"Der Untertan" d’Heinrich Mann et la tradition du "Bildungsroman" : éléments de réflexion
La question de l'appartenance ou de la filiation générique du roman Der Untertan est importante et loin d'être aisée à trancher : Heinrich Mann a contribué, sur ce point, à brouiller les pistes en donnant à son œuvre différentes dénominations génériques qui, toutes, soulignent un aspect différent. De « sozialer Zeitroman » à « Roman des Deutschen », en passant par le célèbre sous-titre auquel il finira par renoncer - « Geschichte der öffentlichen Seele unter Wilhelm II. » -, ces expressions sont d'ailleurs pour le moins floues et aucune n'aborde un point essentiel, qui semble pourtant évident dès la première lecture : ce roman reprend un certain nombre d'éléments qui situent Der Untertan dans un rapport de proximité immédiate avec la tradition allemande du roman d'éducation, le Bildungsroman.
La notion de «Bildung» et le genre du «Bildungsroman»
Avant même de se demander - question fréquente dans la littérature secondaire sur Der Untertan - si, et/ou en quoi ce roman doit être considéré comme un exemple de Bildungsroman, il est nécessaire de rappeler ce qu'est ce type de roman, et quels en sont les fondements. La première difficulté réside dans le choix des termes à la disposition de l'interprète, qui sont nombreux et pas toujours très clairs. Le terme de Bildungsroman ne correspond pas entièrement au terme de Erziehungsroman ou de Entwicklungsroman, qui correspondent à la terminologie française de « roman d'éducation » ou de « formation » (Il est déconseillé, dans une copie ou lors d'un exposé oral, de « mélanger » les langues française et allemande. Cependant, le terme de Bildungsroman n'étant pas traduisible, nous choisissons de le conserver ici.). Avant même de se plonger rapidement dans l'histoire du genre, on peut sans grand risque affirmer que Der Untertan est bel et bien - en partie - un roman d'éducation ou de formation, dans la mesure où on nous présente l'histoire d'un héros depuis son enfance jusqu'à l'âge adulte : Diederich se forme, progresse dans une voie donnée, entre en contact avec des personnes, des institutions, et ces rencontres contribuent toutes, à des degrés divers, à l'éduquer et à le former. Cette caractéristique, qui permet grosso modo de définir une très grande partie des romans écrits avant 1950, n'est pas assez précise pour être utilisable. Or, la forme romanesque du Bildungsroman est historiquement définie ; là réside sa première et, sans doute, sa plus importante caractéristique. Afin de tenter de cerner ce qu'est un Bildungsroman, il faut donc, dans un premier temps, s'interroger sur la signification du terme Bildung, tel qu'il est utilisé au moment où le terme générique de Bildungsroman est progressivement fixé et défini : à la fin du XVIIIe siècle, dans l'espace germanophone. Bildung signifie certes culture et, parallèlement, formation. Il s'agit de l'emmagasinement progressif, de l'acquisition par un individu donné, d'un bien culturel, d'une identité culturelle. Par conséquent, la Bildung est intimement liée à la formation personnelle individuelle, conçue comme l'accomplissement personnel, harmonieux et complet d'un individu. En d'autres termes, la conception de la Bildung à l'époque classique repose sur l'idée que l'individu peut s'accomplir dans un destin individuel autonome et, parallèlement, s'épanouir dans la société, dont il ne doit pas se couper mais dans laquelle il doit, au contraire, s'intégrer et trouver un rôle, une fonction. Les romans dans lesquels est exposée et développée cette conception de la Bildung reposent donc sur la notion centrale de progrès, compris tant comme individuel que comme social. A cela s'ajoute le fait que toute formation, contient nécessairement une dimension temporelle déterminante : la Bildung d'un individu s'inscrit dans une durée clairement identifiable et présentée comme progressive mais, avant tout, dans une durée close. En effet, l'éducation est conçue avec un début et une fin ; la notion de formation à l'époque dont il est question - 1750-1850, pour simplifier - repose sur le principe que cette formation, contrairement à d'autres types d'éducation, ou d'autres conceptions du monde, est temporellement définie et que l'existence entière d'un individu ne se résume pas à une éducation permanente : à un moment donné, cette Bildung s'achève, l'individu est parvenu au terme de sa formation et s'intègre harmonieusement dans la société. Cela n'a rien à voir avec le fait que cet individu continue à « apprendre » tout au long de sa vie et qu'il sait faire feu de tout bois. Cette idée, moderne et même très « actuelle », selon laquelle on peut et doit se former sans cesse, n'est bien entendu pas absente du principe de Bildung. Cependant, là n'est pas la question ; il s'agit, dans l'idéal de la formation de cette époque, de souligner la nécessaire étape qu'elle constitue, elle n'est pas une fin en soi et doit précéder, rendre possible l'essentiel : l'intégration dans le groupe social, réceptacle des talents divers de chacun. La Bildung regroupe donc deux directions complémentaires : d'une part, elle est développement personnel de qualités individuelles préexistantes (Ausbildung) et, d'autre part, elle est constitution de connaissances, acquisition progressive de contenus et de codes (Anbildung), ce qui suppose la présence, aux côtés de l'individu en formation, d'éducateurs ou de figures pouvant prendre les traits d'aides ou de mentors. L'idéal de la Bildung à l'âge classique est une sorte d'équilibre entre ces deux directions complémentaires : elle est développement de soi-même par soi-même - épanouissement d'éléments innés - et acquisition, par l'intermédiaire d'autres personnes, de savoirs inconnus. La notion d'harmonie est primordiale. Le genre historique du Bildungsroman peut donc être défini comme le récit romanesque d'une partie de la vie d'un individu, au cours de laquelle celui-ci développe des qualités propres, par ses propres moyens et grâce à l'aide de personnes, concrètes ou symboliques, afin d'atteindre cet objectif, que nous avons décrit comme l'épanouissement harmonieux de la personnalité dans la société, cet épanouissement étant compris comme synthèse entre pleine reconnaissance de l'autonomie individuelle et intégration dans un tout dans le but est d'être utile à la communauté. De nombreuses définitions ont été données de ce genre romanesque, si bien qu'il n'est pas utile de toutes les connaître ; elles sont parfois contradictoires. Il importe avant tout d'être conscient que le Bildungsroman est une forme historique et culturellement identifiable ; le terme roman d'éducation est une appellation trop large et donc peu discriminante, qui englobe le Bildungsroman. On peut retenir, parmi toutes les définitions, celle, déjà ancienne, donnée par Wilhelm Dilthey en 1906 ; cette définition est très souvent citée, même si d'autres, plus récentes, peuvent aussi faire l'affaire. Selon lui, les Bildungsromane se présentent ainsi :
« Von dem Wilhelm Meister und dem Hesperus ab stellen sie alle den Jüngling jener Tage dar; wie er in glücklicher Dämmerung in das wirkliche Leben eintritt, nach verwandten Seelen sucht, der Freundschaft begegnet und der Liebe, wie er nun aber mit den harten Realitäten der Welt in Kampf gerät und so unter mannigfachen Lebenserfahrungen heranreift, sich selber findet und seiner Aufgabe in der Welt gewiss wird. » (Dilthey, 1906, p. 327).
Tous les aspects qui viennent d'être évoqués sont résumés dans cette phrase ; on retiendra donc le fait que ces romans se limitent à la période de formation du héros et ne relatent pas toute sa vie ; que la confrontation directe avec la vie constitue l'essentiel de l'histoire ; et que le but du héros est de s'intégrer à la société. Il est évident que cette représentation originelle de la Bildung relève en grande partie de l'utopie et que, même à l'époque dont il est question, les Bildungsromane ne sont pas autre chose qu'une représentation d'un idéal jamais atteint. Il est cependant essentiel de souligner que nous avons là un modèle philosophique, qui a donné lieu à une importante production littéraire, entre la fin du XVIIIe et la fin du XIXe siècles. Ces nombreux romans d'éducation, ces Bildungsromane, décrivent la volonté des écrivains classiques et romantiques de mettre en scène un idéal d'humanité, qui repose sur cette conception du progrès individuel et social. L'archétype du Bildungsroman est, du point de vue philosophique autant que littéraire, Wilhelm Meisters Lehrjahre, de Goethe, qui est cité dans la définition de Dilthey. C'est en effet dans ce roman que Goethe présente la formation et l'éducation d'un jeune homme selon cet idéal. Il est important, dans le présent contexte, de mettre en évidence que le personnage de Wilhelm Meister connaît un épanouissement personnel qui, en passant par plusieurs erreurs assumées et corrigées, le mènera au but fixé : l'intégration harmonieuse dans le groupe social, que son arrivée contribue à faire progresser. Wilhelm Meister renonce à une carrière de comédien et finit par, après avoir découvert l'amour, devenir médecin. (L'intégralité du destin de Wilhelm Meister s'étend sur trois romans : outre le volume déjà cité, et qui constitue le cœur de son éducation, il faut mentionner la « suite » : Wilhelm Meisters Wanderjahre, qui voient s'achever cette formation ; en outre, Goethe avait, auparavant, écrit un premier volume, Wilhelm Meisters theatralische Sendung, qui montre l'échec de la carrière de comédien, ce qui n'est pas sans importance pour nous.) L'importance du roman de Goethe apparaît surtout grâce à son immense postérité : de nombreux romanciers de langue allemande - mais pas seulement - ont pris appui sur ce livre afin de proposer d'autres exemples, similaires ou radicalement opposés, d'un destin individuel idéal. (Un des meilleurs exemples en est sans doute le fragment de Novalis, Heinrich von Ofterdingen, qui a souvent été lu comme une « réponse » des premiers romantiques au roman goethéen). Les Bildungsromane sont le lieu d'un débat littéraire et, au-delà, philosophique et sociologique, qui dépasse les limites d'une seule époque. Il est donc tout à fait possible de considérer que tel ou tel roman, écrit après l'âge d'or du Bildungsroman, possède les caractéristiques esthétiques et philosophiques du genre. Cela est d'autant plus possible que les principes sur lesquels repose le genre n'ont jamais réellement été donnés et vérifiables et qu'ils sont, pour l'essentiel, une utopie, même pour Goethe et ses contemporains qui, en définissant leur idéal de Bildung, font référence à un modèle antique et humaniste, pas à la réalité concrète qu'ils connaissaient. Mais dès que l'on tente d'interpréter un roman donné selon le canon du Bildungsroman, on s'aperçoit que tout repose en fait sur la conception de la société qui y est représentée : cette société correspond-elle aux exigences du genre ou, en d'autres termes, est-elle à même de voir s'épanouir en son sein un individu dont l'idéal d'existence repose sur les notions de vérité, d'humanisme, de progrès personnel et social ? Surtout, le Bildungsroman semble être l'expression d'une conception de la littérature qui consiste à proposer un idéal en regard du réel, et qui exclut apparemment l'attaque et la satire politiques directes, du moins en tant que discours principal et but premier du romancier : si Goethe dirige des attaques indiscutables contre, par exemple, l'aristocratie de son temps dans Wilhelm Meisters Lehrjahre, cette attaque ne constitue aucunement l'essentiel de son œuvre.
« Der Untertan » n'est pas un « Bildungsroman »
Il est alors évident que le roman d'Heinrich Mann que nous étudions pose alors problème : le modèle social présenté et critiqué par le romancier semble bien être l'opposé de celui qui peut donner lieu à un roman de formation classique. Le héros est même, cela a souvent été répété, l'incarnation d'une société négative, qui repose sur une hypocrisie généralisée et la recherche du profit individuel, pas sur le bien commun et la recherche d'une intégration harmonieuse de l'individu, dans le but de faire progresser la société et de progresser soi-même. Thomas Mann a bien résumé la situation historique et pointé du doigt la prétendue impossibilité d'écrire des Bildungsromane au début du XXe siècle :
« Wir sind darüber einig, dass die Vorherrschaft dieses Romantyps [Bildungsroman] in Deutschland, die Tatsache seiner besonderen nationalen Legitimität, aufs Engste zusammenhängt mit dem deutschen Humanitätsbegriff, welchem [...] das politische Element von jeher fast völlig fehlte. » (Thomas Mann, 1960, p. 702).
Indépendamment de cette remarque de Thomas Mann, qui souligne la difficulté à écrire des romans de formation traditionnels à une époque aussi différente que celle qui a présidé à la naissance du genre, on s'aperçoit rapidement que Der Untertan présente une histoire bien étrangère aux principes esthétiques et philosophiques du Bildungsroman, dans la mesure où il est répété à de nombreuses reprises que Diederich Heßling ne s'épanouit pas dans un destin individuel. Au contraire, le héros d'Heinrich Mann aspire à disparaître littéralement dans la communauté, il renonce à ses particularités personnelles et ne cherche rien d'autre que la reconnaissance de sa médiocrité. Cet aspect essentiel de sa psychologie apparaît dès les premières pages du roman, pendant son enfance : ce n'est pas autrement qu'il faut comprendre le plaisir que le jeune Diederich éprouve à se faire battre par son père ; il est ainsi reconnu par le pouvoir, l'autorité signifie pour lui disparaître, non pas tant totalement, car Diederich n'est pas suicidaire, mais disparaître en tant qu'individu, être englouti dans la masse. Les exemples ne manquent pas, qui rappellent, au fil du récit, ce trait de caractère déterminant du Sujet. Lors de sa discussion avec von Barnim, Diederich exprime son adhésion en des termes très clairs et révélateurs de son objectif de vie :
« Es entsprach seinen Trieben, als eingetragenes Mitglied eines Standes, einer Berufsklasse, nicht persönlich, sondern korporativ im Leben Fuß zu fassen. » (Mann, 1996, p. 56-57)
On retiendra en outre, dans ce contexte, l'expression ultime que prend ce désir de n'être qu'un « atome » parmi d'autres, vers la fin du roman, à la fin de la scène entre Diederich et von Brietzen (Mann, 1996, p. 398-401). Comme on le sait, cette scène reprend exactement le déroulement de celle qui a opposé Diederich et le père d'Agnes Göppel (Mann, 1996, p. 95-100). Le Sujet en tire une leçon qui résume toute son attitude et édicte un principe dont l'importance avait déjà été signalée par Wolfgang Buck dans sa plaidoirie programmatique : « Wer treten wollte, musste sich treten lassen. » (Mann, 1996, p. 400). En d'autres termes, Diederich prend conscience de la nécessité, dans son système de valeur et sa conception du pouvoir, d'être toujours le plus faible de quelqu'un d'autre et le plus fort d'un autre. Dans la perspective qui est la nôtre, cela revient à accepter comme une loi naturelle l'absence d'autonomie individuelle, et le refus d'exister par soi-même, en tant que personne intégrée dans la communauté sociale. Dans le roman Der Untertan, il n'est pas d'intégration possible : seules existent la fuite hors du système - fuite provisoire, comme celle du chapitre deux, avec Agnes, ou encore celle de Wolfgang Buck, qui se réfugie un temps sur les planches - et l'assimilation aliénante, l'engloutissement de la personne. L'harmonie n'est pas possible, n'existe plus : elle a en effet été réelle, comme en témoignent les fresques dans le bâtiment de l'Harmonie, au nom évocateur. L'époque est révolue, pendant laquelle la société proposait un cadre hamonieux dans lequel chacun pouvait s'intégrer ; nous y reviendrons. De façon très significative, Diederich ne comprend pas la portée de ces « vaterlandslosen Gesellen » que les deux Buck, père et fils, lui présentent et commentent à son intention (Mann, 1996, p. 318). Pour lui, un tel modèle social qui est celui qui est représenté sur les murs ternis de la vieille bâtisse, est tout simplement incompréhensible. – L'idéal du Sujet ne connaît donc pas la nuance et se résume à une dualité simple : dominer ou être dominé, faire disparaître l'individu en l'autre ou disparaître soi-même en tant qu'individu. Le phénomène est clair et il est inutile de s'attarder davantage sur les différentes manifestations qu'il peut prendre dans le roman. On retiendra que ce principe est aux antipodes de ceux qui sous-tendent les romans d'apprentissage traditionnels. – Il est plus intéressant ici de revenir sur un autre trait de caractère de Diederich, qui met en valeur encore plus nettement le rapport d'étrangeté apparemment absolu dans lequel se trouve son histoire avec le schéma d'un Bildungsroman. Tout héros d'un tel roman d'éducation vit un certain nombre d'aventures, rencontre des personnes, dans le but de se former, à tous les sens du terme, c'est-à-dire de découvrir le monde et, par cette confrontation à l'altérité, de « se trouver » lui-même et de définir sa personnalité originale, unique. Or Diederich vise explicitement l'inverse dans la mesure où son parcours dans le roman se résume à une perte progressive de ce qui pouvait le définir en tant que personne. En effet, tel est bien le sens de son imitation chaque jour plus complète de Guillaume II. Au fur et à mesure du perfectionnement de sa ressemblance avec l'empereur, le personnage perd toute singularité, au point, on le sait, que ses proches finissent par ne plus le reconnaître. La fin de chacun des six chapitres scande régulièrement l'avancement de ce processus, ce qui prouve que cette évolution constitue le fondement même du roman dans son ensemble. La fin du chapitre deux met l'accent sur l'imitation extérieure - la moustache - (Mann, 1996, p. 100), celle du chapitre trois montre Diederich en acteur, prenant la pose, imitant le regard et le style de l'empereur (Mann, 1996, p. 158-160) - on est surpris de sa ressemblance avec Guillaume II - ; la fin du chapitre quatre (Mann, 1996, p. 244-246) est pour nous de la plus grande importance car, comme lors de la scène avec le médecin Heuteufel (Mann, 1996, p. 164-166), on assiste à une crise d'identité du personnage. En effet, Diederich ne sait plus si ce qu'il dit est l'expression de son opinion personnelle et individuelle ou s'il s'agit de véritables propos du souverain. On ne saurait souligner plus clairement que le personnage disparaît progressivement, qu'il se fond dans celui de l'Empereur, niant ainsi toute recherche d'une individualité. Ce processus culmine à la fin du chapitre cinq (Mann, 1996, p. 360-361), lorsque Guste ne reconnaît plus son mari.
Allusions au genre du « Bildungsroman » dans « Der Untertan »
Pourtant, il existe dans le roman Der Untertan de nombreuses allusions au genre du roman d'éducation en général et au Bildungsroman en particulier. Ainsi, il est tout à fait possible, malgré la présence d'éléments indiquant la négation de l'idéal de culture qui préside à tout roman inscrit dans cette tradition, d'interpréter l'évolution de Diederich comme une éducation, car le récit porte explicitement plusieurs marques allant dans ce sens. Le héros de Der Untertan se forme, il est formé au cours de sa jeunesse, épisodes dont on nous montre finalement le caractère progressif et didactique. Heinrich Mann insiste même très nettement sur cet aspect dans les deux premiers chapitres qui ne peuvent donc être lus autrement que dans une perspective de formation. Les premières pages du roman résument de manière extrêmement rapide les premières années d'apprentissage du jeune garçon, en mentionnant uniquement les étapes déterminantes de son évolution : le premier vol (Mann, 1996, p. 10), qui révèle sa nature profonde ; de l'école, on ne retient que les scènes en marge de l'activité scolaire proprement dite : celles qui montrent Diederich en train de (se) révéler ses penchants sadiques et sa joie de participer en tant que membre anonyme à un grand tout (Heinrich, 1996, p. 13). Ses années d'études sont racontées sur le même mode, au début. Puis vient l'épisode des Neuteutonen, sorte de négation parodique de la Turmgesellschaft goethéenne ; à ce moment, le narrateur souligne nettement la valeur de cette confrérie ridicule pour Diederich : Wiebel joue officiellement le rôle d' « éducateur » (Mann, 1996, p. 35) ; à la fin de l'épisode, Diederich est parvenu à la fin de ses années d'apprentissage : « seine Lehrzeit war zu Ende. » (Mann, 1996, p. 38). Le rôle de von Barnim est également placé sous le signe d'une éducation du jeune homme (Mann, 1996, p. 56-57) : « Er erklärte den Füchsen, es sei an der Zeit, sich mit Politik zu beschäftigen. ». Et la fin du chapitre premier remplit la même fonction éducatrice (Mann, 1996, p. 60 et alii) ; c'est cette fois le véritable maître, l'empereur lui-même, qui joue le rôle d'éducateur de Diederich, placé dans la position du spectateur fasciné par le triomphe de l'autorité (Mann, 1996, p. 61) : la dimension théâtrale de la scène doit être soulignée, mais il faut mettre en avant également sa valeur didactique pour le héros qui entend un vieux monsieur expliquer le sens de cette leçon, comme à des « enfants ».
« - Was will [der Kaiser] denn ?- der Bande zeigen, wer die Macht hat [...]- Angst kennt er gar nicht, das muss man sagen. Kinder, das ist ein historischer Moment. [...] Junger Mann, [...] was unser herrlicher junger Kaiser da macht, das werden die Kinder mal aus den Schulbüchern lernen. Passen Sie auf ! » (Mann, 1996, p. 61)
Le chapitre deux se présente de manière similaire en montrant Diederich, comme tout héros de Bildungsroman, en train de découvrir l'amour. Au début du chapitre, il est en outre fait mention du temps écoulé et de l'évolution qu'a connue Diederich ; ce dernier revient d'ailleurs sur cet aspect à plusieurs reprises. Sa relation avec Agnes tourne court, mais elle révèle un autre aspect de Diederich, qui en tire une « leçon pour la vie » (Mann, 1996, p. 93), même s'il est vrai que ses conclusions laissent songeur et participent au retournement du schéma du Bildungsroman : le jeune homme renonce à vivre son expérience, il s'arrête en chemin et retourne à sa vie précédente, qui fera de lui l'incarnation du « sujet », alors que les choses auraient pu prendre une autre tournure, Agnes le rappelle plusieurs fois. – Au cours du chapitre trois, on trouve d'autres allusions au fait que Diederich se forme, est formé, progresse sur une voie et connaît une évolution. Face à Sötbier, le jeune homme insiste sur ce point : « Jetzt ist eine andere Zeit. Merken Sie sich das. Ich bin mein eigener Geschäftsführer. » (Mann,1996, p. 110), soulignant ainsi paradoxalement une prétendue indépendance et son autonomie personnelle. – Plusieurs fois au cours du roman, il est en outre fait mention d'un apprentissage de Diederich, qui se trouve donc, formellement du moins, dans une situation typique d'un roman de formation. On peut ainsi citer la réflexion que le protagoniste fait à propos du procès Lauer : « Welche Lehre für Diederich! » (Mann, 1996, p. 223) ; le pouvoir l'emporte sur les forces qui cherchent prétendument à le renverser et le jeune homme en tire une leçon directement fondée sur l'expérience de la vie. Encore une fois, il faut souligner que cela correspond au processus défini par Dilthey comme typique de tout Bildungsroman. Dans ce cadre, il est impossible de ne pas mentionner la longue discussion entre Diederich et Buck père, pendant l'entracte de Die heimliche Gräfin (Mann, 1996, p. 299 et alii). La confrontation larvée entre les deux hommes est déterminante ; cela est confirmé par une phrase que le vieillard adresse au jeune homme : « Sie suchen und haben sich noch nicht gefunden. » (Mann, 1996, p. 299) (Rappelons en passant que la médiocre pièce de Mme von Wulckow est une évidente parodie d'une pièce de Goethe. Le rapprochement avec le maître du Bildungsroman n'est évidemment pas fortuit à ce moment précis de l'intrigue.). Buck met ainsi en avant le fait que Diederich se trouve bel et bien dans une situation d'apprentissage. En outre, il faut noter que cette scène montre Diederich à la croisée des chemins : il est en train de « basculer » définitivement du côté du pouvoir et des puissants du moment ; la prochaine scène importante le montre chez les von Wulckow (Mann, 1996, p. 327 et alii). Buck prend, dès lors, l'apparence d'un éducateur, il est une figure de maître tentant de guider un élève - en l'occurrence un élève bien peu sensible à ses leçons ! Si le roman Der Untertan ne peut être interprété totalement comme un Bildungsroman, pour les raisons qui viennent d'être invoquées, il est donc pourtant facile de montrer qu'Heinrich Mann a placé son roman satirique sur l'ère wilhelmienne dans la continuité directe de ce type de roman. En fait, Der Untertan peut finalement être interprété comme une sorte de négation du Bildungsroman classique, parce que la société et les idéaux des personnages principaux prennent le contre-pied de ceux qui sous-tendent le roman goethéen. Mais sur le plan structurel, Der Untertan peut tout à fait être considéré comme une reprise du schéma d'un roman d'éducation traditionnel. Le fait d'être une négation ou une parodie satirique d'un Bildungsroman place ce roman dans la lignée du genre, ex negativo. Dans son étude du roman d'Heinrich Mann, Wolfgang Emmerich parle d'un « retournement » du Bildungsroman (Emmerich, 1980, p. 55 et 60). En effet, le lecteur assiste, dans Der Untertan, à un processus qui reprend, en le niant complètement, le schéma du Bildungsroman : il y est bien question d'une relation entre individu et société, mais il ne s'agit plus de l'épanouissement harmonieux de l'un grâce à l'autre et pour le plus grand bien des deux. Au contraire, Diederich n'est pas amené à développer son individualité, c'est-à-dire son originalité profonde et à en apporter les fruits au groupe auquel il s'intègre : la finalité de son mouvement vers la société consiste à s'intégrer pour se fondre dans le conformisme ambiant. L'idée même d'autonomie de l'individu, qui est un des principes du Bildungsroman est niée par les efforts de Diederich.
La critique adressée à la société wilhelmienne
Dès lors, la stratégie narrative d'Heinrich Mann semble claire. Le romancier reprend volontairement et très nettement le schéma narratif du Bildungsroman, les allusions à ce genre romanesque étant trop nombreuses et précises pour n'être que fortuites. En réalité, cette reprise de ce modèle esthétique est l'expression d'une stratégie consciente de Mann, qui utilise le décalage entre son roman, ainsi que le monde qu'il y met en scène, avec le roman de formation allemand hérité de la fin du XVIIIe siècle. Il apparaît donc que le schéma du Bildungsroman, même s'il est volontairement vidé de son contenu, reste en partie présent dans Der Untertan, à des fins de démonstration : Heinrich Mann se sert de cette inadéquation entre l'ancien schéma narratif et la société qu'il dépeint, pour mettre en évidence la réalité de l'ère wilhelmienne. Il est ainsi possible d'affirmer que l'allusion au Bildungsroman participe de la stratégie satirique de l'auteur, au même titre que son utilisation du topos théâtral nietzschéen, par exemple. Son but consiste alors à mettre en relief de cette façon une critique sociale très directe adressée à l'ère wilhelmienne. En effet, cette époque rend impossible toute éducation au sens qui a été défini précédemment : l'idée même de Bildung n'a plus de valeur dans cet univers entièrement dominé par l'argent et la réussite individuelle au détriment du bien commun. On insistera donc surtout sur le fait que la société a changé et qu'elle ne rend plus possible les mêmes œuvres et, partant, les mêmes genres romanesques. C'est bien la présence d'un idéal social porté par la bourgeoisie du XIXe siècle qui fait défaut en 1914. Cette bourgeoisie, présente, aux côtés d'une certaine noblesse idéale, est un des fondements du genre du Bildungsroman, dans la mesure où c'est la représentation des idéaux esthétiques et philosophiques de cette classe sociale alors en pleine ascension, qui prévaut : mise en avant du mérite et de la culture individuels, volonté de promouvoir l'épanouissement personnel au sein d'une société ouverte - contrairement à celle de l'Ancien Régime. Cet idéal de société, qui sous-tend plus ou moins clairement, selon les cas, le genre du Bildungsroman, est vraiment absent de Der Untertan et c'est même là que réside un point essentiel de la critique faite par Heinrich Mann à l'encontre de la société wilhelmienne : elle n'est plus à même de proposer des idéaux, elle ne livre plus les moyens aux hommes d'être conformes aux modèles du Bildungsroman. Il l'écrit très clairement lorsqu'il énonce les intentions qui ont présidé à la naissance de son roman :
« Ich möchte Helden hinstellen, wirkliche Helden, also generöse, helle und menschenliebende Menschen, als Gegensatz zu dem menschenfeindlichen, der Reaktion ergebenen Geschlecht von heute. » (Mann, 1971, p. 125)
La bourgeoisie qui est représentée dans ce roman n'est plus portée par des valeurs d'humanité et de progrès social et individuel. Chacun des membres de cette classe n'est préoccupé, dans Der Untertan, que de son propre devenir. Diederich n'a pas pour ambition de s'intégrer à un tout perçu comme organique, qui lui permettrait de laisser s'épanouir harmonieusement ses qualités intrinsèques et de participer, par là même, au progrès de cette communauté sociale. Bien sûr, le « sujet » n'aspire à rien d'autre qu'à s'intégrer, nous venons de le voir : mais il ne s'agit pas, dans sa perspective, d'un enrichissement culturel mutuel, tout au plus d'un enrichissement au sens bassement matériel du terme. Car la nouvelle bourgeoisie qui détient le pouvoir dans cette société est obnubilée par l'argent et le gain : l'épisode au cours duquel Diederich fait jouer ses relations pour racheter l'usine concurrente est extrêmement parlant de ce point de vue (Mann, 1996, p. 424-428). Il montre la réalité et les aspirations de cette nouvelle bourgeoisie, bien éloignée des idéaux de la société présentée dans Wilhelm Meisters Lehrjahre. La fin du roman d'Heinrich Mann met ainsi en scène l'ascension sociale de Diederich, sa fortune et son sens des affaires ; ses valeurs sont bien réelles et efficaces, mais elles ne correspondent plus à celles de la génération précédente, comme le montre l'exemple de la famille Buck. Une scène très importante montre les valeurs de Buck père. Lors de la première longue conversation qu'il a avec Diederich, le vieil homme développe devant le « sujet » en devenir des thèses politiques qui dénoncent l'absence de volonté commune pour le bien commun et qui tendent vers un idéal démocratique :
« ... das einige Deutsche Reich.-Wir haben es nicht, sagte der alte Buck [...]. Denn wir müssten, um unsere Einigkeit zu beweisen, einem eigenen Willen folgen können; und können wir's? Ihr wähnt euch einig, weil die Pest der Knechtschaft sich verallgemeinert! Das hat Herwegh, ein Überlebender wie ich im Frühjahr einundsiebzig den Siegestrunkenen zugerufen. » (Mann, 1996, p. 118-119).
Plus loin, il ajoute :
« Wir sahen [1848] nicht, dass [das deutsche Volk], ohne politische Bildung, deren es weniger hat als alle anderen, bestimmt sei, nach seinem Aufschwung den Mächten der Vergangenheit anheimzufallen. » (Mann, 1996, ibid.).
Le plus important n'est ici sans doute pas le fait que Buck reprenne dans le roman des idées qu'Heinrich Mann a déjà exprimées dans son essai Geist und Tat en 1910. Il est sans doute plus essentiel de relever que le mot « Bildung » apparaît ici - une des rares occurrences du terme dans Der Untertan - et qu'il est donc possible d'interpréter l'ensemble de la scène comme une allusion au genre du roman de formation, qui devient, dans les propos de Buck, un idéal social et non plus seulement littéraire. 1848 est le symbole d'une époque où le terme de Bildung avait encore une signification, était encore un idéal individuel et - ici - collectif. En 1890, ces idéaux ne sont plus d'actualité. La société wilhelmienne ne possède pas les qualités nécessaires à mettre en place l'épanouissement des individus et, partant, de la collectivité, comprise comme somme de tels individus. Il est intéressant de relever, à la fin du long exposé de Buck, cette interdépendance entre formation de la personne et apparence de la société entière.
« Als ich damals, besiegt und verraten, hier oben [...] auf den Soldaten des Königs wartete, da war ich, groß oder gering, ein Mensch, der selbst am Ideal schuf: einer aus vielen, aber ein Mensch. Wo sind sie heute? » (Mann, 1996, p. 119).
C'est en lisant de tels propos qu'il est possible d'affirmer que Buck père, le héros de 1848, avec tout ce que cela implique quant à sa conception de la société et ses valeurs morales, aurait pu être, dans sa jeunesse, un héros de Bildungsroman, un personnage en quête de soi-même au sein d'une société harmonieuse et qui se serait - qui s'est, d'ailleurs - accompli en s'intégrant et en cherchant le bien de tous. Cette accession à l'humanité, à un niveau supérieur de l'humain, correspond parfaitement à l'idéal humain présenté dans le Bildungsroman et cela permet de voir dans Der Untertan, plus qu'une simple négation du genre, une image en négatif ; le Bildungsroman est présent dans l'œuvre de Mann, mais brille par son absence. Là réside l'essentiel du message d'Heinrich Mann : le temps qui pouvait donner naissance à de tels romans est désormais révolu ; la mort du chef de la famille Buck, à la fin du roman, est on ne peut plus symbolique de ce changement de paradigme (Mann, 1996, p. 475-476). Ce changement est confirmé par la reprise parodique de la pièce de Goethe Die natürliche Tochter dans Die heimliche Gräfin. La signification de cette allusion repose sans doute en grande partie sur le modèle social qui est proposé dans la tragédie de Goethe et le drame de Mme von Wulckow : le message de Goethe est de souligner la possibilité, au-delà du renoncement qui est au centre de la pièce, d'une certaine mixité sociale (la fille cachée du prince accepte un mariage hors de sa classe et s'en satisfait finalement). Comme dans le Bildungsroman goethéen, on nous montre donc à l'œuvre un modèle social relativement progressif - pour l'époque, du moins : la bourgeoisie se voit offrir une ascension, et elle fait figure de groupe social dominant, dont les valeurs sont reconnues : travail, mérite individuel et Bildung. Rien de tel dans la mauvaise pièce de Mme von Wulckow, où le modèle social proposé est très réactionnaire et où la noblesse reste close et se refuse aux influences extérieures. Conformément à la société wilhelmienne qui est caricaturée dans Der Untertan, la bourgeoisie n'est plus le groupe dominant, elle est inféodée à une noblesse rétrograde et son seul souhait est de « singer » cette noblesse dans ce qu'elle a de plus factice, à savoir ses manières d'un autre temps, ces « leere Formen » que Diederich apprend à imiter lors de son passage chez les Neuteutonen (Mann, 1996, p. 35).
Au contraire de ce retour à une féodalité moyenâgeuse, Buck père représente quant à lui un autre passé, présenté comme mythique. Sa proximité philosophique avec ces idéaux passés est soulignée par la présence allusive et marginale de la franc-maçonnerie. A plusieurs reprises dans le roman, il est fait allusion à ce qui est présenté comme une confrérie mystérieuse, que Diederich méprise et ne comprend pas (Mann, 1996, p. 136). Ce groupe d'hommes rappelle alors - éventuellement - la présence de la Turmgesellschaft, que Wilhelm Meister perçoit, d'abord, au cours de sa formation comme également énigmatique. Le héros goethéen est pris en charge par cette société, qui le guide dans sa formation en lui inculquant ses principes d'éducation et de société ; le personnage de Mann est étranger à un tel modèle de formation et se choisit d'autres modèles.
Quel modèle narratif pour « Der Untertan » ?
Assez rapidement, on s'aperçoit donc que Der Untertan est directement placé par son auteur dans la filiation esthétique et culturelle du genre du roman de formation. Heinrich Mann compose une œuvre qui renverse le schéma classique du Bildungsroman, ce qui est désormais évident : il glisse un certain nombre d'allusions qui, toutes, vont dans la même direction d'une reprise parodique du schéma narratif traditionnel du Bildungsroman. En d'autres termes, Diederich est indubitablement dans un schéma d'apprentissage négatif et son évolution, bien réelle, est régressive. Ainsi est-il possible d'interpréter les mentions récurrentes de l'infantilité du héros : (« Märchengrauen » (Mann, 1996, p. 89) ; épisode du Noël triste, où Diederich, seul, est consolé par sa mère, comme lorsqu'il était enfant et qu'il se complaît à être dans un état psychologique régressif (Mann, 1996, p. 184-185) ; peur comme lorsqu'il était enfant (Mann, 1996, p. 256)). A y regarder de plus près, le lecteur ne peut en outre qu'être frappé par l'insistance avec laquelle l'auteur souligne l'absence de progrès de son héros. Diederich vit un apprentissage, il est en formation personnelle, et il est important de remarquer que son évolution est réelle ; il change et développe peu à peu sa personnalité, qui est abjecte. Mais il s'agit d'une évolution paradoxale, dans la mesure où elle ne correspond pas à une progression individuelle. Cette possibilité de progrès est même niée dès les premières pages du roman : « [Die Mutter] verdarb das Kind fürs Leben » (Mann, 1996, p. 11). Le roman n'est donc pas le récit d'un épanouissement personnel mais celui d'une évolution problématique. Comme on peut aisément le montrer, celle-ci donne l'impression d'être une stagnation : les deux discours que Diederich tient face à ses ouvriers (Mann, 1996, p. 106 et p. 433) sont identiques et mettent en valeur la même idée : « einer muss der Herr sein ». Or l'évolution du héros est pourtant indiscutable ; ce qui change en fait, c'est le regard que les autres portent sur Diederich lequel, lui, ne change pas. – Sa place dans la société de Netzig est finalement le seul élément évolutif du roman, ce qui nous conduit à nous interroger sur le modèle narratif dominant dans Der Untertan : le Bildungsroman est bien présent, le schéma du roman de formation est repris mais vidé de son contenu. Mann ne se contente pas, en réalité, de ce seul modèle et le double d'un autre : l'histoire de Diederich est celle d'une ascention sociale, c'est le destin d'un parvenu. L'originalité du roman est, du point de vue de l'histoire littéraire, de reprendre et de mêler au moins deux schémas et deux genres connus : le Bildungsroman - dont la reprise sert à mettre en évidence, à articuler la critique que l'auteur adresse à la société de son temps - et celui du roman de parvenu, dont un des modèles est pour Heinrich Mann, le Bel-Ami de Maupassant. Il a en effet déjà repris ce modèle dans son premier roman officiel Im Schlaraffenland (1900). La comparaison entre ce dernier et Der Untertan met en évidence une parenté indéniable ; les deux œuvres ont en effet en commun de mettre en scène l'ascension inquiétante d'un personnage médiocre, dont la réussite, le succès sont les seules valeurs. Tel est bien le cas de Diederich, dont on nous dit qu'il éprouve du respect pour sa sœur Magda, car elle connaît le succès sur le plan social - elle parvient à séduire un beau parti et se faire épouser (« er behandelte Magda mit Achtung, denn sie hatte Erfolg gehabt. », Mann, 1996, p. 284). Ce « respect », qu'il se refuse à lui-même (cf. la présentation de son enfance, Mann, 1996, p. 11) et qu'il n'accordera jamais non plus à sa mère qui lui ressemble trop, est finalement le seul sentiment durable dont sera capable ce héros obnubilé par l'argent et sa propre ascension. La grande différence avec Im Schlaraffenland consiste dans l'absence de chute finale. Dans le roman de 1900, le héros connaît une désillusion qui peut être en partie interprétée comme une touche d'optimisme de la part d'un romancier qui a foi dans les forces positives qui peuvent animer la société qu'il dépeint : le parvenu a usurpé sa place, a pris des risques et doit céder le pas à son successeur. Tel n'est pas le cas dans Bel-Ami, ni dans Der Untertan, qui s'achève, comme on le sait, sur le triomphe de Diederich. C'est cette absence notable de chute qui exprime le mieux le pessimisme de l'auteur ; sans doute davantage que la reprise négative du schéma du Bildungsroman et la mise en scène de l'incompatibilité entre le schéma narratif d'un tel type de roman avec la société wilhelmienne. Au moment de conclure sur ce point, il est possible d'affirmer que Der Untertan se place indubitablement dans la tradition du roman de formation : les allusions à ce genre romanesque sont incontournables, au point que la reprise de ce schéma narratif doit être interprétée comme l'expression d'une stratégie de Mann. Cependant, le schéma du Bildungsroman n'est pas le seul à structurer son roman sur l'Allemagne de 1890, qui présente en fait un double visage. Les deux premiers chapitres sont entièrement placés sous le signe du roman d'éducation. Le résumé de l'enfance et des « années d'apprentissage » de Diederich Heßling participe de la satire sociale que nous propose Mann en montrant une société en décalage avec celle qui a rendu possible le Bildungsroman. A partir du chapitre trois, une fois que le héros a rompu avec Agnes, un autre type de roman commence, un roman qui reprend le schéma du roman de parvenu. Il est encore question, épisodiquement, alors, d'éducation (par exemple, Mann, 1996, p. 233, 299, 400), mais le modèle narratif a changé. Les allusions à l'apprentissage de Diederich ne font que nier la possibilité d'un quelconque progrès de sa part, et à souligner l'absence d'une telle avancée sur le plan humain. En revanche, son avancée sur le plan social est quant à elle d'autant plus évidente. C'est cette dichotomie et cet écart grandissant entre les deux modèles narratifs juxtaposés qui fait l'originalité du roman Der Untertan.
Bibliographie (ouvrages et études cités)
Dilthey, Wilhelm, Das Erlebnis in die Dichtung, in : Zur Geschichte des deutschen Bildungsromans, Wege der Forschung 640, hrsg. von Rolf Selbmann, Darmstadt : Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1988.
Emmerich, Wolfgang, Heinrich Mann, Der Untertan, München : Fink UTB 974, 1980.
Goethe, Johann Wolfgang, Wilhelm Meisters Lehrjahre, in : Werke, Hamburger Ausgabe, hrsg. von E. Trunz, München : dtv, 1998. Heinrich Mann 1871-1950, Werk und Leben in Dokumenten und Bildern, Berlin : Aufbau, 1971.
Mann, Heinrich, Der Untertan, Frankfurt a.M. : Fischer Taschenbuch 13640, 1996.
Mann, Thomas, Der autobiographische Roman, in : Gesammelte Werke, Bd. XI, Frankfurt a.M.: Fischer, 1960.
Pour citer cette ressource :
Frédéric Teinturier, "Der Untertan" d’Heinrich Mann et la tradition du "Bildungsroman" : éléments de réflexion, La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), février 2009. Consulté le 22/11/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/allemand/litterature/mouvements-et-genres-litteraires/tournant-du-xxe/der-untertan-d-heinrich-mann-et-la-tradition-du-bildungsroman-elements-de-reflexion