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«Der Untertan» de Heinrich Mann, un roman psychologique ?

Par Anne Lemonnier-Lemieux : Maître de Conférences en littérature germanique - ENS de Lyon, laboratoire LCE
Publié par MDURAN02 le 31/01/2009

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En raison de son évidente ambition politique et historique, il est rare que soit projeté sur le roman de Heinrich Mann, ((Der Untertan)), un éclairage psychologique. Et pourtant, un célèbre sous-titre finalement abandonné s'intitulait ((Geschichte der öffentlichen Seele unter Wilhelm II.)), formulation qui tendait à associer analyse historique et analyse psychologique. Un essai de Sigmund Freud, presque contemporain du roman puisque paru en 1921 et intitulé ((Massenpsychologie und Ich-Analyse)), prouve que Heinrich Mann n'était pas le seul à s'intéresser à la psychologie de l'individu de masse qu'incarne à la perfection son personnage principal Diederich Heßling. Analyser la psyché de ce dernier à la lumière de cet écrit de Freud nous permet de comprendre à quel point Heinrich Mann a su, au-delà du prototype historique, en saisir également le ressort intime.

L'idée de confronter Der Untertan de Heinrich Mann à la catégorie du roman psychologique paraît de prime abord saugrenue et ce, sans doute pour un nombre non négligeable de très bonnes raisons. C'est pourquoi, avant même d'esquisser une réflexion sur le sens du terme « psychologique » dans cette dénomination, il nous faut examiner dans quelle mesure une réflexion de cette nature appliquée au roman de Heinrich Mann peut être considérée a priori comme pertinente.

Der Untertan est peu étudié sous l'angle psychologique

La première des raisons pour répondre négativement à cette question tient au fait que, de l'avis général, Heinrich Mann s'est efforcé avec son personnage principal, Diederich Heßling, de créer plus un prototype historique qu'un caractère mû par une psychologie individualisée. Ici, psychologie et politique, individu et masses historiques entrent en contradiction, la psychologie ressortissant à l'individu, l'histoire à la masse ou collectivité. La priorité que Heinrich Mann semble donner à une lecture prioritairement politique et historique de son roman est confirmée d'ailleurs par sa propension à n'accorder qu'une importance secondaire au ressort psychologique de sa propre biographie, propension dont témoigne le titre même : Ein Zeitalter wird besichtigt, qui met l'accent sur l'époque, et non sur la singularité de son individualité. On ne s'étonne donc pas de constater que la trame narrative de Der Untertan est calquée sur les événements politiques de la période dans laquelle s'inscrit l'histoire individuelle de Diederich Heßling, tant en ce qui concerne les courants idéologiques majeurs (militarisme, impérialisme, navalisme, capitalisme, antisémitisme), que pour ce qui touche à la chronologie fine du roman, où figurent comme autant de jalons les manifestations de rue et le discours de Guillaume II devant le parlement prussien en février 1892, le voyage de l'empereur à Rome, le rejet du projet militaire et la dissolution du Reichstag en avril et mai 1893, les nouvelles élections avec la poussée du SPD en juin 1893, le vote du projet militaire le 15 juillet 1893, la multiplication des procès pour « insulte à majesté », le projet wilhelminien de réintroduire « une loi contre la sédition » (« Umsturzvorlage ») qui provoque en 1894 la démission de Caprivi, la fondation de « l'association de défense de la flotte » à des fins de propagande, et pour finir les célébrations à l'occasion du centenaire de Guillaume Ier le 22 mars 1897, qui culminent dans la mascarade grand-guignolesque de l'inauguration d'un monument public à Netzig, célébration qui se fait l'écho de celle, tout aussi grand-guignolesque, qui s'est déroulée à Berlin.

A cette structuration délibérément inspirée de l'histoire immédiate s'ajoutent, autre élément peu propice à une lecture psychologique du roman, les caractéristiques comiques, voire grotesques du personnage principal, peu susceptibles d'induire une empathie du lecteur. Le grotesque et le comique, qui forcent le trait et contraignent ce dernier à garder ses distances, semblent en effet incompatibles avec l'intériorité présupposée du roman psychologique.

En somme, ce roman d'une époque (« Zeitroman »), centré sur un personnage auquel le lecteur n'est pas censé adhérer, relève d'une double extériorité aux antipodes du roman psychologique : extériorité de l'époque qui détermine le récit, extériorité du lecteur qui permet le grotesque. A cette double extériorité, on serait tenté d'opposer l'intériorité du roman psychologique : intériorité des ressorts narratifs, mais aussi intériorité du lecteur invité à sympathiser avec les personnages.

Des indices romanesques et biographiques inclinent néanmoins à l'analyse psychologique

Et pourtant, sommes-nous bien sûrs de pouvoir éliminer aussi vite la question de la dimension psychologique de ce roman ? Car d'autres indices, romanesques et biographiques, nous engagent sur une autre voie. Parmi les indices romanesques, c'est-à-dire intrinsèques au roman, les plus intéressants nous sont fournis par l'analyse, même approximative, de la perspective narrative : presque tout le texte de Der Untertan adopte en effet celle du personnage principal, Diederich Heßling. Le lecteur suit depuis sa plus tendre enfance sa socialisation par la famille, l'école, la corporation Neuteutonia ; il découvre par ses yeux l'amour d'Agnes Göppel, entreprend avec lui la conquête de Guste Daimchen, entre dans les combines commerciales et politiques par lesquelles il assoit sa domination ; plus encore, son évolution idéologique elle-même nous est dépeinte de son seul point de vue. Nous sommes ainsi invités à partager les raisonnements, affirmations, convictions, supputations, et calculs politiques de son seul esprit, à devenir avec lui impérialistes, militaristes, capitalistes, antisémites. Cette focalisation sur le personnage principal ne connaît que deux sortes d'exceptions : la première lorsque l'auteur dérobe à notre savoir une partie des tractations secrètes de Diederich Heßling dans sa course au pouvoir (par exemple quand celui-ci lance la rumeur de fiançailles prétendument incestueuses entre Guste Daimchen et Wolfgang Buck, ou quand il conclut un pacte avec le social-démocrate Napoleon Fischer ou le président Wulckow) - le lecteur découvre en général la teneur de ces tractations quelques pages plus loin -, et la seconde dans le dernier chapitre, lorsque nous nous acheminons vers l'épilogue : Diederich Heßling est alors un homme fait, les années s'écoulent dans une plus grand uniformité, le temps narré se resserre et il arrive parfois que le personnage focalisateur soit dépeint de l'extérieur, comme un personnage public peut l'être dans la presse (Mann, Der Untertan, p. 432 : depuis « Die 'Netziger Zeitung', jetzt unbedingt zu Diederichs Verfügung... » jusqu'à : « ... die Leitung Gausenfelds zu übernehmen. »).

Les premières de ces exceptions, les ellipses narratives, ne sont d'ailleurs pas inintéressantes au regard de notre questionnement quant à la possibilité d'une lecture psychologique. En effet, les tractations dérobées à la connaissance du lecteur le sont en réalité en vertu d'un double jeu de Diederich Heßling, c'est-à-dire, pour le formuler en termes psychanalytiques, d'un déni, voire d'un refoulement dans l'inconscient d'agissements incompatibles avec le moi idéal, que ce même moi tremble de voir éclater au grand jour.

Autre élément intéressant pour qui s'intéresse à une approche psychologique de Der Untertan, les sentiments conscients de Diederich Heßling nous sont, en vertu de la focalisation interne du texte, parfaitement connus, avec une prépondérance d'ailleurs significative des sentiments de peur et de haine (Ibid. ; on peut aussi citer à titre d'exemple, p. 392 : « Im Geiste sah Diederich den Alten [Buck] sich über ihn beugen und die weiße, weiche Hand hinhalten [...]. Die Güte in seinen Zügen war krasser Hohn, sie war das Unerträglichste. [...] // « Aber was hast du, mein lieber Sohn? » fragte Frau Heßling, denn Diederich hatte vor Hass und Angst schwer aufgeatmet. ») ; mais on ne compte pas non plus les innombrables pleurs versés par Diederich au fil de ce texte, pleurs dont le sens est laissé à l'appréciation du lecteur et qui semblent donc incliner celui-ci à s'intéresser à sa psyché.

Enfin, impossible de nier que Heßling, tout prototype qu'il soit, ne reste pas complètement insensible à une forme d'humanité affective et psychique plus élaborée, à laquelle il n'a certes pas accès, mais qu'il perçoit et qui le déstabilise. Trois personnages secondaires jouent à cet égard un rôle déterminant: Agnes Göppel, dont il tombe brièvement amoureux et qui lui ouvre ainsi la voie d'une compréhension élargie de la nature, de la musique et de la poésie, sa sœur Emmi, dont l'engagement amoureux et la révolte ravivent en lui la nostalgie d'Agnes, et enfin Wolfgang Buck, qu'il méprise en apparence, mais dont il ressent si nettement la supériorité qu'à la fin du roman, il ne cesse de revenir vers lui.

Ces trois éléments (existence d'un inconscient, exposition des sentiments du personnage principal, accès ponctuels et sporadiques à une humanité profonde et vraie) confirment, au-delà de l'intériorité de la perspective adoptée par Heinrich Mann, que la question de la dimension psychologique du roman n'est pas à négliger.

Pour ce qui est des indices biographiques nous permettant d'accréditer l'hypothèse d'un intérêt de Heinrich Mann pour l'intériorité psychologique, on peut citer ici son amitié pour Arthur Schnitzler, nouée précisément au cours des années de rédaction du roman Der Untertan. Nous savons d'Arthur Schnitzler que Sigmund Freud lui confessa un jour dans une lettre « sa crainte d'être son double » (« Doppelgängerscheu ») et qu'il affirma en 1930 au cours d'une interview avec le journaliste germano-américain George S. Viereck : « In some respects I am the double of Professor Freud » (Viereck, 2006, p. 129). On peut être tenté de citer aussi, malgré la dissension qui a éloigné quelques années durant les deux frères Mann et même si l'on ne trouve rien de similaire dans la biographie de Heinrich, l'intérêt de Thomas pour l'œuvre de Freud, attesté par de nombreuses lettres publiées. Ces arguments biographiques peuvent paraître artificiels. Néanmoins, comment croire qu'un écrivain comme Heinrich Mann, à ce point pénétré des courants intellectuels contemporains, imprégné dans sa jeunesse des écrits de Paul Bourget et de Friedrich Nietzsche, soit resté parfaitement hermétique à l'un des plus importants mouvements de son époque, la psychanalyse ? Car enfin, la vie intellectuelle aussi relève de cette histoire collective à laquelle Heinrich Mann accorde la première place.

Le chapitre de son autobiographie consacré à Arthur Schnitzler permet d'ailleurs d'établir un pont entre le politique de la sphère publique, et l'intime de la psychanalyse. Ne se contentant pas de voir en Schnitzler un poète exclusivement centré sur sa vie privée : « [Ihn] kümmerte allein das Privatleben » (Mann, 1974, p. 237), Heinrich Mann met en lumière l'interpénétration, dans son œuvre, de l'intime et du politique : « die Vorzeichen öffentlicher Katastrophen verwandelten sich [ihm] zur intimen Geschichte » (Mann, 1974, p. 237), explique-t-il, avant d'ajouter : « In Wahrheit hat dieser Fremdling der Politik niemals vermieden, dass sie in sein Gemüt eindrang. » (Mann, 1974, p. 238). Rien ne nous interdit donc de considérer, à l'instar de Heinrich Mann lui-même, qu'il existe de subtiles correspondances entre le privé et le public, l'intime et le politique : le roman Der Untertan, en dépeignant une époque à travers un destin individuel et privé, ne ferait donc que développer cette idée. L'étude de l'individualité, y compris dans sa composante psychique, participerait à cet égard de l'étude de l'époque tout entière.

Enfin, le roman lui-même n'est pas complètement dépourvu de valeur autobiographique et nous apporte un éclairage quant à la psyché de son auteur, éclairage suffisant pour que l'on s'interroge sur la dimension psychologique du roman. Pour qui connaît la vie de Heinrich Mann, ces éléments autobiographiques épars sont aisément identifiables. On en citera ici quelques-uns. La tentative de suicide d'Emmi, la sœur de Diederich, renvoie selon toute probabilité au suicide de la sœur préférée de Heinrich Mann, Carla, qui était comédienne et à laquelle sa première épouse, Maria Kanova ou Mimi, devait ressembler de manière frappante. Les paroles de Diederich en cette occasion rappellent la réaction de Thomas Mann, ulcéré de l'atteinte portée par le scandale à la réputation familiale et à sa propre réputation, et ne sont pas loin du règlement de comptes ; mais l'affection que Diederich développe ensuite envers Emmi reflète le regret profond qu'avait Heinrich de sa propre sœur disparue. Le personnage de Wolfgang Buck retient aussi notre attention. Il n'est pas seulement le porte-parole de l'auteur chargé de livrer au lecteur les quelques réflexions que l'étroitesse d'esprit de son personnage principal ne permet pas d'énoncer sans ce stratagème : au-delà de ces tactiques romanesques, ce fils de bonne famille devenu comédien par dégoût de tout embourgeoisement et prescience intime de la déchéance constitue un véritable autoportrait. La famille Buck tout entière fait écho au roman autobiographique Buddenbrooks de Thomas Mann, non seulement par son déclin économique et sa chute dans la considération d'une petite ville de province, mais aussi et surtout par le magnifique portrait du vieux patriarche, qui porte sur ses seules épaules tout l'édifice familial et dans l'évocation duquel résonne jusqu'à nous un peu du deuil, du regret et peut-être même du remords incommensurables qu'éprouvait Heinrich au souvenir de son propre père.

L'une des scènes les plus émouvantes de ce roman - d'autant plus émouvante que ce roman ne s'affiche pas comme un roman bâti sur des émotions - est sans doute l'ultime conversation entre le patriarche et son fils sur un banc du parc au crépuscule, devant le chantier inachevé du mémorial à la gloire de Guillaume Ier. Cette conversation surprise par Diederich dissimulé derrière un buisson n'est pas intéressante par la seule teneur des réflexions que les deux hommes s'échangent en chuchotant ; elle l'est aussi, sinon principalement, par la qualité de l'affection, de l'intimité et de la confiance qui s'y déploient. A cet endroit du roman, on respire plus librement. Et Diederich, qui s'éloigne par d'autres chemins, a entrevu là une qualité d'humanité qui fait naître en lui une inquiétude profonde : « Diederich aber, der auf anderen Wegen enteilte, hatte das Gefühl, aus einem bösen, wenn auch größtenteils unbegreiflichen Traum zu kommen, worin an den Grundlagen gerüttelt worden war. » (Mann, Der Untertan, p. 456). Certes, ces qualités psychologiques (intimité, affection, confiance) susceptibles de susciter l'adhésion du lecteur sont attribuées à l'autre camp politique du roman, à celui que combat Diederich ; mais il se produit, au contact de cette altérité salvatrice, comme un débordement de l'autre psychologie sur celle de Diederich, qui en quelque sorte s'humanise ici brièvement. Il lui semble s'éveiller d'un « mauvais rêve incompréhensible », appréciation négative assurément destinée à refuser de nouveau l'intimité et l'affection. Mais qu'on se souvienne ici précisément de ce que disait Freud du rêve et de l'inquiétant : le rêve exprime toujours un désir, et le mauvais rêve un désir refoulé ; l'inquiétant, pour sa part, résulte de la confrontation renouvelée avec un désir déjà rencontré, déjà refoulé et ainsi revivifié. C'est pourquoi ce « mauvais rêve incompréhensible » et inquiétant relie dialectiquement Diederich lui-même à cette humanité à laquelle il nie appartenir.

Son attachement pour Emmi et sa fascination pour Wolfgang Buck relèvent d'un même désir refoulé d'humanité vraie et profonde, qui devient patent lorsque ces deux personnages se rapprochent :

« es war ein logisch nicht begründeter, aber tiefsitzender Drang, der ihn dem Sohn des alten Buck immer wieder näherte. [...] Er führte Buck sogar in sein Heim ein, erlebte dabei eine Überraschung. Denn wenn Buck anfangs wohl nur einem besonders guten Kognak zuliebe kam, bald kam er sichtlich wegen Emmi. Die beiden verstanden sich, über Diederich hinweg und in einer Art, die ihn befremdete. Sie führten spitze und scharfe Gespräche, anscheinend ohne das Gemüt oder die anderen Faktoren, die der Verkehr der Geschlechter normalerweise in Betrieb setzte; und senkten sie die Stimmen und wurden vertraulich, fand Diederich sie vollends unheimlich. » (Mann, Der Untertan, p. 452)

L'inquiétant de cette relation renvoie ici aussi au désir d'une relation confiante, désir refoulé par Diederich, mais auquel il rend néanmoins hommage par sa décision de respecter l'intimité entre Wolfgang Buck et Emmi : « Er hatte nur die Wahl, ob er dazwischenfahren und korrekte Verhältnisse herstellen oder aber das Zimmer verlassen wollte. Zu seinem eigenen Erstaunen entschied er sich für das letztere. » (Mann, Der Untertan, p. 453).

Ces deux relations de Wolfgang Buck, l'une avec son père et l'autre avec Emmi, tous deux d'ailleurs marqués par la mort, peuvent être interprétées à partir de la biographie de Heinrich Mann comme la réalisation romanesque d'un désir profond de converser un instant encore avec ses défunts, sa sœur et son père bien-aimés. La bêtise et la méchanceté du personnage principal sont stoppées par la puissance de ces évocations, qu'il se révèle subitement et inexplicablement impuissant à détruire. Les éléments autobiographiques attribués au camp Buck ne sont donc pas complètement sans impact sur Diederich Heßling et nous laissent entrevoir, au-delà du prototype représentatif d'une époque, une psychologie humaine accessible à l'interprétation. 

Roman psychologique ou lecture psychanalytique du texte ?

C'est délibérément que nous avons jusqu'ici laissé dans l'imprécision ce concept de « roman psychologique » dont nous débattons : car il importait avant tout de récolter les indices attestant la pertinence éventuelle d'une réflexion de cet ordre, indices qui nous ont été livrés par l'analyse de la perspective narrative, et par des éclairages biographiques.

Le Sachwörterbuch der Literatur de Gero von Wilpert apporte à l'article « Psychologischer Roman » la définition suivante :

« Vage Bezeichnung für einen Romantyp, der weniger die äußeren Handlungsvorgänge als ihre Wirkungen und Keimzellen im Seelenleben der Figuren betont, deren Empfindungen und innerseelische Reaktionen er im Zusammenhang beobachtet und wiedergibt. Da fast alle Romane auch psychische Vorgänge darstellen, ist die Bezeichnung dehnbar und beruht auf Prävalenz. » (Wilpert, 1989, p. 728).

Cette définition nous permet dans sa justesse de comprendre que la catégorie du « roman psychologique » ne recouvre pas un genre précis et n'éclaire que fort modérément le texte que l'on se propose d'examiner à sa lumière. S'il s'agissait de démontrer grâce à elle que Der Untertan relève de cette catégorie, nous pourrions presque nous contenter des quelques réflexions préliminaires déjà établies ci-dessus. La perspective narrative focalisée presque exclusivement et uniformément sur le personnage central, l'évocation de ses sentiments de peur et de haine ou encore de ses larmes, ses accès limités mais réels à une humanité vraie et profonde, voilà qui suffirait déjà à satisfaire partiellement aux exigences de cette définition ; mais cela ne nous serait pas d'un grand apport.

C'est pourquoi, nous prévalant de la contemporanéité de Heinrich Mann et de Sigmund Freud au moins autant que de sa profonde amitié pour Arthur Schnitzler, « poète de la mort et de l'amour », mais aussi et surtout d'une convergence d'intérêt pour un même sujet d'actualité, nous nous proposons d'éclairer le roman Der Untertan à la lumière d'un essai de Freud datant de 1921 : Massenpsychologie und Ich-Analyse. Certes postérieur au roman, il se situe néanmoins dans le droit fil d'une réflexion psychanalytique sur les liens entre individu et masse commencée bien plus tôt, comme en témoigne un autre essai, Totem und Tabu, rédigé dès 1913. Il s'agit dès lors moins de savoir si le roman de Heinrich Mann relève d'une catégorie définie - celle d'un hypothétique « roman psychologique » - que d'en dévoiler la portée psychanalytique.

Der Untertan à la lumière de Freud

Le projet de Heinrich Mann, qui visait à inventer une figure romanesque typique de son époque, ne cherchait a priori pas à opposer l'individu (ici le personnage central) à la masse (ici, celle de ses contemporains de l'époque wilhelminienne). Au contraire, il cherchait à établir des connexions multiples, riches et renforcées entre l'un et l'autre, procédé que Freud n'aurait selon toute vraisemblance pas désavoué. Car pour lui en effet, la première des psychologies est celle des individus dans la masse, et la psychologie individuelle n'est que le prolongement de la psychologie originelle de la masse :

« Wir müssen schließen, die Psychologie der Masse sei die älteste Menschenpsychologie; was wir unter Vernachlässigung aller Menschenreste als Individualpsychologie isoliert haben, hat sich erst später, allmählich und sozusagen immer noch nur partiell aus der alten Massenpsychologie herausgehoben. » (Freud, 1940, p. 137)  

Traduction française :

« Il nous faut en conclure que la psychologie de la masse est la plus ancienne psychologie humaine ; ce que nous avons isolé en tant que psychologie individuelle [...] ne s'est dégagé que plus tard, progressivement, et pour ainsi dire d'une manière qui n'a jamais été que partielle, de l'ancienne psychologie des masses. » ne s'est dégagé que plus tard, progressivement, et pour ainsi dire d'une manière qui n'a jamais été que partielle, de l'ancienne psychologie des masses. » (Freud, 1991, p.62)

Faire de Diederich Heßling un prototype humain représentatif de son époque n'est donc pas incompatible avec le fait de le créditer d'une psychologie individuelle : individu de masse par excellence, sa constitution psychique nous renseigne sur le mode de fonctionnement des foules en une époque où celles-ci déterminent l'orientation politique générale. L'opposition entre individu et masse, ainsi que celle entre psychologie et politique, sont ainsi abolies.

Cette abolition entre les deux n'était en soi pas une évidence et ne l'est toujours pas. S'appuyant sur les analyses de la masse qui faisaient autorité à son époque - entre autres celles de Gustave Le Bon et de Mc Dougall -, Freud déplore qu'elles se contentent d'opposer à l'individu cultivé, maître de ses instincts, une foule au sein de laquelle les individus, régressant intellectuellement et humainement, s'abaissant à ne conserver avec leurs semblables que les plus petits dénominateurs communs, déchaînent ces mêmes instincts agressifs que la culture et l'individualité leur avaient permis de brider. Sans contester la justesse de ces observations, Freud regrette qu'elles ne permettent pas de mettre en lumière ce qui, dans la psychologie individuelle, favorise justement l'émergence de ces foules aux pulsions débridées. Nous sommes là au cœur d'une question centrale du roman Der Untertan : quelle est la psychologie individuelle de l'individu de masse en une époque de plus en plus dominée par les phénomènes de masse ?

Ou, pour formuler la question de manière plus précise encore, quels facteurs psychologiques favorisent chez l'individu la constitution des foules et des masses ? Les chercheurs antérieurs ou contemporains de Freud ont souvent mis en avant des phénomènes d'engouement collectif apparentés à l'hypnose, ou supposé qu'il existait chez l'homme un instinct grégaire premier et non réductible, ou encore que la constitution en masses était rendue possible par une disposition psychique également fondamentale, celle d'être accessible à la suggestion. A ces concepts  - hypnose, grégarité, suggestibilité -, Freud préfère celui d'« identification », processus qui lui est déjà devenu familier au travers de l'étude de la psychologie infantile. L'identification nécessitant la présence d'un modèle auquel s'identifier, il arrive à cette conclusion que toutes les masses, de quelque nature qu'elles soient, présupposent l'existence d'un meneur : « [...] das Wesen der Masse [sei] bei Vernachlässigung des Führers nicht zu begreifen » (Freud, 1940, p. 132) (Traduction française : « l'essence de la masse ne saurait être comprise si l'on néglige le meneur » (Freud, 1991, p.58)). Celui-ci peut prendre des formes très différentes : il peut être réel ou fictif, proche ou inaccessible, vivant ou mort, mais il existe nécessairement. L'opposition entre une foule spontanée et une masse organisée comme celles des grands corps sociaux (l'Armée, l'Eglise...), ne lui paraît pas pertinente, car toute masse spontanée tendrait à se chercher un chef, même fortuit, même provisoire, faute de quoi elle serait appelée à se dissoudre.

Cette distinction entre masse spontanée et masse organisée n'est d'ailleurs pas d'une grande importance pour ce qui concerne Der Untertan. Les deux espèces y coexistent en effet, les manifestations de chômeurs de la fin du premier chapitre (février 1892), la foule romaine et le tohu-bohu des assemblées électorales figurant ici les masses spontanées, l'Ecole, l'Eglise, l'Armée, la corporation Neuteutonia, l'Association des Combattants (« Kriegerverein ») et les partis politiques représentant les masses structurées qui prédominent dans le roman. Dans sa quête d'une adhésion à la masse, Diederich Heßling incarne un type intermédiaire : les masses constituées qu'il rejoint réellement (la corporation, l'Association des Combattants, le Parti de l'Empereur) ne sont pas les plus emblématiques de ces masses organisées, l'Eglise, l'Ecole et l'Armée l'étant bien plus mais étant représentées par des personnages secondaires. Et surtout, les masses spontanées auxquelles il se trouve mêlé ont en commun avec ces masses constituées que sont la corporation, l'Association des Combattants et le Parti de l'Empereur, de se former toutes autour d'une seule et même figure centrale : Guillaume II.

L'existence d'un meneur de la masse est de ce fait une évidence pour tout lecteur de ce roman. Sans empereur, il n'y a pas de sujet, ou plus exactement : pas de sujet ou d'individu de masse. Selon Freud, la principale caractéristique du meneur de masse consiste en son inébranlable narcissisme. Parfaitement autosuffisant, il n'a besoin de personne pour voir sa volonté renforcée, il n'aime personne, et n'a besoin des autres que pour servir ses desseins personnels. Il se distingue de la masse, parce qu'il en est le seul personnage libre :

« [...] der Vater der Urhorde war frei. Seine intellektuellen Akte waren auch in der Vereinzelung stark und unabhängig, sein Wille bedurfte nicht der Bekräftigung durch den anderer. [...] sein Ich [war] wenig libidinös gebunden, er liebte niemand außer sich, und die anderen nur, insoweit sie seinen Bedürfnissen dienten [...]. // Zu Eingang der Menschheitsgeschichte war er der Übermensch, den Nietzsche erst von der Zukunft erwartete. Noch heute bedürfen die Massenindividuen der Vorspiegelung, dass sie in gleicher und gerechter Weise vom Führer geliebt werden, aber der Führer selbst braucht niemand anderen zu lieben, er darf von Herrennatur sein, absolut narzisstisch, aber selbstsicher und selbständig. » (Freud, 1940, p. 138).

Traduction française :

« [...] le père de la horde originaire était libre. Ses actes intellectuels étaient, même dans l'isolement, forts et indépendants, sa volonté n'avait pas besoin du renforcement par celle des autres. [...] son moi était peu lié libidinalement, il n'aimait personne en dehors de lui et n'aimait les autres que dans la mesure où ils servaient ses besoins. // A l'entrée de l'histoire de l'humanité, il était le surhomme que Nietzsche n'attendait que de l'avenir. Aujourd'hui encore les individus de masse ont besoin du mirage selon lequel ils sont aimés de manière égale et équitable par le meneur, mais le meneur, lui, n'a besoin d'aimer personne d'autre, il a le droit d'être de la nature des maîtres, absolument narcissique, mais sûr de lui et ne dépendant que de lui. » (Freud, 1991, p.63).

Cette description du meneur de masse en narcissique absolu confère un sens profond à l'une des redites préférées de Diederich Heßling, celle selon laquelle l'Empereur Guillaume II est « la plus personnelle des personnalités » (« die persönlichste Persönlichkeit »). L'impulsivité et l'originalité, qui lui sont en général attribuées dans la foulée, doivent être par conséquent comprises comme la marque, aux yeux de son sujet, de cette parfaite liberté autosuffisante, de ce narcissisme inattaquable qui est, précisément, à la base de son admiration, et au-delà, de son désir d'identification avec le chef.

Selon Freud, l'identification à autrui peut suivre trois voies :

« [...] Erstens [ist] die Identifizierung die ursprüngliche Form der Gefühlsbindung an ein Objekt [...], zweitens [wird] sie auf regressivem Weg zum Ersatz für eine libidinöse Objektbindung, gleichsam durch Introjektion des Objekts ins Ich, und [...] sie [kann] drittens bei jeder neu wahrgenommen Gemeinsamkeit mit einer Person, die nicht Objekt der Sexualtriebe ist, entstehen. » (Freud, 1940, p. 118).

Traduction française :

« [...] premièrement, l'identification est la forme la plus originelle de liaison de sentiment à un objet ; deuxièmement, par voie régressive, elle devient le substitut d'une liaison d'objet libidinale, en quelque sorte par introjection de l'objet dans le moi ; et troisièmement, elle peut apparaître chaque fois qu'est perçue de nouveau une communauté avec une personne qui n'est pas objet des pulsions sexuelles. » (Freud, 1991, p.45).

En d'autres termes, il existe une parenté entre l'amour pour un tiers, l'introjection des qualités de ce tiers quand celui-ci se dérobe à l'amour qu'on lui porte, et l'attachement à tous ceux - la masse - qui portent le même amour à ce tiers devenu inaccessible. Le lecteur du roman Der Untertan ne manquera pas de reconnaître ici un parfait résumé de toutes les formes d'identification de Diederich à son empereur et à ses semblables dans la masse. Il ne fait aucun doute que Diederich, qui abandonne sa femme à l'hôtel en plein voyage de noces, vit son admiration pour Guillaume II comme une « liaison d'objet libidinale » ; ses moustaches frisées au carré, ses locutions empruntées aux discours de Guillaume II et son attitude martiale témoignent aussi amplement, tout au long du texte, d'une identification secondaire par « introjection » des qualités de l'empereur - quand l'objet se révèle inaccessible, l'ingérer, se l'incorporer psychiquement représente un moyen de le garder avec soi - ; enfin, c'est encore l'admiration partagée pour le même meneur qui lui permet, à Berlin comme à Netzig, de se lier avec ses concitoyens partisans de l'Empereur, et ainsi de se constituer en individu de masse.

Sont donc exclus de cette masse tous ceux que ne relie pas une même identification au meneur - ici l'Empereur. Göppel, Sötbier, Buck le père, deviennent de ce fait des figures ennemies, qui menacent l'identification forcenée indispensable à Diederich (nous verrons plus loin qu'elle lui est même vitale, et pour quelles raisons). Or, nous dit Freud, toute masse tend à la destruction de ceux qui refusent l'identification avec elle et son meneur. L'exemple de l'Eglise, institution de masse, lui inspire cette réflexion :

« [...] Jeder Religion liegt Grausamkeit und Intoleranz gegen die nicht   dazugehörigen nahe. [...] Wenn eine andere Massenbindung an die Stelle der religiösen tritt, wie es jetzt der sozialistischen zu gelingen scheint, so wird sich dieselbe Intoleranz gegen die Außenstehenden ergeben wie im Zeitalter der Religionskämpfe [...]. » (Freud, 1940, p. 107-108).

Traduction française :

« Au fond, chaque religion [...] incline à la cruauté et à l'intolérance de ceux qui ne lui appartiennent pas. [...] Si une autre liaison de masse vient à la place de la liaison religieuse, comme la liaison socialiste semble actuellement y réussir, il en résultera envers ceux qui sont en dehors la même intolérance qu'à l'âge des luttes de religion [...] ». (Freud, 1991, pp. 37-38)

Cette dernière remarque éclaire d'ailleurs la relation particulière de Diederich Heßling avec le social-démocrate Napoleon Fischer. En dépit de sa non-identification avec l'Empereur, Fischer n'entre pas pour Diederich dans la même catégorie d'ennemis que Göppel, Sötbier ou Buck le père. Cela tient probablement au fait qu'ils partagent tous deux une semblable appartenance à la masse, quand bien cette masse n'est pas la même. Le plus impardonnable des crimes reprochés à Göppel, Sötbier et Buck ne serait donc pas tant leur refus de s'identifier à l'Empereur, que leur refus général de toute espèce d'identification verticale et horizontale, et ainsi leur volonté de se situer en dehors de toute formation en masse.

Mais comment expliquer le besoin qu'a Diederich d'appartenir à une masse ? Quelles peuvent donc être les raisons impérieuses, vitales, de son identification forcenée à l'Empereur, et à la masse de ses sujets ? L'exemple de Wolfgang Buck témoigne du caractère évitable de cette conformation psychologique en individu de masse ; alors pourquoi Diederich ?

Selon Freud, des deux pulsions fondamentales de l'homme, Eros et Thanatos, l'instinct de vie et l'instinct de mort, c'est à Eros que l'on doit imputer la constitution des masses humaines : « [...] ich [werde] den Versuch machen, zur Aufklärung der Massenpsychologie den Begriff der Libido zu verwenden, der uns im Studium der Psychoneurose so gute Dienste geleistet hat. », explique-t-il en préambule (traduction française : « je ferai l'essai, pour éclairer la psychologie des masses, d'utiliser le concept de libido qui nous a rendu de si bons services dans l'étude des psychonévroses. » (Freud, 1991, p. 29)), avant de confirmer un peu plus loin :

« [...] die Masse [wird] offenbar durch irgendeine Macht zusammengehalten. Welcher Macht könnte man aber diese Leistung eher zuschreiben als dem Eros, der alles in der Welt zusammenhält? [...] wenn der Einzelne in der Masse seine Eigenart aufgibt, [...] tue [er] es, weil ein Bedürfnis bei ihm besteht, [...] im Einvernehmen mit ihnen [...] zu sein [...]. » (Freud, 1940, p. 100).

Traduction française :

« [...] la masse est manifestement maintenue en cohésion par quelque puissance. Mais à quelle puissance pourrait-on attribuer cette performance, si ce n'est à l'Eros qui maintient tout en cohésion dans le monde? [...] si l'individu dans la masse abandonne sa spécificité [...], il le fait parce que chez lui existe un besoin d'être en bonne entente avec eux [...].» (Freud, 1991, p. 31).

Cette bonne entente, cette fraternisation dans la masse, serait avant tout un moyen de surmonter l'ambivalence et les sentiments négatifs qui marquent tous les attachements humains : « Das soziale Gefühl ruht also auf der Umwendung eines erst feindseligen Gefühls in eine positiv betonte Bindung von der Natur einer Identifizierung. » (Freud, 1940, p. 134) (« Le sentiment social repose ainsi sur le retournement d'un sentiment d'abord hostile en une liaison à tonalité positive, de la nature d'une identification. » (Freud, 1991, p. 60)). On ne peut s'empêcher de rappeler ici que les sentiments qui prédominent dans l'âme de Diederich Heßling sont, comme l'auteur ne cesse de nous le répéter, la peur et la haine, deux sentiments qui, laissés en l'état, inclinent à la méfiance ou à la violence. Dans le roman, la haine de Diederich Heßling trouve un exutoire dans la brutalité avec laquelle il rejette Agnes, dans les procès qu'il intente ou fait intenter à Lauer et aux membres de sa propre famille, dans son besoin de rabaisser la femme qu'il compte épouser pour qu'elle lui soit complètement soumise. La méfiance envers les autres, qui s'exprime chez lui au travers de multiples soupçons de persécution ou de trahison, ne s'abolit que dans la fraternisation avec ses semblables autour d'une bière : « Der Verräter war überall. Wo niemand sonst war, da war er ein zweites Ich. » (Mann, Der Untertan, p. 440).

Or Freud fait découler ce besoin de fraternisation directement des rivalités enfantines : « Ein solches [Gefühl] bildet sich zuerst in der mehrzähligen Kinderstube aus dem Verhältnis der Kinder zu den Eltern, und zwar als Reaktion auf den anfänglichen Neid, mit dem das ältere Kind das jüngere aufnimmt. » (Freud, 1940, p. 132-133) (« Un tel sentiment se forme d'abord dans la chambre d'enfants aux multiples occupants, à partir du rapport des enfants aux parents, et ceci comme réaction à l'envie initiale avec laquelle l'enfant aîné accueille le plus jeune. » (Freud, 1991, p. 58)). On trouve dans le roman une évocation de cette rivalité originelle (Mann, Der Untertan, p.13), mais on trouve bien plus significatif encore : la genèse, dès l'enfance, de la psychologie de l'individu de masse.

La place attribuée par Freud à l'existence d'un meneur dans la constitution de toute masse est à ramener, dans la psychologie de la horde originaire, au rôle prépondérant du père originel, et dans la psychologie infantile, au rôle premier du père de l'enfant. Ce n'est sans doute pas un hasard si presque tous les personnages symboliquement mis à mort par Diederich Heßling relèvent du registre paternel, qu'il s'agisse de Göppel, père d'Agnes, de Sötbier, ancien collaborateur du père de Diederich et à ce titre en quelque sorte sa prolongation, ou de Buck, père de son camarade d'enfance Wolfgang. On est en droit de supposer derrière sa haine pour ces trois figures paternelles, une haine ancienne et oubliée envers son propre père, dont nous savons qu'il le maltraitait de multiples façons. Sans doute projette-t-il sur elles, par une sorte de « revivification », sa « représentation d'une personnalité surpuissante et dangereuse, envers laquelle on ne pouvait que prendre une position passive-masochiste » ; et, poursuit Freud, « c'est seulement ainsi, en gros, que nous pouvons nous représenter le rapport d'un individu de la horde originaire au père originaire » (Freud, 1991, p. 66) (« [...] die Vorstellung von einer übermächtigen Persönlichkeit, gegen die man sich nur passiv-masochistisch einstellen konnte, an die man seinen Willen verlieren mußte, und mit der allein zu sein, ihr unter die Augen zu treten' ein bedenkliches Wagnis schien. Nur so etwa können wir uns das Verhältnis eines Einzelnen der Urhorde zum Urvater vorstellen. » (Texte original allemand, Freud, 1940, p.142).

Le roman nous offre de multiples exemples de cette position passive-masochiste de Diederich face à son père, qui le bat mais dont les coups l'honorent ; il nous offre les variantes adultes de cette position masochiste dans l'admiration que Diederich porte à son persécuteur Mahlmann, au lieutenant von Brietzen et au président Wulckow qui l'humilient. La sexualité adulte de Diederich est encore empreinte de ce masochisme, comme l'illustre la scène au cours de laquelle il laisse Guste le battre.

Mais le roman fait plus encore : il illustre le renversement de ce masochisme en un sadisme qui n'en est que la prolongation. Ce renversement est la conséquence logique du mécanisme d'identification au meneur décrit plus haut. Père de l'enfant, père originaire et père actuel de la masse se superposent pour former un même idéal du moi de l'individu de masse, idéal que cet individu s'incorpore par identification, en s'en appropriant les caractéristiques. C'est ainsi que la brutalité, la défiance et l'humiliation qui ont imprégné dès les origines les rapports de Diederich et de son père deviennent, par ce retournement oedipien la brutalité, la défiance et l'humiliation que Diederich inflige, une fois adulte, à ceux qui l'approchent. Ainsi, il se réconcilie avec son modèle paternel. La haine n'est cependant pas complètement absorbée par l'identification au meneur, et se voit détournée sur des figures paternelles alternatives, porteuses d'un modèle relationnel inaccessible et de ce fait violemment rejeté.

Pourquoi Diederich devient-il le sujet de son empereur, et non Wolfgang Buck ? Eh bien, parce que le père du premier le battait, et parce que le père du second l'aimait. Le premier s'est cherché dans le meneur de la masse une figure de substitution, un idéal du moi présentant des caractéristiques proches de son père violent, mais restant assez à distance pour être admirée sans être haïe ; le second a pu au contraire développer avec son père réel une relation individuelle de respect et de confiance.

On comprend dès lors à quel point l'appartenance à la masse devient pour Diederich une nécessité vitale. En elle s'abolissent enfin, pour un instant et autour d'une bière, la peur et la haine qui ne le lâchent que dans l'admiration partagée pour le meneur. L' « énigme de la formation en masse » (Freud, 1991, p. 48) (« Rätsel der Massenbildung », texte original allemand, Freud, 1940, p. 121) tient à ce besoin de partage. Dans Totem und Tabu, partant de l'hypothèse que la vie des peuples primitifs nous renseigne sur la psychologie infantile, Freud émettait déjà cette supposition qu'à une époque très reculée, des frères célébraient par un repas de réconciliation la commémoration de leur meurtre collectif du père originel. Le christianisme, par la commémoration de la Cène, dernier repas du Christ, portait selon lui la trace de ce meurtre et du besoin de fraternisation qui en était résulté. Que l'on ajoute ou non foi à ces hypothèses, il n'en reste pas moins que l'amour-haine pour le père ou le meneur, ainsi que la nourriture ou la boisson partagées semblent s'associer dans la constitution de la masse. Les quantités spectaculaires de bière absorbées par Diederich Heßling et ses semblables dans le roman ne servent pas seulement à lui tourner la tête et à lui faciliter l'identification avec l'Empereur : elles font aussi écho à ce supposé repas originel des frères parricides et réconciliés.

Cette réconciliation avec le père haï et désormais incorporé suppose, comme toute résolution du conflit oedipien, un renoncement aux pulsions sexuelles actives. Dans la formation en masse, seul le meneur satisfait ses tendances sexuelles directes. Ceci est vrai dès la horde originelle, comme l'expose Freud :

« Der Urvater hatte seine Söhne an der Befriedigung ihrer direkten sexuellen Strebungen verhindert; er zwang sie zur Abstinenz und infolgedessen zu den Gefühlsbindungen an ihn und aneinander, die aus den Strebungen mit gehemmten Sexualziel hervorgehen konnten. Er zwang sie sozusagen in die Massenpsychologie.» (Freud, 1940, p. 138).

Traduction française :

« Le père originaire avait empêché ses fils de satisfaire leurs tendances sexuelles directes; il les contraignait à l'abstinence et partant aux liaisons de sentiment avec lui et les uns avec les autres, qui pouvaient naître des tendances à but sexuel inhibé. Il les contraignait pour ainsi dire à rentrer dans la psychologie des masses. » (Freud, 1991, p.63).

Dans un supplément à son essai, Freud répète « que les tendances sexuelles directes sont défavorables à la formation en masse » (Freud, 1991, p. 79) (« [...], dass die direkten Sexualstrebungen der Massenbildung ungünstig sind », texte original allemand, Freud, 1940, p.142) et en veut pour preuve l'exclusion des femmes de ces deux grandes masses organisées que sont l'Eglise et l'Armée. L'inhibition sexuelle à l'origine de la masse et constitutive de la psychologie des individus qui la composent, n'a cependant rien à voir avec la sublimation, qui porte la libido à la création artistique. C'est pourquoi l'amour vrai et pleinement vécu s'oppose à la psychologie de masse : « Die beiden zum Zweck der Sexualbefriedigung aufeinander angewiesenen Personen demonstrieren gegen den Herdentrieb, das Massengefühl, indem sie die Einsamkeit aufsuchen. Je verliebter sie sind, desto vollkommener genügen sie einander », (Freud, 1940, p. 157) (« Les deux personnes qui en sont réduites l'une à l'autre aux fins de satisfaction sexuelle protestent contre la pulsion grégaire, contre le sentiment de masse, en recherchant la solitude. Plus elles sont amoureuses, plus elles se suffisent l'une à l'autre » (traduction française, Freud, 1991, p.79)).

L'amour sexué d'Agnes Göppel offre ainsi à Diederich une véritable occasion de renoncer à sa psychologie d'individu de masse. Mais ce renoncement - car à ce stade du roman, il a déjà goûté aux charmes de la corporation Neuteutonia - aurait nécessité de renoncer à tous les avantages de la masse, dont le moindre n'est sans doute pas de soulager l'homme de ses névroses, voire de les supprimer : « man [kann] sehen, dass dort, wo ein kräftiger Anstoß zur Massenbildung erfolgt ist, die Neurosen zurücktreten und wenigstens für eine Zeitlang schwinden können » (Freud, 1940, p. 159) (« [...] on peut voir que là où s'est produit un coup d'envoi vigoureux à la formation en masse, les névroses reculent et peuvent disparaître au moins pour un temps. » (traduction française, Freud, 1991, p.81)). Ce n'est pas un hasard si l'offre d'amour d'Agnes Göppel effraye Diederich définitivement au moment où elle lui signifie de se confronter avec sa propre mort (Mann, Der Untertan, pp. 91-92). Buck père et fils ont eux aussi partie liée avec la mort : « Dem einen dieser beiden waren die Tage gezählt, der andere hatte auch nicht viel vor sich. » (Mann, Der Untertan, p. 457). Le choix de la psychologie de masse dissimule une intense peur de mourir, que seule l'identification avec un maître surpuissant et quasi immortel permet de contrer.

Que reste-t-il de l'aspiration à l'amour? Rien de plus qu'un petit cabinet secret, auquel Buck le patriarche, prenant le relais d'Agnes, initie le pauvre Diederich qui s'y trouve vite pris au piège entre sa future épouse et sa future maîtresse, qu'il n'aime ni l'une ni l'autre, et vis-à-vis desquelles, à leur grande déception, il fait montre d'un esprit d'entreprise fort limité, fidèle en cela à l'inhibition sexuelle et amoureuse constitutive de sa psychologie. Mais peut-être les conversations sans artifice de Wolfgang Buck avec Emmi, et avec son père au crépuscule dans le parc, conversations qu'il tolère ou qu'il écoute, portent-elles jusqu'à lui, dans les instants où il oublie haines et peurs, le lointain écho de ce qu'il aurait pu devenir, dans l'amour et en dehors de la masse.

Sans doute pouvons-nous maintenant, en guise de conclusion, revenir à la définition classique du roman psychologique selon Gero von Wilpert. L'analyse psychanalytique de la personnalité de Diederich Heßling, de ses motivations secrètes et profondes, ne s'est pas révélée infructueuse, bien au contraire. Tout cela atteste, chez Heinrich Mann, une volonté de semer des indices subtiles et la présence d'une réflexion sous-jacente sur la constitution psychologique de son personnage. Prototype historique et politique, Diederich Heßling l'est assurément, mais non pas par suite de l'opposition de son inventeur à toute intériorité. Il l'est parce qu'il est un individu de masse et parce que l'intérêt de sa psychologie réside justement dans une défiance paranoïaque envers l'intériorité vécue comme douloureuse et dangereuse. C'est pourquoi le roman Der Untertan mérite lui aussi d'entrer dans la catégorie du roman psychologique au sens classique : la conformation psychique du personnage principal en est bien l'un des constituants fondamentaux.

Bibliographie

Freud, Sigmund, « Massenpsychologie und Ich-Analyse », in : Gesammelte Werke, Frankfurt/Main : Fischer Verlag, 1940.
Pour la traduction française : « Psychologie des masses et analyse du moi », in : Oeuvres complètes, Paris : PUF, 1991.

Le Bon, Gustave, Psychologie des foules, Paris : Alcan, 1895.

Mac Dougall, William, The Group Mind, Cambridge : University Press, 1920.

Mann, Heinrich, Der Untertan, Frankfurt/Main : Fischer Taschenbuch Verlag 13640, 1996.

Mann, Heinrich, Ein Zeitalter wird besichtigt, Düsseldorf : Claassen, 1974.

Viereck, George S., in : Anz, Thomas et Pfohlmann, Oliver (éd.), Psychoanalyse in der literarischen Moderne, Marburg : Verlag Literaturwissenschaft.de, 2006.

Wilpert, Gero, von, Sachwörterbuch der Literatur, Stuttgart : Kröner Verlag, 1989.

 

Pour citer cette ressource :

Anne Lemonnier-Lemieux, Der Untertan de Heinrich Mann, un roman psychologique ?, La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), janvier 2009. Consulté le 26/12/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/allemand/litterature/mouvements-et-genres-litteraires/tournant-du-xxe/der-untertan-de-heinrich-mann-un-roman-psychologique-