Et vous, Alberto Manguel ? Petite conversation avec des revenants
Francesca Isidori (France Culture) présente Alberto Manguel comme un homme-livre, un homme-bibliothèque, et rappelle que l'écrivain a déclaré « je pourrais me passer d'écrire, mais pas de lire ». Puis l'on convoque le premier « fantôme » des archives de l'INA.
Roland Barthes
Dans l'extrait proposé Barthes fait la distinction entre les textes de plaisir et les textes de jouissance, les premiers étant confortables et reliés directement à la culture alors que les seconds permettent une expérience beaucoup plus radicale, qui va contre la culture.
Manguel explique qu'il a connu Barthes à Paris, lorsqu'il avait vingt ans, et qu'il le retrouvait parfois chez Hector Bianciotti avec Severo Sarduy. Barthes parlait beaucoup, il ne s'agissait pas d'une conversation mais plutôt d'un discours. Ces réunions étaient très différentes des réunions argentines entre Borges, Bioy Casares et Silvina Ocampo, où chacun écoutait l'autre et rebondissait dans une conversation commune. Barthes tenait plutôt un discours universitaire, et personne ne l'interrompait. Manguel ne comprend pas cette distinction entre plaisir et jouissance : tous les matins, il lit un passage de La Divine Comédie, et il y trouve autant de plaisir que de jouissance, il est dans la culture mais pas dans le confort. Manguel préfère le Barthes des Mythologies à celui qui se lance dans des distinctions qui sentent le prof d'université qui cherche la définition pour la définition, et veut à tout prix étayer son discours.
Jean Renoir
Le cinéaste parle de la façon dont il lit, par petites touches, jusqu'à se sentir « vaincu ». « Lorsque je suis vaincu, je m'enferme avec le livre », dit-il.
Manguel s'exclame : « Voilà une âme sœur ! » On est toujours vaincu par les livres qu'on aime, comme par les gens qu'on aime. On se sent vaincu parce que l'œuvre à révélé nos secrets. Quelqu'un a su dire ce que nous ressentons sans nous connaître. Alors oui, nous sommes vaincus.
François Truffaut
Le cinéaste parle de Fahrenheit 451, expliquant que l'on pouvait penser qu'un film sur les livres n'intéresserait pas les gens. Il s'agissait pour lui de montrer que l'on martyrisait les livres comme on pouvait martyriser les animaux, ou les hommes.
Manguel, après avoir repris l'idée que les livres peuvent être des personnages (les livres de la bibliothèque de Don Quichotte sont des personnages à part entière, par exemple), précise que pour lui, François Truffaut a très bien compris le livre de Ray Bradbury, mais que le film qu'il en a tiré est raté, qu'il donne l'impression de quelque chose de fade, dans lequel on ne ressent pas l'angoisse.
Daniel Arasse
Historien d'art. Auteur de Le Détail, pour une histoire rapprochée de la peinture.
Manguel rappelle qu'il a écrit Le Livre d'images, qui parle de l'art. Il explique que certaines œuvres sont faites pour ne pas être « lues », comme les œuvres abstraites, par exemple. Que face au tableau, il faut choisir un vocabulaire (historique, symbolique, religieux...) Les détails sont utiles, car avec les parcelles on comprend l'ensemble. Mais c'est bien l'ensemble que l'on « lit » : lorsque Manguel regarde un tableau de Gauguin, c'est l'ensemble du tableau qui lui plaît. Puis il cite Bergotte et sa fascination pour le petit pan de mur jaune de La Vue de Delft de Vermeer.
Bohumil Hrabal
L'écrivain tchèque parle de Manet et de Pollock. Il explique qu'il a écrit son roman J'ai servi le roi d'Angleterre selon la méthode de Pollock (le dripping).
Manguel commence par déclarer qu'il aime beaucoup les rapprochements que les écrivains font avec un autre art : la musique, les mathématiques... Mais il objecte tout de suite qu'il est impossible d'écrire comme Pollock peignait, que les surréalistes se sont amusés en leur temps à jeter en vrac des mots écrits sur des petits papiers... mais... bon... Hrabal n'a pas écrit son roman comme cela. Puis Manguel récite en anglais un long passage du poème Le Corbeau de Poe, précisant que tout ce que Poe avait déclaré à propos des intentions d'écriture de ce poème (déclarations d'intentions a posteriori) était inepte lorsqu'on lisait, ou récitait, le texte. Qui échappait à toute intention, justement.
Jacqueline de Romilly
Elle dit qu'elle aime les livres, mais qu'elle aime aussi la natation, les promenades... Lorsqu'elle respire une rose, elle pense que ça sent la rose, et voilà tout. Cependant, elle suggère également que ses lectures passées influent sur le plaisir qu'elle ressent à respirer le parfum de la rose. « Comme l'expérience de notre vie, l'expérience de nos lectures fait de nous ce que nous sommes ».
Manguel reprend une expression de J. de Romilly : « la lecture, ça aide ». Il ajoute que Ronsard, Montaigne et Rimbaud, entre autres, nous ont donné les mots pour traverser certaines périodes de notre vie (l'amour, la perte d'un ami...)
Albert Cohen
Effrayé par l'ambiance des rues françaises, et par le climat d'antisémitisme, il se réfugie dans sa chambre pour y créer sa « petite France ». « Ma petite France à moi, ce sera donc ma chambre, avec les écrivains ».
Manguel cite le titre d'un livre d'Hubert Nyssen Quand tu seras à Proust, la guerre sera finie. Nyssen, jeune résistant pendant la guerre, découvre la littérature dans le maquis, et lit les auteurs selon l'ordre indiqué par l'un de ses professeurs. Manguel ajoute qu'il trouve extraordinaire que nous puissions effectivement nous faire notre monde à nous, hors de toute hostilité, avec une bibliothèque. Il conclut que l'imagination est une question de survie.
Hugo Pratt
Corto Maltese est un héros de BD qui aime la littérature.
Manguel raille quelque peu ce point de vue, en disant que pour sa part il ne croit pas que parce que Corto Maltese aime ou cite tel livre dans tel album, le lecteur de BD ira lire le livre cité.
Jorge Luis Borges
Attablé avec sa mère et quelques amis argentins, il parle du temps du péronisme, et de « la dignité de l'enfer » qu'il fallait adopter à cette époque-là, comme lorsque l'aristocrate Kika a été jetée en prison avec les filles des rues.
Manguel raconte qu'à 16 ans, il a été le lecteur de Borges, devenu aveugle. Puis il revient sur le péronisme. Le père de Manguel était ambassadeur d'Argentine sous Perón, et sa mère était une bonne amie d'Evita. Alberto, lui, était antipéroniste dans son adolescence, fortement opposé à ses parents. Il précise que Kika, et la mère de Borges, ne sont restées que quelques heures en cellule.
Adolfo Bioy Casares
Parle de sa vie avec Borges, de sa chance d'avoir pu manger tous les soirs pendant près de trente ans avec lui. Il raconte qu'ils travaillaient ensemble, et qu'ils s'amusaient à relier entre eux les premiers paragraphes de romans d'auteurs différents, par exemple.
Manguel raconte les repas avec Silvina Ocampo, Borges et Bioy Casares. Il décrit Silvina Ocampo, pas très belle, mais montrant volontiers ses jambes au jeune Alberto en attendant que les deux hommes aient fini de travailler et viennent les rejoindre pour le repas. Borges et Bioy hurlaient de rire lorsqu'ils travaillaient ensemble. Ils faisaient beaucoup de jeux littéraires (cf. les chroniques de Bustos Domecq).
Julio Cortázar
Parle de Marelle et du Livre de Manuel. Explique qu'il voulait parvenir à un livre qui soit pure littérature, message et engagement.
Manguel dit que Le Livre de Manuel est le pire livre de Cortázar. À son avis, le premier conte publié par Cortázar, Casa tomada, était un conte politique à peu près réussi. Puis il ajoute (après l'avoir démoli, ou tout au moins paraître assez réservé sur son talent) que Cortázar était « un grand écrivain dans (sic) l'imagination bouleversante ».
Maurice Grévisse
Le grammairien explique sa façon de lire, qui consiste à piquer une phrase par ci par là, sans se soucier du sujet. Ce qui l'intéresse, c'est l'expression, le modisme. Il avoue avoir feuilleté une quantité énorme de livres, mais il ne les a pas vraiment lus. Il peut tout aussi bien commencer sa lecture par le milieu de l'ouvrage, ou par la fin. Il est incapable de raconter l'histoire.
Manguel salue en Grévisse le « lecteur libre », c'est-à-dire celui qui ne se sent pas obligé de s'intéresser à la trame, ou au personnage.
Edouard Glissant
Il revient sur sa définition de la parole, qui est « de la pensée archivée » et développe sa théorie de l' « archipélisation » : la parole du petit bout de terre, de la région, du particularisme, contre la parole continentale et dominante. Puis il cite Butor : « ce n'est pas moi qui suis complexe, c'est le monde ».
Manguel rebondit immédiatement sur la phrase de Butor : le monde est complexe, c'est ainsi, et il n'est pas bon de le simplifier. Les enfants sont ravis de trouver des mots difficiles dans les textes, et c'est idiot de vouloir leur servir des versions « arrangées » pour qu'ils les comprennent mieux. Il revient ensuite à Glissant, jugeant qu'en ce qui concerne l'archipélisation, l'écrivain antillais s'est complètement trompé.
À la fin, le public applaudit, et Alberto Manguel se tourne vers l'écran et applaudit lui aussi. Il rend hommage aux « revenants » avec lesquels il vient de faire la conversation.
Pour citer cette ressource :
Christine Bini, "Et vous, Alberto Manguel ? Petite conversation avec des revenants", La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), mai 2011. Consulté le 11/10/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/espagnol/litterature/litterature-latino-americaine/auteurs-contemporains/et-vous-alberto-manguel-petite-conversation-avec-des-revenants