranquillité » (« emotion recollected in tranquility » [LB, p.260]). Pour Wordsworth, il n'y a de poème que dans l'invention de la tranquillité, et cela exige une méthode, une po-éthique que l'on peut résumer par les points suivants :

  • Pas de description de « lieux inventés ».
  • Rejet des « habitudes d'expression arbitraires et capricieuses » qui avaient pour effet « de nourrir des goûts et des appétits frelatés », c'est-à-dire la fantaisie ou « fancy ».
  • Refus d'utiliser « les expressions et les figures du discours qui sont considérées comme l'héritage du langage poétique », c'est-à-dire de la « poetic diction ».
  • Nécessité de privilégier une sensibilité « organique » plutôt qu'une sensibilité « fantaisiste » ou arbitraire, « aux caprices infinis, à propos desquels aucun calcul ne peut être fait ».
  • Enfin et cet argument synthétise les précédents il y a toujours eu « une certaine dose » de prose dans le poème :
And it would be a most easy task to prove to [the Reader] that not only the language of a large portion of every good poem, even of the most elevated character, must necessarily, except with reference to the metre, in no respect differ from that of good prose, but likewise that some of the most interesting parts of the best poems will be found to be strictly the language of prose when prose is well written.
[LB, p.246]

L'enjeu de la prose dans le poème est éthique et politique, et l'enjeu ainsi défini est vital. La prose est la langue de la vraie vie, de la vie du démos. La « poetic diction » occupe la place du despote arbitraire. Le débat concernant la sensibilité poétique est donc le débat qui oppose la liberté politique à l'arbitraire hiérarchisée, dans la lignée des préoccupations démocratiques et des sympathies révolutionnaires du jeune Wordsworth. La démocratie doit répondre de la forme poétique de la prose. Qu'entend-on par là ?

En attaquant le « despote » nommé « poetic diction », Wordsworth touche beaucoup plus à l'image culturelle du poème qu'à sa technique proprement dite. Il milite ainsi pour la libération de la prose dans le poème, ou de la démocratie en littérature, en soulignant qu'il y a déjà du poème dans la prose. Pour y parvenir, il faut souligner que la prose est plus grande et plus essentielle que l'arbitraire valorisation du seul vers ne pouvait le faire croire.

3. L'axiome : « poésie/prose <--> fantaisie/imagination »

Si le mode « poético-prosaïque » de la poésie romantique ouvre l'horizon théologique et politique du Romantisme anglais, son horizon de « tranquillité » ou de « poésie », à quelle condition s'opère le transfert de l'esthétique vers le politique ? A la condition du rejet de la notion de « fantaisie », au profit de la notion d'« imagination organique ». Ce rejet hante la poésie, parce qu'il est en réalité problématique, tant en théorie que dans les faits. Coleridge lui-même, pourtant considéré comme le principal théoricien de l'imagination « organique», symbolique ou tautégorique, ne parviendra pas à résorber la place de la fantaisie dans l'imagination.

La « fantaisie » ou « phantaisie », demeure la première manifestation de l'homme poétique, telle que la théorisent les auteurs (poètes, prosateurs, essayistes et philosophes) de la Renaissance qui intéressent Coleridge, et dont il s'inspire, de sorte que l'évolution du statut de la « fantaisie » dans la théorie romantique permet de suivre pas à pas les conceptions éthiques et politiques contenues dans cette théorie. Le terme, ou la notion de « fantaisie » conserve d'une part une place à l'» éloquence» (pratique de langage qui ressortit autant au politique qu'au religieux) dans la tradition de la « fantaisie rhétorique » héritée du conceit de la poésie renaissante. D'autre part, au sens de Wordsworth, la « prose » contient un « poème » parce que l'« imagination » contient toujours une « fantaisie ». La « poésie » est alors, plus précisément, cette fantaisie particulière qui s'épure elle-même de son arbitraire, non pas sous la forme d'un « résultat » organique, mais sous la forme d'un « processus » organique et inachevé (ou d'un exercice organiciste) qui importe au romantisme parce qu'il est comme la « vie » du poème, c'est-à-dire sa « prose ». Nous reviendrons plus loin sur le statut de la notion de « vie poétique », justement en observant le lien que cette notion entretient avec les essais « autobiographiques » en prose qui ont fleuri à cette époque et qui sont une autre illustration de la passion démocratique qui traverse le romantisme anglais.

De semblable manière, tout un pan du romantisme européen, notamment le romantisme allemand (Novalis, les frères Schlegel, jusqu'à Jean-Paul), et en Angleterre, leur traducteur de Quincey mais également Hazlitt (par radicalisme politique, et prenant délibérément le contrepied de Wordsworth) maintiennent le terme de « fantaisie » face au concept d'une « imagination organique » et « symbolique ». Certains vont jusqu'à effacer la distinction conceptuelle entre raison et imagination qui est le noyau du symbolisme romantique. C'est un geste lourd de conséquences parce qu'il remet en cause l'existence d'un partage démocratique de la poésie, et donc la définition wordsworthienne d'une poésie de la démocratie.

4. Le programme « poético-prosaïque » de Wordsworth et Coleridge

Pour comprendre le mouvement qui va repenser de manière moderne la fonction de l'« imagination romantique », c'est-à-dire le lieu de la poésie de langue anglaise jusqu'à T.S. Eliot (qui à nouveau tentera de s'élever contre la sensibilité « dissociée » du romantisme au nom d'un nouveau classicisme, d'une nouvelle dénudation et d'une critique du concept même du monde de la démocratie), il fallait partir du point historique où, dans la préface aux Lyrical Ballads (1800), l'imagination romantique (la Poésie comme constitution d'une Histoire du Monde) se théorisait comme « poésie de prose ». Ce que le projet politique de prosaïcité de la poésie signifie dans l'époque de Wordsworth, on peut mieux le comprendre en observant ce qui se passe lorsque Coleridge et Wordsworth, qui ont inventé « ensemble » le premier grand programme « poético-prosaïque » moderne, en viennent à se contredire et à s'opposer. Comment Coleridge formule-t-il son désaccord avec Wordsworth, dont il a pourtant affirmé dans ses Carnets, qu'il était l'auteur « axiologique » de son époque ?

Le contexte de la rédaction des préfaces aux Lyrical Ballads est celui du républicanisme agrarien des années 1790 en Angleterre. En octobre 1800, Coleridge signalait que son projet personnel d'Essay on the Elements of Poetry serait en réalité un « système déguisé de Politique et de Morale ». En 1816-1817, il dira la même chose à propos des essais en prose rassemblés sous le titre des Sermons Laïques. La Biographia Literaria appartiendra également à ce système.

La reprise de la préface aux Lyrical Ballads dans la version de 1802 caractérise la « poetic diction » comme une « mascarade bigarrée de trucs, de bizarreries, de hiéroglyphes et d'énigmes », que ne doit pas pratiquer « celui qui parle directement aux hommes ». Le poète suranné est comme le théologien anglican, et la poésie dépassée, comme la pensée hiérarchisée par la théologie étatique. Or, le prédicateur « itinérant » Wordsworth ne le dissimule pas en 1800 ce n'est pas le prêtre anglican, mais le prédicateur unitarien. Le prêtre anglican présuppose en effet l'autorité avant de parler, et il n'a nul besoin de faire naître l'autorité issue de la réflexion intérieure des hommes eux-mêmes. Selon la logique de la Préface, le despote ou la diction a donc toujours recours à la mystification rhétorique pour métaphoriser la logique d'asservissement de sa parole, qui seule peut lui permettre de conserver une autorité sur les libertés asservies qui l'écoutent. La voix autoritaire de la « diction » influe sur la machine poétique, et vice versa. La critique de la « poetic diction » est donc politiquement assez transparente ; elle vise à créer un « disbelief », une incroyance critique rejetant les formes de la croyance naïve (« belief ») et respectueuse des thèses de l'Eglise officielle. Ce « disbelief » permet à la volonté des hommes de s'exprimer mais sous la forme d'une réconciliation avec l'autorité critiquée, éprouvée, apaisée et désormais apaisante. La poésie est certes redevenue, selon la formule de Coleridge en 1818 «une suspension volontaire de l'incrédulité», « a willing suspension of disbelief », mais, dix-huit ans plus tôt, le moment des Ballades Lyriques a pu suggérer au contraire une « willing suspension of belief » qui risquait de prôner une forme d'agnosticisme radical accompagnant la défense de l'idée démocratique. C'est avec cette possible inflexion agnostique de la poésie démocratique que Wordsworth et Coleridge ont rapidement pris leur distance.

Pour fonder une nouvelle autorité « tranquille », « démocratique » ou « poétique », Wordsworth et Coleridge doivent rejeter la rhétorique et le sentimentalisme convenus parce qu'ils constituent la technique psychagogique de l'usurpation une appropriation arbitraire du discours adressé aux hommes, un vol des voix humaines ou une captation de prosopopée c'est-à-dire une négation du «sentiment » que les hommes peuvent avoir d'autrui et d'eux-mêmes. La « poetic diction » est ici l'usurpateur sans « représentativité », sans vie, niant tout « esprit », sans effet de traduction et de lecture. Au contraire, le « vrai » mètre est fondé sur un accord mutuel, sur un assentiment : « [...] auquel le poète et le lecteur se soumettent tous deux volontairement. » (« to which the Poet and Reader both willingly submit » [LB, p.262])

L'actualité de la préface de 1800 est liée au dialogue que Wordsworth et surtout Coleridge ont noué avec le jacobin John Thelwall et l'unitarien J. B. Priestley (également proche des cercles jacobins), en se tournant vers les radicaux et les jacobins anglais des années 1790. Dans l'époque, le grand poème « concret » et presque « épique » de la « représentation » des hommes contre l'usurpation, c'est la Révolution française de 1789 quelle que soit l'évolution historique de l'idée révolutionnaire avec la Terreur jacobine de 1793, et le « Jacobinisme Impérial » de Napoléon après 1800, pour reprendre une expression de Coleridge. La question est presque pharmacologique (ce dont se souviendra De Quincey, le Mangeur d'Opium) : peut-on trouver le tranquillisant de 1789 ?

Thelwall considérait que le mépris de la matière et du corps avait conduit les Gnostiques à inventer la théorie trinitaire qui leur permettait de nier le caractère humain du Christ. Selon lui, une telle faute de doctrine était précisément ce qui avait servi à sanctifier le Corps du Souverain donc à consacrer une immuabilité des Choses qui régissait dès lors intégralement le Politique, la Propriété, l'Économie, ou encore la morale de l'opportunisme et de l'individualisme. Dans ses Disquisitions, l'unitarien J.B. Priestley se faisait le défenseur de la non-divinité du Christ, simplement présenté comme un moraliste et un grand sage mais qui ne devait pas faire l'objet d'un culte spécifique.

Ces thèses étaient au cœur du programme « poético-prosaïque » des Romantiques en 1800, au centre même de leur notion de langue commune, et de leur refus de la « diction poétique ». Elles sont présentes dans les « poèmes conversationnels » de Coleridge, mais également dans ses poèmes dits « surnaturels » comme Le Dit du Vieux Marin ou encore dans le grand poème néo-courtois de Christabel [cf S.T. Coleridge, Poèmes, Aubier, trad. H. Parisot, p.215-268] (et les premières versions de ces deux textes tentent de déchristianiser la référence à la transcendance, et de critiquer l'idée même de culte, ce qui expliquera le refus qu'opposera Wordsworth au Dit). Coleridge débattra encore avec ces thèses unitariennes pour développer sa propre théorie de l'imagination et du symbole dans la prose de ses essais plus directement philosophiques de L'Ami dès 1808.

Dans la Biographia Literaria en 1817, Coleridge confiera décisivement au travail proprement philosophique, la tâche de fonder et de penser « les meilleures parts de [notre] langue » [BL, II, p.38-43], de sorte que, selon lui, la tension entre prose et poème qui fait la « poésie » se dévoilera résolument comme une tension entre la philosophie et la poésie une tension dont le moyen et le lieu privilégié sera la prose théorique de l'essai : véritable tentative d'une synthèse « trinitaire » ou « tautégorique » entre philosophie et poésie. En 1800, en revanche, dans la Préface, dans l'idée du style neutre ou du style commun à la Prose et à la Poésie, c'est encore l'unitarisme que défend le démocratisme romantique naissant. Or, ce mode d'opposition religieux et politique est l'expression d'une classe moyenne indépendante, qui peut se permettre d'être en désaccord avec le propriétaire terrien et les représentants de l'autorité. L'unitarisme est la forme sublimée et protestante se reliant par là à l'histoire séminale du protestantisme radical aux XVIème et XVIIIème siècles que prennent les antagonismes de classe dans la vieille société. De fait, les « meilleurs objets » linguistiques, la « bonne » prose que Wordsworth acclame (en 1802, Wordsworth enlève le terme « républicain » de la préface, et le réutilise en 1810 dans son Guide to the Lakes) correspond à peu près à la culture des agrarian freeholders, c'est-à-dire des propriétaires terriens suffisamment indépendants pour savoir lire et écrire. La « prose » présente dans le « poème » n'est donc pas celle de l'ouvrier agricole, ni celle des employés des manufactures. Pour Wordsworth, une propriété terrienne de taille moyenne, la « petite parcelle de terrain » (« little tract of land ») représente le meilleur rempart contre la corruption, contre l'accumulation et la généralisation d'une autorité trop arbitraire parce que trop richement dotée, et donc condamnée à chercher à se survivre anarchiquement dans l'« esprit de commerce », qui est la marque d'un monde où toute valeur n'est plus que monnayable. L'idéologie pré- et anti-capitaliste de Wordsworth renvoie à la tradition républicaine du « Commonwealth » définie par Harrington : « L'état dans lequel les personnes dans leur intégralité sont propriétaires terriens ou ont divisé la terre de sorte qu'aucun homme ou groupe d'hommes appartenant à l'aristocratie ne pourra les déloger. » [cf Pocock, 1977, p.778]

Cette tradition « commonwealth » implique des noms aussi divers que ceux des Déistes et des « rational Dissenters » comme John Toland ou Walter Moyle (Essay on the Constitution of the Roman State, 1699). Plus largement, la politique romantique se relie à la tradition de l'hétérodoxie panthéiste et unitarienne d'un Giordano Bruno que la Biographia Literaria saluera encore comme « le fondateur du système dynamique de philosophie » visant à substituer « la vie et la faculté du progrès à la force inerte et contradictoire » (« substituting life and progressive power for the contradictory inert force », BL I, p.104)

La philosophie de Bruno [cf Levergeois, 1995, pp.421-423] n'était donc pas étrangère aux problèmes de la poésie et de la prose métaphysique anglaise (chez Daniel, Donne, Marvell, Spenser, Sidney, Milton, Bacon et d'autres). A une distance de deux siècles, cette influence se retrouve dans la pensée de la justice politique coleridgienne. Giordano Bruno permet plus précisément d'établir un lien entre le radicalisme politique des rational dissenters de la lignée d'Harrington et l'idéalisme allemand de Schelling, via le Déisme anglais qui lui permet de rattacher la référence néo-platonicienne. Coleridge trouve donc dans la référence à la philosophie dynamique de la vie, qu'il relie aux aspirations républicaines de la Préface de 1800, une forme contemporaine de développement de ce que fut la tradition rhétorique de la Renaissance en Angleterre et, plus largement, dans tout le Nord de l'Europe [on ne peut que recommander une lecture conjointe des œuvres de Frances Yates et de Geoffrey Hill ici].

Lorsqu'à l'époque des Ballades Lyriques, Coleridge et Wordsworth conçoivent leur projet de pantisocratie ou projet de république idéale et égalitaire en Amérique et lorsque Wordsworth évoque « la parfaite République de Bergers et d'Agriculteurs » [W. Wordsworth, Complete Works, ed. de Selincourt, Prose II, p. 266], l'un et l'autre ont massivement recours au fondamentalisme « commonwealth », qui leur permet de s'opposer à l'idéologie commerciale des groupes de pensée urbains, qu'ils soient Hobbesiens ou Latitudinaires. La Préface des Ballades Lyriques évoque donc implicitement les tentatives qui, dans l'histoire de l'Angleterre, ont toujours cherché à enlever à l'Église officielle son pouvoir politique, afin de développer le pouvoir du Parlement aux dépens du roi et de la Cour. Choisir la campagne contre la ville cela pouvait encore à l'époque (mais pour combien de temps encore ?) signifier, ou symboliser une forme politique d'opposition. En 1800, l'imagination de la « prose rythmique » contient l'utopie critique d'une république pastorale, ou plutôt une « Pastorale », et une poésie de la « Ballade », considérées comme un instrument privilégié de la critique politique [cf Venturi, 1971].

L'appel à la « vertu agraire » s'épuisera chez Coleridge, mais c'est peut-être cette culture, comme première métaphore sinon d'une démocratie du moins d'un certain partage du pouvoir, que défend Wordsworth, d'une manière assez inactuelle. Shelley lui en fera également reproche dès 1819. Plus conscient des modalités de la politique moderne, Coleridge placera le débat dans la question du capitalisme, de l'industrie et de la grande propriété, et se demandera ce qui peut demeurer des symboles de l'imagination lorsque le symbole de l'échange entre les hommes est financier ? C'est également ce point qui fait de l'opposition entre Coleridge et Wordsworth une opposition axiologique dans le débat sur le sens exact qu'il faut donner à la définition « prosaïco-poétique » de l'expérience moderne que doit être la littérature. Ce complexe de prose-poésie est emblématique d'une approche démocratique de la poésie, qui exprime en retour une approche poétique du politique, mais la démocratie coleridgienne ne pourra plus rêver d'une expérience pastorale apaisée.

5. La critique coleridgienne des thèses de Wordsworth

Coleridge écrira les Sermons Laïques entre 1816 et 1817 pour penser l'organisation d'une véritable culture morale dans le pouvoir moderne. La Biographia Literaria, précisera la critique de l'idéologie agrarienne de Wordsworth, qui permet en retour à Coleridge de définir contre la philosophie matérialiste et dominante de l'« Entendement » issu des Lumières le lien transcendantal actif dans la « prose des hommes ». Coleridge reprend en termes kantiens et post-kantiens la question de ce lien, replaçant dans la conception politique du langage romantique la question de l'imagination transcendantale. Il tente ainsi de passer du panthéisme ruraliste des Harringtoniens à une philosophie morale, esthétique et théologico-politique, dans laquelle la notion centrale d'imagination doit beaucoup à la philosophie de la vie de l'idéalisme post-kantien.

Dans cette tentative de dépassement de l'attitude « commonwealth » exprimée par Wordsworth, l'idée de la classe « uniforme », où pourrait être puisé le langage authentique des hommes, va être contestée puis abandonnée, dans la mesure où elle ne tient plus aucun compte des conditions historiques réelles à laquelle l'Angleterre est désormais soumise. Coleridge a fait sienne la critique des libéraux comme Sir Francis Jeffrey, Henry Crabb Robinson, et les opinions de Lamb (« laisse-les parler de leurs lacs ! », écrit-ce dernier à Coleridge, en lui suggérant d'oublier Wordsworth et Southey). Il a tacitement admis le bien-fondé des attaques de Hazlitt contre « le primitivisme rousseauiste de Wordsworth » [cf W. Hazlitt, éd. Howe, Complete Works, Volume V, p.163] qu'il considère, avec Shelley, comme un pur et simple aveuglement devant la réalité urbaine de l'Angleterre. De Quincey exprimera la même critique [Esquisses Autobiographiques, pp.230-268] en compliquant le motif wordsworthien de la « passion dans la prose » par celui de la dépendance entretenue au sein du sujet opiomane. Dans la critique que Coleridge adresse à Wordsworth, l'unité du langage n'est jamais l'apanage d'une classe, et l'idiome doit être autant individuel qu'universel. Trouver l'idiome « prosaïco-poétique » implique alors de rechercher la définition d'une « passion » autonome et spécifique de l'homme moderne, c'est-à-dire d'un sujet pour qui et en qui l'Entendement et le calcul des opportunités ne saurait être la seule « détermination » ou « constitution » possible. La lecture de Schiller a permis à Coleridge de redéfinir le « style humble de la prose » comme ce qui serait en mesure de sublimer les déterminismes partisans et de donner l'idée d'une mission générale de l'écriture. Si l'idéal de la poésie « simple » doit être conservé, Coleridge tente d'en redéfinir le lieu originaire et la référence, en plaçant au centre de ses préoccupations non pas la reproduction d'une prose « communautaire » qui préexisterait, mais inversement, la production ou l'imagination d'une prose moderne qui n'existe pas encore. Autrement dit, l'idée d'une communauté démocratique, d'une communauté dont l'essence serait purement poétique est abandonnée. C'est bien le commun, la définition du lieu commun qui fait désormais problème, et c'est pourquoi, dans le langage qui est le sien, l'« imagination » doit redéfinir la tâche de la « Raison », en dépassant les déterminations restreintes de l'« Entendement », et donc, en reformant le vocable et les pratiques communément disponibles pour la communauté.

Biographia Literaria : ce titre vient répondre au Prélude de Wordsworth. Coleridge remplace l'esquisse républicaine, le prélude démocratique par un portrait préalable de l'artiste. C'est l'individu-artiste, l'idée d'une vie littéraire qui doit être la référence de l'autorité démocratique du poème. Coleridge suggère ce que Wordsworth lui-même n'a pas osé dire de sa propre originalité, de son « véritable génie poétique » à savoir qu'en réalité, la forme sélectionnée et poétique du langage wordsworthien se distingue profondément du langage de tous les jours et des manières des habitants de la campagne parmi lesquels le poète entendait pourtant se fondre. C'est précisément dans la mesure où le poète sait ponctuellement et décisivement se séparer du monde, se distinguer, s'affirmer, porter tranquillement sa non-conformité, dans la mesure où son langage diffère de celui des hommes, qu'il peut proposer l'image supérieure de la « vie » simple qui fera un portrait plus générique de la vie humaine.

Dès lors, la véritable simplicité renvoie à une théorie plus large de ce que doit être la Culture poétique. Le poète a pour fonction de permettre aux hommes de comprendre les productions d'une imagination qui pourra libérer l'idiome propre ou la raison de chacun, c'est-à-dire une raison non plus «constative», mais « constitutive », et donc « prophétique », au sens où elle invente le principe du Livre, une lucidité en acte et plastique, susceptible d'être sans cesse recontextualisée. Coleridge le dit dans son Manuel de l'Homme d'Etat en 1816 :

Et ne devriez-vous pas ressentir un intérêt plus profond pour des prédictions qui sont des prophéties permanentes, puisqu'elles sont en même temps des vérités éternelles ? Pour des prédictions qui, parce qu'elles renferment les fondements de l'accomplissement même du futur, engagent les principes de sa prévision et enseignent les éléments perpétuels de sa science ?
[Coleridge, 2002, p.120]

La théorie de l'imagination confère donc à la prose son rôle central, parce que, tout comme Wordsworth, Coleridge constate le fait historique que la prose (la res publica, la tradition démocratique active depuis la Renaissance) a imposé sa question politique au poème et au poétique en général, et lui a donné l'impératif engageant de sa libération comme langue commune. Les distinctions théoriques, entre imagination et fancy ou entre symbole et allégorie, sont donc des conséquences théoriques de la question politique, du complexe d'une démocratie « prosaïco-poétique ». En même temps, elles servent à en élaborer précisément le concept.

6. La prose comme possibilité ultime du poème

La distinction entre fancy et imagination devient cruciale à partir du moment où la théorie reconnaît que la prose apparaît dans le poème comme sa possibilité ultime. Cette distinction traduit dans l'élément théorique l'immanence du politique à la prose, qui sert en retour à définir le politique comme un espace d'adresse, de mise en commun d'un langage, c'est-à-dire un idéal culturel adéquat de « connaissance » représentative et poétique. En deçà des agrariens républicains et des déistes, Coleridge s'est tourné vers une tradition plus ancienne dont il retrace la lignée [BL, II, p.40] : Aristote, Horace, Quintilien, Hooker, Bacon, Bruno, Sidney (pour ses discours et sa science du compromis avec le républicanisme anglais dans la période de la révolution anglaise), puis Jeremy Taylor et Thomas Browne.

La lingua communis coleridgienne trouve ainsi sa détermination dans le domaine de la philosophie rhétorique. En fait la découverte de cette lignée démocratique profonde permet à Coleridge d'échapper à une confrontation avec ses inspirateurs immédiats des années 1790, Godwin le « jacobin » et Wordsworth le « religieux », qui sont deux sources antagonistes et inconciliables. Du côté des Jacobins anglais, la rhétorique de Godwin paraissait à Coleridge trop rationaliste, trop fermée, et sa vision politique dans Caleb Williams, absolument sombre et désespérée. Du côté de Wordsworth, la tranquillité éthique et chrétienne, pour régulatrice qu'elle était, ne suffisait pas à constituer une philosophie nécessaire à la communauté dans un régime de signes marqué par l'époque de la destruction capitaliste des vieilles légitimités.

Sur l'échiquier politique et littéraire de l'époque, le sermon laïque de Coleridge qui n'est ni jacobin, ni réactionnaire, occupe une place singulière. Ce « conservatisme révolutionnaire » ne recevra d'ailleurs qu'un faible écho immédiat. Il sera relu à la génération suivante, par l'école des Modérés, à partir des essais de J.S. Mill comparant Bentham et Coleridge, puis remis au premier plan par le Matthew Arnold de Culture and Anarchy, à une époque où les enjeux politiques immédiats auxquels Coleridge se réfère auront perdu leur actualité. Coleridge lui-même avait commencé le travail de cette réévaluation en 1832, dans On the Constitution of Church and State, mais en l'adressant essentiellement à ceux qu'il appelait la « clerisy », à la « sphère limitée » de ceux à qui « nous devons l'amélioration de nos conditions », et dont la communauté ne perçoit l'existence que sous la forme des résultats qu'ils lui apportent, non sous la forme de leurs « principes d'explication ».

L'échec du poème wordsworthien à rejoindre et à exprimer le désir démocratique d'une époque complexe est inévitable à la période qui suit l'effondrement d'un rêve de liberté, et que domine une « Culture » tombée dans le temps historique indéfini de la réaction politique ou de la restauration. Pour sortir de ce cercle vicieux, et remplacer la réaction par la conversation des meilleurs principes du passé, il importait à Coleridge de penser le « poétique » avec le « transcendantal », comme une « rhétorique » nécessaire, ou une condition sine qua non des actes de l'esprit, c'est-à-dire d'y placer la performativité même de l'esprit des hommes, ou plus idéalement encore, la divinité de l'esprit demeurant lisible dans l'histoire de la Civilisation et de la Culture. Au chapitre XIII de la Biographia Literaria, ce mouvement de pensée donne la définition idéaliste de l'Imagination qui a posé tant de problèmes aux commentateurs par sa brièveté elliptique : « The primary IMAGINATION I hold to be the living Power and prime Agent of all human Perception, and as a repetition in the finite mind of the eternal act of creation in the infinite I AM » [BL I, p.202].

Répondant ainsi à la notion wordsworthienne des « meilleures parties de la langue », le complexe « poético-prosaïque » coleridgien ouvre une imagination transcendantale, « philosophico-rhétorique » au plus profond des « actes de l'esprit », sous l'espèce d'une illumination intérieure efficace et réitérable de la divinité démonique. « Je suis » est à la fois le premier acte rhétorique et la première formule philosophique. La formule « Je suis » est tout simplement le prototype qui ajointe un sujet à sa performance dans la rhétorique et à sa place dans l'ontologie. Pour le dire plus simplement, cette formule nous donne le modèle d'un acte de langue comme acte de pensée, c'est donc le « premier agent de toute perception humaine ». Cet acte de langue comme position de pensée est la création disponible pour un sujet fini. L'Imagination Primaire est la source de la prose qui est la « meilleure partie du langage des hommes » :

The best part of human language, properly so called, is derived from reflection on the acts of the mind itself. It is formed by a voluntary appropriation of fixed symbols to internal acts, to processes and results of imagination, the greater part of which have no place in the consciousness of uneducated man; though in civilized society, by imitation and passive remembrance of what they hear from their religious instructors and other superiors, the most uneducated share in the harvest which they neither sowed or reaped.
[BL II, p.39-40]

Le « poème philosophique » de la prose « commune » comme langage émanant de l'Imagination Primaire, se réserve donc à une élite relative, à ceux qui sont capables d'une illumination et d'une autonomie conceptuelles (clerisy). Coleridge pense à l'intellectuel professionnel plutôt qu'au propriétaire terrien humaniste autrefois visé par Wordsworth. « Prose » signifie dès lors tout le contraire d'un humanisme naïf, ou d'un pastoralisme littéraire. Le grand apport de Wordsworth sera alors d'avoir permis une nouvelle prose métaphysique qui ne s'est jamais développée comme telle, mais qui est valide dans les prolongements inédits que Wordsworth lui-même n'aura pas tenté de penser. Dans son analyse de l'Ode : Intimations of Immortality from the Recollections of early childhood, au chapitre XXII de la Biographia, par un effet de renversement ironique, Coleridge montre que Wordsworth a, pour ainsi dire, mis les « hommes », et le « petit enfant » là où il aurait dû écrire le nom de « Dieu » [BL II, p.110-112]. Le Langage, la Conscience, le complexe rhétorique contiennent pour Coleridge une obscurité qui n'est donc pas « simplement » humaine, mais qui légitime en Esprit la pensée et le discours humains.

Derrière l'imagination primaire se profile la fantaisie ; et derrière la « fancy », se profile un idéal irréductible, qui fait tenir ensemble par le fil d'une fable métaphysique complexe, la tradition rhétorique de la Renaissance, la critique de la rationalité et de l'entendement, et l'idéalisme néo-platonicien. A l'instar du Vieux Marin [cf Cavell, 1991, p.163-194], homme de la prudence, ressasseur itinérant de sa propre mésaventure, le lecteur que Coleridge s'imagine doit aborder les confins mal identifiés de la Philosophie et du Mystère de la nature humaine. Revenir des parages de l'océan du Transcendantal, c'est dire qu'on en revient sans savoir comment, mais c'est dire à « l'invité des noces » ce qu'il doit absolument entendre.

7. Le vœu de Coleridge

Puisque l'impératif moral livre son sujet aux symptômes d'un déchirement et d'une lucidité tragiques, parvenir à la prose comme poème requiert un savoir anthropologique, au sens kantien, lié non pas à l'étude de ce qu'est l'homme mais à l'étude de ce qu'il devrait être. À partir de sa critique de Wordsworth, en se plaçant d'emblée dans la critique de l'idée d'une expérience seulement humaine, Coleridge invente la méthode d'une «&nbsnbsp;anthropologie surnaturelle », une finalité sans fin vers laquelle, même dans ses poèmes expressément « sublimes », Wordsworth a refusé de se laisser emporter au point même qu'il avait expressément déclaré son désaccord avec le projet du Dit du vieux Marin. Les lecteurs « plus tristes et plus sages » [voir l'ultime quatrain du Dit du Vieux Marin] de la prose « humaine-surnaturelle » de Coleridge (le « doux » Charles Lamb, le « Mangeur d'Opium ») participent des symptômes de déréalisation que la Biographia décrit. Ils sont les hommes d'une expérience qui n'a plus que les symboles du temps et de l'espace pour se déployer :

But the ode was intended for such readers only as had been accustomed to watch the flux and reflux of their inmost nature, to venture at times into the twilight realms of consciousness, and to feel a deep interest in modes of inmost being, to which they know that the attributes of time and space are inapplicable and alien, but which yet can not be conveyed, save in symbols of time and space.
[BL II, p.120]

La prose réelle des hommes n'est pas simplement une langue « plus adéquate », mais elle justifie à la fois le poème comme mystère, et rapproche le « philosophe transcendantal » du « poète ». Il n'y a de prose que dans le sens double et contradictoire de la poésie : pour et par l'idéal qui s'y tend, et dans le risque de la pensée abstraite, pour le symbole et/mais dans l'allégorie qui attache une restriction au symbole. Avant le rite de la pensée du réel, il y a le sacrifice comme pensée de l'irréel : la Loi avant les lois. Comme l'invité des noces « averti » par le vieux marin, il serait nécessaire de savoir si l'on peut, ou si l'on doit s'engager dans la cérémonie nuptiale du monde et des hommes, ou bien s'il faut s'en détourner au nom de l'avertissement transcendantal et politique qu'on a reçu « dans les royaumes crépusculaires de la conscience ». Renvoyant différemment à Platon, Bœhme, Eckhart, et à Luther, Coleridge liera l'idée de la prose, c'est-à-dire la possibilité de construire l'expérience, au mystère religieux ou aux modes les plus intérieurs de l'être. Il entendra dans la prose l'épreuve ou la tension de la transcendance vers laquelle la Culture (c'est-à-dire l'ensemble des rites et des cérémonies) de l'imagination renaissante-romantique devrait à nouveau préparer les « hommes », parce que ce n'est pas par la raison, mais par l'imagination qui contient ses critères « inapplicables et étrangers », que le sujet se rapporte à ce qu'il est soi-même au-delà de lui-même.

C'est dans l'imagination, dans la présentation indirecte de soi, et finalement dans le risque de la fantaisie que le Self se reconnaît. La présentation indirecte, ou l'imagination secondaire est la manière que le Self trouve de surmonter l'impossibilité d'une présentation directe de soi. L'hypotypose, non le schème, est le mode de présentation de l'individuel. A partir de la Biographia Literaria, le poète-philosophe, le poète-prosateur, l'homme « détruit » et « transcendantal », l'essayiste Coleridge n'est donc plus simplement « un homme qui parle directement aux hommes », souffrant, comme d'autres, dans le langage simple et magnifié par Wordsworth, mais un penseur qui détermine de manière idéaliste sa propre autobiographie, et qui définit l'expérience commune, c'est-à-dire le lieu commun, comme une pensée du transcendantal et de la transcendance, comme un mixte actif de prose/poésie/philosophie dans la langue qui refait l'homme.

La vocation contenue dans le poético-prosaïque, dans le « style neutre » du premier romantisme anglais, dit chez Coleridge que toute vie, à l'instar de ce que le « génie » de Wordsworth annonçait, doit s'écrire, parce que la formule répétée de la vie est le « JE SUIS » de l'imagination primaire, et que cette formule désigne le langage comme condition transcendantale de la pensée, et impose un temps et un espace, une « histoire » de la découverte indirecte de l'homme par lui-même.

L'imagination primaire n'est que la source transcendantale de l'imagination secondaire ; et c'est bien l'imagination secondaire qui peut déployer concrètement les rapports de la langue et de la pensée. Selon Coleridge, suivant l'expression d'Aristote, la poésie est le « genre le plus intense, le plus grave, et le plus philosophique » (« the most intense, weighty and philosophical product of human art », traduction coleridgienne de Poétique 9, 3, in BL II, p. 101) elle renvoie toujours au « premier poème philosophique authentique » (« the first genuine philosphic poem » BL, II, p.129), et pourrait-on ajouter, elle est dès l'origine un fragment de l'histoire révélée, c'est-à-dire une historiographie indirecte, donnée par fragment, et donc soumise, malgré tout, à la fantaisie arbitraire. La leçon de Wordsworth, de Coleridge et de la lignée romantique anglaise est simplement complexe : elle dit qu'expérimenter la transcendance comme dépassement de la « vie », ce n'est rien d'autre, à chaque instant, que se placer dans l'abîme du « simple », goûter les détails humains, inventer la prose ou la philosophie, l'un dans l'autre, c'est-à-dire inventer la poésie, décider de l'époque de la vie, parce que ni la poésie ni l'époque ne sont simplement données.

Références

BLIN, Georges. 1946. « Préface aux Petits Poèmes en Prose ». Revue Fontaine 1946, n°48-49.

CAVELL, Stanley. 1991. Emerson, Coleridge, Kant. in La Philosophie Américaine, ed. J. Rachman et C. West, J.F. Lyotard, PUF.

COLERIDGE, Samuel Taylor. 1962 (1817). Biographia Literaria. Edited with his Aesthetical Essays by J. Shawcross (2 vol.). Oxford University Press (first ed. 1907)

----. 2002. Manuel de l'homme d'état, L'Ami, trad. Ph. Beck et E. Dayre, Gallimard, Paris.

de QUINCEY, Thomas. Esquisses Autobiographiques, « La Nation de Londres », Corti.

LEVERGEOIS, Bertrand. 1995. Giordano Bruno. Fayard.

POCOCK. 1977. Harrington's Political Writings. Cambridge University Press.

VENTURI, Franco. 1971. Utopia and Reform in the Enlightenment. Cambridge University Press.

WORDSWORTH, William. 1963 (1800). « Preface to the Lyrical Ballads », in Lyrical Ballads. Edited by R.L. Brett and A.R. Jones. Methuen.

Documents pour la classe

Nous vous proposons ici de comparer deux poèmes permettant d'illustrer en quoi le projet de Wordsworth se distingue de la poésie de ses prédécesseurs.

En ouverture des Ballades Lyriques (1798), un avertissement met en garde le lecteur, qui risque d'être surpris, voir déstabilisé par le style des poèmes qu'il s'apprête à découvrir :

The majority of the following poems are to be considered as experiments. They were written chiefly with the view to ascertain how far the language of conversation in the middle and lower classes of our society is adapted to the purposes of poetic pleasure. Readers accustomed to the gaudiness and inane phraseology of many modern writers [...] will perhaps frequently have to struggle with feelings of strangeness and aukwardness [...]

En comparant les deux poèmes proposés ci-dessous, on comprendra mieux ce qui oppose Wordsworth à ses prédécesseurs. Le premier poème, "Ode to Evening" (William Collins, 1746), est un exemple typique de la poésie lyrique que rejettent Wordsworth et Coleridge lorsqu'ils s'embarquent dans leur projet poético-prosaïque. Le style ampoulé est caractéristique de la "poetic diction" de l'époque, multipliant les comparaisons et métaphores en tous genres à grands renforts d'adjectifs composés : "the bright-haired sun", "the weak-eyed bat... flits by on leathern wing", "rose-lipped Health".

Rien de tout cela dans "Anecdote for Fathers" (Wordsworth). Ici, le soleil se contente de briller et les moutons de gambader. Le « bright-haired sun » a cédé la place au « morning sun » et le « weak-eyed bat » aux « young lambs ». Rejetant ce qu'il appelle la phraséologie inepte des auteurs de son époque, Wordsworth fait le pari de procurer au lecteur un plaisir esthétique tout aussi fort en s'inspirant du langage clair et direct des humbles gens. Au lecteur d'en juger.

Ode to Evening

If aught of oaten stop, or pastoral song,
May hope, chaste Eve, to soothe thy modest ear,
     Like thy own solemn springs,
     Thy springs, and dying gales,
O nymph reserved, while now the bright-haired sun
Sits in yon western tent, whose cloudy skirts,
     With brede ethereal wove,
     O'erhang his wavy bed:
Now air is hushed, save where the weak-eyed bat,
With short shrill shriek flits by on leathern wing,
     Or where the beetle winds
     His small but sullen horn,
As oft he rises 'midst the twilight path,
Against the pilgrim borne in heedless hum:
     Now teach me, maid composed,
     To breathe some softened strain,
Whose numbers, stealing through thy darkening vale,
May not unseemly with its stillness suit,
     As, musing slow, I hail
     Thy genial loved return!
For when thy folding-star arising shows
His paly circlet, at his warning lamp
     The fragrant Hours, and elves
     Who slept in flowers the day,
And many a nymph who wreathes her brows with sedge
And sheds the freshening dew, and, lovelier still,
     The pensive Pleasures sweet,
     Prepare thy shadowy car.
Then lead, calm votaress, where some sheety lake
Cheers the lone heath, or some time-hallowed pile
     Or upland fallows grey
     Reflect its last cool gleam.
But when chill blustering winds, or driving rain
Forbid my willing feet, be mine the hut
     That from the mountain's side
     Views wilds, and swelling floods
And hamlets brown, and dim-discovered spires,
And hears their simple bell, and marks o'er all
     Thy dewy fingers draw
     The gradual dusky veil.
While Spring shall pour his showers, as oft he wont,
And bathe thy breathing tresses, meekest Eve;
     While Summer loves to sport
     Beneath thy lingering light;
While sallow Autumn fills thy lap with leaves;
Or Winter, yelling through the troublous air,
     Affrights thy shrinking train,
     And rudely rends thy robes;
So long, sure-found beneath the sylvan shed,
Shall Fancy, Friendship, Science, rose-lipped Health,
     Thy gentlest influence own,
     And love thy favourite name!

"Ode to Evening" (1746.1748), in The Norton Anthology of Poetry, (ed.) Ferguson, Salter and Stallworthy, 1996 (4th ed.), Norton, pp.615-616

Anecdote for Fathers

Anecdote for Fathers,
shewing how the practice of lying may be taught
I have a boy of five years old,
His face is fair and fresh to see;
His limbs are cast in beauty's mould,
And dearly he loves me.
One morn we stroll'd on our dry walk,
Our quiet house all full in view,
And held such intermitted talk
As we are wont to do.
 
My thoughts on former pleasures ran;
I thought of Kilve's delightful shore,
My pleasant home, when spring began,
A long, long year before
 
A day it was when I could bear
To think, and think, and think again;
With so much happiness to spare,
I could not feel a pain.
 
My boy was by my side, so slim
And graceful in his rustic dress!
And oftentimes I talked to him,
In very idleness.
 
The young lambs rana pretty race;
The morning sun shone bright and warm;
"Kilve," said I, "was a pleasant place,"
And so is Liswyn farm.
 
"My little boy, which like you more,"
I said and took him by the arm--"
Our home by Kilve's delightful shore,
"Or here at Liswyn farm?"
 
"And tell me, had you rather be,
"I said and held him by the arm,
"At Kilve's smooth shore by the green sea,"
Or here at Liswyn farm?"
 
In careless mood he looked at me,
While still I held him by the arm,
And said, "At Kilve I'd rather be
"Than here at Liswyn farm."
 
"Now, little Edward, say why so;
My little Edward, tell me why;"
"I cannot tell, I do not know."
"Why this is strange," said I.
 
"For, here are woods and green-hills warm:
"There surely must some reason be
"Why you would change sweet Liswyn farm
"For Kilve by the green sea."
 
At this, my boy, so fair and slim,
Hung down his head, nor made reply;
And five times did I say to him,
"Why, Edward, tell me, why?"
 
His head he raised--there was in sight,
It caught his eye, he saw it plain
Upon the house-top, glittering bright,
A broad and gilded vane.
 
Then did the boy his tongue unlock,
And thus to me he made reply;
"At Kilve there was no weather-cock,
"And that's the reason why."
 
Oh dearest, dearest boy! my heart
For better lore would seldom yearn,
Could I but teach the hundredth part
Of what from thee I learn.
from Lyrical Ballads, Wordsworth and Coleridge, (ed.) Brett and Jones, 1991 (2nd ed.), Routledge, pp.64-66
 
Pour citer cette ressource :

Eric Dayre, Poésie, chose publique, prose commune : De Wordsworth à Coleridge, La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), mars 2008. Consulté le 24/11/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/anglais/litterature/litterature-britannique/poesie-chose-publique-prose-commune-de-wordsworth-a-coleridge

A lire sur le web

- "The natural sublime in Wordsworth's poetry and Romantic landscape paintings", un article de Catherine Bois dans la revue Cercles No. 1 (2000).
- "Haunted Metre: Wordsworth's Subliminal Lyric", un article de Adrian Harding dans la revue E-rea
- "Coleridge and Melancholy: The Case of the Wedding-guest", un article de Michael John Kooy dans la revue E-rea

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