Qu'est-ce que l'intertextualité ?
Qu'est-ce que l'intertextualité? - Texte introductif
C'est en 1969, une fois l'auteur laissé pour mort par Roland Barthes, que Julia Kristeva inaugura en français le terme d'« intertextualité » pour caractériser cette pluralité sémantique inhérente à tout système textuel, selon laquelle « tout texte se construit comme une mosaïque de citations, tout texte est absorption et transformation d'un autre texte » (Kristeva 145).
L'avènement de la théorie de l'intertextualité, « pendant théorique d'une réaction plus générale à la valorisation romantique de l'auteur » (Rabau 16), en passant de l'ère du lisible à celle du scriptible, pour reprendre une terminologie consacrée [1], ouvrait donc les voies d'une herméneutique nouvelle qui allait modifier en profondeur les habitudes des lecteurs en général, et de l'exégète en particulier, insistant désormais sur la nécessité de considérer le texte comme tissu, d'en étudier la trame plutôt que le motif fini. Selon Laurent Jenny, la seule conscience du phénomène intertextuel, la reconnaissance d'un texte comme enchevêtrement d'autres textes et codes refondait l'expérience même de la lecture :
Le propre de l'intertextualité est d'introduire à un nouveau mode de lecture qui fait éclater la linéarité du texte. Chaque référence intertextuelle est le lieu d'une alternative : ou bien poursuivre la lecture en ne voyant là qu'un fragment comme un autre, qui fait partie intégrante de la syntagmatique du texte - ou bien retourner vers le texte-origine en opérant une sorte d'anamnèse intellectuelle où la référence intertextuelle apparaît comme un élément paradigmatique « déplacé » et issu d'une syntagmatique oubliée. (281)
Il s'agissait bien là d'un « défi herméneutique » (Rabau 35) lancé au lecteur qui, ayant détrôné l'auteur pour venir occuper la position privilégiée de principal producteur de sens, voyait le champ de son travail interprétatif s'ouvrir sur les innombrables réseaux de signification tressés par le texte. L'intertextualité telle que l'entend Kristeva trouve son origine dans les théories bakhtiniennes du roman (on se réfèrera, pour mieux comprendre le dialogisme bakhtinien à l'ouvrage de Tzvetan Todorov Le principe dialogique), selon lesquelles tout texte romanesque, du fait de sa nature polyphonique et dialogique, redistribue « des morceaux de codes, des formules, des modèles rythmiques, des fragments de langages sociaux » (Barthes 890). Dans une telle perspective, il est impossible de considérer le texte hors du monde, et ce en dépit de sa clôture physique (graphique) et de son autonomie relative ; une telle forme d'intertextualité permet donc a priori de résoudre ce paradoxe d'une ouverture infinie et d'une circonscription simultanées du texte, dans la mesure où elle devient « un moyen d'élargir le texte clos, de penser l'extériorité du texte sans renoncer à sa clôture » (Rabau 22), surtout si l'on se rappelle avec Jacques Derrida que « le dedans du texte a toujours été hors de lui » (351). Si elle est sans fond, l'intertextualité n'est donc pas pour autant sans fondement.
Le concept d'intertextualité est également un outil critique puissant permettant « l'élucidation du processus par lequel tout texte peut se lire comme l'intégration et la transformation d'un ou plusieurs autres textes » (De Biasi 389). Aussi la réponse de la littérature à la littérature devient-elle la clé même de l'exégèse. Pour ses partisans les plus ardents, elle est même la seule voie d'accès à la littérarité, comme l'avance Michael Riffaterre pour qui « literature is indeed made of texts. Literariness, therefore, must be sought at the level where texts combine, or signify by referring to other texts than to lesser sign systems » (92). Reconnaître en outre avec Riffaterre ou Genette tout texte comme l'intersection possible de deux faisceaux textuels ou plus pose également la question de l'« hypertextualité », forme intertextuelle privilégiée par l'auteur de Palimpsestes que ce dernier définit comme « relation de coprésence entre deux ou plusieurs textes, (...) c'est-à-dire la présence effective d'un texte dans un autre » (8).
Car l'intertextualité se ramifie en phénomènes multiples que d'aucuns, tel Genette, se sont évertués à répertorier et classer (on consultera, sur ce point, l'ouvrage synthétique précieux de Tiphaine Samoyault) : allusion, citation, parodie, pastiche, plagiat. A l'intérieur même de ces catégories, l'intertexte se raffine en citations épigraphiques, parodies satiriques, pastiches apocryphes et autres déclinaisons de l'influence. Notion proliférante à l'image de ces voies multiples qu'elle emprunte, l'intertextualité se caractérise aussi par la variété des attitudes qu'elle suscite car elle est, comme on l'a dit, vision du texte emportant une vision du monde (l'ouvrage de Graham Allen est, à cet égard, indispensable). Pour certains source d'angoisse (Bloom), emprisonnement dans la nostalgie d'un passé évanoui (Jameson sur le pastiche), pour d'autres dialogue et facteur d'émancipation ou de renouveau (les formalistes russes, Hutcheon sur la parodie - on pourra lire utilement à ce propos les chapitres récapitulatifs de Daniel Sangsue dans La relation parodique), l'intertextualité est multiple, monstrueuse, tant dans les pratiques que dans les interprétations auxquelles elle donne lieu.
Toutefois, qu'ils en fassent la critique ou l'éloge, tous ceux qui s'y intéressent s'accordent à reconnaître dans l'intertextualité un phénomène majeur de la littérature contemporaine, une de ses caractéristiques les plus prégnantes. Les écrivains ayant pris acte des interrogations sur la place du lecteur, le statut de l'auteur et la mise en cause barthésienne de la filiation et de la genèse des textes (voir à ce sujet « La mort de l'auteur »), l'intertextualité s'accroît de nouveaux questionnements aussi inépuisables que sa forme et n'a pas fini de faire parler d'elle, comme le montrent les interventions qui se sont succédées lors de la journée d'étude du 19 juin 2009 organisée à l'université Lyon 2, consacrée à ses multiples manifestations dans la production littéraire anglophone contemporaine, abolissant époques, frontières, et héritages culturels.
[1] Pour une définition de ces notions, on consultera les pages introductives de S/Z de Roland Barthes.
Actes de la journée d'étude
Royaume-Uni
- Une réécriture gourmande du roman de langue anglaise : celle du pasticheur, François Gallix
- Du protocole de lecture à la relation dialogique : le modernisme revisité dans The Light of Day de Graham Swift, Béatrice Berna
- La mort de l'intertexte : Les voies tortueuses de la voix textuelle dans Tamburlaine Must Die de Louise Welsh, Claude Maisonnat
Commonwealth & Etats-Unis
- "People tried to figure if they were offended and why" : L'intertextualité dans le roman américain contemporain ou la lecture en procès, Françoise Sammarcelli
- Proche de l'indigestion intertextuelle : Des Hottentotes de Paul Di Filippo, Jérôme Dutel
- Brian Castro's Shanghai Dancing and the epic, Maryline Brun
- Entre raillerie et révérence : A Suitable Boy ou le pastiche renouvelé, Mélanie Heydari
- En attendant les barbares de Coetzee : réécrire la mort du Christ, refuser la Croix, Maxime Decout
- Intertextualité et interculturalité, Redouane Abouddahab
Bibliographie
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Pour citer cette ressource :
Emilie Walezak, Jocelyn Dupont, Qu'est-ce que l'intertextualité ?, La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), septembre 2009. Consulté le 22/11/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/anglais/litterature/les-dossiers-transversaux/theories-litteraires/quest-ce-que-lintertextualite