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La communauté italienne d’Argenteuil : Identité et mémoires en question

Par Antonio Canovi : Historien - Laboratorio Geostorico Tempo Presente de Reggio Emilia
Publié par Damien Prévost le 21/10/2008

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Marino m'accompagne dans les rues de son quartier, la "petite Italie" d'Argenteuil - nous sommes en 1994. Nous sillonnons les chemins de la mémoire, en suivant les traces laissées par une présence qui, à l'échelle d'un siècle - depuis les années 1890 -, s'est enracinée sur la colline gypseuse de Mazagran jusqu'à y constituer un monde culturel. Qu'on s'entende bien, il ne s'agit nullement pour Marino de sacrifier au culte des survivances du passé. En racontant l'histoire du quartier, il entend parler de ce que sont aujourd'hui les Italiens d'Argenteuil : des citoyens français, certes, dans leur grande majorité, mais qui ont vécu et grandi autrement...

I) Mazagran

Nous, on a appelé Mazagran tout le quartier italien, mais ici c'est "Volembert", et là-bas, "les Peupliers", sur le cadastre, c'est marqué comme ça. Je sais pas pourquoi les Italiens ont appelé tout ça Mazzagrande, je crois que c'est parce que là où il y avait les carriere, y'a un morceau de terre qui s'appelle "Mazagran", comme ici "Volembert", et peut-être vu qu'on allait tous aux carriere, ils ont pris ce nom pour indiquer le tout. Moi, j'ai toujours entendu dire Mazzagrande.

Marino m'accompagne dans les rues de son quartier, la "petite Italie" d'Argenteuil((Marino Gianferrari, né en 1922 à Villa Rivalta, dans la commune de Reggio Emilia, interviewé le 1er novembre 1994 à Argenteuil ; métallo, partisan dans les Forces Françaises de l'Intérieur, militant communiste, élu pour le Parti Communiste francais aux élections municipales de 1953 (disparu en 1995). Argenteuil est une commune riveraine de la Seine, située dans le Val d'Oise, à un quart d'heure de train de la gare Saint-Lazare. Elle compte aujourd'hui environ 100.000 habitants.)) - nous sommes en 1994. Nous sillonnons les chemins de la mémoire, en suivant les traces laissées par une présence qui, à l'échelle d'un siècle - depuis les années 1890 -, s'est enracinée sur la colline gypseuse de Mazagran jusqu'à y constituer un monde culturel. Qu'on s'entende bien, il ne s'agit nullement pour Marino de sacrifier au culte des survivances du passé. En racontant l'histoire du quartier, il entend parler de ce que sont aujourd'hui les Italiens d'Argenteuil : des citoyens français, certes, dans leur grande majorité, mais qui ont vécu et grandi autrement, en générant une économie morale totalement originale, résultat de métiers communs, de milieux de vie et de relations, de sentiments partagés, bref, de l'existence historique d'une communauté migrante.

Identité et Mémoires en question. Notre objet est de ceux qui se déclinent au pluriel. Il s'est construit autour des multiples témoignages recueillis à Argenteuil et à Cavriago en Italie (Reggio Emilia) et des nombreux documents qui font référence aux travailleurs italiens immigrés à Argenteuil. Ce qui ressort toutefois du récit de Marino, comme de ceux des autres témoins rencontrés au cours de cette recherche, c'est que chacun se considère comme représentant d'une mémoire collective unique.((Cette communication est issue d'une recherche réalisée entre 1994 et 1999 sur les Reggiani qui résident actuellement, ont résidé jadis ou dont l'histoire est liée d'une façon ou d'une autre à Argenteuil. Ce travail a fait l'objet d'une publication en italien A. Canovi, Cavriago ad Argenteuil. Migrazioni Comunità Memorie, RSEuropa Libri, Cavriago 1999 et d'une traduction en français, enrichie de quelques compléments : Argenteuil. Creuset d'une petite Italie. Histoire et mémoires d'une migration, Le Temps des Cerises, Pantin 2000 (traduit par M.-P. Travade).)) La partie émergée de cet iceberg identitaire est le foyer communautaire de Mazagran ou Mazzagrande, dans lequel on entre en tant qu'émigré etranger et auquel on appartient en tant que travailleur immigré.La geste de Mazagran participe en ce sens d'une double narration : sur le versant français, le discours officiel a développé la rhétorique consensuelle de l'intégration républicaine ; en face, chaque mémoire privée et familiale a continué à se nourrir d'un récit des origines original, celui du groupe.

II) Où l'on habite

Pour les immigrés d'origine italienne, la première question est, précisément, de nommer, avec leurs propres codes linguistiques, le lieu où ils vont habiter. C'est Mazzagrande, et nous avons repris les explications de Marino au début de ce texte. Un quartier rebaptisé, des noms italianisés... L'appropriation de l'espace a été facilitée par sa situation particulière dans la commune. Le centre d'Argenteuil s'est consolidé autour du vieux village, près de la Seine, au sud-est; au nord, les versants de la colline, traditionnellement voués aux vignes, mais aussi aux figuiers et à la culture de l'asperge, ont connu, à partir du XVIIIe siècle, le développement croissant d'une nouvelle activité liée aux carrières de gypse.((Le gypse est la matière première du plâtre. Il s'agit donc d'un matériau essentiel pour la construction, activité privilégiée dans une agglomération en croissance.)) Dès la fin du XIXe siècle, les collines sont creusées de nombreuses carrières exploitées par les entreprises françaises qui emploient des travailleurs étrangers: dans un premier temps des Belges surtout, dans un premier temps, puis très vite en majorité des Italiens, à côté d'autres nationalités comme les Polonais.

Tout en cheminant aux côtés de Marino, je fais l'expérience de l'"habiter à Mazagran". Je découvre les "marqueurs" du quartier :

Les pavillons

Des HLM, y'en avait pas, elles ont été construites après la guerre. Dans le pavillon, on avait tous un potager, maintenant y'a plus la place... Ici, y'avait plus d'arbres, ils ont tout transformé en terrains à bâtir, avec de la terre rapportée : ici, ils ont dû mettre des poteaux en ciment d'un mètre de large et soixante de profondeur! Les pavillons étaient en briques.

La Gendarmerie

Le premier édifice municipal qu'ils ont fait, c'était la Gendarmerie, sur le boulevard Jean Allemane ; ils l'ont fait avant les écoles! Pourquoi ? Ce quartier, pour les gens... les gens, ils disaient que c'était comme un quartier de bandits, parce qu'on était des immigrés ! En 1923-24, à cinq heures de l'après-midi, plus personne passait par là; les gens faisaient le tour d'un côté ou de l'autre, mais ils passaient jamais là. (...) Tu pouvais tirer la sonnette (de la Gendarmerie, nda) à six heures, personne sortait ! Le jour, oui, la nuit, non.

L'école maternelle

L'école maternelle... Elle a été construite en 1932. Moi, je suis allé à l'école dans les vieux bâtiments, ils étaient en bois. (...) J'ai fait les trois maternelles, ma mère travaillait, elle aussi, elle faisait des ménages, et puis après elle allait fouiller dans les chiffons, elle les lavait et puis les mettait à bouillir, comme maintenant... (...) Je suis allé à l'école jusqu'à 14 ans, c'était obligatoire jusqu'à 14 ans, et puis je suis allé à l'école professionnelle, elle était de l'autre côté, vers Bezons.

L'église

Ici, y'a jamais eu d'église ; à Volembert, y'a jamais rien eu.

La vigne

La vigne, elle y était déjà, ils faisaient le piccolo d'Argenteuil, un bon petit vin.

L'espace de la carrière

Là où y'a la piscine (le centre nautique Youri Gagarine, construit sur l'emplacement d'une carrière de gypse, près de la commune de Sannois, nda), y'avait un téléphérique qui montait jusqu'en haut de la colline et portait les berlines de gypse. Et puis, y'avait un decauville qui descendait. Là haut, sur cette aire plate, on jouait au football, cinquante contre cinquante, eh ! Ils étaient tous là, les enfants, tous, tous italiens. (...) Presque tous italiens. Pas seulement des Italiens, mais aussi des Polonais, quelques Arabes, mais surtout des Italiens. Et ils étaient presque tous Reggiani (originaires de Reggio Emilia, ndt). De Reggio et des environs, Cavriago... On parlait piutòst al dialètt (plutôt en patois (de Reggio Emilia, nda) et nous, les enfants, on commençait à parler français quand on allait à l'école, on peut pas dire qu'on parlait italien, y'avait aussi le patois bergamasque, vénitien, et puis celui des Napolitains, c'est comme ça qu'on a commencé à mastiquer un peu l'italien.

Parades, "Emilien" de Cavriago, revient lui aussi volontiers sur les carrières pour raconter comment - à travers les jeux et les bagarres - les garçons faisaient connaissance avec ce territoire immense et mystérieux, tout entier enfoui dans les entrailles de la colline.((Parades Giavarini naît à Cavriago en 1920. Il émigre en 1922, fréquente l'école française et devient mécanicien. Il adhére au parti communiste. En 1943, à la chute du fascisme, le parti communiste italien lui demande, ainsi qu'à plusieurs autres jeunes nés à Cavriago ou descendants d'émigrés de la commune d'aller organiser la résistance armée contre le nazisme en Italie. Il devient un représentant notoire des Groupes Armés partisans. À la fin de la guerre, il reprend clandestinement le chemin d'Argenteuil et y fait venir sa femme (de la même façon) connue à Cavriago. Il vit dès lors à Argenteuil tout en conservant la nationalité italienne. Il est décédé en l'an 2000 (l'entretien à été réalisé le 19 décembre 1994, dans la Salle Rino della Negra à Argenteuil).))

Nous, ici, on est un peu en-dehors du centre. Disons qu'on est près de Sannois. Et, plus loin, y'a Orgemont, Saint-Gratien, Epinay... Et plus loin encore Sartrouville, Bezons, et puis c'est la limite avec la Seine, Colombes. (...) Tous les jeux, on les faisait ou sur la colline d'Orgemont ou sur celle de Sannois, on faisait toutes les bêtises de jeunes, on allait même voler les fruits. On jouait dans les carrières, c'était défendu mais on aimait beaucoup parce que tout était noir et on faisait de la lumière avec les vieux pneus, ou bien on brûlait du caoutchouc... Et alors ma mère, si elle le savait, c'étaient la rossée, eh ! Parce qu'ils voulaient pas, c'était dangereux, y'avait des carrières où tu pouvais rester dedans longtemps avant d'arriver à sortir ! Mais avec ceux de Sannois, c'était la guerre, à coups de pierres !

III) Un quartier, son "économie morale"

Mazagran relève certes de la commune d'Argenteuil, mais les carrières de gypse qui donnent leur caractère au paysage et aux conditions d'existence se trouvent à cheval sur les communes de Sannois et de Saint-Gratien. Cette localisation excentrée par rapport au centre habité d'Argenteuil fait dire à Marino :

Nous, on a fait plein de pétitions pour avoir l'arrêt du train, pour nous, mais on l'a jamais obtenu.((Marino Gianferrari, interview citée du 19 novembre 1994.))

Voilà aussi pourquoi habiter à Mazzagrande implique de participer à une sociabilité et même à une économie assez spéciale.

L'économie de Mazagran reste liée à l'exploitation du gypse longtemps après la disparition du vignoble: encore pendant les années 20 et 30 et dans une moindre mesure après la guerre - en raison de la mécanisation, de l'épuisement de la matière première, de l'urbanisation de la colline par les pavillons. L'exploitation des carrières constitue bien, avec les emplois de manœuvres et de maçons dans le bâtiment, l'activité quasi exclusive des Italiens d'Argenteuil recensés en 1931. On n'y ajoutera que les commerçants qui ont un rôle important dans la vie collective.

Très tôt , la sociabilité est dominée par les Italiens. Pendant la grève dans les carrières de gypse du 1909 (mémorable dans l'histoire locale au XIXe siècle), le Franco-Italien (ainsi désignait-on un café-restaurant tenu par des Transalpins) joue le rôle de centre logistique pour le syndicat ;((Archives Municipales d'Argenteuil, b. 30 F, Grèves 1900-1925.)) ensuite, et pour longtemps, les épiceries, les cafés, les billards, les bals tenus par les Italiens sont nombreux. Ils ont constitué les centres privilégiés d'un espace de haute sociabilité.

Ines, née à Roteglia di Castellarano, dans la province de Reggio Emilia, raconte comment elle a rejoint le quartier avec ses parents dans les années trente, pour ne plus le quitter.((Ines Sacchetti-Tonsi, née en 1918 a Roteglia di Castellarano, interviewée le 28 novembre 1994 dans la Salle Rino Della Negra. Pour les informations issues des archives fascistes : Cf. Gino Sacchetti, b. 4515, fasc. 73981 ; Elide Soncini, b. 4868, fasc. 132042 ; nel Casellario Politico Centrale (CPC), Archivio Centrale dello Stato di Roma-Eur (ACS).))

Cet endroit, il était célèbre: le quartier des Italiens - Mazagran - où dans chaque café, on parlait italien et on jouait aux cartes... On retrouvait tous les émigrés, c'était Mazagran ! Il y avait des petites salles de bal partout, trois ou quatre rien que dans la rue Jean Allemane, d'ici jusqu'au pont; et des cafés, il y en avait trois, et puis des magasins; Arduini, c'était un Italien et il faisait de tout, le boucher était italien, un petit magasin de fruits et légumes, un autre de fromage, le boulanger c'était un français mais il avait un Italien, pour faire le pain italien... Le samedi soir, on allait danser, on se retrouvait tous en groupe et le dimanche, il y avait le match... A Paris, j'avais des amis presque tous français; à Argenteuil, ils étaient presque tous italiens ! Ah, oui, c'était un quartier complètement italien. (...) On organisait des choses... Ma mère, dès qu'elle est arrivée ici, comme à Saint-Ouen, elle était active, là-bas, on organisait des fêtes, et ici avec le Franco-Italien, elle organisait la Reggiana (la Fratellanza Reggiana, association d'entraide active encore aujourd'hui, nda). C'est comme ça qu'on a commencé à organiser la Reggiana, Gina à Paris, ma mère ici, on s'invitait, on allait à Paris, de Paris on montait à Argenteuil, on était très organisés, on travaillait beaucoup mais très bien.
(...) C'était un endroit qui plaisait. Et on n'a jamais changé, on est toujours restés ici ! 

Pour Leonardo, un autre témoin né à Cavriago, qui a tenu longtemps une boucherie italienne, la sociabilité italienne de Mazzagrande appartient à une époque révolue.((Leonardo Arduini, né à Cavriago nel 1927, décédé à Argenteuil en1999 ; interviewé en même temps que Marino Gianferrari et Simone Chénau Iemmi (né à Drancy en 1940) le 19 novembre 1994, Salle Rino Della Negra. Les notices réalisées par la police fasciste sur les Arduini, commerçants à Argenteuil, sont regroupés dans le fascicule de Evelina Arduini, b. 181, fasc. 106039, CPC, ACS.))

Mais ici, y'avait des distractions ! Les cafés, tous italiens, ils étaient ouverts jusqu'à deux heures du matin, pas comme maintenant où tout est mort ! C'était le centre de Mazagran... (le magasin de ses cousins Arduini, dernier symbole à disparaître, dans les années quatre-vingts, de la Mazzagrande italienne et ouvrière, nda). Ça fait mal au cœur, de voir tout ça vide. Ici, le dimanche, y'avait une file longue comme ça devant l'épicerie, et aussi devant la boulangerie. Mais y'avait aussi la file pour aller au cinéma! Après, tout a disparu.

Marino revient lui aussi sur les transformations radicales qui se sont produites dans les années 1980 et 1990, faisant du phénomène une lecture plus politique.

Il faut regarder avant, et maintenant. Dans ma rue, rue du Nord, je suis le seul Italien, et avant toutes les maisons étaient... J'ai fait le compte, de presque toutes les rues, y' a plus personne. Parce que les vieux se sont installés, ils ont construit une (maison, en patois émilien, nda), une petite maison et puis la guerre est arrivée, les enfants se sont mariés, ils ont été obligés de quitter la zone, ils sont allés à Argenteuil, Val d'Argent... Et maintenant, les vieux, ils meurent eh!, ils ont l'âge qui les suit, et ils dispariscono (disparaissent, nda) de la vie, et les Portugais, les Algériens, d'autres immigrés, ils viennent acheter. Ah ! ici, on a toute l'Internationale !
Mais à l'époque, y'avait 90% d'Italiens et les 10% de Français, ils étaient obligés d'apprendre l'italien, sinon ils pouvaient pas vivre, parce qu'on parlait italien partout, dans les magasins, on parlait italien. Même entre nous. Une chose seulement... C'est comme ça qu'on a appris l'italien : y' avait tellement de patois, le reggiano, le Vénitien, celui de Bergame, de Belluno, des Napolitani (Napolitains), des Siciliens, alors en mélangeant un peu tout, on a appris l'italien, parce que des écoles, y'en avait pas. 

Parmi les entretiens qui viennent d'être cités, plusieurs ont été réalisés dans la salle de quartier Rino Della Negra. Il s'agit de la première salle municipale à Mazzagrande et elle date de 1980. Son ouverture a suivi la fermeture de la salle de bal la plus grande du quartier, gérée par un "Reggiano" d'origine (famille Canepari). De son côté, la dernière épicerie italienne, tenue par un autre "Reggiano"de Cavriago (famille Arduini) a cessé son activité aux alentours de 1992.

Le caractère de cette salle et le sens qu'on peut lui attribuer méritent que l'on s'y arrête un instant. Après le "Franco-Italien", c'est une salle privée qui a servi pour les Italiens d'Argenteuil, de lieu de rencontre communautaire, et l'usage en était fondamentalement social sinon public. Un tel lieu a joué, aux yeux des Italiens et des autres immigrés, et aussi bien entendu des Français, un rôle à la fois de reconnaissance communautaire et d'intégration républicaine. N'est-ce pas ainsi que l'on peut interpréter, par exemple, l'organisation, dans ce même lieu de divertissement, de cours de langue italienne d'un côté et, de l'autre, de réunions à caractère politique - placés habituellement sous l'égide du PCF ?

Quand la Municipalité communiste d'Argenteuil pose sur la hauteur de Mazagran la salle en matériel préfabriqué dont le nom honore Rino della Negra, jeune martyr de la Résistance((Rino della Negra, né à Argenteuil, a appartenu au groupe Manouchian. Il a été fusillé au Mont-Valérien avec ses camarades de  l'Affiche rouge , le 21 février 1944.)) - à quelques dizaines de mètres de sa vieille maison, dans le cœur symbolique du vieux quartier mais en position encore plus excentrique du point de vue de l'organisation urbaine -, ce nouveau point de rencontre joue plutôt un rôle de lieu de reconnaissance institutionnelde la culture et de la mémoire collective produites par les Italiens d'Argenteuil. Cette institutionnalisation arrive au moment où précisément la communauté des Italiens semble plutôt vieillir et décliner, et où les lieux de vie communautaire disparaissent. Ce relais officiel vient consacrer une histoire qui s'est trouvée en phase avec celle de la commune de banlieue rouge, mais qui fut d'abord vécue de l'intérieur autour de l'hospitalité antifasciste.

IV) L'hospitalité antifasciste

Un territoire autoconstruit en banlieue communiste

Gina rejoint la famille de sa cousine Ines à Mazagran en 1936 : c'est la première étape d'une longue et exaltante expérience politique sur le territoire français, dans le cadre du Front populaire et de la Résistance. À Argenteuil même, cette expérience s'est poursuivie après la guerre, Gina étant devenue l'animatrice et la présidente de la Fratellanza Reggiana de Paris.((De Gina Pifferi je rapporte ici certains passages tirés du montage de deux différentes interviews avec Gina Pifferi (1907-1994). Née à Roteglia di Castellarano et présidente pendant quelques années de la Fratellanza reggiana à Paris : une interview a été réalisée par Luciana Benigno et Franco Ramella le 31 mars 1985, au domicile parisien; la deuxième interview est le résultat d'un colloque d'Antonio Canovi et Paulette Davoli, le 8 avril 1993, qui a eu lieu à Roteglia. Pour plus de détails concernant Gina Pifferi, voir le volume bilingue que j'ai coordonné, Roteglia, Paris. L'expérience migrante de Gina Pifferi, Reggio Emilia RS libri, 1999. La documentation fasciste à son sujet est surabondante. Cf. notamment Elgina Pifferi, b. 4868, fasc. 6305, CPC, ACS.))

Je connais l'histoire à travers cette famille et j'ai toujours fréquenté Argenteuil. (...) Quand ces émigrés arrivaient de Reggio Emilia, il y en avait qui habitaient dans les baraques, qui étaient faites comme les bidonvilles, près de Saint-Ouen et de Clichy, juste à côté de Paris, et il y avait des terrains où ils avaient construit ces baraques. Et puis ils ont découvert Argenteuil, qui était une municipalité antifasciste : alors ils ont demandé à la mairie un morceau de terrain pour construire une baraque et ils ont pris toute une rue, la rue de Gode.
(...) Ici, il y avait toute la ville... là la gare, on montait par là, de ce côté, il y avait la zone qui n'était pas encore construite, des terres en friche, incultes. Alors, pour résoudre le problème des immigrés, la mairie leur a donné une concession pour construire la baraque et ils ont fait une baraque en bois, et puis une autre, et encore une autre... Toute la rue de Gode est habitée par des Reggiani, et puis ils se sont installés aussi de ce côté, dans la rue de la République, s'ils ne sont pas tous de Cavriago, ce sont en tout cas des Reggiani. Et puis, qu'est-ce qu'ils ont fait ? Petit à petit, ils ont voulu améliorer leur maison, alors ils ont demandé l'autorisation de faire la maison en dur, en briques. Et qu'est-ce qu'ils ont fait: des gens qui habitaient encore dans les baraques, à Saint-Ouen, montaient à Argenteuil et aidaient à construire la maison, et en trois mois, ces ouvriers - des gens qui savaient pas travailler, c'étaient des mécaniciens, ils faisaient la maison. (...) Tout le monde travaillait et quand on commençait un pavillon, il y avait cinq ou six émigrés qui allaient l'aider, le samedi et le dimanche, et la femme faisait à manger pour tout le monde et le pavillon avançait comme ça. Quand le pavillon était fini, ils allaient aider quelqu'un d'autre. (...) Ça a duré des années, tous les samedis et tous les dimanches, à faire les maisons... et ça buvait, ça aussi, il faut le dire. Et petit à petit, ils ont quitté Saint-Ouen et Clichy, la zone.

Cette méthode solidaire et autogestionnaire pour construire le quartier pavillonnaire est la marque indélébile des Italiens de Mazagran. Voici encore Ines :

(...) Nous, on est venus comme ça, par connaissance, parce qu'il y avait des "Reggiani" qui habitaient ici derrière et qui connaissaient mes parents, depuis l'Italie ils se connaissaient, et en venant pique-niquer, ils se sont rencontrés, ma mère a trouvé une amie. Et dès qu'ils ont pu (fuir le fascisme, nda), ils se sont retrouvés à Argenteuil. De Reggio Emilia, et beaucoup de Cavriago ; dans la rue là-derrière (rue de Gode, nda), ils étaient presque tous de Cavriago. Ils se connaissaient : Tu cherches un terrain et tu fais la maison.... (...) Mon père savait tout faire, mes parents ont construit la maison, avec l'aide de maçons, d'amis. Ils étaient tous là !

Arrigo est lui aussi arrivé enfant à Argenteuil avec sa mère Amelia e sa sœur Carmen, pour rejoindre le père, Angelo, ébéniste de son métier, qui avait déjà émigré de Cavriago.((Arrigo Zanti, né à Cavriago en 1929. Interview réalisée le 6 août 1997 par Antonio Canovi au domicile de Leguigno di Casina. Angelo Zanti, (il existe un fascicule au Casellario Politico Centrale de Rome). Il naît en 1896 à Cavriago, où il devient Conseiller municipal et garde rouge, raison pour laquelle il se voit refuser le passeport en 1923. Il parvient quand même à gagner la France puisqu'en 1928, il est condamné pour vol dans des circonstances mal documentées mais est contumax, probablement à Bezons. Il obtiendra finalement un passeport en règle en 1929 lorsqu'il part pour Argenteuil (sa femme Amelia Panciroli le rejoint en 1930, rue des Charmes, avec leurs deux enfants Carmen et Arrigo) où il est activiste communiste et chef de cellule de 1931 à 1933. Une fois assainie l'expulsion subie en 1931 (toujours pour  l'affaire De Bono), il se transfère à Nice où, jusqu'en 1939, il exerce la double fonction de Secrétaire du PCI et de l'Union populaire italienne. Expulsé en Italie, il est relégué à Ventotene (à partir du 23 avril 1940), rentre à Cavriago durant l'été 1943 (pendant les 45 jours du Gouvernement Badoglio), joue un rôle de premier plan dans la Résistance et est fusillé par les fascites en janvier 1945. Sa fille Carmen suis sa trace et devient dans les années cinquante secrétaire de la Fédération mondiale des femmes communistes, dont le siège était à Berlin, puis s'engage dans les années soixante et soixante-dix dans une intense activité parlementaire en faveur des droits de la femme en Italie. Cf. b. 5542, fasc. 63242, CPC, ACS.))

Mon père, en France, il y avait été en 1923-24, il était allé tout de suite à Argenteuil, et la maison, c'est lui qui l'avait faite, une maison en bois ! Parce que mon père, ça a toujours été un qui... Il avait construit une maison avec deux ou trois pièces, et puis il l'a vendue, et même bien vendue. Il l'avait construite tout seul, dans ses moments libres, quand nous on était pas encore en France ; il a pris un bout de terrain - à l'époque, la terre coûtait pas beaucoup parce que c'était une zone avec ce problème de Massa Granda - et puis il s'était fait cette maison en bois. Il l'avait construite lui-même : je me souviens qu'il y avait un beau jardin, avec des poules, des lapins ; je me rappelle que pour aller à l'école, on devait prendre une petite descente, et puis on tournait à droite et, là, pas loin, il y avait l'école maternelle, parce que même à l'école, j'ai toujours été tout seul, même à l'école élémentaire, jamais personne m'a accompagné, j'y tenais à être indépendant.

Une petite patrie internationaliste

La présence d'Angelo Zanti, déjà conseiller municipal communiste dans le pays d'origine, invite à une réflexion d'une autre nature. Pendant les années vingt se sont retrouvés à Argenteuil au moins sept représentants de l'ancienne majorité municipale de Cavriago, en situation d'exil plus ou moins déclaré, tous d'opinion communiste ou socialiste.((Il s'agit de sept élus de la liste socialiste, victorieuse en 1920 (avant la scission communiste) aux élections municipales de Cavriago : Domenico Bonilauri, Enrico e Solindo Cavecchi, Roberto Catellani, Guido Reverberi, Erino Soncini, Angelo Zanti, tandis que Ferdinando Bonilauri est intercepté et arrêté pour tentative d'expatriation clandestine. D'autres encore ont des rapports avec cette émigration, en commençant par le communiste Pietro Lorenzani qui meurt roué de coups et pas le vieux maire socialiste Domenico Cavecchi qui avait été parmi les pionniers de l'émigration de Cavriago dans le monde.)) À Argenteuil également, est très actif Gaetano Gambini, l'ancien maire socialiste de Lovère (dans la province de Bergame), lequel - selon les accusations du parti fasciste - aurait servi de référent politique pour une colonie substantielle de travailleurs en provenance de la région de Bergame.((Gambini a droit lui aussi à un riche dossier constitué par le régime fasciste dans le Casellario Politico Centrale. La première fiche qui fait état de sa présence à Argenteuil parle de son initiative d'un grand rassemblement au gymnase, auquel participèrent des personnages de l'importance de Modigliani, Treves, Di Vittorio, Nenni e du communiste français Villatte. Cf. Rapport du 15 aôut 1927, b. 2268, fasc. 86820, CPC, ACS.)) La ville d'Argenteuil émerge, dans les archives conservées pour l'essentiel aux Archives départementales de Seine et Oise (à Versailles) et au Casellario Politico Centrale (à Rome), comme une des communes en pointe pour la présence antifasciste en Ile-de-France. Et ce n'est pas tout.

Les codes de la communauté politique locale, promis à un destin durable - Argenteuil n'a basculé à droite que tout récemment, aux élections du printemps 2001, et garde encore son député communiste, Robert Hue - sont forgés dans les années trente, au moment précis où Argenteuil revêt sa physionomie de ville industrielle, clé de son développement ultérieur. Il y a donc, associé au tournant politique de la municipalité qui devient communiste en 1935, une sorte de vocation modernisatrice au long cours, qui intègre la tradition rurale et le passé champêtre, avec une prédilection pour l'habitat pavillonnaire. Alors entre en jeu l'immigration italienne, qui construit pour tous, mais aussi pour elle-même en s'installant selon ses propres règles et en se présentant avec la force d'un foyer communautaire original, mais sans entrer en contradiction avec l'environnement communal.

Prenons, parmi d'autres, le cas de Parades Giavarini. Il arrive tout petit à Mazagran, en 1922, en provenance de la commune émilienne de Cavriago, avec sa mère née en Lorraine. Ils rejoignent le père et les frères aînés, déjà embauchés dans les carrières de gypse. Les Giavarini sont une famille d'anarchistes et d'émigrants, habitués d'un va-et-vient antérieur vers les régions minières de Lorraine et de Moselle. A l'issue de la Première Guerre mondiale, ils seraient probablement repartis pour trouver du travail à l'étranger. Le départ pour Argenteuil porte toutefois la signature de l'opposition à la conquête de l'Italie par le fascisme . Le 1er mai 1921, à Cavriago même, les fascistes avaient tué deux personnes sur la place publique. Il est intéressant de noter que les cuariàghin (comme s'appellent entre eux les habitants de Cavriago, en patois, nda) émigrés à Argenteuil ont reconstruit de façon collective la mémoire de ce 1er mai. Dans la petite Cavriago de Mazagran, les vieux liens parentaux et les solidarités entre pays supposent de nouveaux liens patriotiques, reformatés en fonction de la communauté politique antifasciste.

C'était toute une fratellanza (fraternité, nda), y'avait une fratellanza entre émigrés qui s'aidaient tous. C'est pour ça que pour savoir les dates où les autres sont arrivés, c'est difficile... Y'avait les Trolli, qui sont arrivés au début, Ulbaldo ; mais les premiers, c'étaient les Terzi, la mère on l'appelait la Bajòla, ils habitaient in t'al Burghètt (rue Borghetto à Cavriago, nda), et Bajòla l'era al scotmaj (c'était le surnom, nda) parce que tu sais qu'à Cavriago, in tremènd per dèr di scotmaj; se gh'era i Bacchìn (ils sont terribles pour les surnoms ; et puis y'avait les Bacchini, nda), on les appelait les Carnoli, là aussi c'était une famille nombreuse, trois ou quatre enfants, à la Combe des peupliers, eux aussi.... Et on se voyait tous, on allait tous à l'école, qui était en bois et puis ils ont construit la nouvelle école (l'école de Volembert, nda), mais avant celle de bois, on allait à l'école de l'autre côté de la colline, après Orgemont. On marchait longtemps pour y aller. J'ai commencé là et puis ils ont fait l'école en bois et j'ai fini dans celle en dur. Y' avait déjà un quartier, assez grand. (...) Des églises, ici, y'en a jamais eu, y' avait celle d'Orgemont, mais ici à Mazzagrande, l'église ça intéressait personne, ici, le catholicisme, il a jamais fait école. Y'avait beaucoup de familles de gauche, antifascistes, qui ont quitté l'Italie, alors ici, l'église, ça intéressait pas, ça marchait pas.((Parades Giavarini, interview citée du 1er décembre 1994.))

Pour appuyer la référence à une commune patrie antifasciste plutôt qu'à l'idée d'une intégration républicaine tout court, on peut prendre l'exemple de quelques itinéraires biographiques. Marino raconte comment il a fallu la guerre déclenchée par le fascisme pour que sa famille et lui puissent obtenir leur naturalisation :

Nous, on a eu le droit de vote en 1939; mon père l'avait demandée en 1930 (la naturalisation, nda) et il l'a obtenue seulement en 1939. En 1940, j'avais 18 ans, mais j'ai pas fait mon service militaire parce que quand ils sont venus me chercher, je me suis enfui, je suis entré dans le maquis, j'ai travaillé en France un peu partout, sinon j'aurais fini en Allemagne.((Marino Gianferrari, interview citée du 19 novembre 1994.))

Fioravanti, à l'inverse, fait partie de ce groupe de jeunes ayant grandi à Argenteuil, dans des familles originaires de Cavriago, et qui dans l'été 1943 - suivant en cela les injonctions du mouvement communiste, PCF e PCI - ont rejoint l'Italie, puis Reggio Emilia pour organiser le maquis en Italie.((Fioravanti Terzi, né à Cavriago en 1919 et émigré avec sa mère et sa sœur en 1924, le père étant déjà à Argenteuil ; interview d'A. Canovi le 27 octobre 1997 à la Mairie d'Argenteuil.))

Pendant l'été 43, l'organisation italienne MOI((Il s'agit de l'organisation des FTP-MOI, regroupant les partisans étrangers et pas seulement italiens.)) - disons le Parti communiste, pour être francs, y'avait toutes les nationalités - elle nous a demandé de partir en Italie... En 1943, on a été : un, deux, trois... On a commencé dans les groupes d'assaut. Avec Bonfanti Amedeo et Giavarini Parades, on a grandi ensemble, à Argenteuil. (...) Et on est donc allés à Cavriago, on a pris contact avec les camarades communistes et là, on est entrés dans les groupes d'assaut. (...) On était deux à rejoindre les partisans, Bonfanti - qui était au Burghètt (Borghetto, nda) - et moi, on a été tous les deux au mont Cerreto entre la région de Parme et la Toscane, à Fivizzano, etc. (dans les bataillons garibaldiens de montagne, nda). Alors que Giavarini, Parades, lui, il a pas été dans les partisans mais il est resté dans les groupes d'assaut garibaldiens (les GAP, Groupes d'action patriotique, nda), là-bas à Cavriago. (...) Je me souviens du commissaire politique, le commandant militaire... Les autres, c'était tous des jeunes qui voulaient pas aller travailler en Allemagne, poursuivis, et je me suis trouvé avec ces gens, avec Bonfanti. Ils nous appelaient les "Français" parce qu'on arrivait de France. Ma compagnie, en montagne, elle a été dissoute par la suite. Notre commissaire politique, c'était un vieux, il avait peur parce que y'avait les Allemands en bas de la montagne et on a mangé des patates pendant dix jours, Bonfanti avait perdu six kilos ! Alors on s'est dit : "Ceux qui veulent, qui ont une famille, allez vous-en", sinon ceux qui étaient déjà recherchés, ils sont restés, mais ils étaient pas nombreux, une dizaine peut-être. Alors j'ai rejoint Cavriago et, de là - vu ma situation -, le responsable politique de S. Ilario d'Enza est venu et il m'a dit : Ecoute-moi, tu es connu, déserteur, communiste... et il m'a fait comprendre que, en cas d'arrestation... Et comme ça, ils m'ont donné un peu d'argent, et je suis revenu en France, et voilà ; mais en France, la guerre était pas encore finie, j'ai fait un peu de Résistance et puis je me suis engagé dans l'Armée française. On était 52 Italiens, à nous mobiliser dans l'Armée, après la Libération de la région parisienne, la plupart d'Argenteuil, de Bezons et de Sannois. 

Il est intéressant de commenter les divers choix des trois jeunes protagonistes de ce voyage à reculons réalisé en temps de guerre.((Ces déplacements du temps de guerre, précaires aux yeux des uns et des autres, ne sont pas faciles à connaître. Nous avons réussi à les approcher à travers une série de registres - relatifs à l'immigration et aux subsistances - conservés aux Archives communales de Cavriago. De ces documents, il ressort que le phénomène des retours s'intensifie à partir de la deuxième moitié des années trente. Un parcours semblable à celui des Fioravanti, Amedeo et Parades, à ranger plutôt sous le profil du militantisme politique et militaire, est celui de Armando Setti - né en 1920 à Cavriago et émigré en France pendant les années trente, où il rejoint sa famille. De retour en 1943, à partir de Paris, puis revenu après 1945 et aujourd'hui retraité à Cavriago, où je l'ai interviewé le 18 mai 1998.)) Fioravanti, une fois revenu en France, est demeuré à Argenteuil, et il a choisi d'acquérir la citoyenneté française. Amedeo et Parades ont fait leur retour en France après 1945, retrouvant les chemins de l'immigration clandestine, sans aucun papier en poche. Il sont restés italiens. Le premier est retourné à Cavriago dans les années 80, le second est décedé récemment à Argenteuil.((Amedeo Bonfanti, né à Cavriago en 1921, a rejoint son père en 1923 à Argenteuil. Interviewé le 4 juin 1998 à son domicile de Cavriago.)) L'aventure des Giavarini, qui ont implanté leurs racines à Argenteuil, illustre de façon exemplaire l'histoire d'une intégration qui ne réussit que dans le cadre d'une citoyenneté républicaine contradictoire.

Et nous, on est toujours restés italiens parce qu'on était toujours de gauche! Et la naturalisation française, on l'a jamais eue. Parce que, politiquement... Eh ! Il (mon père, nda) l'a demandée deux fois, même avant 1930. Il faisait la demande, elle était refusée, refusée politiquement. A ce temps-là, quand t'étais de gauche, on te la donnait pas. Moi, je suis italien. Et puis y'a celui qui est né ici, il l'a demandée et il l'a eue, et un qui l'a pas demandée parce qu'il la voulait pas, il voulait pas faire le militaire.
(...) Moi, je suis toujours resté actif dans le Parti communiste français. Après la Résistance, j'ai toujours été inscrit au Parti ici, et activiste. Ici, on a toujours eu un Maire et Député communistes et les Italiens ils faisaient beaucoup pour le Parti, ils sont presque tous antifascistes, ils font propagande de gauche. Un émigrant, c'est difficile qu'il soit pas de gauche, dans cette zone d'Argenteuil, pas seulement les Italiens de Reggio Emilia, mais aussi les autres. On a formé un centre de gauche. Mais, ici, les communistes sont respectés, disons, les émigrés communistes sont assez respectés. (...) Quand y'a le vote, je vais voter en Italie, et ma femme aussi. Ici, l'Italien, il a pas droit de vote, alors la résidence je l'ai à Cavriago, quand y'a les élections, ils m'envoient la carte. Mais la majorité des Italiens, ils votent ici, pour faire étudier leurs enfants, ils ont fait la naturalisation, ils sont devenus français. Mon fils, il est français, parce que le fils d'Italiens qui est né ici, il doit choisir : ou faire le service militaire en Italie, ou le faire ici.((J'ai recueilli de nombreux témoignages de la famille Giavarini. Outre ceux de Parades, celui de son frère aîné Giovanni, né à Cavriago en 1915, lors d'une interview collective à la Salle Rino della Negra di Argenteuil, le 24 octobre 1997.))

Rêve pour beaucoup, cauchemar pour d'autres, telle est Mazagran en train de se transformer en petite patrie internationaliste. Un endroit où pour compter, l'origine ethnique - le fait d'être "Reggiani" par exemple -, doit savoir se conjuguer avec des systèmes normatifs idéologiques franchement modernes. À Argenteuil, les Italiens apportent leur propre particularité - la guerre civile déchaînée par le fascisme - et la font devenir universelle, puisque dans les années qui suivront, il s'agira d'une question cruciale pour l'Europe toute entière.

Contrairement à ce que l'on a pu étudier dans d'autres situations, cette immigration italienne ne se soucie absolument pas de se montrer neutre et prête à accepter n'importe quelle promesse d'intégration. L'antifascisme se fait langue communautaire, règle dure et fort peu tolérante. Après avoir survécu à la répression fasciste, puis être sortis d'un des nombreux cercles comme la zone de Saint-Ouen, les immigrés trouvent à Mazagran - née dans une situation marginale et suffisamment éloignée pour laisser croire à certains qu'il s'agit d'une commune à part - un endroit où recommencer, qui se prête bien à l'accueil dans la mesure où elle sait se doter de règles justes et surtout partagées. Dans cette optique, il est indubitable qu'une certaine déclinaison du fascisme aurait pu s'y installer - ce fut tenté, mais sans succès.((J'ai retrouvé une documentation substantielle sur quelques épisodes conflictuels, sanglants à l'occasion, relatifs à la tentative d'infiltration fasciste à Argenteuil ou plus généralement sur le climat d'hostilité ambiante entretenue par les antifascistes à l'encontre de ceux qui ne déclaraient ouvertement leur aversion pour Mussolini. Il suffit de citer un rapport du commissariat de police d'Argenteuil qui remonte au 26 janvier 1923 :  La formation d'une section fasciste à Argenteuil est impossible étant donné que les Italiens qui s'y trouvent sont tous des ouvriers, réfugiés en France pour échapper justement aux violences fascistes dans leur pays. Et je peux affirmer qu'un agent de propagande fasciste serait malmené par la population italienne de la région s'il s'y installait  (Archives Départementales des Yvelines, b. 4 M 2/72).)) C'est un lieu qui aime se faire reconnaître et qui est donc observé avec une attention inquiète par les autorités françaises, bien entendu et, compte tenu de la concentration de militants antifascistes, par les autorités italiennes. L'équation "Argenteuil égale mouvement communiste" est établie, en somme, par celui qui n'est pas communiste...

Il faut rappeler que le Mazagran ainsi constitué grandit au sein d'un Argenteuil lui aussi en très forte croissance démographique et économique. Il s'agit d'une ville, à ce que j'ai compris, qui explose avec la force d'un laboratoire politique et social hors du commun. C'est du moins ce qui ressort, si l'on se place dans la perspective du présent - car ce sont nos témoins, aujourd'hui, qui prétendent nous restituer leur propre identité, - perspective qui emprunte à la colonisation italienne : l'idée d'une déclinaison communautaire - avant tout municipale, et surtout internationaliste avant d'être républicaine - qui aurait donné vie à la construction de ce morceau de banlieue rouge. Tout cela du reste n'est pas aussi extraordinaire que cela, si l'on considère que de multiples opportunités structurelles et autant d'attentes subjectives ont conflué dans la formation des banlieues. Et, enfin, que justement - comme l'enregistrent les nombreuses études historico-sociales en la matière - on ne se trouve pas face à un modèle de développement unique et unifiant.

V) Identités migrantes

Mais comment interroger les identités subjectives et sociales: comment enquêter sur les transformations et les adaptations parfois radicales advenues au cours du temps ? Voici quelques années, Pierre Milza s'est engagé sur la voie de cette réflexion de nature culturelle à forte coloration subjective. Il l'a fait en tant qu'historien qui se sent partie prenante dans l'expérience migratoire, parce que son père était originaire des Apennins, et a accompli son propre voyage intérieur à la recherche de la part italienne de lui-même, pour retrouver, non tant Ses origines perdues mais la Ritalie, une géographie de l'âme et de l'appartenance culturelle réinventée vécue au temps présent.((P. Milza, Voyage en Ritalie, Plon, Paris 1993.))

Et je dois dire que la Ritalie, je l'ai rencontrée sur les hauteurs de Mazagran, entre les communes d'Argenteuil et de Sannois, derrière la gare de chemin de fer construite au milieu du XIXe siècle pour relier la capitale française à la Normandie, puis encore au-delà d'une autre ligne pour trains de marchandises, dans une situation sinon totalement excentrée, du moins à la lisière des grands flux migratoires. À Argenteuil, comme dans d'autres communes de la banlieue nord, je me suis trouvé en face d'individus en chair et en os, qui avaient le désir mais aussi la capacité de restituer, à travers leur propre récit biographique, la dimension multiple de leurs propres références sociales et communautaires. Lorsque je me mets à réécouter leurs récits, je me trouve à chaque fois arrêté, mais aussi comme suspendu, entre le statut de l'émigrant - qui signale, ou revendique, ou de toutes façons laisse apparaître le fait qu'il "vient d'ailleurs" - et celui de l'immigré chez qui prévaut la préoccupation de se mettre dans la peau d'un personnage plus ou moins modelé sur l'homme de bonne volonté moyen, dont les visées vont vers l'intégration, pour lui et pour ses descendants. À la condition subjective de celui qui part d'un endroit pour en rejoindre un autre est attachée une forme particulière de lutte pour la reconnaissance, dans laquelle sont appelées à une confrontation permanente l'éthique de la conviction et celle de la responsabilité. Et de temps à autre, au cours de la narration, on entend pointer des passages inexplicables voire littéralement incompréhensibles. Ne prenons qu'un exemple : pourquoi tant de peine pour se remémorer une condition aussi temporaire que celle de la clandestinité et pourquoi cette obsession autour des  bons papiers ? Ici s'entrelacent et se superposent le désir d' être comme les autres et le besoin de rester soi-même.

Ce sont avant tout des femmes qui m'ont éclairé sur ce point. Des femmes qui avaient finalement choisi d'exister en sauvegardant ce que l'on peut appeler leur propre Ritalie. Prenons le cas d'Annick. Elle est née à Argenteuil, est rentrée en Italie à 33 ans, elle vit à Cavriago mais a le projet de s'installer à Livourne. Elle parle volontiers de l'école - qui est en France, sans aucun doute, le principal lieu de confrontation et de formation interculturelle, et aujourd'hui le lieu explicite du conflit républicain- et elle raconte comment elle ne se sentait pas étrangère à l'école, dans la mesure où :

Nous étions une communauté d'étrangers, aussi cela ne posait pas de problème(...). Nous avions tous quelque chose d'étrangers, aussi n'y avait-il pas à regarder l'autre de travers.((Annick Burani est née à Argenteuil en 1944. L'interview (A. Canovi), s'est déroulée à son domicile de Cavriago, le 21 mai 1998 (un album de photos préparé par Annick lui a servi d'aide-mémoire) : son père, Fermo Burani, était né à Cavriago en 1913 ; sa mère, Vera Canepari, était née en 1914 à Codemondo, un hameau rural de Reggio Emilia près de Cavriago.))

On parlait français, y compris à la maison, et Annick - comme la grande majorité des Italiens en France, les choses n'ayant changé que dans ces dix ou quinze dernières années- parlait toujours français, à l'exception de quelques exclamations en dialecte émilien, apprises des parents qui, lorsqu'ils se disputaient, utilisaient leur propre langue... En substance, de ce qu'elle appelle sa première histoire, elle retient l'impression, très vraisemblable, par ailleurs largement déclinée jusqu'au stéréotype dans la littérature populaire, d'avoir été libre et mobile dans son existence parisienne. Sa seconde histoire, comme elle dit pour la distinguer de la première, s'est passée toute entière sur le versant italien, où elle a choisi de venir par amour (ce qui sonne comme la confirmation d'une condition subjective portée par une grande liberté intérieure), mais aussi du fait de la force des liens culturels maintenus avec l'Emilie et avec Cavriago, essentiellement sous l'influence de son père. La coexistence des deux histoires dans le présent est toutefois explicitement revendiquée :

Ici, je suis française et je me sens française, parce que j'ai une façon de voir qui est différente...

Pour Martine aussi, née à Sannois, transplantée en Italie à l'âge de seize ans, contrainte par ses parents qui voulaient revenir à Cavriago pour leurs vieux jours, la formule classique fonctionne : la France, c'est la liberté de choix, en Italie, on vit bien mais la famille passe avant l'individu.((Martine Oleari (à Cavriago on l'appelle Martine) est née à Sannois en 1949 ; l'entretien avec ses parents Leo Oleari (Cavriago, 1923) et Maria Bigi (Barco, 1923) a été réalisé par A. Canovi le 20 août 1997, à leur domicile de Cavriago.)) Au-delà des motivations subjectives de ces femmes, sur lesquelles il y aurait toutefois à réfléchir, il est intéressant de remarquer comment cette identité explicitement déclinée au pluriel - tantôt italo-française, tantôt franco-italienne - se retrouve dans le style des récits qu'elles mettent en forme.

Quelque chose d'analogue est arrivé à Gina - qui est d'une génération antérieure à celle d'Annick et de Martine - et qui en choisissant de conserver la nationalité italienne n'a pu faire autrement que de vivre sur les deux rives à la fois, jusqu'à la fin de ses jours. J'ai eu l'occasion de l'entendre raconter par sa sœur Ines, résidant elle-même près d'Avignon, après un passage en Tunisie :

Elle aimait Paris. Elle allait à Roteglia, quand elle est restée seule, elle y allait et y restait 4 mois, mais quand arrivait novembre elle avait besoin d'aller à Paris, elle avait trop besoin d'être à Paris pour se retrouver. Paris lui manquait.((Ines Pifferi est née en 1923 à Roteglia di Castellarano ; je l'ai interviewée avec son le 31 juillet et le 1er août 1998, à leur résidence familiale de l'Isle-sur-Sorgue.))

Mais la même Gina avait raconté à Maria Grazia Ruggerini, en 1991, de quelle manière elle avait besoin - pour se retrouver - de résider une partie de l'année à Paris :

Y'a rien a redire, je connais un tas de gens, j'ai une certaine activité... et ici à Paris, je reste parce que, évidemment, en hiver, tu ne peux pas habiter dans un village quand tu as l'habitude de vivre dans une grande ville, dans un village où les gens s'enferment dans leur maison, où on n'a aucune relation avec les alentours parce qu'à Roteglia, on est à 30 km de distance de la ville.((L'interview dont est extrait ce passage a été réalisée par Maria Grazia Ruggerini à Roteglia, en 1991, au cours d'une recherche consacrée au mythe soviétique dans la formation des militants communistes et socialistes émiliens: Cf. A. Canovi, M. Fincardi, M. Mietto e M. G. Riggerini, Memoria e parola: le piccole Russie emiliane. Osservazioni sull'utilizzo della storia orale, Rivista di storia contemporanea, n. 3, 1994/95.))

Je me suis attardé sur la biographie de ces femmes parce que, au sein de leurs récits, elles tissent le portait de l'identité migrante, à laquelle elles se fient tout en habitant des lieux divers sans en renier aucun, dessinant ainsi la géographie culturelle de leurs propres appartenances. Comme l'a écrit la poétesse maghrébine Amina Saïd : Je suis le lieu où je me retrouve, je suis le lieu d'où je viens, je suis le lieu où je vais..., ce qui est une façon de faire confiance au sentiment profond et conflictuel de son propre être-au-monde et d'essayer un antidote contre la perception contemporaine du déracinement.

 

Pour citer cette ressource :

Antonio Canovi, La communauté italienne d’Argenteuil : Identité et mémoires en question, La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), octobre 2008. Consulté le 26/12/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/italien/civilisation/xxe-xxie/migrations/la-communaute-italienne-d-argenteuil-identite-et-memoires-en-question