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Emilio Gentile, «Caporali tanti, uomini pochissimi. La Storia secondo Totò» (2020)

Par Clémence Lefèvre : Elève en Etudes italiennes - ENS de Lyon
Publié par Alison Carton-Kozak le 13/03/2025

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Recension de l'ouvrage d'Emilio Gentile, ((Caporali tanti, uomini pochissimi. La Storia secondo Totò)), Bari-Rome, Laterza, 2020, 192 p. Emilio Gentile explore le rapport de l’acteur Antonio « Totò » de Curtis à l’Histoire, en s’appuyant pour cela sur sa production théâtrale et cinématographique depuis ses débuts et jusqu’à sa réception encore actuelle. En opposant comédie et tragédie, Totò transforme son pessimisme existentiel en une satire sociale et politique résolument ancrée dans son temps, notamment durant le fascisme et l'après-guerre. Au fil de l’analyse, Gentile introduit divers concepts et jeux de mots comme « totòlarismo », pour élaborer une réflexion sur le pouvoir et la condition humaine, et ainsi interroger l'influence de la pensée historique de l’acteur.

Couverture du livre d'Emilio Gentile, Caporali tanti, uomini pochissimi. La Storia secondo Totò, Bari-Rome, Laterza, 2020. 
Source : site de l'éditeur Laterza

 

1. Prémisses

Si l’on inscrit cet ouvrage dans le champ d’études et dans la production déjà touffue d’Emilio Gentile, l’ensemble a de quoi étonner. Connu pour ses travaux sur le fascisme, le grand historien explique, dans une introduction claire et efficace, comment, au hasard d’un lapsus maternel transformant le titre de son ouvrage La via italiana al totalitarismo (1994) en « La via italiana al totòlarismo » (p.9), lui est née l’idée d’écrire un livre sur un sujet surprenant, mais dont il est passionné depuis son enfance : Totò.

La genèse de son ouvrage va de pair avec la vague de recherches, tous domaines confondus, menée à la fin du siècle sur Antonio de Curtis : théâtre, cinéma, littérature, sociologie, linguistique… les études sont nombreuses dans cette nouvelle phase de la « Totòmania » des années 1950. Aucune, cependant, ne semble aborder la vision que l’acteur napolitain avait d’une Histoire souvent tragique, et dont il était pourtant le premier à faire la parodie. C’est donc face à ce manque dans le panorama de la recherche qu’Emilio Gentile se propose ici d’affronter, avec une perspective historique et non pas esthétique, chronologique sans être biographique, la genèse et la formation du rapport d’Antonio/Totò à l’Histoire en cours et passée. Il lui attribue pour cela de façon inédite, car issus du jeu de mots maternel, des concepts appliqués d’ordinaire au totalitarisme, devenu ici totòlarismo di destra et di sinistra ou encore totòlarismo imperfetto et incompiuto (p.10). Outre ces notions, qui s’appuient sur une analyse enrichie des tendances critiques de l’époque (nombreuses étant d’ailleurs les sources citées), la pensée de Gentile repose également sur une distinction philosophique établie par de Curtis lui-même pour penser le monde. Entre les caporali qu’il exècre et les uomini victimes de leurs abus de pouvoir, les ressorts comiques ne manquent pas pour l’artiste, qui endosse volontiers le masque de Totò pour faire de son pessimisme historique et social une source de rire pour son public.

2. Premiers pas

Afin de reconstituer la pensée de de Curtis, Gentile revient tout d’abord sur ses origines dans un premier chapitre intitulé « Storia di Antonio, secondo Totò, con qualche lacuna e qualche bugia veniale ». Il s’agit, grâce au récit dicté à deux amis ((Totò, Siamo uomini o caporali?, Roma, Capriotti, 1952.)) et à sa comparaison avec un discours postérieur du prince, d’observer les versions concurrentes que l’acteur donne de sa propre histoire, notamment sur ses vocations, la pauvreté familiale, son enrôlement ou ses débuts au théâtre.

Tout au long de l’ouvrage, l’historien mêle petite et grande Histoire, et compare notamment l’unicité du comique à celle du modèle fasciste. La singularité de l’analyse menée par Gentile au chapitre suivant, « Totò e il caporale Duce entrano insieme nella Storia », repose sur la concomitance des premières apparitions de l’acteur au théâtre et du Duce en politique. Le parallèle entre Totò et Mussolini se conclut cependant sur leur entrée commune, mais divergente, dans l’Histoire ; l’un dans celle du cinéma, avec l’inscription de son nom dans l’encyclopédie des grands acteurs de son temps ((Leonelli Nardo, Attori tragici, attori comici, Roma, Istituto Editoriale Italiano B. C. Tosi, 1940.)) ou son premier film à succès, Giovanni decollato (1940), l’autre en matière militaire, avec son insuccès en Grèce. La comparaison mène également Gentile à questionner l’adhésion de l’acteur au fascisme (« Storia in guerra, come la vissero Antonio e Totò », chapitre 3), suite à sa participation à des spectacles donnés dans le cadre du Dopolavoro ou de conventions italo-allemandes. Jusqu’en 1940, les satires de Totò ne visent pas encore directement le régime ni même l’actualité ; son caractère bouffon et ses personnages aux antipodes du virilisme voulu par le fascisme furent la principale cause de ses premiers déboires avec la censure. Associés à une vie familiale tourmentée et à une difficile percée au cinéma, ces revers successifs marquent le début de son pessimisme tant historique qu’existentiel.

3. Les aléas

« La Resistenza di Totò piccola, ma sincera » (chapitre 4), se concentre ainsi sur les références satiriques de l’artiste envers la rhétorique fasciste et l’Histoire en cours, notamment en 1941 dans les Riviste Volumineide, L’Orlando curioso ou encore Che ti sei messo in testa?. Ce chapitre, enrichi en citations et illustrations, signale la nette opposition entre un Mussolini décadent et un Totò en pleine ascension, l’analyse progressant chronologiquement vers la « Liberazione con caporale Totò nell’Italia liberata » (chapitre 5).

Avec la fin de la guerre et un retour partiel de la liberté d’expression, « Antonio affida a Totò il compito di mettere in ridicolo Hitler e Mussolini » (p.71) en incarnant à la fois « Totòführer » et « Totòduce » (Con un palmo di naso). L’après-guerre donne ainsi lieu à une satire renouvelée, notamment à l’encontre des hiérarques et des officiers, du transformisme et de l’hypocrisie générale (un mauvais jeu de mots entre compagno, camarade et camerata lui valant même un coup de poing à la sortie d’une de ses pièces), ou de la jeune démocratie naissante. C’est donc la nouvelle scène politique qui donne à de Curtis matière à jugement, en veillant toutefois à ne pas exprimer publiquement d’opinion politique. Toutefois, vingt ans de carrière et de nouveaux titres de noblesse ne semblent pas être gage de qualité pour sa production artistique, puisque cette période est aussi celle où il reçoit lui-même de nombreuses critiques à l’encontre de son jeu d’acteur, considéré comme inachevé et redondant même par son meilleur public (« Altezza imperiale ma Totò è ancore Totò? », chapitre 6).

La satire historique, considérée par l’acteur comme un devoir envers la société, ne change pas, elle, et est bien présente dans son nouveau film, I due orfanelli (1947). Avec l’entrée dans la Guerre Froide et la pauvreté de la nouvelle société italienne, les sources d’inspiration sont multiples et « Totò la Fenice riprende il volo nella Storia d’Italia » (chapitre 7). Mais le nouveau caporale de l’époque, la censure, qu’affrontent tout particulièrement ses productions et leurs 97 millions de spectateurs (« Democrazia questa? Ma mi faccia il piacere! » chapitre 8), est pour lui un nouveau sujet de défiance envers le pouvoir en place, au point d’être accusé d’antidémocratisme par les onorevoli qu’il parodie dans ses satires politiques. L’année 1949 marque ainsi la première récurrence de l’expression « Siamo uomini o caporali? », devenue à la fin de sa vie le symbole de son pessimisme : « Caporali tanti, uomini pochissimi » (« La Storia non si ripete. Ma peggiora », chapitre 9). En incarnant les uns et les autres, de Curtis présente une vision de la vie qui fait d’autant plus rire qu’elle est en elle même tragique, le prince faisant en effet montre d’un scepticisme et d’un pessimisme marqués vis-à-vis de la condition humaine, selon lui immuable et inégale par nature.

4. Héritage

C’est donc au cinéma et au théâtre que se construit une totòstoria de l’Italie, allant de la nostalgie de la Belle Époque à l’incompréhension envers la société des années 1960, en passant par la farce du fascisme. De Curtis n’était ni patriotique, ni viriliste, s’opposait au caporalisme et aux hautes sphères de l’État, le tout dans le contexte d’un miracle économique finissant et d’une recrudescence des troubles sociaux (« Totòstoria d’Italia, Caporali in uniforme e caporali in borghese », chapitre 10). Atteint de cécité depuis 1957, immensément modeste et profondément triste, il était lui-même le plus sévère de ses critiques, au point d’en renier son propre personnage. Dans cette perspective, le chapitre 11 (« Poi dice che uno lo buttano a sinistra! Totò, anarchico improbabile ») repose sur le succès posthume de l’acteur auprès de la gauche italienne, laquelle l’avait pourtant âprement critiqué de son vivant. Après sa mort, survenue le 15 avril 1967, se forme paradoxalement un totòlarismo de gauche ; Totò y incarne, pour les jeunes, le négationnisme et la désacralisation des institutions telles que l’État, la religion, la bureaucratie, la pudeur… et ce bien que de Curtis ait pourtant été, de son vivant, clairement réactionnaire et apolitique. Cette impossibilité de le classer, de même que son pessimisme marqué, conduisent ainsi Gentile à le définir comme qoheletista, en s’inspirant du « Vanité des vanités tout est vanité » biblique (Qohélet, 3, 4). Le dernier chapitre (« Chi e ll’ommo? Casa o Destino : è la somma che fa il totale », chapitre 12) interroge enfin la scission identitaire qui a constamment marqué la vie d’Antonio/Totò. Ultime source de réflexion pour l’historien, la poésie pessimiste et solitaire de l’acteur se révèle désespérément dépourvue de Paradis, de bienveillance divine et d’espérance. Le paradoxe de son immense talent en tant qu’acteur comique ne se résout donc que si l’on considère le rire comme un « chiaroscuro di dolore e letizia » (p.186), le rire prenant sa source dans les expériences tristes et tragiques de la vie de chacun.

5. Conclusions sur l’ouvrage

Le travail de Gentile est ainsi novateur sur le plan du sujet choisi et des concepts qu’il y applique. Le totòlarismo, résolument ancré dans son travail d’historien spécialiste du fascisme, sert cependant de cadre de pensée innovant mais efficace pour l’analyse qu’il supporte. Bien que l’ouvrage ne soit pas une biographie de l’acteur, il permet toutefois aux néophytes une approche claire et synthétique de sa vie et de son caractère somme toute complexe. Dans son épilogue, Gentile revient sur cette apparente dissymétrie existant entre Antonio et Totò, en montrant l’importance qu’a eue la voix de ce dernier pour permettre au prince d’exprimer sa conception tragique du monde et sa profonde tristesse. Mais au contraire d’un Polichinelle imité et imitable, Totò demeure résolument unique dans la multiplicité des rôles et des caractères qu’il a incarnés, laissant ainsi libre à chacun de recomposer sa propre image de l’acteur et du personnage. La perspective chronologique, en retraçant la vie de l’homme et son rapport à l’Histoire par le biais de sa production, a donc permis de suivre l’évolution de son regard sur le monde, qu’étayaient les références précises et multiples à sa cinématographie ainsi conçue comme un matériau tout à fait enclin à une étude historique.

Notes

Pour citer cette ressource :

Clémence Lefèvre, Emilio Gentile, Caporali tanti, uomini pochissimi. La Storia secondo Totò (2020), La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), mars 2025. Consulté le 13/03/2025. URL: https://cle.ens-lyon.fr/italien/civilisation/bibliotheque/emilio-gentile-caporali-tanti-uomini-pochissimi-la-storia-secondo-toto-2020