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Saša Stanišić : «Herkunft»

Par Iris Cussac : Elève en Master 1 Etudes germaniques - ENS de Lyon
Publié par Iris Cussac le 20/10/2020

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Fiche de lecture

Saša Stanišić
(source: Wikipedia)

Saša Stanišić est né en 1978 à Višegrad, une ville située actuellement en Bosnie mais appartenant à l‘époque à la Yougoslavie. Son père est serbe et athée tandis que sa mère, bosniaque, vient d'une famille musulmane. En 1992, à l‘âge de 14 ans, il fuit avec sa mère alors que sévit la guerre des Balkans et se réfugie à Heidelberg, où son père les rejoint. Lorsque ses parents sont expulsés d‘Allemagne en 1998 et déménagent aux États-Unis, Saša décide de rester seul en Allemagne et de faire des études de slavistique. Il écrit des romans en allemand et est récompensé en 2019 pour son livre Herkunft du Prix du Livre allemand (Deutscher Buchpreis).

Dans ce livre, il tente de réconcilier ses différentes origines. Il cherche en lui et dans les Balkans les traces d‘un pays qui n’existe plus, il évoque sa grand-mère démente qui oublie peu à peu son histoire et leur histoire, mais il parle aussi de sa langue maternelle et de sa langue d’adoption.

Les possibilités de l’écriture

Ce qui frappe d’abord, c’est l’entrelacement des souvenirs et des évènements qu’il raconte et qui apparaît directement à travers la pluralité des graphies. Saša Stanišić intègre des chansons, des listes, des poèmes ; son récit n’est pas linéaire, les événements et les souvenirs se répondent. Ils entrent en correspondance par un simple jeu de mot ou une association d’idée, tissant un grand réseau. Saša Stanišić montre ainsi la complexité de ce qui fait nos origines. Nous sommes le fruit d’événements interprétés, modifiés par le récit qu’on en a fait au fil des années ainsi que par les autres événements.

Le narrateur parle de sa naissance lors d'une nuit de tempête, mais aussi de l’histoire d’amour de ses grands-parents - telle que sa grand-mère la raconte, mais aussi telle qu’elle a vraiment eu lieu. Il décrit les sentiments de honte et de peur qu'éprouve un adolescent immigré, et la légende de l’arrivée des trois frères Stanišić au village de ses ancêtres, Oskoruša. On dit ainsi qu’ils pouvaient se changer en dragon... Dans ce livre, la sensation d’avoir trouvé ses racines peut être causée par le goût et la fraîcheur de l'eau de son village; mais cette expérience pose toujours problème, même lorsqu'elle est très simple. Pendant la guerre des Balkans, devoir justifier ses origines, c’est admettre l’effondrement d'un pays constitué de plusieurs nations et la fin d’une identité slave. Après la disparition de la Yougoslavie, rechercher ses racines alors que la famille est dispersée dans quatre ou cinq pays, tout en cherchant à s’intégrer dans son pays d’accueil, devient une quête presque impossible.

Cependant l’écriture permet à Saša Stanišić d’avoir plusieurs identités à la fois. Il peut être l’homme qui a commencé d’écrire Herkunft et celui qui l’a achevé, il peut même intégrer des histoires écrites durant l’adolescence. Le livre crée une unité. Ce livre parle donc aussi de l’étonnement d’un narrateur sur ce que peut faire la littérature : décrire un événement tel qu’il est mais aussi tel qu’il aurait pu être, se trouver en plusieurs lieux et à plusieurs époques à la fois, se projeter dans la tête de quelqu’un d’autre. Dans le premier chapitre, qui est très saisissant, le narrateur nous montre le monde du point de vue de sa grand-mère démente, qui perd la mémoire et qui a l’impression d’être à la fois un enfant et une vieille dame. Sa grand-mère revient souvent dans le livre, symbole d’un passé qui s’efface peu à peu. Elle est celle qui perd ses mots lorsqu’il trouve les siens.

KAPITEL 1 : GROSSMUTTER UND DAS MÄDCHEN

Großmutter hat ein Mädchen auf der Straße gesehen. Sie ruft ihm zu vom Balkon, es solle keine Angst haben, sie werde es holen. Rühr dich nicht!

Großmutter steigt auf Strümpfen drei Stockwerke hinunter, und das dauert, das dauert, die Knie, die Lunge, die Hüfte, und als sie dort ankommt, wo das Mädchen gestanden hat, ist das Mädchen fort. Sie ruft es, ruft nach dem Mädchen. Autos bremsen, umkurven meine Großmutter in den dünnen schwarzen Strümpfen auf der Straße, die einmal den Namen Josip Broz Titos getragen hat und heute den Namen des verschwundenen Mädchens trägt als Hall, Kristina!, ruft meine Großmutter, ruft ihren eigenen Namen: Kristina!

Es ist der 7. März 2018 in Višegrad, Bosnien und Herzegowina. Großmutter ist siebenundachtzig Jahre alt und elf Jahre alt.

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La place de l’imaginaire

La dimension fantastique est souvent présente dans Herkunft, comme vient le rappeler le dragon sur la page de couverture. Celui-ci fait penser aux livres de légendes slaves que Saša lisait avec son grand-père, mais aussi aux jeux de rôle fantastiques dans lesquels il se réfugiait lors de son adolescence. Trouver ses origines, c’est aussi s’attacher à des récits plus ou moins imaginaires. Saša Stanišić se plaît à décrire la nuit de sa naissance comme une tempête presque surnaturelle ; il décrit comment sa deuxième grand-mère, Nena, lisait l’avenir dans des haricots, insistant sur le sérieux de ce rituel auquel assistait parfois toute la famille. Saša Stanišić souligne l'importance des récits familiaux inventés et répétés. Il montre que l'histoire qu'on se raconte est plus importante que l'expérience en elle-même, comme lorsque sa mère et sa grand-mère démente se mettent soudain en route pour une excursion imaginaire dans une gare abandonnée de Višegrad.

En écrivant les derniers chapitres dans le style du «livre dont vous êtes le héros» et en tutoyant son lecteur, Saša Stanišić inclut dans son histoire tout ce qui aurait pu avoir lieu. Il raconte avec humour l’histoire qu’Oskoruša aurait pu avoir si des hipsters allemands s‘y étaient installés après la mort des derniers habitants pour vivre une vie d’artiste ou élever des colonies de chèvres, ou si un milliardaire russe avait racheté tout le village. Dans son récit, la réalité et la fiction se côtoient en permanence. Lors de la description du match de foot de l’équipe yougoslave, il fait un parallèle constant entre, d'une part, les cris et l’affrontement sur le terrain et, d'autre part, l'éclatement de plus en plus sensible de la société qui l’entoure. Peut-être la guerre n’aurait-elle jamais eu lieu si l’équipe était parvenue à fédérer la nation ?

Parfois, l’auteur joue avec les genres littéraires pour faire naître chez son lecteur une attente et finalement le surprendre en révélant une toute autre réalité. Dans un style épique, il raconte la fabuleuse aventure de sa grand-tante, partie très jeune pour l’URSS dans le but de devenir astronaute, avec pour seule compagnie sa chèvre. Mais la fin abrupte de l’histoire sans happy end ni prince charmant rappelle soudainement le lecteur aux réalités du régime soviétique. Lorsqu’il dresse au début du roman la liste des choses qu’il avait étant enfant, le lecteur est étonné et amusé de trouver dans sa liste beaucoup de choses immatérielles : Il a : des parents, il a : assisté avec son père à un match de foot. Mais il s’agit finalement du bilan qu’a dû faire un garçon de quatorze ans en apprenant qu’il devait prendre l’essentiel avant de quitter son pays. Saša Stanišić parle avec humour et légèreté de réalités difficiles, sans pour autant perdre de sa justesse de ton.

Früher hatte Großmutter behauptet – da war ich zehn oder fünf oder sieben –, ich würde niemals täuschen und lügen, sondern immer nur übertreiben und erfinden. Den Unterschied kannte ich damals wohl nicht (will ihn auch heute nicht immer kennen), ich mochte aber, dass sie mir zu vertrauen schien.

Am Morgen vor unserer Reise nach Oskoruša bekräftigte sie noch mal, es immer gewusst zu haben: »Erfinden und übertreiben, heute verdienst du sogar dein Geld damit.«Ich war gerade angekommen in Višegrad, wollte mich erholen von der langen Lesereise mit meinem ersten Roman. Ein Exemplar hatte ich als Geschenk dabei, sinnloserweise auf Deutsch.

Ob es das Buch über uns sei, fragte Großmutter.

Ich legte sofort los – Fiktion, wie ich sie sähe, sagte ich, bilde eine eigene Welt, statt unsere abzubilden, und die hier, ich klopfte auf den Umschlag, sei eine Welt, in der Flüsse sprechen und Urgroßeltern ewig leben. Fiktion, wie ich sie mir denke, sagte ich, ist ein offenes System aus Erfindung, Wahrnehmung und Erinnerung, das sich am wirklich Geschehenen reibt.

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S’approprier la langue

Finalement, Saša Stanišić affirme aussi ses origines et son identité dans la langue. Il dit des accents au-dessus des lettres de son nom qu’ils sont certes un handicap à la douane et pour trouver un appartement, mais qu’ils sont aussi comme les parures de son nom. Saša Stanišić s’approprie les clichés sur sa langue d’origine et les contourne pour partager avec nous sa beauté. Ainsi, il nous révèle que le nom de son village, Oskoruša, qui nous paraît complètement étranger, est en fait celui d’un fruit raffiné. À plusieurs reprises, il évoque un événement marquant de son enfance, lorsqu’il rencontre une vipère dans la grange et qu'il n’éprouve absolument aucune peur jusqu’à ce que son père lui révèle le nom de l’animal, poskok. Il décrit toutes les connotations que le mot révêt pour lui, la peur et les images qu’il lui associe. Il le compare au mot allemand, Hornotter, qui ne lui fait aucun effet.

Saša Stanišić parle également de sa découverte de la langue allemande. Son quotidien est ainsi ponctué par l’apprentissage de nouveau vocabulaire, de listes apparemment sans cohérence associées à une expérience. Il décrit comment des mots qui lui étaient étrangers deviennent peu à peu familiers, ainsi que les réalités qu’ils véhiculent. Bitte schieben par exemple, mais aussi ersticken ou Kravall lorsqu’il entend parler des attentas contre des migrants vietnamiens à Rostock en1992. C’est en Allemagne, soutenu par l’un de ses professeurs, qu’il découvre l’écriture et qu’il rédige ses premiers poèmes en allemand. Il raconte sa première lecture de Kafka, il décrit La métamorphose comme un texte pour nous si familier mais pour lui réellement étrange, étranger et drôle. Saša parle de son plaisir de crier à tue-tête sur le balcon des vers d’Eichendorff ou de les chanter dans la maison, il exprime sa fierté de pouvoir s’approprier la langue dans un pays où l’on passe pour un étranger. Mais il évoque aussi avec humour ses rendez-vous amoureux ratés faute de pouvoir communiquer et la beauté de la langue composite parlée par les jeunes immigrés dans les quartiers défavorisés d’Emmertsgrund.

Il en émerge une langue très personnelle, vivante et riche, emplie d’humour et de jeux de mots. Le style est souvent oral, il mime quelquefois la pensée de l’enfant qu’a été Saša Stanišić, ou le discours sommaire du jeune immigré fraîchement arrivé. Les images se répètent et se complètent entre elles pour former un univers subtil et particulier. Il est alors très agréable, pour profiter de ce style très personnel, d’écouter le livre audio lu par Saša Stanišić lui-même. Vous aurez alors le plaisir de l’entendre chanter ou lire dans sa langue maternelle les passages en bosnien dans son roman et d’entendre les parures de l’accent slave sur la langue allemande !

Oskoruša ist ein schöner Name. Stimmt nicht. Oskoruša klingt harsch und unwirsch. Keine Silbe, an der man sich festhalten kann, null Rhythmus, eine bizarre Anordnung von Lauten. Ja, schon der Anfang: Osko – was soll das? Wer spricht so? – dann der Sturz auf das gezischte Ende: -ruscha. Hart und slawisch wie die Enden auf dem Balkan nun mal sind.

Das könnte ich so stehen lassen, man würde es mir als jemandem vom Balkan vielleicht abnehmen, harte slawische Enden? Klar, diese Jugos mit ihren Kriegen und Manieren.

Dabei ergibt das Bild gar keinen Sinn. Was soll man sich unter harten slawischen Enden vorstellen? Das Slawentum ist kein Herrenhut, nichts, was man zweifelsfrei beschreiben kann, sofern man weiß, was Herren und Hüte sind.

Vielleicht liest das hier aber auch jemand, der an der ironischen Vervielfältigung von Vorurteilen und Klischees keine Freude hat, dafür aber weiß, was Oskoruša bedeutet, was Oskoruša ist. Oskoruša ist eine Obstsorte. Eine weithin geschätzte Obstsorte, um genau zu sein, eine respektierte Mehlbeere mit hoher agricultural credibility. Beteuern die, auf deren Respekt es ankommt: Landwirte. Oskoruša ist der serbokroatische Name für Sorbus Domestica, den Speierling.

Der Speierling ist ein widerständiges Obst. Die Frucht wird bei voller Reife sonnenseits leuchtend rot, der Rest ist gelb. Die Sonnenseite schmeckt süß, die der Sonne abgewandte bitter. Von Parasiten gemieden, bedarf sie keines besonderen Schutzes und muss nicht besprüht werden. Stamm und Blätterwerk sind hingegen stark verbissgefährdet.

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Pour citer cette ressource :

Iris Cussac, Saša Stanišić : Herkunft, La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), octobre 2020. Consulté le 21/11/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/allemand/litterature/fiches-de-lecture/sasa-stanisic-herkunft