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Agnes Göppel, héroïne romantique, inadaptée à "la dureté des temps"

Par Aline Le Berre : Professeur de Langue et Littérature - Université de Limoges
Publié par MDURAN02 le 29/01/2009

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Aline Le Berre se penche sur le rôle d’Agnes Göppel, amante malheureuse, repoussée par Diederich dans Der Untertan d’Heinrich Mann. S’appuyant sur plusieurs modèles littéraires (Fontane, Stendhal, Flaubert), Heinrich Mann oppose les aspirations romantiques d’Agnes, son caractère introverti, contemplatif et soumis, au tempérament petit-bourgeois, grégaire et matérialiste de Diederich, dont la double personnalité se dessine en surimpression. Agnes s’avère cependant un personnage plus complexe qu’il n’y paraît, à la fois « femme fragile » mais aussi femme autonome qui finit par s’insérer dans la société bourgeoise. Agnes Göppel wird im Roman der Untertan von Heinrich Mann von Diederich abgestoßen. Heinrich Mann stützt sich auf mehrere Vorlagen (Fontane, Stendhal, Flaubert) und setzt das romantische Temperament Agnes’, ihre zurückhaltende, passive und unterworfene Haltung, dem kleinbürgerlichen, ehrgeizigen und der Masse unterworfenen Charakter Diederichs, der eine sehr ambivalente Persönlichkeit ist.

Introduction

Agnes Göppel constitue une figure à part dans le roman. D'abord, elle échappe au traitement grotesque dont font l'objet la plupart des personnages. En outre, elle n'apparaît qu'au début de l'oeuvre. Le chapitre deux lui est presque entièrement consacré, et pourrait être détaché du reste pour constituer une nouvelle. Après cet épisode dense et émouvant, elle ne reparaît plus dans l'intrigue. Diederich, tout à son ascension sociale, l'a rayée de son existence. Il se souvient d'elle uniquement lorsque sa soeur est séduite par un officier noble, le lieutenant von Brietzen, et partage le même sort de femme bafouée et abandonnée. Pris de vague à l'âme, il s'informe de son devenir: « Sie war verheiratet und leidlich gesund. Das erleichterte ihn, aber irgendwie enttäuschte es ihn auch. » (p. 402). Il est déçu dans sa vanité masculine qu'elle ne soit pas morte à cause de lui. Effectivement, un tel retour à la normalité d'une existence ordinaire ne correspond pas au destin romantique que l'écrivain semblait vouloir assigner à son héroïne. Il le dédramatise, en le privant de tragique. Peut-on dire, dans ces conditions, qu'Agnes est une figure romantique ? Ou alors n'est-elle qu'une jeune fille naïve et exaltée ? Est-il, en outre, concevable que Heinrich Mann, écrivain influencé par le naturalisme, spécialiste du grotesque, se réclame du romantisme ? On peut se demander pourquoi il a introduit dans son récit un tel personnage, en complète opposition avec son héros, pourquoi il a imaginé une histoire d'amour entre deux êtres aussi dissemblables, quelle fonction il attribue à Agnes Göppel au milieu de cette histoire d'un carriériste singeant l'empereur Guillaume II.  

I. Agnes, un caractère romantique

André Banuls souligne qu'à l'âge de vingt et un ans, Heinrich Mann avait publié dans une revue littéraire un article intitulé Neue Romantik, et qu'il éprouvait une aversion pour « la sécheresse des 'documents humains' », en particulier pour l'oeuvre de Gerhardt Hauptmann (Banuls, 1976, p. 19). Heinrich Mann, subissant l'influence de Bourget, est fasciné par le thème de la décadence : « Sein Jugendwerk bietet eine Galerie von Neurotikern, erschöpften jungen Damen, entnervten Jünglingen ('Lazarett-Poesie' hätte der alte Goethe auch die neue Romantik nennen können). » (p. 21). On peut donc considérer que le personnage d'Agnes s'insère dans cette perspective néo-romantique.

1. L'inadaptation

Agnes présente de nombreux traits romantiques et en particulier une incapacité à s'adapter au monde moderne. C'est le principal grief de Diederich à son égard, le motif profond de sa rupture : « Und ein Mädel wie Agnes, die gerade so verrückt war wie seine Mutter, würde ihn ganz untauglich gemacht haben für diese harte Zeit. » (p. 100). Le concept d'adaptation est associé à celui d'évolutionnisme. Diederich se place dans une optique darwinienne de lutte pour la vie et de sélection naturelle où, seul, le plus fort survit. Il privilégie le biologique par rapport à l'affectif. Pur produit d'une Allemagne wilhelminienne industrialisée et en pleine expansion, il tient essentiellement à se conformer à l'air du temps, à être dans la norme, en l'occurrence à refléter dans sa personne l'esprit de conquête et de domination qui anime le pays. Dans un tel contexte, Agnes fait figure de fardeau. Elle n 'appartient pas au camp des gagneurs. Diederich l'a identifiée comme une faible, précisément parce qu'elle ressemble à sa mère. Or celle-ci se trouvait dans une position de sujétion par rapport à son père, et incarnait aux yeux de son fils une créature dominée.

Cependant, le romantisme réhabilite précisément le faible, l'asocial, le malchanceux, car il discerne dans cette marginalité un signe de sensibilité, d'élection, et même de génie. La conception d'un artiste élu, visité par l'inspiration, capable de voir au-delà des apparences, de comprendre le langage de la nature et des forces obscures, conduit à une surévaluation de l'individu hors norme et à un rejet du bourgeois, qualifié de philistin, en raison de son conformiste. A des yeux romantiques, c'est un mérite de choquer et de déplaire à la masse. Le héros romantique fait preuve de gaucherie et d'incompétence, quand il se trouve dans un groupe humain, et s'attire quolibets et mépris. Le prototype en est l'étudiant Anselme qui, dans Le vase d'or de Hoffmann, commence par renverser le panier rempli de pommes et de gâteaux d'une vieille femme, s'attirant alors la vindicte de toutes les commères en train de vendre leur marchandise, et qui par la suite, constate qu'il ne trouve jamais la fève dans la galette des rois et que sa tartine tombe toujours sur la face beurrée. Par-delà le caractère comique de ces plaintes, se profile le signe distinctif de la nature romantique : l'infortune, révélatrice d'un élan vers l'idéal et le rêve, ce qui entraîne une incapacité à s'accommoder à la vie pratique.

La peur du groupe

Agnes correspond à ce portrait type, encore qu'à la différence d'Anselme, il n'y ait pas chez elle de traits prêtant à rire. Son inadaptation est source de souffrance. Si elle apparaît d'abord sur un mode mineur, lorsqu'elle ne sait pas se faire obéir de la servante, qui n'apporte pas la crème (cf. p. 22), elle se manifeste aussi sous des aspects plus graves : sa condition d'orpheline privée de l'affection d'une mère, et ultérieurement sa situation de femme humiliée et délaissée par son amant. En outre, elle est tourmentée de pressentiments funestes, dus à sa santé fragile : « Ich werde wohl auch nicht lange leben. » (p. 20). Aussi connaît-elle l'isolement caractéristique de l'âme romantique. La gaieté d'autrui lui fait peur : « Ich habe mich immer gefürchtet, wenn die Leute recht hochgemut und lustig waren. » (p. 90). Elle ne sait pas participer à l'allégresse collective, car cette allégresse grossière froisse sa nature sensitive. Elle est réfractaire au groupe quel qu'il soit. De même, fillette, elle ne parvenait à se maintenir au diapason de ses amies : « Bei meinen Freundinnen früher war es mir oft, als könnte ich mit ihnen nicht Schritt halten. » (p. 90). Cette incapacité à s'intégrer dans une collectivité est l'indice d'une personnalité trop fine et évoluée pour pouvoir participer aux divertissements du commun. Le monde de la politique également lui est étranger. Lorsque Diederich se vante d'avoir rencontré l'empereur, elle tombe des nues : « 'Dem Kaiser?' fragte sie, wie aus einer anderen Welt. » (p. 65). Cet « autre monde » est celui de ses rêveries.

Ainsi, elle se situe aux antipodes de Diederich, présenté comme « l'homme du troupeau » par excellence. Si elle ressent une aversion insurmontable à s'immerger dans la masse, Diederich en éprouve une profonde volupté, comme le prouve son passage dans la corporation étudiante : « Er selbst war nur ein Mensch, also nichts; jedes Recht, sein ganzes Ansehen und Gewicht kamen ihm von ihr. » (p. 39). Il n'a aucune peine à renoncer à son individualité, pour se plier aux coutumes infantilisantes de l'association, tel que le rituel de la consommation de bière, car sa personnalité est pauvre et superficielle : « Ihm war, wenn es spät ward, als schwitze er mit ihnen allen aus demselben Körper. Er war untergegangen in der Korporation, die für ihn dachte und wollte. » (p. 32). Selon Annette Bühler-Dietrich, Heinrich Mann, s'inspire des thèses de Gustave Le Bon, dont l'ouvrage Psychologie des Foules, paru en 1895, a été traduit en allemand en 1908 : « Le Bons Massenpsychologie fasst die Masse als Körper, in dem die Einzelnen wie zusammengehörige Zellen agieren. [...] Als Körper ist die Masse nicht die Summe ihrer Einzelglieder, sondern ein neues Geschöpf, das auf dem Gefühl, nicht dem Intellekt gründet. » (Bühler-Dietrich, 2006, p. 100). Cette immersion dans l'association étudiante permet à Diederich d'évacuer la peur générée en lui par le sentiment de sa faiblesse, mais en même temps elle provoque sa dépersonnalisation et sa déshumanisation.

A travers Agnes et Diederich, Heinrich Mann oppose le tempérament romantique, introverti et contemplatif, à celui du petit-bourgeois, grégaire et borné. Cette dualité, soulignée par les romantiques, a été reprise par la littérature réaliste et se situe au coeur de la nouvelle de Thomas Mann, Tonio Kröger, qui sépare l'humanité en bruns et en blonds. Tonio, brun, mal vu de ses enseignants, nature poétique, éprouve une âpre nostalgie pour l'existence de Hans Hansen, l'écolier blond aux yeux bleus, sociable, extraverti et apprécié de tous : « Wer so blaue Augen hätte, dachte er, und so in Ordnung und glücklicher Gemeinschaft mit aller Welt lebte wie du! » (Thomas Mann, 1993, p. 22). Tonio admire la capacité d'intégration de Hans, bien que cette faculté aille de pair avec un esprit superficiel.

Cette thématique des yeux bleus se retrouve dans Der Untertan. Mais, à la différence de Tonio, Agnes éprouve de l'aversion pour les yeux bleus. Ceux de sa poupée, « fixes et durs », qui lui disent : « Deine Mutter ist tot, jetzt werden dich alle so ansehen wie ich » (p. 90), lui inspirent de la frayeur. Chez les êtres humains, et également chez Diederich, elle retrouve cette expression insensible : « Alle haben solche Augen, und manchmal [...] sogar du. » (p. 91). Elle est glacée par ce regard qui reflète l'inhumanité, le vide intérieur et induit une confusion entre le vivant et l'inanimé. Les hommes sont si dépourvus de coeur qu'ils se mettent à ressembler à des automates. Ce motif se situe au coeur du célèbre conte de Hoffmann, Der Sandmann, dont le héros Natahanael ne s'aperçoit pas qu'il est épris d'une poupée articulée, Olimpia. Agnes, elle aussi, est éprise d'un être qui a toutes les caractéristiques d'un pantin, mais que son imagination pare de qualités illusoires.

La fuite dans le rêve

Agnes recherche dans l'art une compensation à une réalité décevante. Elle aime se rendre à des concerts, ce que Diederich ne comprend pas : « So viel Geld, um einen zu sehen, der Musik machte! » (p. 23). Elle visite également les expositions de peinture : « Agnes liebte es, vor einem Bild, das ihr gefiel, einer sanften, festtägigen Landschaft aus schöneren Ländern, lange stehenzubleiben, mit halbgeschlossenen Augen, und Träume auszutauschen mit Diederich. » (p. 77). Elle imagine qu'elle part avec Diederich vivre dans une contrée isolée : « Drüben am Berg, der weiße Punkt, du weißt schon, es ist unser Haus, dahin fahren wir. » (p. 77). Cette approche de la peinture trahit son manque de formation artistique. Elle est même puérile. La peinture n'est pour elle qu'un prétexte pour s'évader du quotidien.

D'emblée, Heinrich Mann souligne combien elle diffère de son entourage petit bourgeois. Alors que son père est un fabriquant de cellulose, elle semble étrangère au milieu du négoce. Son apparence déjà la met à part. Elle frappe Diederich par sa beauté et son élégance, même si elle lui inspire de la répulsion : « Sie ist widerlich weich. » (p. 20) ; « Die Lippen waren zu schmal, das ganze Gesicht zu schmal. 'Wenn sie nicht so viel braunrotes Haar über der Stirn hätte, und dazu den weißen Teint...' » (p. 21). Ces traits, qui, selon Ariane Martin, correspondent au type de la « femme fragile », traduisent une délicatesse excessive, reflet d'une certaine dégénérescence que Diederich, par conformisme et culte de la force, méprise tout en étant secrètement attiré par elle : « Sie [...] scheint lungenkrank zu sein: 'Agnes hustete'. Da kann es nicht verwundern, daß ihr auch das weltabgewandte Wesen des hinfälligen Frauenbildes nicht fehlt. [...] Kein Zweifel, Agnes Göppel, die Tochter eines aus Netzig stammenden Berliner Zellulosefabrikanten, ist eine Femme fragile, auch wenn sich ihre Todesahnungen nicht erfüllen. » (Ariane Martin, 1996, p. 75). Agnes rappelle les héroïnes poitrinaires, qui hantent la littérature du XIXe siècle.

Heinrich Mann lui confère un aspect romantique et décadent, en soulignant la finesse de sa peau, sa douceur, et en associant la couleur blanche, symbole de pureté, et la couleur rouge, symbole de vie et de passion. Il fait d'Agnes une figure de conte de fées, qui rappelle Blanche-Neige, même si ses cheveux ne sont pas noirs. Il insiste sur sa minceur : celle du visage, des lèvres, mais aussi de la silhouette : « Das junge Mädchen war schlanker und größer als sie alle. » (p. 21). Elle tranche sur son entourage, qu'elle domine par la taille mais aussi par la personnalité. Ces caractéristiques physiques reflètent une nature spiritualisée, quelque peu maladive en contraste avec l'embonpoint que Diederich acquerra après son passage dans la corporation Neo-Teutonia et surtout avec les formes généreuses de Guste Daimchen : « Guste freilich zeichnete sich durch eine handliche Breite aus. [...] Von hinten war sie außerordentlich rund und wackelte. » (p. 135). Cette épaisseur indique une bonne assise et intégration dans la vie. Guste, incarnation de la vulgarité et de la solidité bourgeoises, est l'exacte antithèse d'Agnes, créature irréelle et éthérée. Le dandinement de l'une s'oppose à la démarche aérienne de l'autre. A travers ces deux femmes, Heinrich Mann illustre une polarité matérialisme/idéalisme. Guste exerce une attirance érotique sur Diederich, alors qu'Agnes l'intimide par sa distinction, lorsqu'il la voit pour la première fois.

2. Une héroïne fontanienne

Agnes Göppel est conçue sur le modèle des héroïnes de Theodor Fontane avec lesquelles elle possède bien des points communs. Heinrich Mann a toujours professé une grande admiration pour Fontane et Stendhal. Selon Klaus Schröter, « Fontane et Stendhal sont les deux noms, qui reviennent le plus souvent dans les lettres du vieil Heinrich Mann. » (Schröter, 1971, p. 38). Au physique, Agnes présente certaines similitudes avec Hilde, l'héroïne d'Ellernklipp, issue d'une liaison entre une villageoise et un jeune châtelain. Hilde possède des cheveux roux clairs et une distinction qui la différencient du reste de la population.

Agnes rappelle aussi Effi Briest, jeune femme sensible et imaginative, confrontée à un époux carriériste, Innstetten, qui ne la comprend pas. Le critique Pierre Bange parle de la « nature elfique » d'Effi Briest qui, en raison de sa maladie de poitrine, recherche l'air pur (Bange, 1974, p. 192). On pourrait utiliser le même qualificatif pour Agnes. Lors de la partie de campagne organisée avec Diederich, elle respire librement et a une démarche ailée : « Agnes atmete frei auf, daß ihre Hemdbluse geschwellt ward. Schlank ging sie dahin, mit schmalen Hüften und dem blauen Schleier, der ihr nachwehte. » (p. 88). Ses hanches étroites n'ont rien à voir avec la taille épaisse de Guste. Heinrich Mann donne une image poétique de son héroïne, comme soulevée et exaltée par le bonheur et l'amour, avec son voile bleu, couleur de ciel et d'idéal. Cette partie de campagne est d'ailleurs très fortement inspirée par un épisode analogue entre Botho von Rienäcker und Lene Nimptsch, les héros de Irrungen Wirrungen, qui organisent une excursion dans les environs de Berlin, et entreprennent une promenade en barque : « Hier wie dort ein Moment persönlicher Selbstverwirklichung, einer Ahnung von Freiheit von bourgeoisen Gesellschaftsnormen, ein Idyll, eingeschoben vor dem endgültigen Erliegen der Helden in der Klassengesellschaft. » (Schröter, 1971, p. 38). Chez Fontane comme chez Heinrich Mann, cet épisode marque à la fois le point culminant et la fin de la liaison amoureuse. Dans Irrungen Wirrungen, la partie de campagne, si bien commencée, est perturbée par l'arrivée des camarades officiers de Botho, accompagnés de leurs maîtresses, et se termine de façon décevante : « Ja, der Ausflug nach 'Hankels Ablage' von dem man sich so viel versprochen, und der auch wirklich so schön und glücklich begonnen hatte, war in seinem Ausgange nichts als eine Mischung von Verstimmung, Müdigkeit und Abspannung gewesen. » (Fontane, 1959, p. 165). Paradoxalement, le moment d'union parfaite entraîne également la mort de la relation, en raison de l'ambivalence eros/thanatos.

Pour le couple Diederich/Agnes, la partie de campagne revêt la même fonction. Elle constitue d'abord une parenthèse hors du temps, pendant laquelle Diederich, cessant d'être conditionné par la société et de se contrôler, laisse s'exprimer son moi refoulé : « Niemals waren sie so eins gewesen. Diederich fühlte: nun war es gut. Er war, mit Agnes zu leben, nicht edel genug gewesen, nicht gläubig, nicht tapfer genug. Jetzt hatte er sie eingeholt, nun war es gut. » (p. 92). Or, c'est à cet instant de la plus grande osmose que se produit un retour brutal à la réalité. Alors que le couple, enlacé au-dessus de l'eau, est sur le point de glisser de la barque, Diederich se ressaisit brutalement pour empêcher la chute.

Cette scène, où l'eau est associée à la femme et à son pouvoir de séduction, n'est pas uniquement inspirée de Fontane mais aussi de la célèbre ballade goethéenne Der Fischer, dans laquelle une nixe entraîne un pêcheur au fond de l'eau. Le vers de Goethe « Halb zog sie ihn, halb sank er hin » (Ballades de Goethe et de Schiller, 1944, p. 66) se retrouve sous une forme modifiée, en guise de clin d'oeil, dans le roman, avec l'interrogation : « Drängte sie ihn? Zog er sie? » (p. 92). L'écrivain reprend le verbe « ziehen », le rythme binaire de Goethe, et surtout, comme lui, il jette l'incertitude sur les responsabilités. Les deux amants sont l'objet d'un même envoûtement, d'une même attirance érotique qui les pousse à vouloir s'abîmer ensemble dans les flots pour atteindre le degré suprême de la fusion amoureuse. Comme Goethe, Heinrich Mann associe l'eau et la sensualité. Cependant, cet instant d'exaltation amoureuse se termine abruptement. A la fusion mystique succèdent la méfiance et la rupture : « Sein Blick traf sie so mißtrauisch und hart, daß sie zusammenfuhr. » (p. 92). La thématique du regard glacé et inhumain, qui implique l'hostilité et la rupture, resurgit ici. Agnes, assimilée aux créatures élémentaires, incarne une nature que Diederich fuit, car en lui l'artifice prédomine.

Cet épisode est assez étrange. On ne sait qui entraîne qui. On peut se demander si Heinrich Mann ne veut pas montrer la cruauté de l'amour. Si Agnes désire une mort en commun qui les réunirait à tout jamais, rejoignant ainsi la grande tradition amoureuse des couples mythiques, Roméo et Juliette, Tristan et Iseult, c'est parce qu'elle a mesuré les limites affectives de l'homme aimé, par désir d'éterniser un moment unique dont elle sait qu'il ne durera pas. Mourir avec Diederich est une façon de le « garder ». Ainsi se manifeste la dualité d'Agnes.

Elle est, en outre, victime d'une représentation exagérément romanesque de la vie, à laquelle elle tente de se conformer. La mort en couple au bord de l'eau constitue un grand motif romantique. Kleist l'a réalisée, ne l'oublions pas, en se suicidant au bord du Wannsee avec Henriette Vogel. Agnes semble avoir abusé des visites de galeries de peintures comme Emma Bovary avait abusé des mauvais romans. Elle perçoit la réalité à travers le sentimentalisme facile de tableaux de second ordre. Quand elle se retrouve dans la barque avec son amant, elle croit vivre une scène vue en peinture : « Weißt du noch, jenes Bild? Und der See, auf dem wir schon einmal im Traum fuhren? » (p. 92). Elle ramène le vécu à des représentations artistiques factices. Son obsession de la mort relève du même mécanisme psychologique. Lorsqu'elle se donne pour la première fois à Diederich, elle est envahie d'un pressentiment funèbre : « Mir ist, als sollte ich heute nacht sterben. » (p. 70). Cette déclaration, qui n'est pas dénuée d'un certain pathos, reflète une approche romancée du réel. Agnes se projette dans l'image romantique qu'elle se fait d'elle-même. D'un autre côté, cette prémonition de la mort anticipe la fin misérable de cette liaison, et à ce titre, elle est plutôt indice de clairvoyance. Agnes est donc un personnage plus complexe qu'il n'y paraît. Elle mélange en elle des aspects « fleur bleue » de midinette et un pessimisme réel, résultant de l'intuition de la médiocrité ambiante.

Comme les héroïnes de Fontane, elle est en proie à un certain fatalisme. Elle pressent les menaces qui pèsent sur son amour. Lene Nimptsch déclare à Botho, à la fin de leur excursion : « Gestern, als wir über diese Wiese gingen und plauderten und ich dir den Strauß pflückte, das war unser letztes Glück und unsere letzte schöne Stunde. » (Fontane, 1959, p. 166). Agnes également constate : « Hab ich denn geglaubt, daß es dauern würde? Es mußte schlimm enden, weil es so schön war. » (p. 91). Elle ne se bat pas et ne s'impose pas, mais accepte les brimades infligées par son amant. Cette absence d'agressivité est le corollaire de sa difficulté d'intégration.

Heinrich Mann campe un être sans défense, comme l'indique son prénom: Agnes signifie agneau. Il n'est donc pas étonnant que la blancheur de son teint soit soulignée, une blancheur symbole de paix et de douceur. Elle subit des humiliations. Diederich l'oblige à rester cachée dans un réduit sans fenêtre pendant qu'il a une conversation dans sa chambre avec Wolfgang Buck. Son attitude, qui rappelle celle de Léon, incapable, par lâcheté, de se délivrer des importunités du pharmacien Homais pour aller rejoindre Emma Bovary, reflète sa faiblesse, sa passivité et sa désinvolture. Plus tard, quand il veut se débarrasser d'elle, il la laisse attendre devant son logement, dans « un rôle de mendiante » (cf. p. 94).

Mais agnos veut également dire en grec « pieux ». Effectivement, Agnes a un comportement de croyante, de mystique. Elle croit en l'amour et se sacrifie à cet absolu, au point de tout pardonner à celui qu'elle aime. C'est l'indice de sa faiblesse et de son inadaptation. Agnes affirme contre toute évidence que Diederich est bon. A l'inverse, Diederich est habité par la défiance. Lorsqu'elle pleure devant sa froideur, il la suspecte d'une ruse pour se faire épouser : « Nachträglich aber erschien ihm auch der Anfall als halbe Komödie und als eins der Mittel, die ihn endgültig einfangen sollten. » (p. 85). Diederich possède l'esprit négateur d'un Méphistophélès, un esprit destructeur qui tarit l'amour, car, vivant lui-même dans les apparences et la comédie, il est incapable de distinguer l'être du paraître, la sincérité de la feinte.

II. La relation d'Agnes avec Diederich

On peut s'étonner qu'une jeune fille aussi fine et distinguée s'éprenne d'un personnage aussi vulgaire et opportuniste.

1. Les raisons de l'amour d'Agnes pour Diederich

Heinrich Mann s'appuie sur des modèles littéraires. La première rencontre des deux amants s'inspire manifestement de la première rencontre entre Julien Sorel et de Madame de Rênal : « Mme de Rênal regardait les grosses larmes qui s'étaient arrêtées sur les joues si pâles d'abord et maintenant si roses de ce jeune paysan. » (Stendhal, 1970, p. 242). L'amour de Madame de Rênal s'éveille devant la jeunesse et l'émotivité de Julien, et passe par la pitié. Elle est touchée par sa maladresse et ses larmes, signes de sensibilité.

Or, Diederich se présente sous un jour semblable lorsqu'il paraît pour la première fois devant Agnes : « Diederich stand da, in seinem faltenreichen Gehrock, als magerer Kandidat, und war rosig überzogen. » (p. 18). Son pardessus froissé, sa maigreur, la couleur rose qui a envahi son visage, sa timidité de candidat à un examen sont autant de traits romantiques qui reflètent l'inexpérience, la jeunesse, et qui émeuvent Agnes. Il a un aspect désarmé et juvénile, qui le situe aux antipodes du bourgeois arrivé. Comme Julien chez Madame de Rênal, il suscite de la pitié chez la jeune fille qui pressent sa vulnérabilité. C'est ce qui explique qu'elle lui fasse des avances, sans se laisser rebuter par sa muflerie.

Diederich, comme Julien Sorel, n'a aucune expérience des femmes, et adopte une attitude défensive et grossière, pour cacher sa peur. Il réagit au trouble qu'il éprouve par la rudesse et la fuite. Il veut se persuader qu'Agnes n'est pas désirable, mais il a des gestes qui prouvent le contraire. Heinrich Mann suggère le combat que se livrent en lui le moi lucide et l'inconscient, en évoquant son monologue intérieur pendant son entretien avec la jeune fille : « Kokette Weiber sind etwas Gräßliches », « Diederich beschloß schweigend, diese Sentimentalität albern zu finden. » (p. 19). Ces réflexions lui sont dictées par des préjugés misogynes. Mais, l'attirance érotique qu'il ressent se manifeste dans des comportements non prémédités. Ainsi, il est fasciné par le sang qui coule du doigt blessé d'Agnes, et le lèche. Il s'agit d'une scène sensuelle, assez étrange, qui selon Heinz Drügh, aurait une lointaine parenté avec le vampirisme. De même, lorsqu'elle n'arrive pas à se faire servir par sa bonne, il s'instaure son chevalier servant : « Marie! Der Krehm! », puis il regrette de s'être trahi : « Gott, o Gott, hätte ich nur das nicht getan! » (p. 22). Il mène en permanence une lutte contre lui-même. Agnes apprécie ces attentions qu'il n'a pas calculées ou qu'il n'ose avouer. Il n'ose pas dire qu'il lui a envoyé un billet de concert. Elle le préfère au brutal et vaniteux Mahlmann : « Ich mag das Renommieren nicht! » (p. 27). Cependant, Agnes n'est pas sans coquetterie. Le critique Heinz Drügh  parle à son sujet de « flirt » (Drügh, 2006, p. 82). Elle a déjà une certaine expérience de l'amour avec Mahlmann. Devant la timidité de Diederich, elle prend l'initiative. Le sac qui tombe fait partie des classiques de la séduction féminine. D'autre part, c'est elle qui attire son attention sur son doigt. Cependant, son comportement ne correspond tout à fait à la définition de la coquetterie que donne Drügh qui consiste à vouloir « plaire, captiver, être désirée », dans un but de jeu et manipulation, tout en évitant constamment « d'être prise au mot », c'est-à-dire de satisfaire le désir du partenaire (p. 81). Pour Agnes au contraire, le flirt n'est que le prémisse de l'abandon. Son tempérament rêveur lui fait idéaliser l'élu de son coeur : « Sie sind so gut... so edel.» (p. 68). Elle baise sa main. Comme Madame de Rênal, qui n'aperçoit pas dans un premier temps « la sottise de l'homme qui en un moment était devenu tout au monde pour elle » (Stendahl, 1970, p. 299), elle ne se rend pas compte de la médiocrité de son amant.

2. Le mépris de Diederich

Elle croit avoir rencontré en lui « l'âme soeur » selon une formule consacrée, et en trouve une confirmation lors de la partie de campagne, même si elle déchante vite : « Ich wußte es, so bist du, du bist wie ich! » (p. 91). Il existe effectivement dans le caractère de Diederich certains traits romantiques, surtout manifestes dans l'enfance : sentimentalité, propension aux larmes, goût des contes merveilleux, peur des fantômes, solitude... Plus tard, il joue du piano dans les moments de mélancolie et fait des promenades, pour « se sentir uni avec la nature » (p. 30). Seulement, à la différence d'Agnes, il ne s'accepte pas tel qu'il est, car il subit l'influence d'un père autoritaire qu'il considère comme un modèle. Il veut donc donner de lui une image de puissance et de décision aux antipodes de sa personnalité réelle. Il nie son vrai moi. A travers lui, Heinrich Mann décrit un cas de division quasi pathologique de la personnalité, qui se révèle dans une propension à la comédie. Diederich est un faible qui n'admet pas sa faiblesse : « Werd ich denn ewig so weich bleiben? » (p. 121). Il souffre d'une mauvaise opinion de lui-même. Lorsque Agnes lui dit qu'elle « n'a que lui », il pense avec embarras : « Dann hast du nicht viel. » (p. 69). C'est pourquoi il la repousse tout en se sentant attiré par elle.

Comme elle lui ressemble, elle lui renvoie de lui une image en inadéquation avec son « moi idéal » qu'il trouve incarné en Guillaume II. Il éprouve pour elle les sentiments que lui inspire sa mère : « Er fühlte gar keine Achtung vor seiner Mutter. Ihre Ähnlichkeit mit ihm selbst verbot es ihm. Denn er achtete sich selbst nicht, dafür ging er mit einem zu schlechten Gewissen durch sein Leben. » (p. 11). Afin de combattre cette « mauvaise conscience », il lui faut fuir son vrai moi et nouer des relations avec des gens qui ne lui ressemblent pas, comme Mahlmann qui le brime et l'exploite. Plus tard, il épousera Guste Daimchen, parce qu'elle possède l'assurance qui lui manque : « Die läßt sich nichts gefallen. Gleich hat man eine Ohrfeige. » (p. 135). On retrouve sur un mode parodique la situation triangulaire présente dans Tonio Kröger. Tonio méprise Magdalena Vermehren, qui lui ressemble et le comprend, et il aime Inge qui ne le comprend pas et le méprise. Diederich préfère également la femme qui ne le comprend pas mais donne une impression de force. Cependant, à la différence de Tonio, il obéit surtout à des considérations financières.

En outre, il interprète les témoignages d'amour chez Agnes comme autant de marques de faiblesse. On se retrouve ici devant un cas de figure stendhalien. Mathilde de la Mole méprise Julien dès qu'elle découvre qu'il l'aime. Julien est obligé de jouer la comédie de l'indifférence et de feindre d'en aimer une autre pour la reconquérir. Diederich réagit comme Mathilde de la Mole : « Agnes schien ihm verkleinert und sehr im Wert gesunken, seit er den Beweis hatte, daß sie ihn liebte. » (p. 70). Loin de lui être reconnaissant de s'être donnée à lui, il la condamne : « Einem Mädchen, das so etwas tat, dürfe man nicht alles glauben. » (p. 70). Heinrich Mann dénonce la mesquinerie et le conformisme de son héros, son incapacité à envisager les rapports amoureux autrement que sous l'angle d'un rapport de forces. C'est pourquoi, après une première phase de satisfaction orgueilleuse à l'idée de posséder une maîtresse, Diederich se lasse vite. Il subit la pression sociale : « Sein Professor hatte schon von den Besuchen der Dame erfahren. Es ging nicht länger, daß sie ihn wegen jeder Laune von seiner Arbeit wegholte. » (p. 78). L'amour de Diederich suit la même courbe que celui de Léon Dupuis pour Madame Bovary. Léon également est un petit bourgeois pusillanime, qui se fatigue rapidement de la passion d'Emma et se laisse influencer par des mises en garde extérieures : « Bientôt il ne cacha plus la vérité, à savoir : que son patron se plaignait fort de ces dérangements. » (Flaubert, 1951, p. 544). Diederich est prisonnier de ses préjugés petit-bourgeois et ses calculs d'intérêt : « Durch seinen Buchhalter, den alten Sötbier, wußte er, daß Göppels Geschäft bergab ging. » (p. 84). Agnes en revanche assume son amour : « 'Verantwortung?' sagte Agnes. 'Wer hat die? Ich habe dich drei Jahre lang geliebt. » (p. 69). Elle tient le même discours que Lene Nimptsch, qui elle aussi revendique la pleine responsabilité de la liaison amoureuse : « Alles war mein freier Entschluß. Ich habe dich von Herzen liebgehabt, das war mein Schicksal, und wenn es eine Schuld war, so war es meine Schuld. » (Fontane, 1959, p. 174). Il s'agit de femmes autonomes qui ne considèrent pas comme une faute de se donner à l'homme aimé, car elles ont pris leurs distances avec les interdits et les préjugés. Heinrich Mann campe donc une héroïne assez en avance sur son temps.

III. La fonction d'Agnes dans le roman

1. Fonction révélatrice de la double personnalité de Diederich

Agnes éveille un fond de sentimentalité latent chez le héros. Cependant, Heinrich Mann souligne toute l'ambiguïté de ce penchant, qui n'exclut pas la plus féroce inhumanité. C'est cette faculté qui se manifeste lorsque Diederich, après avoir aidé ses maîtres à piéger l'un de ses camarades, enclin à tricher, prend place auprès de lui et lui chante « Ich hatt' einen Kameraden » (p. 17), poème composé par le romantique Uhland. C'est elle également qui est à l'oeuvre lorsque, après s'être conduit sordidement avec Monsieur Göppel venu lui demander d'épouser Agnes, il fond en larmes et se met à jouer Schubert. Cette sentimentalité confine à la tartuferie. Elle permet de garder bonne conscience, même en commettant les pires actions, et correspond à l'image valorisante traditionnelle de la germanité, caractérisée par la franchise et le « Gemüt ». Diederich récupère le romantisme en ne conservant que les aspects les plus superficiels et démonstratifs. Il le dévoie et subvertit par son association contre-nature avec un froid opportunisme et une mentalité petite-bourgeoise. Heinrich Mann dénonce donc une parodie de romantisme.

Le sentimentalisme, corollaire de la barbarie, c'est ce que montre Heinrich Mann chez son héros. Il prend la forme d'une exaltation fugace, d'une réaction physiologique épidermique d'attendrissement, d'une décompensation après la tension, mais il n'a aucune profondeur, aucune racine, ne reflète nullement des qualités de coeur. Il fonctionne plutôt comme une mystification qui abuse l'interlocuteur. Ainsi Diederich écrit-il une lettre d'amour passionné : « Agnes! Süße Agnes, du weißt gar nicht, wie ich dich liebhabe!... », il sanglote : « Er weinte, drückte das Gesicht in das  Diwankissen, worin er ihren Duft noch spürte, und unter Schluchzen, wie als Kind, schlief er ein. » (p. 72). La comparaison avec un enfant est éclairante. Sa sentimentalité est bruyante, démonstrative, indice de puérilité, et s'apparente à de la sensiblerie. Elle s'évanouit très vite et ne débouche pas sur des décisions. Bien plus, le lendemain, Diederich a l'impression de s'être laissé allé à de « regrettables excès » (« peinliche Übertreibungen »), et omet d'envoyer la lettre, qui risquerait de l'engager. Mais, afin de se racheter de cette trahison morale, il loue un piano pour y jouer Schubert et Beethoven. La sentimentalité devient un moyen d'auto-aveuglement, permettant à celui qui en fait preuve de s'abuser sur son égoïsme et sa sécheresse de coeur. Ce que Heinrich Mann dénonce, c'est une déviation du romantisme, une Allemagne qui utilise sa tradition artistique comme masque, comme moyen de donner le change, mais qui ne cherche pas à accorder la vie quotidienne avec cette tradition.

Chez Agnes, en revanche, malgré son caractère romanesque, il semble exister une adéquation entre le coeur et les actes. A l'inverse de Guste, elle ne minaude pas, mais se montre à Diederich dans la vérité de sa passion, qui est aussi une dépendance : « Sei lieb mit mir! Ich hab nur dich! » (p. 69). Cependant, comme les héroïnes de Fontane, elle n'exige pas que son amant l'épouse. Elle l'aime assez pour respecter sa liberté : « Du mußt nicht denken, daß ich etwas von dir verlange. Ich habe dich geliebt, nun ist alles gleich. » (p. 70). Ce langage ressemble à celui de Lene à Botho : « Glaube mir, daß ich dich habe, diese Stunde habe, das ist mein Glück. Was daraus wird, das kümmert mich nicht. Eines Tages bist du weggeflogen... » (Fontane, 1959, p. 117). Ce désir de connaître la plénitude de l'instant sans se préoccuper du lendemain a quelque chose de faustien, et s'oppose diamétralement au carriérisme de Diederich chez qui les calculs de puissance future tuent le plaisir du moment.

Pourtant, l'amour d'Agnes fait surgir chez Diederich précisément la prescience d'une autre conception de la vie, non plus uniquement basée sur l'ambition et le culte du pouvoir :  « Er hatte die Gewißheit, daß er bis jetzt, bis zu dieser Minute, alle Dinge falsch angesehen, falsch bewertet hatte. ». Elle le régénère. Heinrich Mann évoque une conversion brutale de son héros, qui se transforme en amoureux transi : « Der eigentliche Diederich, der, der er hätte sein sollen, sprach wahr. » (p. 80). Agnes réveille en lui des potentialités de compassion et de tendresse : « Er hatte plötzlich tiefes Mitgefühl mit ihr, eine große Zärtlichkeit. ». Il est ému par l'amour d'Agnes, a les yeux humides et perçoit la voix de sa conscience : « Das Gewissen schlug ihm laut, er nahm sich dunkel vor, nachher mit Herrn Göppel zu sprechen. » (p. 74). Cependant, il s'agit de pensées fugaces qui n'entraînent pas un changement d'orientation de sa vie. Si Heinrich Mann écrivait un roman sentimental, il exploiterait ce ressort de la métamorphose. Mais, il se veut réaliste. Il souligne la brièveté et la superficialité de ces conversions, reflet d'un caractère instable et velléitaire. Diederich se rend compte par éclairs qu'il agit mal. Lorsqu'il s'efforce de décourager Agnes en s'inventant des difficultés financières : « Wenn er nach solchen Worten Agnes' stummen und betrübten Blick auf sich fühlte, hatte er wohl einen Augenblick die Empfindung, als habe nicht er selbst gesprochen, als gehe er im Nebel, rede falsch und handle wider Willen. Aber das verging. » (p. 86). Grâce à Agnes, Diederich a, par intermittence, l'intuition d'une vérité autre.

C'est également grâce à elle que, devenu un bourgeois de Netzig, il adopte envers sa soeur Emmi, abandonnée par le lieutenant von Brietzen, une attitude apitoyée. Cet amour malheureux d'Emmi l'oblige à un retour sur lui-même : « Er sah Emmi an und dachte an Agnes. Agnes, die Weichheit und Liebe in ihm gepflegt hatte, sie war in seinem Leben das Wahre gewesen, er hätte es festhalten sollen! Wo war sie jetzt? Tot? Was hatte er nun? Was hatte man vom Dienst der Macht? Wieder einmal versagte alles, alle verrieten ihn, mißbrauchten seine reinsten Absichten, und der alte Buck beherrschte die Lage. Agnes, die nichts vermochte als leiden, es beschlich ihn, als ob sie gesiegt habe. » (p. 402). Mais là encore, il s'agit d'une velléité, d'un goût pour la pose, d'un accès de sensiblerie facile, qui dégénère en auto-apitoiement. Diederich n'est pas Julien Sorel, qui, oscillant entre carriérisme et amour, découvre, à la veille de son exécution, le sens de la vie, dans son amour pour Mme de Rênal et son renoncement à l'ambition : « A l'unique considération de la grandeur sociale et du combat contre les autres, se substitue un retour sur soi, ou à soi, un égocentrisme authentique, conjurant l'obsession sociale et rompant avec l'égoïsme conquérant. » (Crouzet, 1995, p. 167). Diederich est un Julien Sorel avorté, une caricature de héros stendhalien. Il est dans la pose du renoncement, parce qu'elle lui procure des émotions faciles et lui donne bonne conscience. Il n'est ni assez profond ni assez courageux pour opérer une conversion intime, ni même pour se remettre en cause. Et d'ailleurs, quelle est la vérité de son être ? Il n'est capable ni d'amour profond, ni même de grandeur dans le cynisme. Il n'assume pas ses mauvaises actions. Tandis que Julien avait l'étoffe d'un être d'exception, il n'est qu'un médiocre qui se laisse façonner par l'air du temps, et habille ses bassesses de motivations morales. Heinrich Mann campe ce que la psychologie actuelle appelle une personnalité histrionique, c'est-à-dire une personnalité vide, suggestible et changeante.

2. Echec de la fonction salvatrice

Tandis que Madame de Rênal révèle Julien à lui-même, Agnes est trop faible pour s'imposer. Elle ne peut qu'échouer auprès d'un personnage aussi inconsistant que Diederich. Elle ne peut remplir de fonction salvatrice auprès de lui, car il n'y a rien en lui qui soit digne d'être sauvé. Selon André Banuls, « Hessling n'a pas de 'lui-même' (' Selbstsein '), il est une scène vide où passent des idées mortes pour lui et des volontés empruntées. Ici l'on retrouve le 'dilettante' et le comédien'.» (Banuls, 1967, p. 229). Ce héros n'est qu'apparence, emblème pitoyable de la décadence. Dans son discours pour l'inauguration du monument à Guillaume Ier, où il accumule les poncifs et les lieux communs, plagiant de manière inexacte Goethe, il déclare « Das Weibliche zieht uns hinan. » (p. 469). Or, c'est effectivement le rôle qu'Agnes aurait pu jouer auprès de lui, mais qu'il ne lui a pas laissé assumer. Elle lui a ouvert une fenêtre vers une autre façon de concevoir la vie : « Du hast ein wenig Geld, ich auch. Warum Karriere machen und dich abhetzen? Wir könnten es so gut haben. » (p. 79). Elle lui donne la possibilité de faire un autre choix que celui de l'arrivisme, celui qui consiste à rechercher le bonheur non dans l'accumulation de biens, non dans l'avoir et la représentation, mais dans l'amour mutuel, dans la recherche d'une vie de famille réussie.

Or, Diederich referme cette fenêtre. Et Heinrich Mann fait éclater tout son pharisaïsme lors de son dernier entretien avec Göppel, qui consacre la rupture définitive entre les amants. Le prétexte invoqué par Diederich pour ne pas épouser Agnes atteint à un tel degré d'hypocrisie qu'il en devient grotesque : « Mein moralisches Empfinden verbietet mir, ein Mädchen zu heiraten, das mir ihre Reinheit nicht mit in die Ehe bringt. » (p. 99) Heinrich Mann met en accusation la double morale bourgeoise, le jésuitisme de la société wilhelminienne, qui se sert du rigorisme moral comme paravent pour camoufler des calculs intéressés. Diederich est présenté comme un modèle de tartuferie, puisqu'il se réfère à la morale précisément pour ne pas accomplir ce qu'elle lui commanderait de faire. Il pratique l'art du sophisme en refusant d'épouser celle qu'il a séduite précisément parce qu'il l'a séduite. Mais, plus tard, il n'aura aucun scrupule à épouser Guste, bien qu'elle soit suspectée de relations douteuses avec un parent malade pour en hériter. Son exigence de pureté n'a plus cours devant la fascination de l'argent. « L'inadéquation du personnage à une conception intelligente de la réalité, s'exprime par l'inadéquation de l'expression à la réalité. » (Banuls, 1967, p. 569). Heinrich Mann disqualifie grotesquement la façade vertueuse de la bourgeoisie wilhelminienne. Son héros s'enfonce irrémédiablement dans le philistinisme et le matérialisme, et tourne le dos à la sphère romantique à laquelle se rattache Agnes. Malgré les clichés qui marquent le personnage d'Agnes, en particulier celui de la femme faible et sacrifiée, malgré son côté sentimental et romanesque de midinette, qui transparaît dans ses pensées morbides, elle peut être classée parmi les personnages positifs du roman, ceux qui recèlent une certaine humanité et opposent au héros une autre conception de l'existence, reposant non sur le culte de la force et le pragmatisme, mais sur le respect d'autrui et la vérité des sentiments.

Conclusion

Le personnage d'Agnes permet à Heinrich Mann d'échapper à l'accusation de misogynie, car, à part elle, les autres femmes du roman sont présentées sous un jour négatif, plutôt caricatural, comme des types : la mère larmoyante et servile, les soeurs obsédées par l'idée de « capturer » un mari, l'épouse vulgaire et dominatrice, et, pour couronner le tout, la maîtresse, fille de pasteur lancée dans la carrière de courtisane : « Zunächst ist auffällig [...] wie sehr das Verhältnis zwischen den Netziger Frauen fast ausschließlich von Mißgunst und Neid geprägt ist [...]. Der völlige Mangel an Solidarität untereinander und die feindlich-mißgünstige Atmosphäre zwischen den Frauen stabilisieren die hierarchische Männergesellschaft. » (Martin, 1996, p. 78). Même si Agnes correspond au cliché de la femme victime, elle incarne aussi la modestie et la sincérité par opposition à l'ostentation, l'idéalisme par opposition au matérialisme.

Elle est importante dans l'oeuvre, car elle se situe au carrefour de plusieurs influences littéraires chez Heinrich Mann : celles du romantisme mais aussi de la littérature réaliste, par le truchement de Flaubert, Stendhal, Fontane, et enfin celle de son frère Thomas, même si l'entente entre eux laissait à désirer. Elle ne présente donc pas une personnalité exclusivement romantique. La meilleure preuve en est que, loin de connaître la mort prématurée à laquelle elle se croyait promise, elle se marie comme Lene Nimptsch, et s'insère dans la société bourgeoise. On est donc en droit de se demander si le romantisme ne correspond pas davantage chez elle à un jeu de l'imagination qu'à une propension naturelle. En tout cas, l'exaltation sentimentale de la jeunesse a visiblement dû céder devant les exigences de la vie pratique. Cependant, elle possède plus de profondeur et d'authenticité qu'une Emma Bovary. Le rôle de contrepoids, de rappel des valeurs humanistes que Heinrich Mann lui attribue auprès de Diederich en témoigne.

Effectivement, elle représente la croisée des chemins dans l'évolution du héros et constitue sa dernière chance de trouver un bonheur, qui passe par un développement des qualités de coeur. Elle est le pôle opposé de Guillaume II avec ses attitudes guerrières et ses discours grandiloquents. Il est significatif que Diederich la retrouve immédiatement après sa première rencontre avec l'empereur, lors de la manifestation des chômeurs Unter den Linden. Elle lui offre l'opportunité de s'arracher à la fascination mortifère du pouvoir, dont « il baise les sabots » (cf. p. 63). Il a, grâce à elle, la possibilité de changer de trajectoire pour atteindre à une certaine plénitude morale. Elle lui fait entrevoir une alternative à la carrière du « bon sujet », c'est-à-dire de « l'individu grégaire » conditionné par la société : l'alternative de l'autonomie de pensée et de sentiment. En abandonnant Agnes, il rompt définitivement avec la part d'humanité en lui pour se vouer au matérialisme et aux compromissions en tout genre qui l'attendent à Netzig. Cette rupture consacre sa chute morale, qui l'amènera à se comporter à Netzig en parfait opportuniste, accumulant manoeuvres sordides, mensonges, faussetés et hypocrisies. La relation avec Agnes aurait pu l'élever au-dessus de lui-même. En rompant avec elle, il dégringole encore plus bas dans l'échelle humaine. Il devient ce pantin grotesque, que Heinrich Mann campe dans les quatre derniers chapitres de son roman.

Ouvrages cités dans le texte

Bange, Pierre, Ironie et dialogisme dans les romans de Theodor Fontane, Presses universitaires de Grenoble, 1974, p. 192.

Banuls, André, Zum erzählerischen Wek Heinrich Manns, Düsseldorf, Claassen, 1976.

Banuls, André, Heinrich Mann. Le poète et la politique, Paris, Klincksieck, 1967.

Bühler-Dietrich, Annette, « Der Körper der Masse in Heinrich Manns Der Untertan und Gustave Le Bons Psychologie des Foules », in Heinrich Mann-Jahrbuch 24/2006, p. 99-114.

Crouzet, Michel, Le Rouge et le Noir. Essai sur le romanesque stendhalien, Paris, PUF, 1995.

Drügh, Heinz, « Unter leisem Schnaufen. Diederich Heßling und die populärkulturelle Ästhetik des Leibes », in Heinrich Mann-Jahrbuch 24/2006, p. 79-97.

Flaubert, Gustave, Oeuvres, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1951.

Fontane, Theodor, Sämtliche Werke, Band III, Irrungen Wirrungen, München, Nymphenburger Verlagshandlung, 1959, p. 165.

Ballades de Goethe et de Schiller, Paris, Aubier, Montaigne, 1944.

Hoffmann, E. T. A., Le Vase d'or, Paris, Montaigne, 1942.

Le Bon, Gustave, Psychologie des foules, Paris, PUF, 1963.

Mann, Heinrich, Der Untertan, Frankfurt am Main, Fischer Taschenbuch Verlag, 1996.

Mann, Thomas, Tonio Kröger, Paris, Gallimard, 1993.

Martin, Ariane, « Von Bienaimée Matzke zu Guste Daimchen. Frauenbilder als Zeitkritik in Heinrich Manns frühen Romanen. », in Heinrich Mann-Jahrbuch, 14/1996, p. 67-85.

Schröter, Klaus, Heinrich Mann « Untertan » - « Zeitalter » - Wirkung. Drei Aufsätze, Stuttgart, J. B. Metzlersche Verlagsbuchhandlung, 1971.

Stendhal, Romans et nouvelles, T. I, Le Rouge et le Noir, Tours, Gallimard, La Pléiade, 1970.

 

Pour citer cette ressource :

Aline Le Berre, "Agnes Göppel, héroïne romantique, inadaptée à "la dureté des temps"", La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), janvier 2009. Consulté le 28/03/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/allemand/litterature/mouvements-et-genres-litteraires/tournant-du-xxe/agnes-goppel-heroine-romantique-inadaptee-a-la-durete-des-temps-