Vous êtes ici : Accueil / Civilisation / XXe - XXIe / Fascisme et seconde guerre mondiale / L’affaire Gino Bartali

L’affaire Gino Bartali

Par Clément Luy : ATER - Université de Rouen Normandie
Publié par Alison Carton-Kozak le 10/02/2022

Activer le mode zen

Gino Bartali, double vainqueur du Tour de France et triple vainqueur du Tour d’Italie, est aussi considéré comme un héros de la Seconde Guerre mondiale pour avoir sauvé des centaines de Juifs italiens entre 1943 et 1944. Pourtant, cette thèse fait l’objet depuis quelques années d’une remise en cause de la part de plusieurs historiens de la Shoah et du sport. La controverse a notamment fait grand bruit en 2021, lors de la sortie d’un ouvrage de Marco et Stefano Pivato, ((L’ossessione della memoria. Bartali e il salvataggio degli ebrei: una storia inventata)). Au-delà de l’épineuse question du rôle du champion dans la Résistance, l’affaire Bartali interroge les historiens sur leur rapport à la preuve, au témoignage, et, dans le cas précis de l’histoire du sport, sur la tentation de faire de certains grands champions des mythes et des héros politiques.

Introduction

Il suffit de rechercher "Gino Bartali" dans un moteur de recherche en français pour s’en rendre compte : la plupart des premiers résultats évoquent l’action du double vainqueur du Tour de France en faveur du sauvetage des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale. Sa fiche sur le site du mémorial de Yad Vashem (mémorial israélien célébrant la mémoire des victimes juives de la Shoah, et dont une commission attribue le titre de Juste parmi les Nations aux héros non-Juifs de la Seconde Guerre mondiale), les articles, les vidéos et les chroniques publiés dans Le Monde, par France Inter ou sur le site d’Eurosport, et même la bande dessinée biographique Gino Bartali : un champion cycliste parmi les Justes publiée en 2021 (Voloj-Canottiere, 2021), en attestent : Gino Bartali fut un héros, et son "incroyable destin" le porta à sauver "environ 800" Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale (Bourrières, eurosport.fr, 2020).

Né en 1914 en Toscane, Gino Bartali apparaît dès le milieu des années 1930 comme le jeune coureur le plus prometteur de sa génération. Membre de la prestigieuse équipe Legnano dès 1936, il remporte consécutivement les Tours d’Italie 1936 et 1937, puis, en 1938, le Tour de France. Sa carrière se poursuit après la Seconde Guerre mondiale par une autre victoire dans chacune de ces deux compétitions, et aussi au travers de sa rivalité très célèbre et très médiatisée avec Fausto Coppi. Politiquement, Bartali est aussi un personnage intéressant : engagé dans l’Action catholique, il n’est pas un coureur que le régime fasciste parvient à embrigader. Après-guerre, il devient une sorte de héros catholique, à l’opposé d’un Coppi anticonformiste et aux antipodes des valeurs chrétiennes. Il est jusqu’à sa mort en 2000 un personnage extrêmement populaire, qui apparaît régulièrement à la télévision. C’est à la fin de sa vie, et surtout dans les années qui ont immédiatement suivi sa mort, qu’émerge le récit du sauvetage des Juifs par Gino Bartali, inscrivant ce champion cycliste dans la grande histoire du XXe siècle italien.

Cet héroïsme, couramment admis et promu en France comme en Italie, est pourtant remis en question par Stefano et Marco Pivato, qui ont publié en janvier 2021 un ouvrage chez Castelvecchi, intitulé L’ossessione della memoria. Bartali e il salvataggio degli ebrei : una storia inventata. Comme on le comprend dès le titre, les Pivato choisissent d’aller nettement à contre-courant d’une thèse que l’historiographie, et y compris Stefano Pivato lui-même (Pivato, 2018), a contribué à accréditer et à diffuser. L’objectif de cet ouvrage est double : montrer la grande fragilité, voire l’irrecevabilité des preuves sur lesquelles se fonde la thèse d’un Bartali Juste parmi les Nations, et par cet exemple réfléchir au rôle de la preuve et de l’historien, fragilisé dans une société contemporaine où l’émotion et les fausses nouvelles prennent le dessus sur la vérité historique. La publication de L’ossessione della memoria a fait grand bruit en Italie et provoqué un vaste débat, sur lequel nous reviendrons, montrant à quel point la question de la valeur de la mémoire et du témoignage est une question brûlante pour tout historien. On peut noter que nul ne s’est en France fait l’écho de la polémique née en 2021 en Italie et des débats sur le véritable rôle de Bartali dans le sauvetage des Juifs en 1943-1944. 

1. Bartali le Juste : du champion au héros

Les Pivato, dans leur ouvrage de 2021, reviennent en détails sur la naissance de ce qui est pour eux le mythe Bartali. Ce n’est pas la première fois que Stefano Pivato s’attaque à ce mythe, puisqu’il a déjà longuement analysé et réévalué le rôle de la victoire de Gino Bartali au Tour de France 1948 dans l’apaisement de l’agitation révolutionnaire déclenchée par l’attentat contre Palmiro Togliatti, leader du Parti communiste italien, en juillet 1948. En effet, suite à l’attentat contre Togliatti, dans un contexte politique très tendu entre le PCI et la Démocratie chrétienne, de nombreuses manifestations ont lieu, conduisant à la mort de plusieurs manifestants et de policiers. Alcide de Gasperi, alors président du Conseil, aurait appelé Bartali pour lui demander de remporter le Tour de France auquel il participait, avec à ce moment-là 21 minutes de retard sur le maillot jaune. Comme Bartali a effectivement remporté le Tour en gagnant 4 des 9 dernières étapes, le lien est souvent fait entre cette victoire inespérée et l’apaisement des manifestations en Italie, bien que le contenu exact de la conversation entre De Gasperi et Bartali n’ait jamais été connu.

Toutefois, en ce qui concerne la participation du champion cycliste au sauvetage des Juifs du centre de l’Italie, la remise en question est inédite, puisque Stefano Pivato en résumait encore en 2018 les principaux termes dans son ouvrage Sia lodato Bartali: il mito di un eroe del Novecento, évoquant la participation de Bartali au réseau de sauvetage des Juifs mis en place par le cardinal de Florence, Elio Dalla Costa (Pivato, 2018, 44-45). En 2021, c’est donc l’heure d’un mea culpa :

la vicenda non fa onore neppure a quegli storici che hanno avallato quella leggenda. Libri sulla Resistenza, sulla Shoah o sulle vicende sportive che hanno attraversato l’Italia del Novecento hanno fatto propria quella fantasiosa ricostruzione. Fra questi c’è anche il sottoscritto che, nell’ultima edizione di un fortunato libretto dedicato alla vicenda politica di Bartali, ha finito per accreditare quella leggenda senza le necessarie verifiche. (Pivato, 2021, 91-92).

Quelle est donc l’origine de ce que les Pivato appellent une "légende" ? La première occurrence relevée dans la littérature historique italienne remonte à 1976. Cette année-là, Alexander Ramati, écrivain polonais, ancien reporter de guerre en Italie, publie The Assisi Underground, un roman inspiré d’une histoire vraie, dont le narrateur, le père Rufino Nicacci, établi à Assise pendant la Seconde Guerre mondiale, avait organisé l’action d’assistance aux Juifs des réseaux clandestins d’Ombrie. En 1985, le livre est adapté au cinéma, toujours par Ramati. Dans The Assisi Underground, qui n’est en aucun cas présenté comme un travail d’historien, on attribue pour la première fois à Gino Bartali un rôle d’agent de liaison entre les différents groupes du réseau d’assistance aux Juifs persécutés. En 2004, Paolo Alberati, ancien coureur cycliste professionnel né à Assise, soutient un mémoire intitulé La Seconde Guerre mondiale de Gino Bartali : juifs, catholiques et dissidents en Ombrie et en Toscane (1943-1944), dans lequel, sur la base de plusieurs témoignages, il reconstruit le parcours de résistant de Gino Bartali. Reconverti dans le journalisme sportif, Alberati peut ensuite largement diffuser les résultats de sa recherche. Celle-ci est durement critiquée par Marco et Stefano Pivato : "L’autore in interviste successive dichiarerà di aver scavato « nei segreti del Vaticano, alla Curia di Firenze, nel Convento San Quirico di Assisi e negli archivi del Coni ». Resta il fatto che in nessun documento proveniente da quegli archivi compare il nome di Bartali collegato alla vicenda del salvataggio" (Pivato, 2021, 75-76).

Les révélations d’Alberati aboutissent pourtant à de multiples reconnaissances. La première est la médaille du mérite accordée par le président de la république Carlo Azeglio Ciampi, en 2006. La plus importante est sans doute celle accordée par le mémorial du Yad Vashem en 2013, qui fait de Gino Bartali un Juste parmi les Nations, pour avoir, "grâce à sa couverture idéale de coureur cycliste, [officié] comme passeur, et [joué] un rôle important dans le sauvetage des Juifs", d’après la biographie présente sur le site du mémorial. Trois exemples sont cités dans celle-ci, dont le témoignage d’une famille cachée dans une maison qui recevait la visite d’un courrier à vélo identifié a posteriori comme étant Bartali et le sauvetage de la famille Goldenberg dans l’appartement du champion à Florence. Enfin, il est mentionné un entretien que Bartali aurait donné à Sara Corcos (membre du Centre de Documentation Juive Contemporaine) sur "son rôle de passeur et ses distributions de faux papiers", sans toutefois que cet entretien ait pu être enregistré.

Cette reconnaissance est doublée par une omniprésence de la thèse du sauvetage des Juifs par Bartali dans les discours politiques et les médias italiens et français. Marco et Stefano Pivato citent à de nombreuses reprises les hommes politiques toscans, dont Riccardo Nencini (ancien président de la région Toscane) et Matteo Renzi (ancien maire de Florence), qui n’hésitent pas à utiliser l’histoire de Bartali dans leurs discours. Dans la presse, l’accent est aussi mis sur les entreprises héroïques du double vainqueur du Tour de France, avec parfois des détails romanesques, comme dans un article d’Eurosport en 2020 :

Gino Bartali doit agir dans la plus grande discrétion et ne dit pas un mot de son action, pas même à sa femme, surtout pas à sa femme, qu'il rendrait aussitôt complice de son "forfait". A elle aussi, il lui balance la même salade avant de prendre la route : "Chérie, ne m'attends pas ce soir, je pars faire une longue sortie d'entraînement". E basta... Vallonnées et pittoresques, cerclées de vignobles, chargées d'histoire, réputées pour leur beauté autant que pour leur exigence, les routes de Toscane constituent un terrain de jeu idéal pour Bartali, qui du reste ne s'amuse guère à flâner en route – il lui arrive même souvent de rouler de nuit –, sauf parfois pour s'arrêter prier dans une église de village croisée çà et là au fil de son périple. [...] À plusieurs reprises, Bartali est contrôlé par la Wehrmacht et à chaque fois, il repart sans dommage, sauvé à la fois par son flegme légendaire et par sa célébrité […]. Quant à ceux qui ont le malheur de s'approcher un peu trop près de son vélo, il leur dit, faussement innocent, de faire bien attention à ce matériau rare et hors de prix. […] Régulièrement Gino Bartali fait halte à la gare de Terontola, en prenant soin de faire coïncider son heure d'arrivée avec celle d'un train qu'il sait rempli de Juifs en provenance d'Assise et à destination de contrées libres. Avec la complicité d'un ami qui tient un café en face de la gare, il provoque là-bas, une fois encore par sa popularité, un attroupement géant qui détourne l'attention des miliciens et permet ainsi aux Juifs d'échapper aux contrôles fréquents dans cette zone très surveillée (Bourrières, eurosport.fr, août 2020).

La plupart de ces détails sont déjà présents dans l’ouvrage d’Alberto Toscano, publié en France en 2018. Dans Un vélo contre la barbarie nazie, le journaliste italien raconte "une histoire incroyable" (quatrième de couverture de l'ouvrage). Dans l’introduction, il évoque les nombreuses "confidences" (Toscano, 2018, 14-16) à l'origine de son travail. Lui aussi, en conclusion, cite le nombre de 800 personnes qui auraient été sauvées par Gino Bartali, grâce à ses nombreux déplacements entre Florence, Assise, mais aussi Gênes et Lucques, pour de nombreuses missions secrètes au service de la DELASEM (Délégation pour l’Assistance aux Émigrants Juifs).

2. Sullam, Sarfatti, Pivato : une thèse remise en question

Pourtant, alors même que dans la seconde moitié des années 2010 la thèse d’un Bartali sauveur des Juifs est à son apogée, émergent les premiers doutes. Ainsi Simon Levis Sullam, professeur à l’Institut européen et spécialiste de l’histoire de la communauté juive, évoque t-il dès 2016 dans une interview au site novecento.org le caractère "controverso" du cas de Bartali, sur lequel, selon lui, "non vi sono documenti consistenti sul suo ruolo di salvatore". Un an plus tard, en 2017, Michele Sarfatti, dans un article qui présente le fonctionnement du système de fabrication des faux papiers en Toscane pendant l’Occupation allemande, évoque les inexactitudes présentes dans le livre d’Alexander Ramati The Assisi Underground, présenté comme l’oeuvre de Ramati-Niccacci. "La narrazione di Ramati-Niccacci contiene molti errori e invenzioni", écrit Sarfatti, dont des problèmes de dates, mais pas seulement. Ainsi, "anche l’attività di corriere tra Firenze e Assisi attribuita da Ramati-Niccacci al cattolico antifascista fiorentino Giorgio La Pira, non trova conferme nella realtà dei fatti" (Sarfatti, 2017, en ligne). La troisième erreur dont Sarfatti se fait l’écho concerne directement Bartali : d’une part, l’activité de courrier attribuée à Bartali par Ramati ne se base sur aucun témoignage des organisateurs de l’oeuvre d’assistance aux Juifs, ni sur un témoignage direct du champion cycliste, oral ou écrit. En outre, "le pubblicazioni che la descrivono si basano in modo più o meno esplicito sul libro di Ramati-Nicacci" (Sarfatti, 2017). Enfin, l’activité de Bartali n’est pas accréditée par don Aldo Brunacci, responsable du réseau de sauvetage, qui au contraire la dément explicitement.

Ce témoignage, rédigé par Aldo Brunacci en 1985, tient d’ailleurs une place importante dans l’ouvrage des Pivato. Il est effectivement tout à fait clair : sans remettre en question le rôle du père Rufino Niccacci dans le réseau de sauvetage, il en souligne l’imagination débordante : Ramati "aveva certamente in mente un copione per un film e non poteva trovare personaggio più adatto per il suo intento e soprattutto una fantasia più fervida di quella di padre Rufino" (Fulvetti et al., 2021, kindle edition). L’apparition de Bartali dans le récit viendrait de voyages réguliers faits par Brunacci lui-même entre Assise et Pérouse. Pour Marco et Stefano Pivato, le problème majeur est l’insuffisance des preuves citées par Ramati, Alberati ou les preuves sur lesquelles repose la reconnaissance du Yad Vashem. Il s’agit trop souvent de témoignages, en général de seconde main, ou, dans le cas d’Alberati, de "voci di coloro che egli definisce i « ben informati »" (Pivato, 2021, 75). Ainsi, pour les Pivato, la thèse d’un Bartali sauveur est du registre de la "verosimiglianza" (Pivato, 2021, 76) plus que de la vérité historique. C’est pour cela qu’elle est le prétexte à toute une réflexion sur le rôle de la mémoire et la valeur des témoignages en histoire. La fortune de cette thèse tient, selon les Pivato, à la dimension mythique du personnage de Bartali. Engagé dans l’Action catholique dès son plus jeune âge, il incarne le champion catholique, pieux, humble et capable d’actions héroïques. Le parcours de Bartali est ainsi entouré d’une aura mystique : capable de tous les miracles, comme en 1943 ou en 1948, le cycliste toscan n’a par ailleurs jamais parlé de ses actes. Cette absence de témoignage direct est exprimée par la phrase, toujours citée : "Il bene si fa, ma non si dice" (Toscano, 2018, 16 ; Pivato, 2021, 74 et Fulvetti et al. 2021). Il n’existe donc aucun écrit ni enregistrement où Gino Bartali évoque son parcours dans les réseaux de sauvetage et d’assistance aux Juifs. Cette "visione miracolistica che percorre gran parte della narrazione" (Pivato, 2021, 78) de la vie de Bartali, est, selon les Pivato, une des causes du refus initial du Yad Vashem de faire de Bartali un Juste parmi les Nations, à la fin des années 2000. Le dossier avait alors été considéré insuffisant. Cependant, le principal reproche des Pivato envers l’institut concerne le refus de rendre publiques les preuves utilisées lors de la deuxième procédure, qui avait, elle, abouti. Malgré plusieurs demandes, Stefano Pivato affirme à plusieurs reprises, dans L’ossessione della memoria puis dans Il caso Bartali e la responsabilità degli storici, qu’il n’a pas pu avoir accès aux documents légitimant la reconnaissance de Bartali par le Yad Vashem, lors de la deuxième instruction du dossier, en 2013. Ce manque de transparence, combiné à l’absence de documents dans les archives (que Paolo Alberati prétend pourtant avoir cités), est crucial : pour les Pivato, le résultat des travaux précédents sur le rôle de Bartali dans le sauvetage des Juifs relève davantage de l’opération marketing et médiatique, que d’un jugement attesté par des faits objectifs. Cette opération profiterait par exemple à l’organisation du Tour d'Italie , lors de l’édition 2018 qui avait débuté à Jérusalem, ou encore, en termes historiques, à une réévaluation du rôle et de la responsabilité de l’Église catholique pendant la Seconde Guerre mondiale, vis-à-vis de la déportation des Juifs.

3. "Giù le mani da Bartali" : un débat impossible ?

Lors de sa publication, L’ossessione della memoria a fait grand bruit. Gian Antonio Stella, dans un article publié par le Corriere della sera le 8 janvier 2021, résume la polémique née de l’ouvrage des Pivato. L’interrogation du journaliste sur le statut de la preuve n’est pas feinte :

Sono amici, parenti e tifosi di ciclismo che attribuiscono al campione un ruolo destinato ad aumentarne il fascino già straordinario non solo per via della rivalità con Fausto Coppi. Una parte non secondaria è svolta dai politici sempre pronti a cavalcare l’onda della popolarità e a trasformare gli eventi in consenso elettorale. E questo nonostante non un solo documento e neppure una testimonianza credibile certifichi il suo ruolo di “postino della pace”. Ma che cos’è una testimonianza "credibile", se lo stesso Carlo Azeglio Ciampi nel 2006 decise di consegnare alla moglie di Gino Bartali, Adriana, la medaglia d’oro al valor civile "per aver salvato almeno 800 ebrei"? E se quel giorno il figlio del campione Andrea si commosse spiegando che si trattava di "un omaggio ad un aspetto forse meno conosciuto di mio padre che va oltre la sua carriera sportiva?".

Cet article est doublé, quelques jours plus tard, d’une interview-réplique de Sergio Della Pergola , membre de la commission du musée de la Shoah. Della Pergola réfute fermement les doutes des Pivato, allant jusqu’à parler de propos "diffamatoires" et négationnistes : "Mettere in dubbio il fatto che Gino Bartali abbia rischiato la vita per salvare degli ebrei è come negare che la terra sia rotonda" (Stella, Corriere della sera, 11 janvier 2021). Della Pergola insiste sur la validité des preuves recueillies par le Yad Vashem, et sur les vérifications méticuleuses qui ont été faites par les chercheurs membres de la commission du musée de la Shoah. Toutefois, Della Pergola revient sur les chiffres : "Che Bartali possa aver salvato ottocento ebrei potrebbe anche essere una forzatura: noi il numero non lo possiamo provare. Abbiamo documentato però almeno una trentina di salvati. Ci bastavano". Cela semble indiquer que les chiffres vertigineux mis en avant dans d’autres travaux, dans des témoignages comme celui d’Andrea, le fils de Gino, qui parlait de plusieurs milliers de sauvés, ne s’appuyaient sur aucune vérification rigoureuse. Mais de manière générale, les propos de Della Pergola sont très durs envers le travail des Pivato, ou même envers les doutes de Michele Sarfatti. D’autres réactions hostiles suivront, comme par exemple celle d’Alberto Cavaglion, historien, publiée sur moked.it le 22 janvier 2021, invitant à la modération sur le cas Bartali : "Guai a chi ci tocca i miti della giovinezza" (Cavaglion, moked.it, 22 janvier 2021). Sur les réseaux sociaux, l’ouvrage des Pivato est régulièrement décrié. Les auteurs sont notamment accusés de faire eux-mêmes une opération marketing, pour augmenter la diffusion de leur ouvrage en profitant de la vague de "révélations" sur une très grande personnalité sportive, avec une attitude qui serait plus journalistique qu’historienne. La polémique sur Bartali fait ainsi des remous à la fois dans le milieu sportif, mais aussi dans le milieu des historiens de la Shoah et du judaïsme. En témoigne aussi, et enfin, la publication en avril 2021 d’un ouvrage collectif signé de plusieurs historiens membres de la Société italienne d’histoire du sport (SISS), invitant à réfléchir sur les méthodes et les sources de l’histoire du sport, et répondant aussi aux accusations émises par les détracteurs des Pivato au début de l’année 2021. Nicola Sbetti propose par exemple de "smitizzare i miti" : "come dimostra peraltro la stessa biografia di Bartali, ricostruire senza iperboli la sua storia non la rende necessariamente meno interessante. Anzi, anche senza la necessità di inventare il salvataggio di miglia di ebrei o quello del Paese dalla guerra civile, la sua storia sportiva intrecciata a quella politica, sociale ed economica del Paese resta estremamente avvincente" (Fulvetti et al., 2021). Les auteurs de cet ouvrage défendent la légitimité d’une recherche sur les racines et la véracité d’une histoire largement diffusée : ils s’opposent frontalement aux accusations de "négationnisme" portées contre les Pivato. Dernier épisode (pour l’instant) de ce qui est devenu en quelques mois l’affaire Bartali, il témoigne de la vivacité d’un débat qui touche potentiellement tout le monde : en créant une brèche dans le récit qui faisait de Bartali presque un "saint ", et un symbole positif et consensuel, on touche à une mémoire collective. Reste alors à trouver ce qui, dans cette mémoire collective et surtout les mémoires et témoignages individuels, pourrait avoir le statut véritable de preuve : cela pourrait être l’objet d’une prochaine recherche collective sur le parcours de Bartali pendant la guerre.  L’affaire Bartali permet de réfléchir sur les liens entre histoire et mythe, notamment dans le cadre d’un champ, le sport, qui donne lieu à la construction de nombreuses figures héroïques et mythiques.

Références bibliographiques

  • Bartali : construction et déconstruction d’un récit

- Bourrières Rémi, "Vainqueur du Tour et sauveur de Juifs : l’incroyable destin (caché) de Gino Bartali", Eurosport, 18 août 2020 (en ligne : https://www.eurosport.fr/cyclisme/les-grands-recits/2020-2021/vainqueur-du-tour-et-sauveur-de-juifs-l-incroyable-destin-cache-de-gino-bartali_sto7841498/story.shtml. Consulté le 29 décembre 2021).

- Pivato Marco, L’ossessione della memoria : Bartali e il salvataggio degli ebrei : una storia inventata, Rome, Castelvecchi, 2021.

- Pivato Stefano, Sia lodato Bartali: il mito di un eroe del Novecento, Rome, Castelvecchi, 2018.

- Sarfatti Michele, "Gino Bartali e la fabbricazione di carte di identità per gli ebrei nascosti a Firenze", Documenti e commenti, n° 2, 2017 (en ligne : https://www.michelesarfatti.it/documenti-e-commenti/gino-bartali-e-la-fabbricazione-di-carte-di-identita-gli-ebrei-nascosti-firenze. Consulté le 29 décembre 2021).

- Toscano Alberto, Un vélo contre la barbarie nazie : l’incroyable destin du champion Gino Bartali, Malakoff, Armand Colin, 2018.

- Voloj Julian et Lorena Canottiere, Gino Bartali : un champion cycliste parmi les Justes, Vanves, Marabout-Hachette livres, coll. "Marabulles", 2021.

  • Sur la controverse et l’affaire Bartali

- Cavaglion Alberto, "Giù le mani da Bartali  (e dalla Memoria)", sur moked.it, 22 janvier 2021 (en ligne : https://moked.it/blog/2021/01/22/giu-le-mani-da-bartali-e-dalla-memoria. Consulté le 2 janvier 2022).

- Fulvetti Gianluca, David Bidussa, John Foot, Carla Marcellini, Stefano Pivato et Nicola Sbetti, Il caso Bartali e le responsabilità degli storici, Rome, Castelvecchi, 2021.

- Sbetti Nicola, "Miti da smitizzare. La storia dello sport alla prova dell’« ossessione della memoria », dans Il caso Bartali e le responsabilità degli storici, Rome, Castelvecchi, 2021.

- Stella Gian Antonio, "Gino Bartali fu un eroe, lo dicono gli ebrei che ha salvato", Corriere della sera, 11 janvier 2021 (en ligne : https://www.corriere.it/cultura/21_gennaio_11/gino-bartali-fu-eroe-dicono-ebrei-che-ha-salvato-ea94e272-5444-11eb-ad41-ddad2172512f.shtml. Consulté le 2 janvier 2022).

- Stella Gian Antonio, "L’enigma di Gino Bartali salvatore degli ebrei", Corriere della sera, 8 janvier 2021 (en ligne : https://www.corriere.it/cultura/21_gennaio_08/enigma-gino-bartali-salvatore-ebrei-411eef3e-51ed-11eb-9e96-bbe55a5b7a24.shtml. Consulté le 2 janvier 2022).

Pour citer cette ressource :

Clément Luy, "L’affaire Gino Bartali", La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), février 2022. Consulté le 05/10/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/italien/civilisation/xxe-xxie/fascisme-et-seconde-guerre-mondiale/l-affaire-gino-bartali