Le nazisme et les images : un univers visuel au service de la propagande nazie
Le projet hitlérien est annoncé dès 1925 dans Mein Kampf : il s'agit de rendre à l'Allemagne sa grandeur, d'une part en établissant un pouvoir fort capable d'effacer l'humiliation de Versailles par la conquête de territoires en particulier à l'Est, d'autre part en « purifiant » la communauté nationale, c'est-à-dire en la débarrassant des éléments accusés de la « miner de l'intérieur ». Les deux aspects sont indissociables, ainsi que le montrent les mesures de conquête de l'espace vital, qui se feront aux dépens des races dites « inférieures ».
Pour arriver au pouvoir, s'y maintenir et mener à bien le projet évoqué, le parti national-socialiste a profité d'un climat particulier : la guerre perdue, la République de Weimar fragile, la crise économique ont créé un terreau favorable au populisme ; mais le saut dans la dictature, puis la barbarie, n'aurait pas été réalisable sans l'usage massif de la propagande. Car si les nazis ont eu recours à la terreur et profité d'un contexte spécifique, les historiens s'accordent aujourd'hui pour dire que leurs succès n'auraient pas été possibles sans l'adhésion d'une grande partie de la population allemande. Pour susciter cette adhésion, des moyens considérables en matière de communication de masse ont été mis en œuvre ; les images ont ici joué un rôle particulier. Omniprésentes, envahissantes, elles ont contribué à la concrétisation du projet national-socialiste : l'environnement visuel dans lequel ont été plongé les Allemands a permis que l'inacceptable devienne la norme.
Cette présentation s'articulera en deux grandes parties : nous donnerons en premier lieu quelques éléments sur le rôle des images à l'époque nazie en général, et sur leur contribution à l'élaboration du culte hitlérien de la personnalité en particulier ; faire croire à de nombreux Allemands que leur Führer avait toujours raison (« Der Führer hat immer Recht ») a permis d'émousser puissamment la conscience critique. Nous nous pencherons ensuite sur l'un des aspects qui apparaissent aujourd'hui encore parmi les plus frappants et terribles de cette période : « l'hygiène raciale », avec ses deux volets, l'eugénisme « positif » et l'eugénisme « négatif ». La théorie des races a été inculquée à l'aide de démonstrations pseudo-scientifiques, en particulier à partir de schémas, photographies, graphiques, montages qui ont contribué sinon à rendre légitime, du moins à banaliser l'extermination de catégories entières de la population. Ici, les images d'art ont une place particulière : à la propagande « classique » s'ajoute en effet la réalisation d'expositions artistiques monumentales, visant à exclure certains types d'expressions artistiques, dites « dégénérées », et à en promouvoir certains autres, conformes aux « valeurs » nazies ; ce thème de la construction d'une Volksgemeinschaft par exclusion / inclusion dans le domaine de l'art sera abordé à travers les deux grandes expositions de Munich en 1937.
I. Le pouvoir de l'image selon Hitler
Hitler, artiste raté refusé par deux fois à l'académie des Beaux-Arts de Vienne, a conçu très tôt, dès les années 1920, le projet d'un « musée Hitler », qui rassemblerait les œuvres qu'il jugeait dignes de l'Allemagne, et perçu dès l'époque de Weimar l'impact de la propagande visuelle. Après son arrivée au pouvoir, tous les types d'images (dessin, peinture, film et photographie) sont utilisés par la propagande nazie ; on note une prédilection particulière pour l'affiche, la carte postale, les revues thématiques. L'utilisation des différents supports est d'autant plus aisée qu'après 1933 et la mise au pas de la société[1], tous les outils de communication modernes et toutes les institutions sont mis au service du pouvoir. C'est Joseph Goebbels, désigné dès le 13 mars ministre de l'éducation du peuple et de la propagande, qui va orchestrer la propagande pendant toute la durée du régime.
Cette présentation traite des images fixes, mais il ne faut pas oublier que l'analyse du cinéma et des actualités diffusées quotidiennement constituerait un complément intéressant ; la frontière entre les différents types de support est d'ailleurs parfois artificielle, comme le montre bien le film Le Juif éternel, dont le montage est réalisé à partir d'images filmiques au sens propre (avec comme figurants, des Juifs traditionalistes des ghettos), de cartes géographiques (montrant « l'invasion juive sur le continent européen »), de graphiques pseudo-scientifiques et de photographies.
1) L'image ou la force de l'évidence
Les responsables de la propagande nazie font croire à leur public que les images - et en particulier les photographies - parlent d'elles-mêmes : « Bilder sprechen! », c'est le commentaire qui accompagne une brochure de propagande sur la politique raciale [ill.01].
Ici est mise à profit la croyance que nous avons tous, en voyant une photographie, qu'elle représente la vérité. Le motif présenté aux yeux du spectateur a forcément existé et a laissé sa trace, son empreinte sur la pellicule photographique ; Roland Barthes a créé, pour définir ce phénomène, la notion du « ça-a-été » de la photographie et critiqué notre illusion naïve : une photographie peut-être retouchée, retravaillée, il n'en reste pas moins que ce media garde, à nos yeux, la valeur d'une « preuve », d'une « vérité », de quelque chose qui a vraiment été.
Elle a une valeur persuasive qu'utilise Hitler par exemple immédiatement après son accession au poste de chancelier en janvier 1933 : après avoir semé la terreur dans les rues lors des élections, le NSDAP doit soigner son image ; aussi Hitler fait-il diffuser largement dans la presse allemande et autrichienne les photographies du "jour de Potsdam" [ill.02], qui montrent la poignée de main qu'il échange avec Hindenburg lors les cérémonies d'ouverture du nouveau Reichstag. Ces photos veulent démontrer, « preuves à l'appui », qu'Hitler est « quelqu'un de bien », mu comme Hindenburg et une grande partie de la population simplement par des sentiments patriotiques et le respect des traditions prussiennes.
Pourtant le plus souvent, les photographies ne parlent pas « d'elles-mêmes », Goebbels et Hitler le savent bien : il faut les mettre en scène, et ce sont les montages et juxtapositions qui leur donnent leur force - elles n'en gardent pas moins leur aura de véracité et leur force de persuasion.
Ainsi, la revue évoquée précédemment n'est percutante et convaincante - pour un public fragile et peu critique - que parce que l'on y juxtapose des portraits de jeunes hommes blonds, sportifs, dans une posture dynamique, et des portraits d'handicapés aux corps déformés ou des photographies semblables à celles de la revue Der Untermensch [ill.03] : le spectateur est invité à tirer lui-même les conclusions, à savoir qu'il existe une race supérieure, une inférieure, et à en déduire que la politique raciale est donc justifiée... C'est le même jeu de mise en comparaison qui permet de discréditer les artistes dits « dégénérés » [ill.04] ; ils peignent des gens qui ressemblent aux handicapés des photographies, donc, le « bon sens populaire » dicte la conclusion : ils sont eux-mêmes des handicapés et des fous.
Ces montages et juxtapositions, souvent, fonctionnent parce qu'ils font appel à des effets de reconnaissance chez le public : c'est le fameux Aha-Effekt en allemand, le jeu sur les réminiscences, on dirait aussi jeu de palimpsestes, qui font qu'une image paraît familière, naturelle donc plus convaincante.
Ainsi voit-on sur une image [ill.05] visant à rassurer la population sur les intentions d'Hitler sa photographie aux côtés de celle de Hindenburg, héros de 14-18, président du Reich incarnant des valeurs traditionnelles ; les contemporains reconnaissent la promesse d'aube à l'arrière-plan qui reprend un motif classique des célèbres toiles de Caspar David Friedrich, ainsi que les monuments à la mémoire du passé glorieux de l'Allemagne.
L'image, embrassée d'un coup d'œil par le spectateur, a donc cette capacité de synthèse, de rassemblement de personnages, réels ou allégoriques, de motifs, de lieux et de strates temporelles diverses ; et bien maniée, elle recèle des trésors de persuasion. En même temps qu'elle sera utilisée pour développer l'adhésion à certains aspects spécifiques de politique intérieure et extérieure, l'image n'aura de cesse de glorifier la figure d'Hitler et de clamer la nécessité d'une intense cohésion de la Volksgemeinschaft sous l'autorité du Führer ; ainsi, elle contribue à développer de manière générale un culte du chef qui permettra, en aval, que toutes ses décisions soient considérées comme justes, voire sacrées.
2) L'image omniprésente : sa contribution au « mythe Hitler »
Trois motifs-clés, récurrents, ont puissamment contribué à asseoir l'autorité d'Hitler et à persuader nombre d'Allemands que le NSDAP était le parti capable de régénérer la communauté nationale : il s'agit des portraits d'Hitler lui-même, du motif de la croix gammée - qui rappelle partout la présence du Führer de même que, pour les chrétiens, une croix rappelle la présence du Christ (l'analogie avec la figure du Messie chrétien n'est pas ici fortuite), et enfin de la diffusion massive d'images mettant en scène la cohésion des masses.
L'image du Führer
Les portraits du Führer sont omniprésents, sur tous les supports, après 1933. Mais c'est bien plus tôt qu'Hitler a commencé à diffuser son portrait en se présentant comme chef charismatique. On se souviendra par exemple de son regard pénétrant sur la couverture de Mein Kampf [ill.06] , puis de la stature de chef d'Etat qu'il tente de se donner au moment des élections présidentielles de 1932. Par la suite, on retrouve son image partout : des œuvres artistiques et des affiches le glorifient en preux chevalier prêt à la reconquête de l'Allemagne [ill.07], en patriarche bénissant les foules, en père spirituel pour les enfants de la Hitlerjugend [ill.08], en vainqueur des « rouges » [ill.09], en sauveur qui a commencé la reconquête du Reich [ill.10]. Des biographies en images [ill.11], médailles et plaquettes commémoratives, sont éditées, qui accompagnent les citoyens au quotidien, y compris les enfants, comme le montrent les reproductions d'un manuel scolaire obligatoire pour les enfants d'une dizaine d'années [ill.12]. Son portrait est aussi présent à chaque étape du déroulement d'une journée : on la retrouve sur les boîtes d'allumettes, accrochée à l'entrée de l'usine, et le soir sur les programmes de concerts de l'organisation La force par la joie (Kraft durch Freude)...
La croix gammée
La croix gammée est omniprésente sur tous les supports. Juste quelques mots sur ses origines : se basant sur des travaux de linguistes et d'ethnologues, les « ariosophes » de la fin du XIXe siècle définissent la race pure comme « race aryenne », race des guerriers et des seigneurs ; ils en voient les origines non dans les steppes de Russie comme la plupart des scientifiques, mais en Allemagne et en Scandinavie. La croix gammée, symbole de chance très positivement connoté dans de nombreuses cultures du monde (des Celtes aux Chinois en passant par les peuples primitifs d'Australie !) est réinterprétée comme symbole aryen de pureté du sang, et trouve en Allemagne et en Autriche-Hongrie sa place dès le début du siècle dans l'iconographie politique des groupes nationalistes et antisémites. Dans les années 1920, alors que le NSDAP n'est encore qu'un parti völkisch parmi d'autres, la croix gammée figure déjà en bonne place sur des affiches appelant à libérer l'Allemagne [ill.13] et à balayer l'humiliation de Versailles. Sous l'ère hitlérienne, devenue le symbole du NSDAP, on la trouve bien entendu sur la façade des établissements et institutions publiques, mais aussi dans les écoles [ill.14], sur les innombrables drapeaux dans la rue, et sur toutes sortes d'objets du quotidien qui permettent que la présence par procuration du Führer se fasse sentir, à chaque moment, dans la sphère privée : par exemple sur le livret d'épargne [ill.15], les jouets [ill.16], les boîtes d'allumettes, sur le lieu de travail, dans la presse... Cette croix gammée est évidemment partout présente lors des grandes manifestations immortalisées dans l'image, mises en scène au rythme d'un nouveau calendrier dont les temps forts sont l'anniversaire du Führer, la commémoration du putsch de 1923, la fête du 1er mai, la fête des moissons, le congrès annuel du NSDAP (Reichsparteitag) ; lors des défilés de nuit, des porteurs de torches reconstituent dans leur chorégraphie le motif de la croix gammée en grand format.
« Ein Volk, ein Reich, ein Führer »
Le slogan « ein Volk, ein Reich, ein Führer » est donc vécu tout au long de l'année, et immortalisé dans les photographies, peintures et dessins commémorant eux-mêmes ces grandes cérémonies. On y voit, ainsi que sur de nombreuses affiches [ill.17], le peuple rassemblé autour de son « guide », formant un bloc indissociable, la fameuse « communauté de peuple » unie, dans laquelle l'individu se fond dans la masse. Les Jeux Olympiques d'août 1936 sont mis en scène comme une grande fête pacifique, au service de la réconciliation des peuples (« Völkerfest des Friedens und der Versöhnung ») ; mais derrière la façade, on retrouve dans les photographies de Leni Riefenstahl les rêves de grandeur, la célébration de la « race des seigneurs » et de l'unité de la « communauté de peuple ».
Par l'omniprésence de la croix gammée, directement issue des milieux antisémites, et l'exhortation à la constitution de la Volksgemeinschaft, on voit déjà que la question raciale faisait partie du quotidien des Allemands. Nous allons examiner maintenant plus précisément la manière dont les images ont contribué à vulgariser, diffuser ces théories qui ont permis de donner une justification à l'injustifiable, à savoir l'élimination de catégories entières de la population.
II- L'image au service de la politique raciale
La politique d'Hitler repose sur une idéologie raciste qui est présentée comme le moteur de toutes les actions, ce qui leur donne leur implacable cohérence : selon les nazis, c'est parce que l'Allemagne est menacée par la dégénérescence qu'elle a besoin d'un chef fort qui rétablisse l'ordre ; c'est parce qu'Hitler estime que les Allemands relèvent de la race des seigneurs qu'il faut une purification de tous les éléments considérés comme exogènes, ainsi qu'une conquête du territoire qui permettra au peuple élu, supérieur, de s'épanouir. Le terme de Volksgemeinschaft exprime le rêve d'une société sans classes, unie et débarrassée des antagonismes sociaux ; il fixe aussi la limite juridique de la citoyenneté à travers l'opposition entre, d'une part, ce qui est « allemand » et relève de l'aristocratie des éléments racialement purs, et, d'autre part, ce qui est exclu de cette dénomination.
1) Quelques éléments de théorie
Les théories racistes utilisées par les nazis empruntent massivement au fonds européen en la matière - on peut notamment citer les travaux de la fin du XIXe siècle de Houston Stewart Chamberlain et de Gobineau, qui définissent la judéité non comme une religion, mais comme une « affaire de sang et de race ». Au type aryen est opposé celui de « sémite » : le concept, originellement appliqué pour désigner une catégorie de langues, est interprété dans un sens racial et raciste.
L'hygiène raciale, ou encore eugénisme, consiste à améliorer la race par la promotion de certains traits génétiques (eugénisme positif) et l'élimination d'autres considérés comme déviants, qu'il s'agisse des Juifs ou des handicapés (eugénisme négatif). Si le terme de sous-homme apparaît chez Nietzsche, c'est avec un sens différent de celui que lui donnent les eugénistes, comme l'Américain Lothrop Stoddard, premier à utiliser l'expression en un sens racial dans un livre de 1924 (Underman). Armé de fondements pseudo-scientifiques, l'eugénisme constitue une discipline largement acceptée en Europe au début du XXe siècle : la première chaire d'hygiène raciale est ainsi créée en 1923 à l'université de Munich. Et dès le début des années 1920, des théoriciens allemands publient ces lignes, programmatiques : « Es gibt Leben, das für den Träger wie für die Gesellschaft allen Wert verloren hat. Es ist eine peinliche Vorstellung, daß ganze Generationen von Pflegern neben diesen leeren Menschenhülsen dahinaltern, von denen nicht wenige 70 Jahre und älter werden. Es sind Ballastexistenzen' (...), gekennzeichnet durch das Fehlen irgendwelcher produktiver Leistungen und den Zustand völliger Hilflosigkeit mit der Notwendigkeit der Versorgung durch Dritte » (in: Karl Binding/Alfred Hoche, Die Freigabe der Vernichtung lebensunwerten Lebens. Ihr Maß und ihre Form, 2. Auflage Leipzig 1922). Ces pseudo-théories, et en particulier leur versant antisémite, sont extrêmement diffusées dès l'époque de Weimar, ainsi que le démontre aussi le tirage élevé de cartes postales et d'ouvrages contre les Juifs [ill.18].
Hitler, dès le 11e chapitre de Mein Kampf (1925) intitulé « Le peuple et la race », reprend ces éléments. La logique nationale-socialiste s'inspire aussi d'un pseudo-darwinisme, affirmant qu'il est normal et « dans la nature des choses » que les plus forts écrasent les plus faibles ; la race supérieure aurait donc le « droit » naturel d'exterminer la race inférieure. Ainsi Hitler dira-t-il dans un discours de 1941 qu'éliminer une « vie sans valeur » ne signifie pas se rendre coupable de quoi que ce soit, car : « qui est coupable si le chat mange la souris ? »(« Wer hat schuld, wenn die Katze die Maus frisst? Man soll mir nicht von Humanität faseln », Adolf Hitler, Monologe im Führerhauptquartier 1941-1944, Hambourg, 1980, p. 148 ; voir aussi Gerald Fleming, Hitler et la solution finale, Julliard, 1988, p. 143).
2) La mise en image des théories raciales
Les nationaux-socialistes s'appuient donc sur des travaux « scientifiques » pour généraliser les initiatives eugénistes destinées à améliorer la race allemande, prétendument menacée de « dégénérescence» d'une part par les mélanges raciaux, d'autre part à cause d'un « humanisme décadent » accusé d'encourager la survie des populations « déviantes », par exemple en prenant soin des handicapés. Les nazis vont, pour faire accepter les diverses mesures (depuis les lois de Nuremberg jusqu'à l'élimination physique des personnes), déployer une propagande en image tout à fait considérable. Ici s'opposent au modèle aryen les types antisémite et « dégénéré » à éliminer.
Tout un arsenal d'instruments de mesure est utilisé pour évaluer la longueur du nez, du crâne, classer selon des nuanciers de couleurs les chevelures dans une échelle croissante de pureté et de proximité avec la « race aryenne ». Tout en bas de l'échelle, on trouve les « nègres », les indiens et les Juifs, suivis immédiatement par les animaux. Des démonstrations ont lieu lors de cours d'éducation sur la race, discipline rendue obligatoire dans les écoles dès septembre 1933, et tout enseignant doit être formé à cette matière [ill.19]. Des graphiques composés à partir de photographies (toujours avec leur impact spécifique et leur aura de vérité) sont montrés dans des expositions populaires sur la préservation de la race [ill.20] ; le graphique présenté dans une exposition populaire intitulée « le miracle de la vie » et annonçant une catastrophe pour le peuple allemand si l'on laisse se reproduire les « déviants » est reproduit ensuite dans la presse et dans les manuels de biologie à destination des enfants.
Ces méthodes de mesure serviront bientôt à la délivrance de certificats garantissant le caractère aryen des personnes, qui sont examinées sous toutes les coutures et doivent présenter un arbre généalogique remontant à plusieurs générations (jusqu'à 1800 pour certaines catégories de personnel comme les SS ou certains fonctionnaires) ; les revues font de la publicité pour des agences spécialisées dans la réalisation d'arbres généalogiques richement illustrés, cf. [ill.21]. Ces instruments anthropométriques permettent aussi de sélectionner les personnes aptes à fournir les « bons gènes » : le projet Lebensborn, lancé en 1935, tentera de mettre en œuvre l'accouplement de SS avec des femmes présentant les caractères de la race nordique.
Le pendant « négatif » de cette politique est la stérilisation des personnes ne présentant pas la pureté génétique nécessaire (schizophrènes, sourds et aveugles, personnes souffrants de malformations physiques et autres porteurs de maladies héréditaires, alcooliques, « asociaux » comme les tsiganes) : la loi visant à empêcher le développement du nombre de personnes atteintes de vices héréditaires date du 14 juillet 1933. C'est cette même idéologie qui servira de justification à l'extermination de la « race juive » et des peuples « slaves » dès le début de l'invasion à l'Est.
Dans les images, on note l'extrême polarisation des représentations, avec d'un côté les aryens et de l'autre les êtres qui « ne méritent pas de vivre » (« lebensunwerte Wesen).
Les aryens
Les aryens, types idéalisés, qui doivent se multiplier pour régénérer la race, ont des corps athlétiques [ill.22], des visages purs comme ces modèles qu'on trouve dans diverses revues, sur cartes postales [ill.23], et dans les manuels scolaires [ill.24]. La politique d'incitation à la procréation de cette race du futur, dégagée de la dégénérescence par la reproduction entre aryens, est soutenue à grand renfort de publicité, y compris auprès des jeunes [ill.25]. Avec les lois Nuremberg promulguées lors du « Congrès du parti pour la liberté » ( !), au nom de « la protection de l'honneur et du sang allemand », les couples mixtes juifs / non-juifs sont criminalisés et dénoncés comme « outrage à la race ». Les mises en garde contre la prétendue nocivité des mélanges de race se multiplient [ill.26].
La figure du Juif
Pendant négatif au type de l'aryen, la figure du Juif, suspecté d'être responsable de tous les maux, est stigmatisée : « Les Juifs sont notre malheur », telle est la devise du journal L'assaillant (Der Stürmer) de Julius Streicher [ill.27]. La mise en œuvre des théories antisémites commence très tôt, le 1er avril 1933 avec le boycott de magasins juifs, et est immédiatement accompagnée d'un flot d'images visant à la justifier. Le journal de Streicher s'illustre par la violence de ses attaques, qui présente ces mesures antisémites comme relevant de la défense nationale contre « le plan d'extermination que les Juifs veulent réaliser à l'encontre de l'humanité non juive » (titre de l'édition de mai 1934 [ill.27]). On trouve aussi la même idée dans le dessin d'un livre de jeunesse [ill.28] montrant les Juifs complotant comme complotent de noirs corbeaux, tenus à l'écart par des enfants (blonds) qui ont de « saines » lectures... Les enfants sont d'ailleurs des cibles privilégiées ; des livres illustrés permettent d'inculquer les fondamentaux de la théorie des races à ceux qui ne sont pas encore en âge de lire [ill.29].
Les images jouent sur la caricature, le contraste, et utilisent parfois le divertissement pour mieux convaincre : un « puzzle amusant » dénonce ainsi à la fois les Juifs et la presse de l'Angleterre « ploutocratique », car en miroir, Times se reflète en Semit [ill.30]. Sous l'égide de l'office de la politique raciale créé en 1934, des éditions populaires d'ouvrages sur le « complot juif », comme « La petite théorie raciale du peuple allemand » de l'eugéniste Günther, sont massivement distribuées ; les « 12 commandements pour le maintien de la pureté raciale allemande » doivent prendre place dans tous les foyers. Les panneaux d'interdiction de diverses activités pour les Juifs envahissent les rues [ill.31]. A partir de 1938, la propagande se fait encore plus virulente (cf. le film et l'exposition Le Juif éternel [ill.32]), dans un contexte où le régime commence à échafauder des plans sérieux pour « résoudre la question juive » - une des possibilités envisagées étant une déportation de masse vers... Madagascar.
Les malades et handicapés
Sont aussi visés les malades et handicapés, surtout mentaux, ainsi que tous ceux qu'on surnomme les « asociaux » : les mendiants, les prostituées, les tsiganes, les alcooliques et autres porteurs de maladies contagieuses, sont systématiquement internés à partir de 1938 dans le cadre de l'« Aktion Arbeitsscheu Reich ». La stérilisation forcée des handicapés était possible dès 1933, mais l'« action T4 » (d'après l'adresse du siège de l'organisation centrale situé au 4 de la rue du Tiergarten à Berlin) va plus loin et pratique l'euthanasie (de force et non par libre consentement), par gaz ou injection, des malades psychiatriques. On évalue à 120.000 le nombre de patients victimes de cette procédure ; mais surtout, on considère qu'il s'agit là d'un prélude et d'une sorte de « répétition générale » des massacres perpétrés pour anéantir les Juifs - les spécialistes de cette opération T4 seront d'ailleurs écoutés lors de l'introduction généralisée des mesures d'extermination à l'encontre des Juifs à partir de 1941. De grandes campagnes sont donc lancées à la fin des années 1930 pour accompagner les internements et préparer la population à l'élimination physique des individus contribuant à la dégénérescence de la race : on y appelle au bon sens des Allemands en leur montrant ce que coûte un handicapé à la société, et comment cet argent pourrait être mieux utilisé [ill.33]. Ces raisonnements simplistes et justifiant l'inacceptable sont diffusés partout, jusque dans les écoles, où l'on donne par exemple l'exercice de mathématique suivant : « Un aliéné coûte quotidiennement 4 marks, un invalide 5,5 marks, un criminel 3 marks. Dans beaucoup de cas, un fonctionnaire ne touche que 4 marks, un employé 3,65 marks, un apprenti 2 marks. Faites un graphique avec ces chiffres. D'après des estimations prudentes, il y a en Allemagne environ 300.000 aliénés et épileptiques dans les asiles. Calculez combien coûtent annuellement ces 300.000 aliénés et épileptiques. Combien de prêts aux jeunes ménages à 1000 marks pourrait-on faire si cet argent pouvait être économisé ? » (Manuel scolaire nazi, cité par A. Grosser, Dix leçons sur le nazisme, Fayard, 1976).
La diffusion des théories raciales se fait donc par le biais de tous les types de supports, mais ici, les images d'art jouent un rôle particulier.
3) La sphère artistique : une légitimation de la théorie des races
A l'opposition « race pure » / « éléments impurs » correspond la polarisation « art allemand » / « art dégénéré ». Ce sont d'abord les écrivains qui sont touchés : une grande campagne contre les écrits « étrangers à l'esprit allemand » (« undeutsch »), de Heinrich Mann, Sigmund Freud, Karl Marx, Erich Maria Remarque, Erich Kästner, Berthold Brecht et bien d'autres, est lancée dès le printemps 1933. Le 10 mai 1933, de gigantesques autodafés sont organisés à Berlin et dans d'autres grandes villes universitaires : les livres d'auteurs juifs, ou « enjuivés », comme on disait à l'époque, c'est-à-dire influencés par les idées de gauche ou un « intellectualisme » jugé décadent, sont brûlés. Il s'agit, par le feu, de « purifier » définitivement la culture allemande, en répétant de façon symbolique les actions des « héros » antérieurs de l'histoire nationale : d'une part le geste de libération de Luther, qui avait contesté l'emprise de l'église romaine en brûlant la bulle du pape qui l'excommuniait, d'autre part le geste des étudiants qui en 1817, à la grande fête nationale de la Wartburg, avaient brûlé les écrits français. Bientôt, ce sont les œuvres d'art dites « dégénérées » qui subissent le même sort, tandis que l'art « allemand » est présenté comme l'expression de la race pure.
Le paroxysme de cette opposition est atteint lors de l'ouverture, à un jour d'intervalle, de deux expositions phares à Munich en 1937. L'une, la « grande exposition de l'art allemand », dans la nouvelle « maison de l'art allemand », rassemble les œuvres officielles. Dans le fascicule distribué à l'entrée, un prospectus invite à visiter aussi l'autre exposition, qui montre plus de 600 œuvres d'artistes confisquées dans les musées allemands et désignées à la vindicte populaire comme exemples honnis de l'art « dégénéré » (cf. les affiches des deux expositions [ill. 34] et [ill. 34bis]). Le public doit, nous dit le prospectus, se rendre compte par lui-même de la dégénérescence de la peinture moderne - mais l'entrée de l'exposition est interdite aux enfants, pour éviter tout risque de « contamination », chez les plus jeunes, par des images jugées malsaines.
L'« art dégénéré »
L'art dit « dégénéré » avait déjà été banni du Land de Thuringe, dès l'arrivée des nazis au gouvernement régional en 1930 : l'offensive de Wilhelm Frick, alors ministre de la culture populaire, « contre la culture nègre, pour la culture populaire allemande » (avril 1930) avait mené à la « purification » de musées, expurgés des œuvres expressionnistes et de la nouvelle objectivité d'Otto Dix, Ernst Barlach, Erich Heckel, Oskar Kokoschka, Franz Marc, Karl Schmidt-Rottluff, etc. Les fresques murales d'Oskar Schlemmer, éminent membre du Bauhaus, avaient été recouvertes.
En 1937, Adolf Ziegler, peintre officiel et « protégé » d'Hitler (celui-ci accroche Les quatre éléments [ill.35] dans son salon), mène, à l'instigation de Joseph Goebbels, une action de grande ampleur « contre l'art décadent produit depuis 1910 » ; le but est cette fois la « purification » de tous les musées allemands. Plus de 16.000 œuvres sont confisquées, vendues à l'étranger ou détruites ; un « échantillon » est présenté à un public qui doit, à Munich, constater de ses propres yeux le caractère nocif de cet art : l'art moderne est présenté comme un art de fous et « d'esprits malades ». Les portraits de Modigliani ou Erich Heckel sont montrés à côté de photographies d'handicapés, afin de « prouver par l'image » la similitude - dans la dégénérescence - des productions artistiques modernes et des personnes au sang « impur » [cf. ill.03]. La brochure et les panneaux (que l'on trouve dans l'édition en fac-similé du guide de 1937) essayent de démontrer que les artistes modernes donnent de la femme une image dégénérée, elle est putain ou handicapée, ou encore « nègre » [ill.36]. Les œuvres de Dix [ill. 37] sont présentées comme travail de sape de l'image de l'armée - cette armée qui doit constituer, selon les nazis, l'avant-garde de la « nouvelle race ». L'homosexualité est elle aussi considérée comme vice génétique, et l'on livre à la vindicte populaire les tableaux de Karl Hofer [ill. 38] et [ill.39] sur le sujet ; on voit bien ici que la politique culturelle n'est qu'un prolongement de l'idéologie raciale, l'art mis au service des théories racistes.
L'exposition deviendra itinérante et sera montrée jusqu'en 1941 dans 32 autres villes, attirant au total plus de 3 millions de visiteurs. En 1938, une exposition de musique dégénérée clouera au pilori la musique « bolchevique », « enjuivée », de Mendelssohn, Mahler, Schoenberg.
L'art « allemand »
L'art « allemand », montré chaque année à partir de 1937 dans une « grande exposition d'art allemand » (Große Deutsche Kunstausstellung), doit être au contraire l'expression de l'esprit aryen. Il est voué à la promotion de la nouvelle race : l'homme, puissant et agressif, est représenté comme synthèse du guerrier antique et de la race nordique, par exemple chez Thorak [ill.40] et Breker ; la femme apparaît avec un corps sain, biologiquement pur, des formes idéales (cf. les nus féminins de Ziegler [ill.35]), et le plus souvent en mère fertile. Les nombreuses représentations de paysages idylliques de l' « Allemagne éternelle » figurent l'environnement idéalisé dans lequel s'épanouira la « race du futur ».
Conclusion
Evidemment, cette présentation ne peut que conclure sur une interrogation concernant la responsabilité, la culpabilité des Allemands : s'ils ont été seulement manipulés, alors, tous seraient dans le camp des victimes... est-ce une proposition acceptable ?
Par ailleurs, il convient de nuancer certains aspects : notamment en ce qui concerne l'euthanasie des handicapés, les campagnes de publicité en image ne sont pas parvenues à diffuser efficacement l'idéologie parmi toutes les couches de la population. Au contraire : elles ont réveillé certaines formes de résistance, notamment des églises catholiques (le sermon de von Galen en est un bon exemple). L'image a alors servi de « test » au régime, pour savoir ce qui était acceptable par la population et ce qui ne l'était pas : ainsi l'opération T4 a été continuée dans le secret, sans publicité. De même, le régime n'a-t-il pas tenu à faire de communication populaire sur l'extermination massive des Juifs : il avait réussi a créer un assez large consensus concernant la prétendue « nocivité du Juif », mais s'attendait probablement à des réactions si l'ampleur de la destruction de la communauté israélite était connue (on trouve des détails sur le sujet dans le livre de Kershaw récemment traduit en français sous le titre Le mythe Hitler).
La présentation des images de l'ère nazie aide à éclairer un point qui reste souvent obscur aux générations d'après-guerre, à savoir : quelles ont été les conditions qui ont rendues possible la barbarie, pas nécessaire, mais possible et pensable par suffisamment de responsables pour que soit menée à bien l'extermination de millions de personnes ? Nous espérons avoir montré que plus qu'une plongée dans la barbarie, il s'agit d'un lent glissement, d'une manipulation progressive mais en profondeur des valeurs, et qu'un univers visuel englobant y a contribué.
Certes, « expliquer la shoah » est une tâche impossible ; mais décréter que « l'ignoble » ne peut être analysé, que ses conditions de possibilité sont hors d'atteinte de notre compréhension, signifierait réduire l'historien au silence ; cette présentation voudrait montrer que l'examen de ces processus est une démarche salutaire, y compris pour le citoyen d'aujourd'hui qui vit entouré d'images et n'est pas à l'abri de la manipulation.
Eléments de bibliographie
En français
COLLOTI, Enzo, Hitler et le nazisme, coll. XXe siècle, Castermann / Giunti, Florence 1994.
GUYOT, Adelin, RESTELLINI, Patrick, L'art nazi, Complexes, Bruxelles 1996.
COMBES, André, VANOOSTHUYSE, VODOZ (Dir.), Isabelle, Nazisme et anti-nazisme dans la littérature et l'art allemands 1920-1945, Presses Universitaires du Septentrion, Lille 1986.
BRENNER, Hildegard, La politique artistique du national-socialisme, Maspéro, Paris 1980.
D'ALMEIDA, Fabrice, Images et propagande, Castermann / Giunti, Paris / Florence 1996.
KERSHAW, Ian, Le mythe Hitler. Image et réalité sous le IIIe Reich, Flammarion, Paris 2006.
RICHARD, Lionel, Le nazisme et la culture, Maspéro, Paris 1978 (nouvelle édition 2006).
Cat. Face à l'histoire 1933-1996. L'artiste moderne devant l'événement historique, Centre Pompidou, Flammarion, Paris 1996.
Cat. Années 30 en Europe. Le temps menaçant 1929-1939, Musée d'art moderne de la Ville de Paris, Paris-Musées, Flammarion, Paris 1997.
Cat. Art dégénéré, Une exposition sous le Troisième Reich, Bertoin, Paris 1992.
En allemand, parmi de très nombreuses références
Landeszentrale für politische Bildung Baden-Württemberg, Euthanasie im NS-Staat: Grafeneck im Jahr 1940, Stuttgart 2000.
MERKEL, Reinhard, Die bildenden Künste im Nationalsozialismus. Kulturideologie, Kulturpolitik, Kulturproduktion, Dumont, Cologne 1983.
KOLLMANN, Michaela, Schulbücher im Nationalsozialismus. NS-Propaganda, Rassenhygiène' und Manipulation, VDM Verlag, Sarrebruck 2006.
SCHUSTER, Peter-Klaus (Dir.), Die Kunststadt' München 1937. Nationalsozialismus und Entartete Kunst', Prestel, Munich 1987.
Cat. Entartete Kunst. Das Schicksal der Avantgarde im Nazi-Deutschland, dirigé par BARRON, Stéphanie, Deutsches Historisches Museum, Hirmer, Munich 1992.
Cat. Kunst und Macht im Europa der Diktatoren 1930 bis 1945, dirigé par ADES, Dawn, BENTON, Tim, ELLIOTT, David, BOYD WHYTE, Iain, Hayward Gallery, Deutsches Historisches Museum Berlin, Oktagon, Londres, Berlin 1996.
Et un roman inspiré d'un personnage ambigu, le peintre Emil Nolde, nazi convaincu mais artiste classé « dégénéré »
LENZ, Siegried, Deutschstunde, DTV Taschenbuch, nombreuses éditions (1e édition 1968). En français : La leçon d'allemand, 10/18, 2001.
Notes
[1] C'est avec la loi sur les pleins pouvoirs (Ermächtigungsgesetz) du 23 mars 1933 que le parti nazi peut asseoir la dictature : cette législation donne la possibilité au gouvernement pour 4 ans (avec des prolongements possibles et qui seront effectifs) de décider de lois et de modifications constitutionnelles sans avoir besoin de l'accord des députés. Les partis « bourgeois » croient aux promesses d'Hitler de ne prendre aucune mesure contraire à la constitution ; en accordant la majorité des 2/3 à cette loi, qui met le parlement hors jeu et permet la concentration du pouvoir entre les mains du gouvernement, le parlement se saborde ; seuls les sociaux-démocrates votent contre cette loi ; les communistes sont quant à eux tous en prison ou passés à la clandestinité. A partir de ce moment, toutes les fonctions et organes démocratiques peuvent être mis hors circuit.
Pour citer cette ressource :
Claire Aslangul, Le nazisme et les images : un univers visuel au service de la propagande nazie, La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), avril 2007. Consulté le 24/11/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/allemand/civilisation/histoire/le-nazisme/le-nazisme-et-les-images