Christoph Meckel: «Suchbild. Über meinen Vater»
Les numéros de page proposés dans cette fiche de lecture renvoient à l'édition suivante : MECKEL, Christoph. 1980. Suchbild. Über meinen Vater. Düsseldorf : claassen Verlag GmbH, Düsseldorf, 1980 (ISBN : 3 546 46417 6).
A propos de l'auteur
Portrait de Christoph Meckel
(source: Hanser Literaturverlage)
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Christoph Meckel voit le jour le 12 juin 1935 dans le Berlin du IIIe Reich. Fils d’Eberhard Meckel, écrivain et critique renommé dans les années 1920-1930, on le destine à l’architecture, véritable vocation familiale. Aussi commence-t-il à étudier à la Kunstakademie de Fribourg avant de terminer sa formation à l’Académie des Beaux-Arts de Munich. Mais dès son plus jeune âge, Christoph Meckel se passionne pour la littérature et plus particulièrement pour la poésie. Au fil de ses écrits et des prix dont il est récompensé (comme le Rainer-Maria-Rilke-Preis (1978), le Georg-Trakl-Preis (1982), le Joseph-Breitbach-Preis, le Hölty-Preis (2016), le Johann-Peter-Hebel-Preis (2018) et dernièrement le Lyrikpreis Orphil der Landeshauptstadt Wiesbaden), il devient un poète majeur de la littérature allemande contemporaine. Il s’éteint finalement le 29 janvier 2020 à Fribourg, laissant derrière lui une œuvre monumentale d’une soixantaine de livres d’une richesse exceptionnelle, s’adonnant tout autant à la composition en vers qu’en prose, à celle de Hörspiele et de dessins. |
Ecrire, saisir et condamner une génération
Ich behalte das Glück der ersten Erinnerung.
Neben meinem Vater im DKW, vermutlich zu klein, um aus dem Fenster zu schauen, schnelles Fahren auf der Schöneicher Chaussee, hinter Friedrichshagen, im Osten Berlins. Das Wagendach geöffnet, ein heller Tag, ich legte den Kopf zurück und sah in den Himmel, dort flatterte Laub und schlug über mir zusammen, schwindelerregend, ein Schwirren von Schatten und Licht – während mein Vater das Auto lenkte, wiederholte Erinnerung, helle und dunkle Chausseen, Fahren in der Nacht, Mark Brandenburg, schnurgerade Chausseen und schnelles Fahren, Gefühl von Sicherheit und blindem Vertrauen, eine wunderbare Gewissheit in seiner Nähe. (S.9)
Le livre s’ouvre sur le souvenir de ces trajets en voiture lors desquels l’enfant, assis aux côtés de son père, s’abandonne à la naïveté juvénile de la confiance aveugle qu’il lui inspire. Le narrateur à la première personne, habité par ce souvenir à la fois tendre et lancinant, comme le suggèrent le lyrisme rêveur de la juxtaposition ainsi que la mélancolie amère de la répétition, livre à son lecteur dans une authenticité émouvante la subjectivité de son ressenti d’alors, de ce temps où il croyait connaître cet homme, ce père dont il se sentait proche. Mais bientôt, cet erzählendes Ich, jouissant dans son écriture d’une lucidité désabusée de l’immédiateté candide du jugement du erzähltes Ich, entreprend de saisir, dans une démarche analytique fragmentaire, une Weltanschauung dominée d’une part par l’assimilation erronée du temps révolu, de la "tote Zeit" , et du temps présent, de la "lebendig(e) Zeit" (S.10), assimilation que caractérise un archivage compulsif du quotidien et d’autre part, par un paysage vécu et affectionné, par une Heimat, le pays natal de Bade. Si le narrateur, en saturant l’espace narratif d’un enchaînement étourdissant d’accumulations et de parallélismes, donne à voir avec ironie et malice l’excès de cet attachement à la terre badoise ainsi que le ridicule de cette manie de faire du quotidien, par son écriture et la collecte de ses traces, un évènement, il introduit simultanément deux éléments essentiels à l’analyse du développement de la personnalité de son père qui s’avéreront effectivement être un terreau fertile pour son assentiment aveugle à l’idéologie national-socialiste. De cette première plongée dans la psyché de son père résulte l’esquisse d’un homme représentant la singularité irréductible d’une génération de "Begabt(e)" (S.24) : mélancolique, souffrant du manque d’affection d’un père violent et méprisant, il cherche réconfort dans la religion et la célébration de la Nature.
Cette fuite devant la réalité ainsi que cette quête impérieuse de réconfort, qui le caractérisent, deviennent effectivement l’expression de l’apolitisme de toute une génération d’intellectuels qui, alors que l’étau du totalitarisme se resserre sur le monde des années 30, se refuse à toute analyse critique du réel, à tout engagement. Murés dans leur tour d’ivoire, ils écrivent en-dehors du temps, poursuivent, dans les hauteurs de la poésie, leur existence atemporelle ("zeitfremd(es) Weiterleben" S.29). Si le narrateur condamne avec véhémence cette inertie, il méprise la résignation de son père qui, dédouané par un dédain et une aversion affectés, cherche en réalité dans cette forme de déterminisme implacable le voile opaque destiné à masquer sa lâcheté. Il écrit : "Mein Vater lebte unbehelligt im Dritten Reich, lebte blind in die kürzer werdende Zukunft, betonte Widerwillen, Verachtung, Stolz und vertraute machtlos auf die Macht des Geistes. Alles weitere überließ er dem Schicksal. SCHICKSAL – der Begriff stand kostenlos zur Verfügung und war ihm in die Wiege gemurmelt worden." (S.30). Pour mieux en souligner le caractère révoltant, le narrateur tourne en dérision la fuite de ces artistes résignés dans un lyrisme bucolique qui, en désadéquation avec un monde aux réalités desquelles il reste hermétique, force l’indignation : "Der Erste Weltkrieg, exotisch in der Provinz, mit ein paar Bomben, Soldaten und Paraden" (S.24). En outre, il refuse de croire à la contrainte d’une émigration intérieure ("innere Emigration" S.33) et dénonce l’hypocrisie constitutive de ces artistes que trahit leur entreprise rhétorique visant à justifier leur absence d’engagement. Celle-ci repose sur une conception de l’auteur revisitée dont le rôle politique et social, reconnu depuis la fin du XVIIe siècle, est nié en vertu d’un principe fondamental qui se veut irrécusable : l’art est doué de l’absence d’intentionnalité propre à tout phénomène naturel ("Absichtlosigkeit eines Naturphänomens" S.35). En d’autres termes, l’art, dépourvu de toute intentionnalité, surplombe par sa neutralité essentielle l’agitation du monde, les opinions et les partis-pris. L’artiste ainsi à l’abri de toute critique, c’est à l’homme de se réfugier à son tour dans le subterfuge particulièrement efficace de l’innere Emigration qui, tout en fournissant à ces artistes qui ne veulent pas, en vérité, renoncer à leurs assises rassurantes un moyen de détourner leur regard, contribue à la crédibilité future de leur stylisation positive de soi. Cependant, cette hypocrisie semble ignorer la connivence troublante qui se fait jour entre le culte (Meckel parle d’"Optik") voué par ces esthètes à "l’Esprit" et l’idéologie national-socialiste. Le narrateur dénonce alors cette pensée figée dans l’éternité et l’absolu illusoires d’un "Esprit allemand", qui cultive l’ignorance et cause la perte de ses partisans. Cette conception finalement obtuse et imbue d’elle-même de l’esprit, que mime sarcastiquement le narrateur en la réduisant à des mots clefs inscrits en lettres capitales ("HOMME D’ESPRIT", "MANN DES GEISTES" S.47), est responsable du manque de lucidité de ces intellectuels dès lors incapables de porter un regard critique sur le monde et de remettre en question son inquiétante transformation comme semble le déplorer le narrateur dans cette phrase : "Betäubt von der Ausdünstung nationaler Klischees, ideologisch bewusstlos und nicht interessiert an den ökonomischen Grundlagen der Epoche, verlor er sich immer tiefer in die Idee von der Würde des Geistes in würdeloser Zeit" (S.46).
Or, ce manque de lucidité, qui aliène le père du narrateur, enrôlé dès 1940 dans l’armée, à l’illusion d’une linéarité historique, met fin brutalement à la relation fusionnelle qu’il entretient avec cet enfant qu’il initie chaque jour à l’expérience poétique et engendre entre eux un conflit insoluble. Ce conflit n’est toutefois pas à comprendre dans le seul cadre de la famille Meckel, mais une fois de plus à appréhender dans sa dimension générique. Le narrateur dépeint en effet dans la suite de l’œuvre l’atmosphère insoutenable de sévérité qui s’installe après la Seconde Guerre mondiale au sein d’une famille allemande recomposée ("der Krieg hatte die Familien zugrunde gerichtet" S.142), le patriarche, le Heimkehrer, façonné par la mise au pas et l’autorité militaires, cherchant à imposer à ses enfants ce modèle hiérarchique qu’il a intériorisé, les précipitant ainsi du haut du jardin de l’innocence. Or, cette tentative témoigne de la fatalité de son incapacité à saisir la signification culturelle et historique de ce bouleversement, de cette rupture inédite ou encore de cette tabula rasa que représente la Stunde Null. Au demeurant, Christoph Meckel dit dans cette œuvre la collision d’un avant et d’un après, l’incompatibilité d’une génération enlisée dans ce passé dans lequel elle a laissé ses repères et son identité avec une génération qui s’invente et se construit sur les ruines de la Stunde Null, la Nachkriegsgeneration.
Sie wussten noch nicht, dass diese Vaterschaft – der entthronte, hilflos gewordene Despot – bezeichnend war für die ganze Generation. (S.134)
Dire la rupture historique, l'impossible retour et un vécu placé sous le signe de l'icompréhension et du manque
Mais avant d’aller plus loin dans l’analyse de ce conflit intergénérationnel, le narrateur procède à un retour en arrière pour raconter comment son père ne supporta pas, dans un premier temps, la vie militaire. Néanmoins, cette difficulté, loin d’avoir trait à une prise de conscience de la perniciosité de la Gleichschaltung dont il était l’objet, n’est lié en réalité qu’au manque éprouvant de sa famille, qu’au Heimweh. En effet, cet ignorant de la politique ("politisch Bewusstlos(er)" S.69) n’est pas en mesure de comprendre qu’il est devenu une roue parmi tant d’autres dans le rouage infernal de la machine totalitaire. Le narrateur l’explique en ces termes : "Ihm fehlte in allem das elementare Entsetzen, weil ihm die Einsicht in den Zusammenhang fehlte" (S.69). A cet aveuglement essentiel s’ajoutent deux facteurs de son adaptation au système militaire national-socialiste : le triomphe de l’"Idée allemande" ("Triumph der deutschen Idee" S.71) qu’il glorifie et l’exercice de l’autorité dont il s’est toujours montré avide. Aussi finit-il par s’accoutumer, participer et voir le monde à travers le prisme prescrit du mode de pensée militaire ("vorgeschrieben(e) Optik des Militärs" S.68). Bientôt, l’esthète et l’intellectuel passionné se métamorphose en un soldat froid et insensible. Peu après avoir été muté sur l’île d’Elbe, il est victime d’une lésion cérébrale et finalement fait prisonnier par les Français. Pendant trois longues années, il est incarcéré dans une base militaire à Géryville où il entreprend une cure de culture ("Bildungstherapie" S.88). Si celle-ci lui permet de prendre conscience d’une forme d’étroitesse de son être, des limites de son caractère et de sa tendance au refoulement ("GEWISSE VERENGUNGEN seines Wesens, Begrenzungen seines Charakters und den Hang zur Verdrängung" S.89), il refuse de reconnaître la moindre culpabilité : "[…] persönliches Verschulden – NEIN. Er hatte das Edle gewollt und sein Bestes getan. Persönliche Schuld stand nicht zur Debatte" (S.89). Seul un Heimweh violent le hante. Il est finalement libéré en avril 1947 et regagne lentement Fribourg, où il commence à travailler pour la rubrique culturelle d’un journal local.
Ce récit, dont le regard du erzähltes Ich est absent, est entrecoupé par celui, glaçant, de l’horreur de l’occupation russe de la ville d’Erfurt qui traumatise l’enfant que le narrateur ne sera, après la peur et la faim, jamais plus. Sa mère l’entraine finalement dans une fuite dont il mime le caractère effréné par le truchement de phrases nominales hors de la zone d’occupation russe pour rejoindre la zone d’occupation française, Fribourg et son père. Ce sont alors des retrouvailles manquées, teintées de désenchantement qui ont lieu. Le Heimkehrer règne en véritable despote ("Vorschriftsmensch" S.111) sur ce nouveau foyer dont l’étroitesse facilite la mise en pratique de l’autorité. Ne rencontrant aucune résistance, seulement une compassion qui s’incline devant son vécu, plus aucune Selbsterkenntnis n’est envisageable. Il devient dès lors un poids pour sa famille et en particulier pour le narrateur dont le bonheur se trouve en-dehors de l’espace familial, dans sa négation. De fait, le regard qu’il porte sur son père est transfiguré. Il juge avec une sévérité condescendante celui qui pourtant connait en tant que journaliste et écrivain un véritable succès : "Verwundert sah ich einen Menschen sitzen, der niemals souverän seiner Kräfte war. Ich sah einen Arbeiter ohne Distanz zur Arbeit" (S.119). Mais ce regard nouveau est avant tout accusateur et dénonce avec acrimonie et amertume la Selbststilisierung à laquelle son père a recours pour soulager cette deutsche Schuld, cette faute allemande qui le préoccupe, non parce qu’il pense en avoir été l’un des acteurs, mais parce qu’elle entache la beauté immaculée de cette "deutsche Idee" (S.71) pour laquelle il s’est conformé au régime national-socialiste. Sur un ton chamarré d’ironie, le narrateur constate qu’il se met brusquement à « faire le bien » : l’ancien officier de la Wehrmacht s’engage à tout va dans des associations et s’encarte au SPD.
Sans ironie cette fois, le narrateur témoigne des souffrances de la Nachkriegszeitgeneration contrainte de vivre avec les bouleversements engendrés par la guerre et d’endurer les blessures de cette Vätergeneration qui ne cicatriseront jamais. En effet, il dépeint au moyen d’un leitmotiv lancinant, exprimé dans le texte par l’épanalepse "Es fehlte, es fehlte", la détresse de sa génération dont l’identité se forge dans le manque et le regret. Il énumère en une liste douloureuse les objets de ce manque qui, malgré le dénuement dans lequel ces enfants sont contraints de vivre, ne sont en aucun cas matériels. On manque d’affection, de sentiments, d’intimité, d’insouciance et de joie. "Das Leben war anderswo" (S.149). Mais ce qui manque par-dessus tout, c’est le père comme le suggère l’ultime métamorphose du leitmotiv en "Er fehlte. Er fehlte" (S.149). Ces enfants souffrent en définitive de ce que Meckel qualifie d’amenuisement ou plus justement d’appauvrissement spirituel ("seelische Verelendung" S.150). Ce témoignage douloureux conduit finalement le narrateur à envisager la figure paternelle non plus exclusivement à travers le prisme de sa culpabilité, mais également à travers une forme de passivité essentielle. Il renoue ainsi avec discrétion avec cet amour qu’à cinq ans il vouait à celui qui l’initiait aux Belles Lettres et exprime des regrets émouvants auxquels son père répond en reconnaissant son talent de poète : "DU SCHREIBST DIE GEDICHTE, DIE ICH SCHREIBEN WOLLTE" (S.156). Mais bientôt, le narrateur quitte cet enfant pour endosser son costume d’écrivain et porter un jugement esthétique sur l’œuvre de son père qu’il qualifie d’"unreflektiert(e) Überlieferungen" (S.168) et résume en ces termes : "Es ist die Lyrik eines heimatsüchtigen Melancholikers, der sich aus den intellektuellen Zusammenhängen des Jahrhunderts hinaussehnte in den Stillstand" (S.168).
Alors que l’œuvre touche à sa fin, le narrateur fait in fine le bilan de l’esquisse qu’il a donnée des traits de ce père étranger au bonheur :
Er wurde von einer erstickten Kindheit verbraucht, von unauflösbaren Ängsten und massiver Verdrängung. Er wurde verbraucht vom Glauben an überlebte Ideen und davon, dass er sich ihrer Suggestion unterwarf. Er wurde verbraucht von Täuschungen über sich selbst und mitverbraucht von mir, das heisst: von Gedichten, die zu schreiben ihm nicht möglich war. Er wurde nicht von seinen Möglichkeiten, sondern von seinen Schwächen endlos verbraucht. Er wurde aufgefressen von Kleinigkeiten. Dass er verbraucht wurde von den Kleinigkeiten. Dass er verbraucht wurde: nicht von sich selber (S.176/177).
Le récit se clôt sur la description du déclin physique et mental du père du narrateur qui s’éteint finalement en 1969. Il est toutefois suivi d’une "Nachgeschichte", rêverie enfantine qui témoigne de manière particulièrement subtile et émouvante de l’inaltérabilité de l’affection d’un fils pour son père.
Substituer das Bewältigen à das Verdrängen
Le narrateur entrecoupe à trois reprises son récit d’un métalangage narratif par l’intermédiaire duquel il entend mettre en lumière le projet d’écriture qui sous-tend son œuvre.
Ich hatte nicht die Absicht, mich mit meinem Vater zu beschäftigen. Über ihn zu schreiben erschien mir nicht nötig. Der Fall, ein Privatfall, war abgeschlossen. Ich hätte Erinnerungen an ihn notiert, ohne die Absicht, etwas daraus zu machen. Ich hätte vermutlich nicht länger an ihn gedacht. Neun Jahre nach seinem Tod kommt er wieder zurück und zeigt sein Profil. Seit ich seine Kriegstagebücher las, kann ich den Fall nicht auf sich beruhen lassen; er ist nicht länger privat. Ich entdeckte die Notizen eines Menschen, den ich nicht kannte. Diesen Menschen zu kennen war nicht möglich, ihn für möglich zu halten – unzumutbar. Was ich von seiner NS-Zeit wusste, kannte ich nur aus dem, was er selber sagte. Das war die gereinigte Darstellung seiner Rolle, alles in allem ein unverfänglicher Wortlaut […]. Der Mensch, den ich kannte oder zu kennen glaubte, war nur ein Teil jenes andern, den keiner kannte. Nachdem ich den einen und den andern kenne, fehlt eine Tagesordnung, zu der ich übergehn kann. (S.63/64)
Dans cet extrait, Christoph Meckel réfute l’hypothèse d’une écriture personnelle qui tendrait à brosser le portrait de son défunt père et expose la nécessité à la fois auctoriale et historique d’écrire sur un homme incarnant cette Vätergeneration qui s’accommoda d’un régime totalitaire avant de procéder à une stylisation compassée de soi afin de réécrire ou du moins de jeter un voile sur un passé trop lourd à porter. Cette nécessité s’impose à lui lorsqu’il découvre les journaux intimes tenus par son père pendant la guerre et qu’ainsi il rencontre un homme dont il ignorait l’existence, les pensées et les sentiments, l’homme d’une génération. En obéissant à cet impératif littéraire, Christoph Meckel s’engage et prend le contre-pied de la conception de la littérature d’Eberhard Meckel : tout en affirmant la responsabilité de l’artiste devant l’histoire et la société en disant un vécu placé sous le signe de leurs bouleversements, il fait montre d’un profond souci esthétique exprimé par une langue alliant poéticité et précision qui atteste la compatibilité de ce qui est jugé prosaïque, grossier avec la grandeur et la noblesse de la littérature.
Wünschelrutenprosa.
Die Wünschelrute schlägt aus bei jeder Erinnerung an das Fatale, Fragwürdige und Entsetzliche.
Sie schlägt aus beim Gedanken an alles, was gut war. An alles Unbezweifelbare des Menschen (S.138)
Revisitant à dessein le motif du bâton de sourcier ("Wünschelrute") exploité par le "mage romantique" (cf. Paul Bénichou dans Les Mages romantiques, 1988) et peut-être représentant par excellence de cette "idée allemande" éthérée, Joseph von Eichendorff, Christoph Meckel réconcilie finalement ces deux conceptions jugées à tort antinomiques de la création littéraire.
Esquisser un « Suchbild », écrire l’autre depuis soi
Während ich an ihn denke, wird er zum Thema. Die Sätze entfernen ihn in einen Wortlaut, der seine Erscheinung zugleich erhellt und verdunkelt.
Über einen Menschen schreiben bedeutet: das Tatsächliche seines Lebens zu vernichten um der Tatsächlichkeit einer Sprache willen. Der Satzbau verlangt noch einmal den Tod des Gestorbenen. Ihn zu vernichten und zu erschaffen ist derselbe Arbeitsprozess. Aber ich will nicht im Recht sein gegen mein Thema.
Was bleibt übrig von lebendigem Menschen. Was wird von ihm sichtbar im Triebwerk der Sätze? Vielleicht eine Ahnung von seinem Charakter, die flüchtigen oder festen Konturen eines Suchbildes. Ohne Erfindung ist das nicht zu machen. Ich habe nichts zur Person erfunden, aber ausgewählt und zusammengefasst (unmöglich, darzustellen ohne Bewertung). Ich habe Sätze gemacht, also: Sprache erfunden.
Die Erfindung offenbart und verbirgt den Menschen. (S.80/81)
Dans cet extrait, Christoph Meckel interroge la seule possibilité d’une écriture de l’autre qui, par essence, semble sacrifier le factuel, le vécu, à la langue qu’elle manie et travaille. En effet, écrire le vécu d’un autre, écrire "sur", c’est nécessairement écrire depuis soi dans une langue dont la réalité linguistique, "die Tatsächlichkeit" est étrangère à celle de ce vécu, "das Tatsächliche". Dans cette perspective, l’écriture d’un vécu est toujours une réécriture ou plus justement une invention de ce vécu, de sorte qu’il n’est véritablement de faktuales Erzählen qui ne soit pas un fiktionales Erzählen. Ainsi, l’écriture qu’adopte Meckel dans cette œuvre se veut être une écriture qui, lucide de cette nécessité, ne prétend pas "co-nnaître" son objet, en livrer l’immuable vérité et ainsi la figer dans une essence chimérique. Il s’agit, bien au contraire, d’une écriture malléable et fragmentaire dont la subjectivité s’adapte à l’insaisissabilité de son objet et en épouse la plasticité. L’auteur propose de fait, non pas un portrait pétrifié de son père, mais un kaléidoscope de perceptions et de discours destiné à reconstituer à tâtons son reflet dans le miroir fêlé dans lequel, enfant et adulte, il le contemple. Ce récit mouvant qui mêle les perceptions du fils, de l’enfant, de l’entourage, du moi à travers les extraits tirés de ses journaux intimes ainsi que des discours oraux, les récits par exemple de ses "hauts-faits", et écrits, ses œuvres, obéit ainsi à une esthétique du Suchbild. Il s’agit effectivement, d’une part, de partir à la recherche d’une image dissimulée dans une multitude de portraits et d’autre part, de brosser une sorte de portrait-robot, de dessin, d’esquisse du visage que l’on recherche pour en trouver le détenteur. Christoph Meckel esquisse donc dans cette œuvre le paysage d’une âme énigmatique et soumet à la sagacité de son lecteur une pensée active étayée de vers, un clair-obscur de sentiments et de réalités.
En guise de conclusion
Pour conclure, cette œuvre est une mise en abyme d’esquisses de la figure paternelle données par le narrateur qui en interprète et dénonce les contours, alliant toujours souvenir et pensée, histoire et littérature au service de la Vergangenheitsbewältigung de la Nachkriegszeitgeneration. Traversée d’un va-et-vient constant entre la lucidité d’un jugement impitoyable qui s’exhibe et une tendresse pudique empreinte de douleur et de regrets, cette œuvre accorde in fine à l’auteur, qui par son écriture se défait de la faute paternelle, le droit de renouer avec cette figure qui lui a tant manqué, avec cette présence libérée des fantômes du passé, avec un père.
Ich behalte das Glück der ersten Erinnerung
Pour citer cette ressource :
Claire Milcent, Christoph Meckel: Suchbild. Über meinen Vater, La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), septembre 2020. Consulté le 05/12/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/allemand/litterature/fiches-de-lecture/christoph-meckel-suchbild-uber-meinen-vater