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Lena Gorelik et Elina Penner, deux autrices issues de la migration post-soviétique

Par Emmanuelle Aurenche-Beau : Maître de conférences - Université Lumière Lyon 2
Publié par Cécilia Fernandez le 26/02/2023

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Présentation des livres ((Wer wir sind)) de Lena Gorelik (2021) et ((Nachtbeeren)) d'Elina Penner (2022)

 

 

           Couverture du roman de Lena Gorelik Wer wir sind. Une silhouette de femme (visage et buste) de profil se découpe sur un ciel nuageux dans les tons gris et roses, où volent un groupe d'oiseaux

GORELIK, Lena. 2021. Wer wir sind. Berlin : Rowohlt Verlag. 320 Seiten.
 
 
 

 

Couverture du roman Nachtbeeren d'Elina Penner. Une femme en robe bleue, avec une tresse rousse, les yeux clos, le visage penché, avec le cou penché à 90 degrés, tient un brin de boutons d'or dans une main tenue en l'air.

PENNER, Elina. 2022. Nachtbeeren. Berlin : Aufbau Verlag. 248 Seiten.

 

Depuis les années 2010, ont paru plusieurs livres écrits par des auteurs nés pour la plupart dans les années 1980 sur le territoire de l’ex-URSS et arrivés en Allemagne dans les années 1990, à la faveur de l’ouverture des frontières et de mesures particulièrement favorables prises par la RFA pour accueillir certaines catégories de citoyens souhaitant quitter la Russie pour s’installer sur son territoire. ((On peut citer par exemple ceux de Sasha Marianna Salzmann née en 1985, autrice notamment du roman  Ausser sich (2017) traduit en français sous le titre Hors de soi (2019), Alina Bronsky née en 1978 autrice notamment de Die schärfsten Gerichte der tatarischen Küche (2010) traduit en français sous le titre Cuisine tatare et dépendances (2012), Olga Grjasnowa née en 1984, autrice notamment de Der Russe ist einer der Birken liebt (2012) traduit en français sous le titre Le Russe aime les bouleaux (2014), ou encore Das neue Leben (2017) de Anna Galkina, arrivée en Allemagne en 1996 et Engel sprechen Russich (2017) de Mitja Vachedin né en 1982. Ces auteurs et autrices appartiennent selon Elena Tichomirowa à la quatrième vague d’émigration hors de Russie/URSS, la première s’étant produite après la Révolution d’Octobre, la deuxième après la Seconde guerre mondiale, la troisième dans les années 1970-80, « Literatur der russischen Emigrant/innen », Carmine Chiellino, Interkulturelle Literatur in Deutschland. Ein Handbuch, Metzler, Stuttgart, 2007, p. 166-171. Dans la « topographie des voix » de Carmine Chiellino, ils correspondent à la troisième voix. Alors que les écrivains de la première voix écrivent encore dans la langue du pays quitté, ceux de la deuxième voix ont opté pour l’allemand comme langue de création et ceux de la troisième voix dont l’allemand est devenu la langue maternelle continuent cependant à parler leur langue d’origine dans la sphère familiale, « Einleitung. Eine Literatur des Konsenses und der Autonomie – Für eine Topographie der Stimmen », ibid., p. 54. Dans son livre Die dritte Stimme, Annabelle Jähnchen s’interroge sur les points communs et sur les différences entre la littérature de la « deuxième voix » et celle de la « troisième voix », Tectum, Baden-Baden, 2019.))  Appelé « migration post-soviétique » par les chercheurs ((Cf. notamment Jannis Panagioditis, Postsowjetische Migration in Deutschland. Eine Einführung, Beltz, Weinheim, 2020 et bpb, 2022.)), ce phénomène recouvre cependant des réalités fort différentes. Certains d’entre eux, les « Aussiedler » (qui, à partir de 1993, sont appelés « Spätaussiedler ») sont les descendants d’Allemands partis s’installer en Russie à l’invitation de Catherine II dans la seconde moitié du 18è siècle ((On en compte actuellement environ 2,5 millions en Allemagne.)). On trouve parmi eux le groupe des Mennonites qui représente environ 10% d’entre eux. Fondamentalement pacifistes, ils ont saisi la promesse faite par Catherine II de pouvoir, en Russie, exercer librement leur religion et être exemptés de tout service militaire. Une partie d’entre eux s’est ainsi installée au nord de la Mer noire, d’autres se sont fixés dans le sud de l’Oural, à l’instar des ancêtres de Elina Penner dont nous nous proposons d’étudier le roman Nachtbeeren (2022). Vivant en colonies, ils ont conservé leur tradition religieuse et leur langue, le « Plautdietsch », un dialecte issu du bas-allemand qui s’est développé au 16è et au 17è siècle. Cette langue est actuellement parlée par environ 500 000 locuteurs dans le monde et par environ 200 000 personnes en Allemagne, surtout en Westphalie orientale.

D’autres sont des Juifs de langue maternelle russe qui ont décidé de quitter l’ex-URSS à cause des discriminations dont ils étaient l’objet ((Ils servaient pour ainsi dire de boucs émissaires dans la situation de crise généralisée qui s’est développée suite à l’effondrement de l’Union soviétique.)) et qui ont opté pour l’Allemagne en raison des mesures d’accueil qui leur y étaient offertes. (D’autres ont opté pour Israël ou pour les États-Unis.) Au nombre d’environ 200 000, ils sont appelés « Kontingentflüchlinge » ((Comme l’indique le terme même, il s’agit d’un statut exceptionnel qui s’applique à un nombre limité de réfugiés. Il a cours de 1991 à 2005 pour les Juifs d’ex-Union soviétique.)) et obtiennent à ce titre, dès leur arrivée, une autorisation de séjour sans avoir à passer par la procédure de demande d’asile ((L’article de la Bundeszentrale für politische Bildung explique très clairement les points communs et les différences entre les « Aussiedler » et les « Kontingentflüchtlinge ». Si les premiers obtiennent la nationalité allemande et pas les seconds, si les seconds voient les conditions de leur accueil allégées par rapport aux premiers, ils partagent souvent les mêmes expériences de débuts difficiles, entre camps de transit, foyers d’accueil et déclassement social, et ont les mêmes difficultés à faire reconnaître leur histoire au sein de la société allemande :  https://www.bpb.de/themen/migration-integration/kurzdossiers/252561/juedische-kontingentfluechtlinge-und-russlanddeutsche/, dernière consultation le 24-01-23.)). C’est le cas de la famille de Lena Gorelik dont nous étudierons le livre autobiographique Wer wir sind (2021) ((Le livre ne comporte aucune indication générique, mais la quatrième de couverture évoque un « roman autobiographique ». Lena Gorelik indique dans plusieurs interviews qu’il s’agit de son histoire et préfère le concept d’autofiction à celui d’autobiographie, cf. par exemple https://www.youtube.com/watch?v=vXyB6oKn-ss, dernière consultation le 24-01-23.)).

Présentation des deux autrices

Lena Gorelik est née en 1981 à Leningrad/Saint-Pétersbourg et est issue d’une famille de « nationalité juive » ((Le judaïsme n’était pas considéré en URSS comme une religion. Les citoyens de confession juive voyaient indiqué dans leur passeport, là où d’autres avaient « nationalité russe », « nationalité juive ». Dans son livre Lieber Micha (2011), Lena Gorelik explique à son fils qu’elle n’a découvert qu’une fois en Allemagne que le judaïsme était une religion (p. 19).)). Arrivée en Allemagne avec sa famille en 1992, elle n’a appris l’allemand qu’à l’âge de 11 ans. Elle a par la suite effectué une formation de journaliste et un cursus d’études est-européennes. Outre des essais ((Outre Lieber Micha qui aborde la question de l’identité juive en Allemagne, un livre sur Saint-Pétersbourg Verliebt in Sankt Petersburg 2008 et un essai sur les questions d’intégration Sie können aber gut deutsch 2012.)), elle a publié cinq romans. Alors que les premiers ((Meine weißen Nächte 2004, Hochzeit in Jerusalem 2007 et Die Listensammlerin 2014.)) sont empreints d’éléments autobiographiques, les suivants ((Null bis unendlich 2015 et un roman de jeunesse Mehr schwarz als lila 2017. On pourra se reporter à son site pour une présentation plus complète https://www.lenagorelik.de/, dernière consultation le 24-01-23.)) relèvent davantage de la fiction.

Elina Penner, quant à elle, publie avec Nachtbeeren son premier roman. Elle est née en 1987 aux environs d’Orenbourg dans l’Oural, près de la frontière avec le Kazakhstan et est arrivée en Allemagne en 1991 à l’âge de 4 ans. Sa famille s’est installée en Westphalie dans une région où la proportion de Mennonites est importante. Elle a fait des études de sciences politiques et d’études américaines et est devenue journaliste ((Elle a notamment créé le blog « Hauptstadtmutti » https://hauptstadtmutti.de/, dernière consultation le 24-01-23.)). Après avoir passé quelques années à Berlin, elle est revenue s’installer en Westphalie.

Nous étudierons tout d’abord comment les deux autrices évoquent la vie en ex-URSS, puis la manière dont elles décrivent l’arrivée en Allemagne de leurs protagonistes et de leur famille, les difficultés auxquelles elles sont confrontées et les stratégies qu’elles mettent en œuvre pour y faire face. Nous nous interrogerons également sur les choix littéraires des deux écrivaines entre fiction et autofiction.

La vie en Russie

En ce qui concerne l’évocation de la vie en Russie soviétique, on peut constater qu’elle est, dans les deux livres, largement liée à la perspective de leurs deux personnages principaux, Nelli dans le roman d’Elina Penner, l’écrivaine elle-même dans le texte autobiographique de Lena Gorelik, qui ont toutes deux quitté enfant l’ex-URSS. Nelli qui n’avait que 5 ans (N 143) a peu de souvenirs personnels. Elle ne se rappelle ni la maison de ses grands-parents où elle passait l’été, ni celle de ses parents (N 19). La maison de famille appelée « dens ehr Hus » (N 19) est décrite uniquement à partir d’une photo qui se trouvait dans le couloir de l’appartement allemand de ses grands-parents et à partir d’autres photos qu’elle se souvient avoir vues chez eux (N 17-18) ((Il s’agit d’une maison bleu clair avec une barrière blanche et une profusion de pieds d’alouette roses.)). Elle ne garde en mémoire que les animaux de la ferme, la chaleur (N 19) et l’impression d’espace (N 108). Elle n’a pas non plus de souvenirs précis du voyage qui les a conduits en Allemagne (trois jours de train, un trajet en avion, puis un bus et l’arrivée dans un camp d’accueil (N 20, N 144)). L’adulte cependant résume rétrospectivement le choc qu’a représenté cet exil : le passage d’un lieu marqué par la chaleur, l’espace infini de la steppe, la présence d’animaux, la vie dehors à un bâtiment sombre et bruyant, abritant une multitude de personnes (N 144).

Lena Gorelik au contraire, âgée de neuf ans au moment du départ, consacre plusieurs chapitres à ses souvenirs d’enfance en URSS. Tout le quatrième chapitre (W 55-72) est ainsi consacré à son grand-père dont on comprend qu’il n’est sans doute pas étranger à son désir de devenir écrivaine. Elle le revoit constamment occupé à réfléchir et à écrire, de son écriture tremblée (W 58) – elle apprendra plus tard qu’il était ingénieur spécialisé dans le domaine du chauffage et qu’il publiait régulièrement des articles techniques dans des revues – et se décrit en train de l’imiter, alors qu’elle vient tout juste d’apprendre à former les lettres (W 58). Elle se souvient aussi du « téléphone des contes » (Märchentelefon), un numéro payant qu’elle n’avait le droit de composer que de chez lui ((Elle explique qu’en URSS tous les appels intra-urbains étaient gratuits (W 66).)) et qui permettait d’entendre un conte enregistré sur une bande magnétique, et surtout du plaisir qu’elle avait ensuite à le lui raconter. Elle associe également à son grand-père le sac de jouets et de peluches représentant des personnages de dessins animés descendu pour elle, lors de ses visites, d’un placard situé dans le faux-plafond qui se trouvait au-dessus de la porte de la chambre de ses grands-parents au nom inoubliable d’« antresoli » (W 61-62). Elle évoque aussi longuement sa grand-mère, à laquelle elle consacre tout le chapitre suivant (W 72-83). Cette dernière est liée aux vacances d’été qu’elle passait avec elle dans sa datcha pendant que ses parents travaillaient à Leningrad. Elle évoque ainsi les journées en plein air à jouer avec les enfants du voisinage, la saveur unique des pommes qu’elle ramassait (W 73), les soupes plus ou moins à son goût qu’elle lui préparait, les « Suschki » dont elle se régalait (W 74).    

Outre les moments passés avec ses grands-parents, elle raconte cependant aussi sa vie quotidienne. Elle décrit ainsi l’appartement de banlieue où elle vivait avec ses parents et son frère aîné en insistant sur des détails insolites, comme les deux portes d’entrée successives dotées chacune de deux verrous (W 103-104) ou le vide-ordures situé à l’extérieur de l’appartement (W 103) ((L’adulte se livre aussi à quelques réflexions sur la perception comparée des grands ensembles en Allemagne et en URSS (W 102).)). Si l’évocation du jardin d’enfants et de l’école semble être davantage le fait de l’adulte qui dénonce après coup l’endoctrinement idéologique des enfants dès le plus jeune âge, l’omniprésence des portraits de Lénine, présenté comme un grand-père à aimer de tout son cœur avant même ses parents (W 88) et une pédagogie peu respectueuse des besoins de l’enfant, fondée sur la discipline et la menace (W 89), la narratrice se remémore cependant également la fillette qu’elle était à l’époque et évoque longuement son rêve d’avoir une vraie Barbie avec les jambes qui se plient (W 119) ((Elle en recevra une juste avant leur départ d’un pasteur américain venu évangéliser la Russie post-soviétique (W 119). Ce souvenir est également évoqué dans Die weißen Nächte.)). Elle consacre aussi plusieurs pages à leur chienne Asta (W 110-114) et au déchirement qu’a représenté pour elle leur séparation : ne pouvant l’emmener en Allemagne alors qu’elle est à ses yeux un véritable membre de la famille (W 113), ils la laissent à un de ses cousins et la nouvelle de sa mort quelques années plus tard la plonge dans une profonde tristesse (W 162; 166).

L’arrivée en Allemagne et l’intégration à un nouvel environnement

Si leur âge au moment du départ explique que les deux autrices évoquent de manière inégalement détaillée la vie en URSS de leurs protagonistes, les deux écrivaines décrivent de manière assez similaire les conditions de leur arrivée en Allemagne. La période de l’hébergement d’urgence, la promiscuité et le manque d’intimité d’une pièce de dix mètres carrés et d’une cuisine partagée avec une douzaine d’autres familles ne sont évoqués qu’assez rapidement dans le roman d’Elina Penner (N 143), qui souligne cependant que ce moment marque le début des troubles de Nelli  (elle cesse de manger, a constamment de la fièvre et ne peut aller au jardin d’enfants) et le début de l’incompréhension totale de ses proches à leur égard. Ces derniers considèrent en effet qu’elle n’a jamais manqué de rien et ne voient pas ce qui aurait pu la traumatiser (N 142).

La Nelli adulte qui s’exprime à la première personne dans une partie des chapitres du livre ne semble pas avoir surmonté le choc de l’émigration décidée par sa famille. Contrairement à ses quatre frères déjà adultes au moment du départ ((Petite dernière qui plus est non désirée, elle a une grande différence d’âge avec ses frères.)), elle semble avoir vécu le départ de l’URSS comme un exil imposé et continue à présenter les mêmes symptômes (anorexie (N 28), faible résistance physique, maladies fréquentes (N 45)) ((Certains chercheurs utilisent le concept de « mitgebrachte Generation» ou « Generation Mitgebracht » pour désigner ceux qui ont quitté enfants leur pays d’origine. Le « Museum für russlanddeutsche Geschichte » de Detmold a organisé en octobre 2022 un colloque au sujet du devenir de ces « enfants » : « Gestern „Die Mitgebrachten“– heute „Generation PostOst“. Sowjetische Vergangenheit und bundesrepublikanische Gegenwart der Nachfolgegeneration russlanddeutscher Aussiedler » https://www.deutsche-gesellschaft-ev.de/images/veranstaltungen/konferenzen-tagungen/2022/eu_junge-rd/PostOst_Tagungsbericht_03102022.pdf, dernière consultation le 20-1-23. Le responsable du service culturel de ce même musée, Edwin Warkentin, y a consacré, avec Ira Peter, le 30è épisode de la série « Steppenkinder », le podcast des « Aussiedler »,  https://www.russlanddeutsche.de/de/kulturreferat/projekte/steppenkinder-der-aussiedler-podcast/folge-30.html,  dernière consultation le 20-1-23. Le concept de « Generation PostOst » y est défini ainsi par le chercheur Jannis Panagiotidis : « Für PostOst ist es eigentlich viel wichtiger auf gemeinsame Erfahrungen mit anderen Zugewanderten aus der ehemaligen Sowjetunion, aber auch insgesamt aus dem Osten – wo auch immer der dann genau liegt – zu schauen. (…). Es ist im Grunde der Versuch einer inklusiven einerseits postsozialistischen und andererseits postmigrantischen Identität und damit eigentlich ein sehr spannender und komplexer Identitätsentwurf. »)). Elle se décrit comme complètement coupée de ses ressentis ((Elle a même perdu le sens du toucher (N 16).)), comme anesthésiée, seul moyen sans doute pour elle de mettre à distance sa souffrance, une souffrance d’autant plus douloureusement vécue qu’elle n’est pas reconnue par les membres de sa famille (N 165) – le seul qui la perçoit est Eugen, le dernier de ses frères, qui est le deuxième narrateur du livre et qui, à ce titre, prend en charge quelques-uns des chapitres du livre dans lesquels il s’exprime à la première personne (N 72-90 ; 125-129 ; 174-182 ; 214-217). Elle semble comme absente à elle-même et à sa vie. Elle n’habite pas vraiment sa maison qui est davantage celle de son mari que la sienne, tout y est toujours en parfait état d’ordre et de propreté. Le seul lieu qu’elle investit est la cave. Son fils (qui est le troisième narrateur du livre ((Il s’exprime dans cinq chapitres (N, 44-51; 66-71; 152-163 ; 192-200 ; 231-235).))) raconte en effet qu’elle y a intégralement reconstitué, après la mort de sa grand-mère, l’appartement de ses grands-parents en gardant tout ce qui leur appartenait (N 193-195) ((Son grand-père, qui a déménagé après la mort de sa femme, n’a en effet rien voulu en garder, autre manière, radicalement opposée, de réagir au choc de la perte.)). Tout se passe donc comme si elle n’avait jamais pu faire le deuil ni de la Russie, ni de sa grand-mère dont elle était très proche ((C’est sa grand-mère qui la garde et s’occupe d’elle petite, elle est pour elle la seule personne capable d’un amour inconditionnel (N 65 ; 93).)) et qui représentait pour elle le lien avec ce passé perdu, lui racontant des histoires, maintenant certaines traditions : tout se passe comme si elle n’était jamais véritablement arrivée en Allemagne.

Dans l’incapacité de parvenir à une sorte de modus vivendi entre son identité russe et son identité allemande, elle semble cependant trouver le salut dans sa « conversion » et dans son entrée dans l’Eglise mennonite ((Il est significatif que ce soit le jour de l’enterrement de sa grand-mère qu’elle décide de demander le baptême, comme le raconte Jakob (N 46). Cela est confirmé par Nelli (N 91).)), autre manière de rester fidèle à sa grand-mère qui en était membre et moyen de la retrouver après la mort (N 91-92) ((Comme elle, elle n’aura qu’un enfant (N 42).)), façon aussi de s’intégrer à une communauté en participant aux offices et de donner ainsi un rythme et un sens à sa vie (N 92).

Si l’on retrouve dans le livre de Lena Gorelik les mêmes éléments sur les conditions d’« accueil » des émigrants dans les hébergements d’urgence où ils séjournent à leur arrivée en Allemagne (l’unique pièce pour l’ensemble de la famille (W 143) et la cuisine partagée avec d’autres familles (W, 142 ;148)), la narratrice dénonce vivement la manière indigne dont ils sont traités, logés dans des baraquements en bois pourri entourés de fil de fer barbelé (W 144), vivant dans la puanteur d’un « mélange de graisse cuite, de désespoir, de pourriture et de peur » (« dies(e) Mischung aus Bratfett, Verzweiflung, Schimmel und Angst » (W 144)). Surtout, l’adulte qu’elle est devenue se livre à une analyse quasi clinique du sentiment de honte qui l’habitait alors : « la honte la plus élémentaire qui soit, celle d’exister. Celle de vouloir exister. De penser que je, que quelqu’un pourrait m’aimer. Que je pourrais faire partie d’une communauté. » ((« Die simpelste Scham von allen, die zu sein. Die sein zu wollen. Zu denken, dass ich, dass jemand mich mögen könnte. Dazugehören (…) » et elle ajoute : « Dagegen hilft kein Erfolg, keine Therapie, keine Erfahrung. Nichts hilft, weil Scham währt. » (W 144).)). Rejoignant les analyses du psychanalyste Serge Tisseron ((On peut se référer par exemple à son article « De la honte qui tue à la honte qui sauve », Le Coq-héron, n°184, 2006, p 18-31.)), elle souligne bien à quel point la honte désocialise, vous donne le sentiment d’être exclu de la communauté des humains. Mais elle montre aussi que l’enfant qu’elle était était cependant parvenue à mettre en oeuvre des stratégies de résilience, trouvant dans la lecture, dans le jeu et dans l’imaginaire les moyens de s’évader de cette réalité ((Elle lit et relit tous les livres qu’ils ont apportés de Russie (W 143). Elle aménage en pensée la chambre de ses rêves en feuilletant le catalogue de Quelle (W 143). Elle prend plaisir à jouer avec les mots allemands qu’elle apprend (W 145), écrit à sa tante restée en Russie en s’inventant une vie avec de nombreux amis allemands (W 146).)). Pour tenter de se dégager de ce sentiment de honte et d’indignité, elle s’efforce en outre, pendant toute son enfance et son adolescence, de s’assimiler à son nouvel environnement afin de passer inaperçue. Alors qu’elle ne parlait pas un mot d’allemand à son arrivée, elle devient une excellente élève ((Elle pousse les choses à un tel degré que l’on pourrait parler d’hyperadaptation. Reprenant l’idée de la « formation réactionnelle » théorisée par Freud, Serge Tisseron emploie, quant à lui, l’expression, plus adaptée à un sujet adulte, d’« addiction à la réussite professionnelle » pour désigner l’un des « aménagements » possibles pour sortir de la honte.)), sautant même une classe, avant d’être taxée de « fayotte » (Streberin) par les autres élèves (W 82) et de finir par faire exprès la mauvaise élève qui refuse de travailler et rend des copies blanches (W 225). Elle s’efforce aussi de faire comme si elle était une parfaite Allemande : elle s’invente une vie, une maison dans un lotissement (au lieu du foyer pour étrangers où elle habite), des cours de tennis et de piano (W 83 ; 152). Et lorsqu’elle invite une camarade de classe, elle veut à tout prix lui faire un repas allemand, refusant que sa grand-mère leur prépare un repas russe avec trois plats (soupe, plat principal et dessert) parce qu’elle veut éviter à tout prix que son amie s’aperçoive de « qui (ils sont) » (W 216).

Deux formes littéraires

Si les deux autrices décrivent donc le choc et les difficultés liées à l’arrivée dans un pays inconnu, mais aussi les moyens trouvés par leurs deux personnages principaux pour tenter de trouver une place dans leur pays d’adoption, elles ont recours à des formes littéraires très différentes.

Les aspects douloureux du personnage de Nelli sont en effet contrebalancés dans le livre d’Elina Penner par une intrigue policière assez loufoque dont on ne dévoilera pas ici le fin mot. En cherchant dans le congélateur des petits pains pour son petit-déjeuner, son fils Jakob trouve en effet, un beau matin, le cadavre de son père découpé en morceaux placés dans des sacs en plastique (N 47-48) (Nelli a une formation de bouchère) et s’étonne que sa mère, contrairement à son habitude, ne les ait pas étiquetés. N’arrivant pas à la joindre, il téléphone à son oncle Eugen qui, à son tour, appelle ses trois frères à la rescousse. S’ensuit une succession de scènes cocasses, car, avant d’entreprendre quoi que ce soit pour faire disparaître le cadavre, ces derniers entendent prendre un solide petit-déjeuner qu’ils émaillent de plaisanteries et d’anecdotes ((Cet aspect du roman a, semble-t-il, été diversement reçu par les lecteurs. Les lecteurs « plautdietsch » ont ri, tandis que les lecteurs allemands ont été quelque peu déroutés par ce côté « macabre ». https://www.stern.de/kultur/buecher/autorin-elina-penner---diese-obsession-der-deutschen-mit--gebuertig---31694954.html, dernière consultation le 31-1-23.)).

S’entrecroisent par ailleurs avec ces chapitres principalement pris en charge par Jakob des chapitres plus réflexifs dans lesquels Eugen revient sur la « catastrophe » qu’a représenté pour l’ensemble de la famille la mort de la matriarche (N 72), évoque de manière plutôt critique le personnage de Kornelius, le mari de Nelli ((« Kornelius, der feine Herr, wusste auch nicht, wie man Laminat verlegt » (N 125). Il critique également la façon dont le représentant en assurance qu’il est manipule ses clients en jouant avec leur peur de l’avenir et en profitant de leur confiance, usant de l’argument qu’il appartient à la même communauté qu’eux (N 128-129). Il lui reproche enfin et surtout de trahir la communauté en cherchant à s’assimiler : « Schlimmer als Kartoffeln sind die, die so unfassbar gern eine wären » (Le mot« Kartoffeln » désigne les Allemands, « die Hiesigen », comme ils sont aussi appelés dans le livre) (N 214).)) et se culpabilise de son inaction (et de l’inaction de l’ensemble de la famille) face à la détresse de sa sœur (N 217-218).

Indépendamment de cette intrigue rocambolesque, le livre est également tenu par un autre fil chronologique, la description quasi ethnologique, presque heure par heure, par Nelli des rituelles réunions de famille du dimanche après-midi chez « Öma », à partir de celle qui précède le jour de la découverte par Jakob du cadavre de son père. Sont ainsi minutieusement détaillés l’ensemble des mets typiquement russes immanquablement présents sur la table autour de laquelle est régulièrement réunie la famille au grand complet (N 21), de la charcuterie aux gâteaux faits maison en passant par les champignons (N 56), le tout étant copieusement arrosé de whisky qui a manifestement remplacé la vodka ((Nelli évoque aussi la décoration typiquement russe de l’appartement de ses grands-parents avec les objets en cristal (N 21) et le coucou orné d’une scène sylvestre (N 36).)). L’évocation des différents membres de la famille est par ailleurs l’occasion de présenter une sorte d’échantillon des différents modes d’adaptation ou de non-adaptation des « Russlanddeutsche » à la société allemande, ce qui permet de donner une vision nuancée de la minorité qu’ils forment. Comme leur grand-mère et leur mère qui continuaient de vivre à la russe et s’efforçaient de maintenir les traditions de leur pays d’origine, les trois frères aînés de Nelli qui, comme on l’a vu, ont quitté la Russie déjà adultes, continuent à correspondre à tous les clichés répandus sur les Russes : surnommés « les bœufs » par Nelli (« die Ochsen »  N 101), ils ont des tatouages et des dents en or et sont obèses et alcooliques. Ils ne semblent guère s’intégrer à la société allemande et disent préférer les Turcs aux Allemands (N 156). Kornelius au contraire, le mari de Nelli, qui n’est que rarement présent à ces réunions de famille ((Le dimanche en question, il est absent parce qu’il a décidé de la quitter, ainsi qu’il le lui a annoncé quelques jours plus tôt (N 24-25).)) cherche à l’inverse, un peu comme Lena adolescente, à devenir un parfait Allemand, à réussir socialement et à s’intégrer à la société de son pays d’adoption. Nelli mentionne qu’ensemble ils parlent non pas « plautdietsch », mais allemand (N 101). Eugen quant à lui, le quatrième frère de Nelli, semble chercher une sorte de troisième voie. Il a pris certaines distances avec la famille, est parti quelques années vivre dans une autre ville ((C’est de lui qu’Elina Penner dit être le plus proche.)) avant de revenir s’installer près d’elle (N 119). A la différence de Kornelius, il attache peu d’importance à la réussite matérielle ((Jakob note par exemple que sa voiture n’a pas la même importance pour lui que pour son père (N 192).)) et il semble également assez détaché de l’image qu’il donne : cela ne le gêne pas d’être pris pour un Russe, cela lui paraît plus simple que de devoir sans cesse expliquer qu’il est Allemand, que sa langue est le « Plautdietsch » et qu’il est de tradition mennonite (N 83-84), ce qui est précisément ce que réalise Elina Penner avec son livre qui, comme celui de Lena Gorelik, pourrait s’appeler « Qui nous sommes » (« Wer wir sind »).

Le livre peut en effet se lire aussi comme une immersion dans la communauté mennonite dont il présente les particularités, notamment l’importance accordée au baptême qui marque véritablement l’entrée dans la communauté et qui engage par la suite à se conformer à tout un habitus qui peut sembler d’un autre temps ((Mode de vie acétique (la consommation d’alcool par exemple est prohibée 33), conception traditionnelle des rôles féminin et masculin – l’homme est le chef de famille, la femme est son assistante (N 187) ; à l’église, hommes et femmes sont séparés (N 168) ; les femmes doivent garder les cheveux longs, elles ne doivent pas se maquiller, ne doivent pas porter de pantalons. Une autre spécificité est que l’Église mennonite est une Église libre (Freikirche) et que ses membres ne sont pas soumis à l’impôt obligatoire. Ils sont libres de donner ce qu’ils souhaitent pour assurer son fonctionnement (N 116).)). Si Nelli et son fils Jakob semblent trouver une sorte de sécurité dans la rigueur de ces règles, le bien-fondé de l’intégration à la communauté est critiqué par Eugen qui dénonce une religion fondée sur la peur (N 85) ((Le livre cite des extraits de sermons (N 87). Elina Penner dit s’être très soigneusement documentée et avoir lu des prêches en ligne sur des sites de communautés mennonites. https://www.stern.de/kultur/buecher/autorin-elina-penner---diese-obsession-der-deutschen-mit--gebuertig---31694954.html, dernière consultation le 31-1-23.)). Sur ce point aussi la pluralité des narrateurs permet une vision nuancée.

Contrairement au livre d’Elina Penner, l’ouvrage de Lena Gorelik qui relève de l’autofiction ne fait entendre qu’une voix. A l’instar des livres d’Annie Ernaux dont Lena Gorelik se reconnaît l’héritière, il cherche à saisir et à relater de la façon la plus exacte possible le parcours personnel de son autrice. Il s’ouvre ainsi sur un chapitre programmatique intitulé Ia (lettre russe) dont la première phrase « Ia signifie je. Et aussi : oui (en allemand) » semble comme condenser le projet du livre : dire oui à ce que l’on est, accepter ce que l’on est. Il apparaît en effet au fil des pages que la mise en mots précise et sans concession par l’écrivaine des situations, notamment des situations de honte vécues par elle, est ce qui lui permet de retrouver une fierté et de se réjouir de ne pas avoir réussi à faire disparaître toutes les traces de son histoire. Comme le montre Brigitte Bon-Salida à propos d’Annie Ernaux, il est nécessaire pour « reconquérir une dignité » et « assumer ses origines » d’« objectiver l’humiliation », l’écriture en tant qu’outil d’analyse étant précisément ce qui permet de « sortir d’un univers émotionnel insupportable » dans lequel on est pris ((« Écrire pour transformer la honte », Tiers, 2020/1, (N° 27), p. 85-98.)).

Lena Gorelik décrit ainsi non seulement la honte qu’elle éprouve vis-à-vis d’elle-même, de ce qu’elle est, mais aussi celle qu’elle ressent enfant face à ses parents ((Serge Tisseron distingue différentes sortes de hontes : outre la « honte de comportement » que l’on peut éprouver pour un acte accompli par soi-même, on peut faire l’expérience aussi de la « honte de contagion » que l’on ressent pour un acte accompli par un autre (que l’on en ait été victime ou témoin), « Radiographie de la honte », L’École des parents, 2019, n° 633, p. 15-17.)) dont elle a l’impression qu’ils ont comme perdu leur statut et leur assurance d’adultes. Au sein du foyer, ils se disputent comme des enfants avec les autres résidents (W 148-149). A l’extérieur, faute de maîtriser suffisamment la langue, ils sont incapables de se débrouiller et en sont réduits à demander l’aide de leurs enfants qui parlent mieux allemand qu’eux ((Lena Gorelik énumère toutes sortes de situations et de démarches concrètes de la vie quotidienne qui les mettent en difficulté, dans les administrations, dans les magasins, dans les transports, à l’école, chez le médecin… (W 153).)). L’écriture permet cependant aussi à l’adulte qu’elle est devenue de prendre conscience de son incapacité à saisir leur détresse et leur souffrance. Elle comprend alors que ses parents eux-mêmes avaient honte de se montrer aussi désemparés dans leur nouvel environnement et que cette honte se doublait en outre de celle de leur déclassement social ((Tous deux ingénieurs en Russie, ils sont contraints d’accepter des postes bien en-deçà de leur qualification (son père travaille dans le bâtiment et enchaîne les missions d’intérim, sa mère, après avoir fait des ménages, devient comptable), faute de voir leurs diplômes reconnus en Allemagne.)). Sa honte se transforme ainsi peu à peu en honte de sa honte et de sa dureté envers ses parents. Elle se rend en effet compte rétrospectivement, en écrivant l’histoire de leurs premières années en Allemagne, de l’écart qui se creuse progressivement entre elle et eux ((Elle emploie le terme « Entfremdung » : «  Die Entfremdung lässt sich an den deutschen Wörtern abmessen, die sich im russischen Erzählschwall selbstbewusst breitmachen, bis sie sich nicht mehr messen lässt. » (W 186), le verbe « sich entleben » : « Wann haben wir uns entlebt ? » (W 247), cite des phrases de sa mère : «  Du hast vergessen, was Familie ist », « Irgendwo haben wir uns verloren » (W 271) qui évoquent bien le décalage qui se creuse entre sa famille et elle.)). Si enfant, elle leur raconte dans un russe émaillé de mots souabes le séjour organisé par une jeune bénévole allemande pour les enfants du foyer (W 185-18), sans penser qu’ils ne les comprennent pas, adolescente, elle joue de sa supériorité linguistique pour s’opposer à eux, comme lorsqu’elle leur jette à la figure le terme de « Menschenrechte » (W 151-152) qu’ils ne connaissent pas. Elle décrit aussi longuement la scène de son départ pour la ville où elle va faire un stage après avoir obtenu son bac (W 240-242), souligne son désir d’indépendance, son envie de commencer une nouvelle vie, de devenir quelqu’un d’autre sans se préoccuper des sentiments de ses parents.

Au fil du livre, l’écrivaine entre temps devenue mère parvient ainsi à analyser son histoire en se mettant à certains moments à la place de ses parents. Prenant conscience de sa propension à les rendre responsables de son malaise identitaire ((« Ich schäme mich jeden Tag an den falschen Stellen und gebe meiner Mutter die Schuld. So ist es am einfachsten (…) » (W 227-228).)), de sa difficulté à se trouver, découvrant son ingratitude, elle leur demande à plusieurs reprises pardon pour son égoïsme et les remercie de ce qu’ils ont fait pour elle, de la force qu’ils lui ont donnée ((« vergesse, ’entschuldige’ zu sagen (…) verzeih mir. Mit einem Bitte dahinter » (W 227-228) ; « Die Dankbarkeit vergesse ich einfach. Ich weiß genau um alles, was sie mir nicht geben konnten, und vergesse danke zu sagen, für die Kraft, mir selbst beizubringen, was sie nur nicht kannten. Vergesse, danke dafür zu sagen und für alles andere auch (W 155).)). Elle remercie ainsi particulièrement sa mère pour son courage et sa détermination, comme lorsqu’elle a obtenu de la directrice de l’école que sa fille soit inscrite dans une classe normale et non pas dans une classe pour primo-arrivants (W 279). Elle salue également sa patience, son amour, même quand l’adolescente qu’elle était s’opposait à elle (W 227-228 ; 286). Et elle est rétrospectivement reconnaissante à son père de son exigence et de son souci de lui offrir une bonne culture générale ((C’est avec lui qu’elle a appris à lire, à jouer aux échecs, c’est lui qui l’emmenait au musée quand elle était petite.)). La honte peut ainsi se muer en fierté, comme peut en témoigner de manière symbolique l’importance que revêt pour Lena Gorelik la vitrine qui contient ses souvenirs les plus précieux ((Elle la qualifie d’ « autel qui raconte sa vie » : « Ein Altar, der mein Leben erzählt. Erinnerung, in Gegenstände gequetscht » (W 26).)). Elle en relate en détail l’achat, à Amsterdam et en souligne le prix exorbitant (W 20). Elle en décrit minutieusement l’aspect (W 25) et en évoque enfin le contenu (W 26) : des objets ayant appartenu à des membres de la famille décédés (le gobelet de son grand-père, l’éléphant orné de mosaïque de son oncle), des souvenirs d’enfance (N 26) ((« Erinnerungsgegenstände, die nicht schön sein müssen, um hineingestellt zu werden wie alle jene, mit denen ich aufgewachsen bin » (W 27).)).

On peut également comprendre ainsi la présence de mots russes qui émaillent le texte et qui sont comme une manière de conserver quelque chose de cette langue qui la constitue (W 139), même si elle écrit ses livres en allemand.  Et si elle parle principalement allemand avec ses enfants, elle est fière qu’ils comprennent le russe comme elle est fière qu’ils jouent aux échecs avec leur grand-père ((Son fils porte d’ailleurs le même prénom que son grand-père (W 55).)). Si le livre est dédié à ses parents et que la dédicace (en russe) leur exprime ses remerciements pour « absolument tout », il s’adresse aussi à eux !

Les deux livres étudiés proposent donc, à partir du parcours de deux « Mitgebrachte », de deux fillettes ayant quitté enfant l’ex-URSS, une réflexion sur les difficultés de l’arrivée dans un nouveau pays, mais aussi sur les stratégies trouvées par les protagonistes pour s’y forger une identité. Ayant recours à deux formes littéraires radicalement différentes, un roman polyphonique associant observation quasi ethnographique et intrigue policière macabre et une autofiction permettant un exercice d’introspection sans concession, les deux ouvrages contribuent à faire connaître à la société majoritaire leur minorité respective, la communauté mennonite « plautdietsch » d’un côté, celle des Juifs d’ex-URSS de l’autre, leur conférant ainsi une certaine visibilité.

Notes

Pour citer cette ressource :

Emmanuelle Aurenche-Beau, "Lena Gorelik et Elina Penner, deux autrices issues de la migration post-soviétique", La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), février 2023. Consulté le 19/04/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/allemand/litterature/litterature-contemporaine/lena-gorelik-et-elina-penner-deux-autrices-issues-de-la-migration-post-sovietique