L’œuvre en cours de traduction : traduction et transmission
1- Explication de la méthode de travail
Émily Lombardero: Le roman de Saúl Ibargoyen, écrit en quatre mois, fut traduit en près de cinq ans. L'auteur lui-même s’en est étonné à plusieurs reprises. Les raisons sont pratiques : dans un premier temps, le texte a été traduit par une équipe d’étudiantes de l’ENS de Lyon, supervisées par Philippe Dessommes, au cours de réunions hebdomadaires. Chaque semaine, l’une d’entre nous soumettait un passage au groupe, qui en discutait afin d’élaborer collectivement une version définitive. Puis, il y eut un deuxième temps de traduction, au cours duquel Alice, Philippe et moi-même avons travaillé de manière plus autonome et échangé davantage à distance.
Les traductions de l’Atelier de Traduction Hispanique (ATH) sont souvent des projets à très long terme, parce qu’interrompus ou bousculés par les impératifs liés à la scolarité des étudiants et des étudiantes : agrégation, départ à l’étranger, etc. Cependant, tout particulièrement en ce qui concerne Sangre en el sur. El fascismo es uno solo, le travail de traduction s’est vu allongé par le fait que, à l’issue de plusieurs années de traduction collaborative, la décision a été prise de tout recommencer depuis le début. La première partie du roman nous heurtait en effet par son hétérogénéité, son manque d’équilibre ; nous n’avions pas encore réussi à trouver une langue de traduction suffisamment souple pour rendre compte des richesses stylistiques qu’Ibargoyen avait, en quelques mois, fait apparaître dans la sienne.
La traduction est parue en 2018, du vivant de Saúl Ibargoyen, qui a suivi depuis le Mexique notre épopée de traducteurs amateurs. Sans doute était-il assez perplexe face au temps que nous mettions. Cependant, il a suivi notre projet avec confiance et bienveillance, et nous a apporté son aide à plusieurs reprises. Par l’intermédiaire de Philippe Dessommes, nous avons en effet pu lui soumettre nos interrogations et bénéficier de son aide, de ses explications et de ses éclaircissements.
Alice Freysz: Plutôt que d’évoquer notre travail de façon lointaine, nous avons choisi d’appuyer notre propos d’aujourd’hui sur un passage précis de Sangre en el sur. Partir de ce passage nous permettra d’illustrer notre démarche et de rendre plus concrètes nos problématiques de traduction. Nous avons opté pour un extrait tiré des monologues intérieurs du narrateur en italiques qui se trouve vers le début de l’œuvre, des pages 114 à 117. Cet extrait est, vous le verrez, particulièrement métatextuel : nous l’avons choisi car il est une fenêtre intéressante sur notre travail. Le choix d’un passage très métatextuel peut faire l’effet d’un poncif, et pourrait sembler inopportun dans la mesure où il nous conduit à reléguer au second rang la question du témoignage historique que nous livre ici l’auteur. Cependant, les questions du témoignage et de la violence de l’histoire ont déjà été et seront abordées par d’autres intervenant·e·s aujourd’hui, d’où notre volonté de diversifier les éclairages sur l’œuvre. De plus, c’est un passage dans lequel le narrateur commente sa parole et réfléchit à son témoignage, à l’image de ce que nous faisons finalement aujourd’hui tous ensemble.
Nous verrons que ce passage concentre plusieurs problématiques de traduction que nous avons rencontrées tout au long de la traduction de ce livre. Dans un deuxième temps, nous nous intéresserons à ce qu’implique le fait de traduire une œuvre métatextuelle.
Exemple d'un passage traduit
(¡Qué raro es este contestadero mío! Siento que entre los dientes se revuelven parlamentos no usados, como si uno fuera el actor del soneto de Shakespeare, aquel que “demudado y torpe” suelta frases que corresponden a otros personajes de un drama sin título, y al final habla por todos y por nadie... La verdad, es que ando medio perdido entre tanta palabra cabra desmandada, como escribió mi amigo el poeta Juancito Cunha. Qué pensaría el viejo Freud [¿por qué se pronunciará Froi?] sobre este asunto... Uno se lanza a mover la que no tiene huesos, como si remara en un torrente de muchas aguas distintas, no sólo de la impaciente saliva propia, y van creciendo las frases, las mescolanzas de la memoria. Sin embargo, hay algo que nos defiende, y eso es un desorden, un cierto desmadre, un poco de caos. Que este señorón tan bien compuesto, tan educado aunque algo agresivo, tan de traje de finas telas y lentes al aire, tan pelambrera de yuppie y zapatos de piel de bicho inédito, tan insistente, con esta defensa que dispongo, no me va a joder del todo. Bueno, otra vez al mentidero verdadero... ¿Qué es la verdad, preguntó Pilatos?, y el Chucho no dijo nada.)
(Ça fait un répertoire de réponses plutôt bizarre, tout ça ! Entre mes dents, je sens affleurer des tirades neuves, comme si j’étais cet acteur d’un sonnet de Shakespeare qui, « irrité et novice », lance des répliques volées aux personnages d’un drame sans titre, et parle finalement pour tous et pour personne... La vérité́, c’est que je suis un peu paumé au milieu de toutes ces paroles ; elle me perd, ma propre langue chèvre insoumise, comme l’a écrit mon ami poète Juan Cunha. Qu’en penserait ce bon vieux Freud – je n’ai jamais réussi à prononcer Froïd – on se le demande... Je me décide à remuer la bien-pendue, comme pour ramer entre ces courants contraires où se perd ma salive impatiente, et voilà̀ qu’enflent les phrases, que s’amplifie le micmac mémoriel. Toutefois, quelque chose me protège : un désordre, un brin de bordel, un peu de chaos. Ça me sert de remparts, et il aura beau insister, il ne pourra pas tout me foutre en l’air, ce « monsieur » bien mis, si bien éduqué́ (quoiqu’un peu agressif), tout en costume haut de gamme et lunettes sans monture, coiffure de yuppie et chaussures en peau de licorne. Allez, je retourne à mon mentir vrai... Qu’est-ce que la vérité ? demanda Ponce Pilate, et J.-C. ne pipa mot.)
2- Passage représentatif des enjeux de traduction
E.L.: Ce passage est représentatif d’un des aspects stylistiques qui, pour nous, fut très marquant dans l’expérience de traduction : il s’agit du mélange constant des registres, Saúl Ibargoyen passant constamment du très vulgaire au très soutenu, du comique au tragique, du prosaïque au poétique. On note ainsi la familiarité avec laquelle le narrateur évoque « el viejo Freud », « el Chucho » ; son agressivité envers le journaliste et sa « pelambrera de yuppie » ; l’emploi du verbe « joder » si fréquent dans l’ouvrage… Dans le même temps, on ne peut qu’être sensible au travail rythmique et phonétique ou encore au choix des images grâce auxquelles Ibargoyen évoque l’activité de la mémoire : « van creciendo las frases, las mescolanzas de la memoria ».
Ce brassage stylistique a lieu à tous les niveaux de l’œuvre, organisée par le tissage de deux prises de paroles fictionnelles : les passages en romain sont adressés au journaliste et sont le lieu de discours théoriques et politiques souvent polémiques, tandis que les monologues intérieurs indiqués par l’italique sont le lieu d’une remémoration plus intime. Entre ces deux modes de parole, il existe des jeux de réponse, d’échos, et même des zones d’hésitation qui nous ont fait nous interroger, lors de la traduction, sur l’interprétation à faire de tel ou tel passage – interview ou monologue ? Comme nous le disait Saúl Ibargoyen lui-même dans un mail lorsque nous l’interrogions sur un de ces points de lecture : le narrateur du roman parfois « duda entre el decir y el no decir », entre la mémoire des faits et celle du cœur. Tout se passe comme si la phrase d’Ibargoyen elle-même miniaturisait - sur le plan « microstructural »- ce jeu d’échange, cette bigarrure qui fait la structure même de l’œuvre. Un des principaux défis posés par le texte de Saúl Ibargoyen, et pour lequel le travail en équipe fut réellement une force, était donc de disposer d’un spectre de traduction suffisamment large pour retrouver en français les constantes variations de registre à l’œuvre en espagnol.
A.F: En a découlé un défi connexe, celui de traduire les créations linguistiques de Saúl Ibargoyen. La langue espagnole est, par certains aspects, plus plastique que le français, et se prête davantage à la création de néologismes. C’est le cas dès le début du passage avec le mot « contestadero », formé sur le verbe « contestar » avec le suffixe nominal « -dero » : le suffixe indique qu’il s’agit du lieu dans lequel on peut « contestar » = « répondre ». Ce mot n’est pas attesté par le DRAE, mais il se comprend aisément en espagnol et ne détonne pas outre mesure sous la plume du narrateur. La création d’un néologisme en français aurait été trop marquée, nous avons donc choisi l’expression « répertoire de réponses » car cette dernière est à la fois peu courante en français et facilement compréhensible, et l’idée de « lieu, endroit » contenue dans le suffixe est bien rendue par la notion de « répertoire ». Cette solution nous a permis de conserver l’inventivité linguistique de Saúl Ibargoyen en basculant de l’inventivité au sein d’un mot à l’inventivité au sein d’une expression, afin de ne pas « tordre » la langue française.
Le narrateur le dit lui-même à propos de sa propre langue : c’est une « cabra desmandada », et nous pouvons étendre cette expression imagée de Juan Cunha à la langue de l’auteur lui-même ! Tantôt rétive tantôt facétieuse, cette langue chèvre insoumise ne s’est pas toujours facilement laissé dompter, mais nous avons eu à cœur de tenir la bride suffisamment lâche pour qu’elle ne perde pas trop de sa fougue lors du passage vers le français.
On voit également dans cet extrait, avec la référence à Shakespeare, à Juan Cunha ou encore à Freud, que Saúl Ibargoyen ne manque pas de convoquer de nombreux auteurs, qu’il cite, interpelle et questionne tour à tour. Ces références qui émaillent son œuvre la rendent riche et dense, et nous nous sommes souvent prêtées, avec le soutien indéfectible de Philippe Dessommes, au jeu des énigmes pour retrouver à qui appartenait telle ou telle expression, qu’il cite sans donner l’auteur, ou qui se cache derrière les noms qu’il égrène. Au fil des pages, on discerne le lien intime qui le lie à ces auteurs qui l’ont précédé de quelques années ou de plusieurs siècles : derrière une citation ou un diminutif affectif comme le « Juancito Cunha » du texte original, se dressent des compagnons littéraires, amis de chair ou de papier.
Or, cette richesse intertextuelle nous a posé de nouveaux défis. Dans certains cas, Saúl Ibargoyen cite des œuvres hispanophones non traduites en français, donc il nous a fallu proposer nous-même une traduction, comme c’est le cas ici avec la « lengua cabra desmandada » (« langue chèvre insoumise ») de Juan Cunha. Dans d’autres cas, il cite des textes qui ont déjà une traduction française officielle, que nous avons cherchée et incorporée à la nôtre.
Le cas de la référence à Shakespeare que j’ai mentionné précédemment est intéressant en ce qu’il nous a obligé à faire des aller-retours entre trois langues différentes : nous avons d’abord dû retrouver le sonnet en question à partir des quelques informations disponibles dans le passage, puis lire le texte en anglais pour trouver les mots correspondants dans le texte original, et enfin comparer les différentes versions françaises canoniques (François-Victor Hugo, Charles Garnier et Yves Bonnefoy) pour garder dans notre traduction celle qui nous semblait « coller » le mieux au passage.
Nous nous sommes tellement pris·e·s au jeu de l’intertextualité, que nous n’avons pas résisté à rajouter une strate à notre tour dans notre traduction. En effet, l’expression « mentidero verdadero » de la fin du passage ne comporte pas en tant que tel de référence intertextuelle, puisque le « mentidero » est, à l’époque classique, un lieu où l’on se réunit pour bavarder. Cependant, la référence à Aragon s’est imposée d’elle-même dans nos propositions, comme si nous avions été à notre tour pris dans l’euphorie de cette œuvre-bibliothèque qu’est aussi Sangre en el sur.
3- Passage métatextuel et traduire le métatextuel
E. L. : Si nous avons choisi ce passage, c’est donc parce qu’il est représentatif d’un certain nombre d’enjeux de traduction auxquels nous nous sommes confronté·e·s lors de notre travail. À la lecture, néanmoins, la première chose qui frappe est peut-être avant tout le caractère métatextuel de cet extrait : le narrateur semble se confondre avec l’auteur lorsqu’il réfléchit à la façon dont les phrases lui viennent, à la manière dont ses mots se posent sur ses souvenirs. Alors qu’une forme d’agacement semble gagner le narrateur à l’égard de son intervieweur anonyme, les passages en italique ne manquent pas de créer une sorte de complicité entre celui-ci et son narrataire, qui est seul dépositaire de ce qui n’est pas dit tout haut.
In fine, le lecteur est aussi le dépositaire d’une réflexion de l’auteur sur sa propre entreprise : la « langue chèvre insoumise », c’est celle d’un romancier et poète frontalier prolifique, le « brin de bordel » qui lui sert de « remparts » c’est la structure décousue de son témoignage, et son « mentir vrai », c’est l’autofiction qu’il nous livre sans concession. Sous ses abords bruts, ce témoignage est aussi une œuvre qui se réfléchit en même temps qu’elle s’écrit. Ainsi, traduire une œuvre métatextuelle, c’est avoir l’opportunité d’observer et d’analyser la démarche de l’auteur par-dessus son épaule lorsqu’il procède à sa propre analyse.
En somme, le travail que nous avons fourni avec cette traduction est un prolongement en mineur du travail de l’auteur lui-même à bien des égards. Si ce dernier s’est donné pour mission d’être la voix de ceux qui n’en ont plus, nous avons à notre tour tendu l’oreille vers ces voix pour leur permettre d’être écoutées dans une autre langue. Si nous avons cherché à transmettre fidèlement la violence de la langue de l’écrivain, la complexité du contexte historique, la richesse de sa bibliothèque mentale, c’est aussi parce que lui-même montre et signale de façon répétée à quel point il a à cœur de transmettre. Ce fut un hommage de traduire une œuvre du vivant de son auteur, et nous devenons, par cette traduction, à notre tour témoins et passeurs d’une trace indélébile.
A.F.: Nous dirons, pour finir, que les nombreux passages métapoétiques qui jalonnent le roman ont insufflé une certaine liberté à notre travail de traduction. En effet, Saúl Ibargoyen réfléchit souvent, notamment dans les passages de monologue intérieur, à ce que l’on pourrait appeler l’autonomie de la langue vis-à-vis de l’auteur – en atteste, ici, la représentation du « je » « paumé au milieu » de ses propres paroles, et « perdu par sa propre langue chèvre insoumise ». Dans la prose d’Ibargoyen, les phrases souvent construites par juxtaposition et relances successives ainsi que les fréquentes figures d’interruption et de correction représentent une parole s’écoulant d’une manière qui échappe au contrôle du « je ». Les métaphores des « courants contraires », de la « salive impatiente », font écho à celle du « flot incontrôlable » des souvenirs que l’on trouve ailleurs dans l’œuvre : l’activité de remémoration et celle de la transmission écrite du souvenir se font dans un même mouvement, dans un même élan qui traverse l’auteur plutôt que par un geste maîtrisé. Notre rôle n’est pas de dire dans quelle mesure cette représentation de l’activité d’écriture correspond, fidèlement ou non, à la pratique de Saúl Ibargoyen ; il s’agit simplement de pointer le fait que l’œuvre invite elle-même à mettre de côté la question des « intentions d’auteur » et à accorder toute sa valeur à la dimension créatrice de l’interprétation. Saúl Ibargoyen lui-même nous y invitait avec bienveillance lorsque, interrogé dans un mail sur le sens à donner à un passage, il répondait : « se admite más de una interpretación, el traductor tiene libertad en eso ».
Pour citer cette ressource :
Alice Freysz, Émily Lombardero, L’œuvre en cours de traduction : traduction et transmission, La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), décembre 2020. Consulté le 27/11/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/espagnol/langue/traduction/l-oeuvre-en-cours-de-traduction-traduction-et-transmission