Littérature et perspectives civilisationnelles
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Introduction
« It takes a great deal of history to produce a little literature », écrit Henry James, et le sujet qui nous intéresse aujourd'hui est celui de la corrélation entre littérature et civilisation en cours de Langue vivante, à savoir l'appréhension de la civilisation dans des cours à problématiques littéraires, tout comme l'exploitation possible de la littérature dans des cours à problématiques civilisationnelles.
Qu'il s'agisse de chose écrite, ou de savoir issu de la chose écrite, ou encore de l'esthétique d'un texte écrit, lorsqu'il est question de langue étrangère, il est pour beaucoup d'entre nous difficile de dissocier la littérature du monde anglophone en général et donc de sa civilisation.
La civilisation est d'abord l'ensemble des traits qui caractérisent l'état d'évolution d'une société donnée, sur le plan technique, intellectuel, politique ou moral. La civilisation en classe de langue est donc l'apprentissage des spécificités des sociétés du monde anglophone.
Nos programmes du secondaire nous invitent souvent à croiser littérature et civilisation, que ce soit en tronc commun avec « Espaces et échanges », « Lieux et formes de pouvoir », « L'idée de progrès », « Mythes et héros » ou en enseignement spécifique de littérature étrangère tel qu'il est décrit dans le BO spécial du 30 septembre 2010, avec « Je de l'écrivain et jeu de l'écriture », « Autobiographie, mémoires et journal intime », « Voyage, parcours initiatique, exil » ou « L'écrivain dans son siècle », entre autres.
Les questions qui se posent dès lors sont les suivantes :
Tout d'abord, la civilisation est en général assimilée à la culture. Or les grandes œuvres, les grands chefs d' oeuvre, qu'ils soient picturaux, cinématographiques ou littéraires, font partie de la culture. Nous partirons donc du postulat que la littérature fait partie intégrante de la civilisation du monde anglophone.
La littérature d'une époque éclaire-t-elle et permet-elle de mieux comprendre la civilisation de celle ci, et/ou le contexte permet-il d'éclairer l'oeuvre littéraire ?
Peut on illustrer un fait de civilisation, un événement, par un extrait littéraire, comment, et avec quelles précautions?
Les textes historiques, tels que les discours d'hommes politiques ou les ouvrages de sociologie, sont-ils à considérer comme de la littérature ?
En quoi la littérature et la civilisation sont-elles inextricablement imbriquées en cours de langue?
Je m'intéresserai ici à la mesure dans laquelle l'enseignant peut faire de la civilisation dans des cours de LELE et de la littérature dans des cours à perspectives plus civilisationnelles tels que les décrivent nos programmes. Comment ? Sous quelles formes ? Avec quels objectifs ?
Je porterai d'abord mon attention sur la manière dont la civilisation peut se mettre au service de la littérature et la littérature au service de la civilisation. Au service pour qui ? L'auteur ? L'enseignant, l'élève ou l'étudiant ?
Nous nous intéresserons ensuite à la richesse des regards croisés pour l'élaboration d'une représentation mentale riche et complète d'une période ou d'un courant, avant de voir pour terminer que la littérature n'est pas seulement une illustration de l'histoire, mais également un moyen d'exposer les élèves à une langue riche et complexe, aux sous-entendus, et que le travail stylistique et linguistique aide lui aussi non seulement à parfaire la maîtrise de la langue mais aussi à éclairer une période, expliquer une dénonciation, situer un écrivain dans son siècle.
1. La civilisation au service de la littérature et la littérature au service de la civilisation en cours de LELE
Il y a là deux manières d'envisager les choses et donc deux manières de procéder, selon moi.
L'enseignant peut en effet considérer qu'il est nécessaire de donner un éclairage historique avant d'aborder l'oeuvre, pour mieux la comprendre, ou alors que c'est le texte lui-même qui permettra à l'élève de découvrir la période.
1.1 L'oeuvre littéraire comme emblématique d'une ère de la civilisation anglo-saxonne
Si l'on choisit d'aborder l'oeuvre littéraire comme emblématique d'une ère de la civilisation anglo-saxonne, comme une illustration en quelque sorte, on pourra alors insérer l'étude de textes littéraires dans des cours ou des séquences à problématiques civilisationnelles et en amont de l'étude du texte littéraire, et fournir ainsi aux élèves un éclairage historique en abordant le contexte de l'écriture.
Ceci ne passe bien sûr pas nécessairement par une transmission magistrale d'informations dans le secondaire, comme c'est plus souvent le cas dans le supérieur lors des cours de civilisation. On peut envisager des activités de type « webquest » en salle informatique ou des exposés à partir de consignes bien précises et orientées vers l'étude d'extraits littéraires qui suivra.
- Prenons par exemple dans la notion du programme « L'écrivain dans son siècle », l'exemple de l'étude d'un passage de Steinbeck. J'ai choisi un extrait du chapitre 3 des Raisins de la colère. Afin que les élèves puissent saisir toute la subtilité de la métaphore de la tortue ayant tant de difficultés à traverser cette route, puis à escalader les talus, pour finir par se faire renverser et retourner par un conducteur de camion un peu chauffard, il est bien indispensable que les élèves aient eu un aperçu du contexte de la crise des années 30 après le crash de 29, qu'ils connaissent également la situation des « migrant workers » pendant la grande tempête de 1934, le Dust Bowl. A cette lumière là, la métaphore de la tortue comme symbole de la difficulté de la vie quotidienne et professionnelle des ouvriers agricoles pendant cette première moitié des années 30 prend tout son sens, ainsi que le champ lexical de l'effort, présent dans tout le passage, ou encore celui de la douleur. (Cf lines 28 to 43). On a donc là une illustration de la bêtise humaine avec ce chauffeur chauffard tueur de tortue, qui peut faire référence à la sur-spéculation ayant mené à la crise de 29, mais également une belle leçon sur la force de la nature, plus forte que l'homme, qui s'impose à l'homme, surtout lors des catastrophes naturelles comme celle de 1934 , puisque notre tortue survit au chauffeur chauffard.
- Un autre exemple pourrait être celui du Great Gatsby de Fitzgerald. Un point sur les Roaring 20s, le Jazz Age, permettra de mieux analyser l'extrait que je vous propose, issu du chapitre 3. Ici il peut être intéressant d'étudier l'exubérance des fêtes organisées par Gatsby à la lumière des ces Golden 20s, en réalisant une analyse fine de l'utilisation des cinq sens par l'auteur. Les multiples références à la musique pour l'ouïe bien sûr, mais aussi le champ lexical de la lumière, avec la multitude de verbes exprimant le scintillement, (to twinkle, to sparkle, to glisten, to glimmer) présents dans le texte, l'image des paniers de fruits pour le goût, le mouvement qu'il serait aussi très intéressant de faire repérer aux élèves pour le toucher et que l'on retrouve bien sûr dans le rythme du texte. Gatsby le Magnifique permet aussi à l'élève de visualiser l'image des Flappers aux travers de descriptions détaillées, avec Daisy, même si elle n'en est pas la meilleure illustration du roman.
Voici donc comment les textes peuvent être utilisés et étudiés avec un arrière plan historique comme illustration, ou voici donc comment la civilisation permet à l'enseignant de mieux aborder l'étude d'une œuvre littéraire.
1.2 L'oeuvre littéraire peut a contrario être utilisée pour découvrir une période ou un fait civilisationnel
Nous ne sommes donc plus du tout dans la même perspective. Pour Steinbeck et Fitzgerald que j'évoquais à l'instant, les élèves avaient eu connaissance du contexte historique avant l'étude du texte car nous considérions qu'il était difficile d'aborder ces extraits et d'en saisir pleinement le sens sans avoir d'éléments historiques.
L'approche peut être tout autre. On peut en effet parfois par l'étude d'un extrait faire déduire aux élèves les connaissances civilisationnelles que nous cherchons à leur apporter.
- Dans l'incipit de Sula, de Toni Morrison, la simple description du lieu ou se déroulera l'intrigue, ce Bottom à la nature si ambivalente, en dit long sur les relations entre blancs et afro-américain des années 20 aux années 60. On a d'emblée la nature anéantie pour un green de golf, avec des noms des plantes éliminées qui portent en eux les adjectifs « black » et « night », contre un sport évidemment réservé aux riches et donc aux blancs (l. 1 à 3). La ségrégation est matérialisée géographiquement dans le texte avec l'opposition entre « The Valley » et « The Bottom », avec toute l'ironie et la critique de Morrison puisque le Bottom est en fait en haut de la colline. On a dans ce texte donc tous les éléments qui permettront à l'élève de comprendre la situation des afro-américains dans l'Amérique des années 20-30-40... Outre la ségrégation géographique, il y a également deux classes sociales diamétralement opposées, le mépris illustré par la blague du fermier, le rappel de l'esclavage, la douleur et la difficulté de la vie de la chanteuse noire, que l'homme blanc ignore, bien sûr.
- Chez Andre Brink, dans A Dry White Season plus précisément, on peut faire découvrir le comportement de la police blanche Afrikaner en Afrique du Sud pendant l'Apartheid avec le court passage que je vous propose, où la femme de Gordon pleure la mort de son mari, que la police dit s'être pendu, alors qu'il a manifestement été battu à mort. (Cf lignes 13 à 18) Cet extrait pourra être déclencheur de parole et faire dire aux élèves ce qu'il savent de l'apartheid avant une étude plus poussée.
- Un dernier exemple pourrait être celui que je vous propose chez Jane Austen. Ici la description de ce qu'est une femme accomplie pour Miss Bingley est assez éloquente et drôle, d'autant plus qu'elle essaye de séduire Darcy qui, lui, est sous le charme d'Elizabeth, elle même étant loin de la femme accomplie décrite par Caroline. On a néanmoins là une description du rôle de la femme du 19eme siècle dans cette bourgeoisie et dans cette aristocratie britannique, qui doit avoir des passe-temps bien à elle, dessiner, être cultivée mais pas trop, avec en même temps la critique de cet idéal par l'ironie d'Elizabeth. On retrouve cette idée de sphère féminine et sphère masculine, très bien évoquée par Patricia Hollis dans son ouvrage Separate Spheres. Cet texte pourra donc permettre à l'élève de découvrir cette réalité d'un milieu spécifique par lui même.
1.3 Du sens pour qui ? Enseignant ? Elèves ?
Nous avons donc pu constater que l'interaction entre littérature et civilisation fonctionne dans les deux sens. La civilisation peut se mettre au service de la littérature lorsque l'éclairage historique est nécessaire, ou du moins facilitant, pour la compréhension d'une œuvre littéraire, mais également que par la littérature, l'élève peut souvent accéder à une période, telle que la ségrégation aux Etats-Unis, ou l'Apartheid en Afrique du Sud, mais également à des faits civilisationnels, des courants, comme le statut de la femme au 19ème siècle.
Pour finir cette première partie, je voudrais maintenant insister sur le fait que la littérature et la civilisation peuvent se mettre au service l'une de l'autre, et que bien sûr cela peut avoir du sens pour l'enseignant, qui utilisera alors parfois des textes littéraires pour illustrer une ère du monde anglophone, mais que cela sera également utile pour l'élève qui enrichira ses rédactions, ou ses oraux au niveau bac, ou ses dissertations et interrogations orales plus tard.
Quand je vous parlais de Jane Austen il y a une minute je vous disais que ce simple extrait permettait à l'élève de découvrir le rôle des femmes de la bourgeoisie aisée au 19e par lui même.
On notera donc pour conclure que les extraits littéraires ont souvent des vertus plus marquantes que les extraits de manuels de civilisation. L'élève, sur le statut de la femme et la vie des esclaves, retiendra avec aisance l'ironie et l'humour du discours/poème de l'esclave émancipée et porte parole des abolitionnistes Sojourner Truth lu pour la première fois en 1851 et intitulé « Ain't I a woman ». Ce texte est encore plus marquant si on l'écoute (Alice Walker, l'auteur de La Couleur pourpre, elle même féministe engagée, en fait une très belle lecture que l'on trouve facilement en ligne).
De la même manière, sur les Suffragettes en Grande Bretagne, on pourra choisir de faire étudier un passage de Falling Angels de Tracy Chevalier. Dans ce passage, on a à la fois le vécu des femmes au travers de l'histoire de cet homme respectable qui touche l'arrière train de Lavinia sans aucune gêne, et la panique qui suit pour Maude et pour Lavinia elle même. On a également la présence d'un personnage historique, Emmeline Pankhurst. L'intérêt de faire étudier ce passage dans lequel l'auteur fait parler Pankhurst est bien sûr le fait que le lecteur intériorise les sentiments et les actions du personnage. C'est là toute la magie de la fiction, et là encore donc, cela peut avoir un effet marquant pour l'élève. Il pourra d'ailleurs s'avérer intéressant de faire lire les « acknowledgements » aux élèves dans laquelle l'auteur nous dit : « Similarly, I have toyed with a few details in the suffragettes' history in order to bring them into the story. I have taken the liberty of putting a few words into Emmeline Pankhurst's mouth that she did not actually say, but I trust I have kept to the spirit of her numerous speeches ».
Voilà pour ce qui est de la stratégie « marquer l'élève pour l'enseignant ». C'est un peu terre à terre certes, et d'aucun diront que l'on dénature l'oeuvre littéraire en ne l'utilisant que comme illustration d'un propos concernant tel ou tel événement, mais pour aller encore plus loin je dirai qu'il est aussi fort stratégique pour l'élève d'utiliser des citations des textes étudiés en classe dans ses essays, et je pense que nous nous mentirions à nous même si nous n'admettions pas que ces essays là sont très agréables à lire !
Je viens donc de vous présenter ce que j'entendais par l'interaction entre littérature et civilisation en classe de langue et plus particulièrement en cours de LELE. J'aimerais ajouter que cette interaction ne me semble pas suffisante pour que l'élève puisse se construire une représentation mentale riche des périodes qu'il nous intéresse d'étudier avec eux. Je cite en effet le bulletin officiel : « L'enseignement spécifique de littérature étrangère en langue étrangère vise à développer le goût de lire et à augmenter l'exposition de l'élève à la langue en lui donnant accès à un certain niveau d'abstraction et de subtilité. Les grands mouvements littéraires, parce qu'ils rejoignent les moments esthétiques, philosophiques et politiques, inscrivent la littérature dans le cours général de l'Histoire. Ils permettent de situer les œuvres et les auteurs dans une société vivante, et dans une chronologie porteuse de sens. »
Pour ce faire, pour que l'élève puisse situer les textes, les auteurs et leurs œuvres dans une société vivante et dans une chronologie porteuse de sens, il me semble très pertinent d'utiliser les regards croisés sur un même événement, une même période, un même fait.
2. Regards croisés et construction d'une représentation mentale riche de la période
J'entends par regards croisés l'utilisation de textes littéraires étudiés en corrélation avec des extraits de films, mais aussi des tableaux, des photographies, des discours d'hommes politiques, afin que l'écrivain soit en effet situé dans son siècle. Ces différents objets d'étude viendront se compléter les uns les autres, ou parfois se contredire les uns les autres, déclenchant ainsi la parole dans la classe, mettant en exergue ces contradictions qu'il faudra expliquer et exploiter.
Dans cette partie, je propose de vous donner des exemples de thématiques sur lesquelles ces regards croisés sont possibles avec des extraits d'oeuvres littéraires, mais aussi des extraits de film, des photographies...
2.1 Thème 1 : de L'esclavage aux mouvements des droits civiques
Sur un thème portant sur le sud des Etats-Unis de l'esclavage au mouvements des droits civiques, on pourrait par exemple envisager le corpus suivant :
Un extrait de Frederick Douglass sur la vie d'un ancien esclave émancipé au moment de l'écriture, en parallèle avec le tableau Negro Life at the South the Eastman Johnson, de 1859, avant la proclamation d'émancipation de 1863, puis de cet autre tableau de Winslow Homer, The Cotton Pickers, datant de 1876, après la fin de la guerre de sécession et après les 13e, 14e et 15e amendements, mais où les esclaves finalement n'ont guère changé de vie. Le peintre lui même écrivait : "Stately, silent and with barely a flicker of sadness on their faces, the two black women in the painting are unmistakable in their disillusionment: they picked cotton before the war and they are still picking cotton afterward."
Concernant le mouvement de droits civiques, je travaille souvent en parallèle un extrait de Gaines (A Lesson Before Dying), le procès dans Mississippi Burning et un poème de Langston Hughes intitulé Merry-Go-Round avec un discours de Luther King tel que « I' ve been to the Mountain top ».
Le rythme du poème de Hughes et ses questions naïves sont porteurs de sens pour l'élève, et font écho à l'injustice toujours présente dans le discours de MLK en 1968, même s'il a vu la terre promise et le mieux-vivre commencer à venir pour les afro américains.
Quant à l'injustice du procès de Jefferson dans A Lesson Before Dying, où il est accusé et condamné à mort, sans raison si ce n'est d'avoir été un noir au mauvais endroit et au mauvais moment, elle peut facilement être comparée à la légèreté des peines qu'obtiennent le shérif et ses hommes dans Mississippi Burning, même s'ils ont tué trois activistes. Les rythmes ternaires et les accélérations puis les ralentissements chez Gaines rappellent la musique entêtante et parfois délétère du film de Parker par exemple.
Les regards croisés sont ici d'autant plus intéressants pour l'enseignant qu'ils permettront à l'élève l'empathie avec l'identification aux personnages souvent renforcée par la focalisation interne chez Gaines, et l'aspect très réel que procure le cinéma de Parker, d'un réalisme à couper le souffle.
On aurait aussi pu songer à l'incipit de Invisible Man de Ralph Ellison, en comparaison avec le tableau d'Andrew Wyeth qui sert souvent de couverture au roman, en tous cas pour l'édition Penguin, A Crow Flew By.
On songe également ici aux liens à faire avec l'actualité du monde anglophone, avec par exemple la comparaison frappante entre le meurtre du jeune noir dans Mississippi Burning par les hommes du shérif de Jessup County, et les événements de Fergusson en Août 2014 quand Michael Brown a été abattu par un policier blanc dans le Missouri. Le lien pourrait aussi être établi avec les émeutes de Tottenham et la mort de Mark Duggan en 2011 d'ailleurs.
2.2 Thème 2 : les années 30
Concernant les années 30, Steinbeck pourra être analysé et comparé aux photos de Dorothy Lange. On pense par exemple à ce passage de Of Mice and Men et à la définition de l'amitié par George à Lennie, qui montre bien tout le désespoir des Migrant Workers pendant la grande dépression. "Guys like us, that work on ranches, are the loneliest guys in the world. They got no family. They don't belong no place. They come to a ranch an' work up a stake..." (lines 31 to 37). On peut facilement comparer ce passage à l'une des photos les plus célèbres de Dorothy Lange intitulée Migrant Mother and Children, prise en 1936. Le regard au loin de la mère comme point de fuite et le non regard des enfants, donnant une profondeur à la photo, dénote d'une certaine forme de désespoir et de résignation comparable aux deux compères de Of Mice and Men. Pour les années 30, certains choisissent d'analyser des passage de Modern Times de Chaplin, pour les effets de la production de masse. Je choisirais personnellement, pour aller avec ce dossier, d'analyser des passages du l'adaptation des Raisins de la colère de John Ford datant de 1940.
Là encore, les approches diverses par des média différents permettent de situer les auteurs dans leur siècle en donnant accès à l'élève à une vision globale et variée de la période.
2.3 Thème 3 : la classe ouvrière ou la pauvreté en Grande Bretagne du 19eme au 20eme siècle
Il en serait de même pour un dossier sur la classe ouvrière ou la pauvreté en Grande Bretagne du 19eme au 20eme siècle. On pense par exemple à Hard Times de Dickens ou Oliver Twist pour illustrer les effets de la révolution industrielle comme le travail des enfants et les Workhouses par exemple, que l'on pourrait comparer à des poèmes de William Blake comme The Chimney Sweeper, qu'il serait également aisé de travailler avec des tableaux de Laurence Stephen Lowry, célèbre pour ses peintures représentant les quartiers industriels du nord-ouest de l'Angleterre au XXe siècle, ou encore avec la bande annonce du film de Polanski, adaptation d'Oliver Twist, avec le célèbre passage « We want some more ».
Concernant la fin du 20e siècle et la critique de l'ère Thatcherienne, les romans de Jonathan Coe et en particulier What a Carve up s'inscrivent dans la même veine selon moi que les films de Ken Loach tels que Raining Stone, Riff Raff ou encore The Navigators.
2.4 Thème 4 : l'Apartheid
Afin de continuer sur les corpus ayant trait à la dénonciation mais en changeant de continent et en sortant un peu de l'éternel couple Etats-Unis /Royaume Uni, je vous propose une étude comparée d'extraits de Long Walk to Freedom de Nelson Mandela avec bien sur le poème devenu encore plus célèbre qu'il ne l'était déjà, Invictus de William Ernest Henley, écrit en 1875 et dont le stoïcisme a sans nul doute inspiré Mandela, avec au choix des extraits du film de Clint Eastwood ou, peut être, pour faire connaître d'autres activistes anti-Apartheid tel que Steven Biko, l'extrait du stade de Cry Freedom, de Richard Attenborough (1987). La définition de la liberté à partir de la ligne 30 et particulièrement le passage de la ligne 35 à la ligne 40 font écho au passage ou Biko s'exprime dans le film. Le premier extrait de Mandela concerne les conditions de détention et pourrait être opposé à celles de Biko qui meurt lui en prison sous la torture, et la scène du stade qui rassemble les blancs et les noirs, les oppresseurs et les opprimés ne peut que rappeler ce passage de Long Walk to Freedom : "I am not truly free if I am taking away someone else's freedom, just as surely as I am not free when my freedom is taken away from me. The oppressed and the oppressor alike are robbed of their humanity."
Pour un peu plus de légèreté, on pourrait également étudier la photographie de David Goldbatt intitulée Hodup in Hillbrow, prise à Johannesburgh en 1963.
2.5 Thème 5 : le multiculturalisme en grande Bretagne
Pour finir enfin cette partie sur les regards croisés comme permettant à l'élève de se construire une représentation mentale riche, complète et variée d'une période comme le 19e siècle en Grande Bretagne ou d'un concept comme l'apartheid ou la pauvreté, je voudrais essayer de vous montrer que cela peut aussi fonctionner avec d'autres thèmes du programme de LELE, pas seulement pour « l'écrivain dans son siècle ».
Prenons par exemple « Voyage, Parcours initiatique et Exil ». Ce thème me fait, en tant que civilisationniste, immédiatement penser à l'Empire, puis au Commonwealth puis au multiculturalisme en Grande Bretagne. Là encore la littérature existe et va pouvoir rencontrer le cinéma et la civilisation politique cette fois. Dans les années 60 en Grande Bretagne en effet, la législation permet aux gens issus du Commonwealth d'acquérir la nationalité Britannique. Le Royaume Uni devient donc « the Mother country whose streets were said to be paved with gold ». Cette expression du 19e siècle présente l'Angleterre et Londres en particulier comme une terre d'accueil et d'opportunités. Dans les années 60 on voit donc des vagues successives d'immigration des pays du Commonwealth. On pourrait donc commencer par une étude du discours d'Enoch Powell de 1968 (Rivers of Blood), dans lequel il s'oppose fermement à ce multiculturalisme grandissant en Grande Bretagne et dit que "Soon the black man will have the whiphand over the white man". Après cette étude qui aura pu montrer que les immigrés ne sont pas toujours les bienvenus au Royaume Uni, on se penchera sur un passage de White Teeth de Zadie Smith à analyser en parallèle avec un passage du film de 1999, East is East, de Damien O'Donnell. Zadie Smith est une écrivaine anglo-jamaïcaine et écrit ce roman en 2000. White Teeth raconte les vies de deux amis, l'Anglais Archie Jones et le Bangladais Samad Iqbal, qui ont fait connaissance pendant la 2e guerre mondiale et se retrouvent à Willesden, près de Londres en 1975. Le roman suit leurs mariages, leurs familles et leurs dilemmes sur trois décennies dans une Angleterre multiculturelle en pleine mutation. Dans le court extrait (n°2) que je vous propose, l'un des fils de la famille du Bangladesh se fait appeler Mark Smith, tout comme dans la scène de East is East. Dans le passage précédent de White Teeth (le n°1), le père Bangladais présente son mal être, ce que son camarade appelle mid-life crisis, qui devrait être un concept connu de tous les gens bien insérés dans la société britannique, au même titre que je cite "Female organism, Gee spot, testicle cancer, menstropause... Information the modern man needs at his fingertips". Le père Bangladais explique ici qu'il se sent étranger et qu'il veut retourner dans son pays, à l'Est. Enfin le dernier passage montre comment les enfants d'immigrés vivent parfois très mal cette non assimilation, et le fait d'être entre deux cultures : cf l. 14-17.
Il serait donc pour nous très tentant d'expliquer ce texte à la lumière de certains évènements comme les émeutes de Tottenham de 2011 suite à la mort de Mark Duggan, ou alors simplement en corrélation avec le discours de Munich de David Cameron en 2010 également : « State Multiculturalism has failed. »
3. Littérature et civilisation au service l'un de l'autre, mais pas que...
Voilà, nous avons étudié comment différentes approches, par différents « moyens » artistiques peuvent permettre aux élèves de mieux comprendre une période, un concept, un événement, et ainsi situer l'écrivain dans son siècle.
Cependant nous nous sommes relativement peu arrêté sur la stylistique, l'écriture elle même des extraits littéraires choisis, et c'est là que je voudrais maintenant attirer votre attention. Il est aussi tout à fait envisageable, toujours dans une perspective civilisationnelle, de voir les liens entre le je de l'écrivain et le jeu de l'écriture. On pensera évidemment à un jeu de mots similaire en stylistique anglaise, « the I and the eye », et on étudiera ainsi les différents points de vue, le prisme de la narration, la voix de l'auteur.
Je reviens donc sur la définition de l'enseignement spécifique de la langue anglaise en LELE qui, je le disais, vise à développer le goût de lire et à augmenter l'exposition de l'élève à la langue en lui donnant accès à un certain niveau d'abstraction et de subtilité.
La littérature est donc fort utile pour comprendre la civilisation et la civilisation fort intéressante pour éclairer la littérature, mais pas que...
3.1 Enrichir la langue
Tout d'abord, concernant l'exposition à la langue, et toujours en liant contexte historique et littérature, l'enseignant pourra procéder à un enrichissement lexical, à l'apprentissage des figures de style, de la prosodie, des jeux de mots... Je ne prendrai là que deux exemples.
Pour rester sur l'Afrique du Sud, je voudrais vous parler d'un poème de Dennis Brutus, intitulé Nightsong: City, publié en 1963. Le poète dénonce ici la situation à Johannesburg et cette dénonciation est rendue plus intense par le jeu des rimes inversées well / docks / streets / sheets / tossed / bell par exemple. On pourra aussi travailler la prosodie et utiliser la présence des consonnes dures comme les /k/ ou les dentales pour l'expression de la violence. « tunnel streets » « creaking »... tout cela opposé à la douceur des labiales du premier vers. Je parlais d'enrichissement lexical il y a un instant, on pourra faire observer aux élèves la verbalisation du nom « cockroach » par exemple, ou encore les adjectifs composés comme dans « bug-infested rags ». ou « wind swung bell ».
Autre exemple, l'écrivain Harold Pinter, critique inlassable du président américain George W. Bush et de l’ancien Premier ministre britannique Tony Blair - qu’il avait qualifié de « pauvre idiot » - Harold Pinter avait annoncé après avoir reçu le prix Nobel qu’il s’arrêtait d’écrire pour le théâtre afin de se concentrer sur la politique. Il avait publié en 2003 War, un recueil de poèmes contre la guerre en Irak menée par une coalition américano-britannique. On y trouve par exemple le poème God Bless America dans lequel la dénonciation fait rage avec ces répétitions de "The ones, the others, the ones, the others..." ou encore "your head, your head, your head, your eyes..." Il serait également intéressant de faire travailler la musique du poème et l'utilisation des différents sens, ( smell, song, voice, tune), les couleurs et sensations, ( dirt, dust...).
Bref, ici encore l'apport stylistique et linguistique donne de la force à la critique et à la dénonciation, et il est de notre devoir et notre travail en LELE de faire découvrir ces aspects aux élèves.
3.2 L'humour et la dénonciation
Au delà de cette simple exposition à différents procédés, nous pouvons nous arrêter un instant sur l'utilisation de l'humour pour la dénonciation. Il nous faudra bien sur travailler progressivement, et ne pas proposer des textes trop difficiles aux élèves tout de suite. Pourquoi alors ne pas travailler pour démarrer une séquence ayant pour objectif la dénonciation par le rire un des textes du Telegraph Magazine, une de ces caricatures hilarantes. J'ai choisi The Hypochondriac. Ce sont ici les exagérations que nous ferons découvrir aux élèves "double pneumonia" ligne 2, les accumulations, "flu, fever, heart attack, sore throat..." mais également l'utilisation par l'auteur des parenthèses, "(always dodgy he can't lift a thing)", les adjectifs, "self analytical as well as self diagnostic" (l. 8-9), ou encore les relatives, comme autant d'éléments de la recette pour la caricature. Sans oublier la chute exquise : "The Hypochiondriac's one regret in life is that he has never really been ill".
Une fois ce type de textes relativement simples compris, on pourra passer à des auteurs plus connus comme Bill Bryson dans Notes from a Big Country, et finir par des ouvrages bien plus complexes mais combien intéressants tels que The Modest Proposal de Swift. Après avoir brièvement expliqué ou fait chercher le contexte historique de l'Irlande au 18e siècle, on pourra introduire cette Humble Proposition, un pamphlet publié anonymement par Jonathan Swift en 1729. L’auteur propose de réduire la misère et la surpopulation qui touchent l’Irlande du XVIIIe siècle en se servant des nourrissons comme source d’alimentation. C'est ici l'ironie qui prévaut et l'humour devient arme. L'auteur va jusqu'à nous offrir des recettes de cuisine pour préparer les nourrissons et compare les femmes enceintes à des animaux. Il propose aussi de garder la peau des nourrissons pour la fabrications de gants de dames.
3.3 Faire écrire les élèves
Une fois ces différents procédés étudiés, on peut bien sur envisager de faire écrire les élèves eux-mêmes dans un cours de LELE, cela va de soi. Peut être en allant du plus simple au plus compliqué, on pourrait envisager d'écrire des petites scène à la manière d'Oscar Wilde. Des l'incipit de The Ideal Husband, Wilde se moque des dandys et de Mabel Chiltern avec d'abord les didascalies : l. 38 to 44 "Mabel Chiltern is a perfect example of the English type of prettiness, the apple-blossom-type. There is ripple after ripple of sunlight in her hair and the little mouth, with parted lips, is expectant like the mouth of a child", mais aussi avec l'art du paradoxe. Les lignes 61 à 63 en sont un parfait exemple. "Oh, I love London Society ! I think it has improved immensely. It is now entirely composed now of beautiiful idiots and brilliant lunatics. Just what society should be."
En donnant quelques phrases de la pièce, quelques paradoxes, on peut demander aux élèves d'écrire une scène à la manière de. La plus prisée est souvent celle sur la mode et l'on peut imaginer une conversation entre jeunes adolescentes parlant de la mode à la manière de la pièce de Wilde.
On peut également faire travailler le changement de point de vue et je reprendrai ici un nouvel extrait de White Teeth de Zadie Smith. Aux pages 218-219, on trouve un passage amusant où les hommes Bangalais s'offusquent du comportement des jeunes qui, flatulant à la mosquée, ont des petites amies qui portent du mascara, fument du haschich... Après une fine lecture de ce passage, les élèves pourraient se mettre à la place des enfants qui sont critiqués et l'ont pourrait leur faire écrire une conversation entre eux qui ferait réponse aux accusations de leurs aînés.
Enfin et ce sera là mon dernier exemple, tout comme on a étudié The Hypochondriac pour la caricature, quoi de plus exquis qu'une étude de morceaux choisis de Babbitt de Sinclair Lewis (1922), qui est une satire de la culture, de la société et des comportements américains, critiquant la vacuité et le conformisme de la vie de la classe moyenne aux États-Unis.
Pour conclure, littérature et civilisation sont en effet inextricablement imbriquées en cours de langues vivantes, et j'aimerais finir par une remarque personnelle sur ce programme de LELE. Les réformes ont été nombreuses ces dernières années en anglais au lycée, et en section L tout particulièrement. La langue renforcée est devenue langue de complément avant de devenir LVA/LR ou encore d'être complétée par la LELE. Ce programme néanmoins est sans doute le plus riche et celui qui laisse à l'enseignant et à l'élève le plus de liberté pour parfaire leurs connaissance de la civilisation du monde anglophone au travers de la littérature.
Pour citer cette ressource :
Floriane Bozon, Littérature et perspectives civilisationnelles, La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), juin 2015. Consulté le 22/12/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/anglais/litterature/les-dossiers-transversaux/theories-litteraires/litterature-et-perspectives-civilisationnelles