Dialogue entre Eduardo Berti et Hakan Günday
Table ronde Vers un réalisme magique.
Dialogue entre Eduardo Berti et Hakan Günday.
Hippodrome de Parilly, 18 février 2014. Fête du livre de Bron.
Eduardo Berti, écrivain argentin résidant en France, était présent à la Fête du livre de Bron, le dimanche 18 février 2014. Dans le cadre d’un dialogue autour du réalisme magique, il a partagé la tribune avec Hakan Günday, écrivain turc dont l’œuvre peut s’inscrire dans la tradition de la littérature fantastique tout comme celle d’Eduardo Berti. La table ronde a eu pour objet la présentation des romans récemment traduits en français des deux écrivains : Le pays imaginé d’Eduardo Berti et Ziyan d’Hakn Günday. Ces deux romans ont en commun de porter un regard sur l’Histoire, avec H majuscule. Des sujets comme le voyage, l’amour, l’amitié, l’incursion du fantastique dans le quotidien, les traditions familiales, et surtout la nature de l’inspiration créatrice ont été traités tout au long du débat. Deux questions s’avèrent sous-jacentes aux sujets abordés : qu’est-ce que le réalisme magique ? ; l’œuvre de ces deux auteurs appartient-elle à cette tradition du réalisme magique ?
Dans ce compte-rendu, nous allons nous concentrer sur les aspects de la vie et de l’œuvre d’Eduardo Berti traités lors de cette table ronde, en ajoutant quelques informations sur les interventions d’Hakan Günday qui font écho aux idées et anecdotes exposées par l’écrivain argentin, en laissant de côté ce qui ne s’articule pas avec le discours de l’auteur latino-américain.
Le roman d’Eduardo Berti dont il a été question lors de la Fête du livre de Bron s’intitule El país imaginado (Le pays imaginé). Ce roman est défini par l’auteur comme n’étant ni totalement réel ni totalement imaginaire. Il se déroule dans la Chine des années 30 et conte les relations mi-amicales et mi-amoureuses entre deux adolescentes chinoises issues des milieux sociaux assez différents. L’écrivain avoue avoir voulu traiter des sujets les plus universels du monde, comme l’amour et l’amitié, en prenant comme toile de fond une période particulièrement difficile de l’histoire de la Chine : l’invasion japonaise. À son avis, il ne vaut pas la peine d’expliquer la nature de cette relation dont la profondeur et la complexité ne peuvent être saisies qu’en lisant le livre. Certains personnages du roman n’ont pas de nom ni de prénom car ce qui est vraiment important c’est leur rôle, leur fonction dans l’histoire. C’est pourquoi ils sont désignés par des noms génériques, comme père, mère et frère. Mais comment ces personnages et leur histoire ont-ils été conçus?
Pour expliquer comment naissent ses romans et ses personnages, Eduardo Berti signale deux aspects de son écriture : premièrement, pour lui, écrire est être hanté pour une voix ; deuxièmement, écrire est présenter des points de vue et des perspectives qui s’entremêlent. Bien sûr, il y a un schéma initial, mais ce schéma est parfois modifié par des liaisons, des personnages et des endroits inattendus. Hakan Günday est d’accord. Pour lui, écrire est approfondir la pensée jusqu’au moment où l’on se demande si c’est soi-même qui a écrit ou si c’est une autre voix qui est arrivée.
D’autre part, écrire est aussi un voyage. Eduardo Berti compare l’acte d’écrire à celui de voyager. C’est en mélangeant les époques et les temps et en mettant la vie et la mort sur le même plan que son écriture devient un voyage fantastique, signale le modérateur. Mais il s’agit d’un type de fantaisie qui intervient dans les espaces quotidiens, dans les villes modernes, précise Eduardo Berti. En effet, il a écrit des récits qui se déroulent dans des villes comme Londres et Lyon, villes que cependant il a réinventées à son gré. Dans son enfance à Buenos Aires, il avait déjà l’habitude de réinventer les villes, à partir des cartes que son père avait à la maison. Il a été étonné d’éprouver, à l’heure de sa première visite à Paris, à quel point cette ville était aussi familière qu’inconnue pour lui.
D’ailleurs, pour lui, l’écriture d’un roman est une excuse pour voyager non seulement dans l’espace mais aussi dans le temps. À son avis, le passé est, tout comme la Chine, un pays lointain. Hakan Günday, lui aussi trouve que l’écriture est le lieu idéal de rencontre entre le passé et le présent. Dans son roman Ziyan, il y a le dialogue entre un fantôme du passé et un citoyen de nos jours.
Écrire, de même que voyager, est découvrir d’autres cultures et d’autres coutumes. C’est pourquoi les traditions jouent un rôle significatif dans l’écriture des deux auteurs. Pour Eduardo Berti, voyager ainsi qu’écrire, est découvrir des choses qui peuvent être différentes dans un monde qui s’avère de plus en plus uniformisé. L’auteur affirme que dans Un pays imaginé, il a voulu exposer les traditions sans porter de jugements. Il y a des traditions libératrices tout comme il y a des traditions coercitives. Voilà pourquoi dans son roman ne sont présentes ni l’apologie ni la condamnation. Pour Hakan Günday, c’est un peu différent. Pour lui, le fait d’examiner des traditions permet une réflexion aussi politique que poétique de la réalité.
À propos des traditions, le modérateur n’a pas oublié de demander à quelles traditions littéraires ces deux auteurs s’apparentent. Hakan Günday revendique ses liens avec Orhan Pamuk et Oğuz Atay. Eduardo Berti se rattache à Jorge Luis Borges, Julio Cortázar et Adolfo Bioy Casares. Pour Eduardo Berti, la fantaisie et la magie dans son œuvre sont héritières d’un fantastique urbain, comme celui de Borges. C’est un « fantástico razonado », précise-t-il. Il s’agit d’un fantastique plus logique que celui des écrivains de la Caraïbe, comme García Márquez et Alejo Carpentier. Eux, ils écrivent plutôt sur le mode du réalisme merveilleux que sur celui du fantastique. Enfin, il trouve un peu surprenant d’être rattaché à cette tradition du réalisme magique, de laquelle il se considère assez éloigné. Du point de vue des latino-américains, le fantastique borgésien est très différent du réalisme merveilleux de García Márquez, et par conséquent il est étonnant de constater qu’en France cette différence est perçue juste comme une nuance.
La table ronde se termine avec les questions du public. Parmi les questions posées, outre cette inquiétude pour définir le réalisme magique, on s’interroge sur les réactions de ces deux auteurs à propos de la traduction française de leurs ouvrages, étant donné que le français est une langue que tous les deux maitrisent. En tant que lecteurs de leurs traductions, ils sont très satisfaits de leurs traducteurs et racontent comment le travail avec eux a été enrichissant. Surtout pour Berti. Il est si proche de Jean-Marie Saint-Lu, son traducteur, qu’il lui a demandé de réviser son texte original avant même la publication en espagnol. La question de l’intertextualité spontanée dans l’œuvre d’Hakan Günday est posée avant de prendre congé. Ensuite, les lecteurs sont invités à faire signer leur exemplaire par les auteurs.
Présentation de la rencontre sur le site de la Fête du Livre de Bron
Deux écrivains étrangers (et francophones) dont les livres présentent de nombreux points communs : un regard sur l’histoire intime et familiale inscrite dans l’Histoire avec « une grande hache » de la Turquie et de l’Argentine ; une écriture aux allures de réalisme magique qui mêle un regard très précis sur le réel en se tenant en permanence à la lisière du fantastique ; une inscription dans une tradition littéraire précise - Louis Ferdinand Céline et Oğuz Atay pour Hakan Günday, Jorge Luis Borges et Julio Cortazar pour Eduardo Berti. Rencontre avec deux grands auteurs, plébiscités dans leur pays respectifs…
Animé par Hubert Artus.
Pour citer cette ressource :
Edna Córdoba, "Dialogue entre Eduardo Berti et Hakan Günday", La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), février 2014. Consulté le 06/10/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/espagnol/litterature/litterature-latino-americaine/les-classiques-de-la-litterature-latino-americaine/dialogue-entre-eduardo-berti-et-hakan-gynday