Le Voyage initiatique à travers «The Brooklyn Follies»
Introduction
« I was looking for a quiet place to die. Someone recommended Brooklyn, and so the next morning I traveled down there from Westchester to scope out the terrain...» (1) C'est ainsi que Nathan Glass, le narrateur, ex-agent d'assurances atteint d'un cancer, évoque, au tout début du livre et a posteriori, les circonstances de son premier retour à Brooklyn, lieu de sa lointaine enfance, avec un sens de l'humour et de l'autodérision propre à celui qui s'est aventuré jusqu'aux portes de l'au-delà et est revenu, autre, de ce qu'il croyait être le terme de son séjour dans le monde des vivants.
Ainsi, loin d'être le lieu où tout, ici-bas, devait s'arrêter d'un jour à l'autre pour Nathan, et où le 'héros' s'apprêtait à franchir le Styx, Brooklyn s'avère, au contraire, le lieu où tout commence ou recommence pour lui comme pour Tom, son neveu et alter ego. Brooklyn est ainsi le point de départ de ce qui s'apparente à un voyage intérieur et à une quête de sens, dont reviennent, tout autres, Nathan et « l'ex-Dr Thumb » (alias Tom), à l'issue du parcours accompli.
S'il est vrai, en effet, que The Brooklyn Follies a pour cadre une Amérique parfois bien réelle, à la charnière du 20ème et du 21ème siècle, si, au gré des circonstances, Tom et Nathan sont amenés à participer à une folle équipée jusque dans le Vermont à bord d'une vieille guimbarde, qui menace de les abandonner au bord de la route, il n'en demeure pas moins que, de fait, ce voyage n'est pas tant un déplacement physique au cœur du Nouveau Monde qu'une aventure essentiellement philosophique, mentale et spirituelle, un voyage initiatique, dans tous les sens du terme.
1. Prolégomènes à l'étude du voyage initiatique dans The Brooklyn Follies
Peut-être serait-il utile, avant même d'étudier The Brooklyn Follies dans le cadre de la thématique retenue, de rappeler brièvement ce que l'on entend, au juste, par « voyage initiatique » ? Si la notion recouvre, à vrai dire, mille variantes et nous renvoie, pour ne citer que quelques œuvres parmi les plus célèbres, à l'Enéide de Virgile, à l'Odyssée d'Homère et à La Divine Comédie de Dante, le voyage initiatique, obéit toujours, selon Michel Serres, au même principe et s'inscrit toujours dans le même schéma, quelles que soient les formes apparentes qu'il puisse revêtir. Il s'agit, selon les termes mêmes du philosophe, « d' un déplacement dans un espace symbolique muni d'une loi martiale : « perte de quelque chose et recouvrement avec supplément après retard...Rien, un instant, tout » (Fabre : 37). Une définition quelque peu laconique et amusante, mais d'une grande justesse, et que viendra compléter de façon éclairante ce que Simone Vierne écrit notamment sur le voyage vu par les Romantiques : « Pour le romantisme, tout voyage est une quête du Graal, une aventure non pas humaine, mais sacrée. Il n'est pas seulement dépaysement ..., il est passage dans une matrice, aux formes symboliques diverses, qui permet au voyageur d'acquérir non pas une sagesse - elle est donnée de surcroît - mais de changer totalement son statut ontologique, de renaître « autre ». Il rejoint ainsi, ou mieux renouvelle, ce qui était un rite fondamental dans la mentalité archaïque... ». (Romantisme : 37)
« Dans les rituels encore observés de nos jours chez les peuples 'primitifs'» ajoute-t-elle, « dans ce que l'on peut savoir des mystères antiques, de l'alchimie, dans les rituels plus élaborés mais traditionnels de la Franc-Maçonnerie, dans les mythes et légendes enfin qui racontent les exploits des premiers initiés, modèles et maîtres des initiations futures, on retrouve toujours un scénario structurellement semblable, même si les symboles qui l'expriment diffèrent selon les cultures et les époques ». Le novice est arraché au monde profane, il est « entraîné, sous la conduite d'un 'père initiatique' dans un voyage qui le mène, suivant les cultures et les degrés initiatiques, vers la brousse, monde de l'informel, du chaos, des morts, dans la tombe, le ventre de la mère, du monstre, de la terre, dans le labyrinthe, dans les Enfers et/ou au Ciel. Très souvent, il voyage d'Ouest en Est, comme le soleil qui meurt et renaît. Les épreuves subies durant ce voyage...sont toutes destinées à détruire l'être profane qu'il était afin que de cet être ancien naisse une 'nouvelle plante' ». Ainsi Simone Vierne explicite-t-elle la formule quelque peu ramassée de Michel Serres, en décrivant de façon précise le cheminement du futur initié, qui passe par plusieurs phases : celle de la séparation ou de la rupture d'avec la vie ordinaire et d'avec le monde, celle de l'initiation, faite d'apprentissages, de révélations, d'épreuves, celle, enfin, de la réintégration et du retour au bercail du héros au sein de la communauté d'origine, fort de « la réponse mystique » qu'il a glanée au cours de son périple « à la question que l'homme se pose toujours sur son statut d'être humain, sa place dans le cosmos et son destin ». (Romantisme, 37)
2. Sous l'apparence du quotidien, un questionnement du monde
Pris par l'histoire, ou plutôt, par ce foisonnement d'histoires qui s'emboitent les unes dans les autres à la manière de poupées russes, le lecteur de The Brooklyn Follies se laisse souvent entrainer, au fil des pages, dans cet enchaînement d'évènements et de découvertes qui marquent l'existence de Nathan Glass, le narrateur. Et de fait, le livre de Paul Auster se lit, peut-être, avant tout, comme un livre d'aventures et de rencontres parfois insolites dans une Amérique de la fin du vingtième siècle.
Reste que pour légitime et rafraîchissante qu'elle soit, cette première approche du roman n'en demeure pas moins passablement réductrice. Elle néglige, de fait, certains éléments du texte, parfois jugés superflus ou obscurs, et qui participent pourtant du sens profond de l'œuvre. Ainsi, les très nombreuses références littéraires ou philosophiques, qui ponctuent notamment les premiers chapitres de The Brooklyn Follies, font trop souvent figure, aux yeux du lecteur, de simples ornements ou de simples éléments de caractérisation des personnages, là où elles jouent, au contraire, un rôle essentiel dans la mise en place d'un « protocole de lecture ». Elles servent d'indices, de fils conducteurs, dans ce qui s'apparente à un véritable jeu de piste à plusieurs inconnues (« X marks the spot »), voire à un jeu de cache-cache entre lecteur et narrateur, tissant tout un réseau intertextuel qui permet de mieux appréhender le roman dans toutes ses dimensions.
Loin d'être de l'ordre de l'anecdotique, l'évocation, par exemple, par le narrateur du seul titre de « Clarel », ce très long poème épique de Herman Melville publié en 1876, participe pleinement de tout un processus à l'œuvre dans The Brooklyn Follies de mise en perspective du récit, visant, à travers un jeu de miroirs, à la fois à élargir et à délimiter le champ d'investigation du lecteur. Le narrateur n'inscrit-il pas ainsi d'emblée le roman dans toute une filiation du voyage intérieur et de la quête spirituelle en établissant implicitement, par le biais d'une référence réduite à sa plus simple expression, un parallèle entre sa propre histoire et celle de Tom, et celle du jeune Clarel, étudiant en théologie américain ébranlé dans sa foi et parti en Terre Sainte en quête d'un signe ?
Tout aussi importantes sont les autres références littéraires ou philosophiques, parfois méconnues d'un public non-spécialiste, qui figurent également dans les premiers chapitres du livre, et viennent éclairer l'œuvre de Paul Auster sous un angle légèrement différent, voire modifier, un tant soit peu, l'horizon d'attente du lecteur, tout en corroborant, dans leurs grandes lignes, les premières hypothèses que celui-ci a pu échafauder.
Ainsi, comment ne pas voir dans le rapprochement saisissant qu'établit Tom, ex-thésard devant l'Eternel, entre deux grandes figures de la pensée américaine pourtant aux antipodes l'une de l'autre - « Poe was artifice and the gloom of midnight chambers. Thoreau was simplicity and the radiance of the outdoors. » (15) - et dans l'analyse qu'il fait de leurs œuvres respectives, saisies dans ce qu'elles peuvent avoir de points communs, une façon détournée et implicite d'apporter un éclairage complémentaire sur la nature même du voyage dans lequel se voient entrainés les protagonistes dans The Brooklyn Follies ? Un voyage intérieur et une quête, qui rappellent l'histoire de Clarel, jeune étudiant en théologie, en proie à des interrogations d'ordre métaphysique, mais dont ils ne sont plus que le lointain écho, tournés qu'ils sont vers la vie ici-bas plutôt que vers l'au-delà. La quête de Nathan et de Tom semble, ainsi, davantage tenir d'un mode d'appropriation du monde à la Poe ou à la Thoreau et de la recherche, ici et maintenant, d'un « ailleurs » qui permette parfois à l'individu d'échapper à la noirceur de la société et de l'existence.
« It's about non-existent worlds, » my nephew said. A study of the inner refuge, a map of the place a man goes to when life in the real world is no longer possible. »
« The mind. »
« Exactly. First Poe, and an analysis of three of his most neglected works. The Philosophy of Furniture,' Landor's Cottage,' and The Domain of Arnheim.' Taken alone, each one is merely curious, eccentric. Put them together, and what you have is a fully elaborated system of human longing. »
« I have never read those pieces. I don't think I've even heard of them. »
« What they give is a description of the ideal room, the ideal house, and the ideal landscape. After that, I jump to Thoreau and examine the room, the house, and the landscape as presented in Walden. »
C'est donc bien, entre autres, à la croisée de Clarel et des écrits de Poe et de Thoreau cités par Tom, que se situe, à notre sens, le voyage initiatique de Nathan et de son neveu. Un voyage, qui se situe symboliquement à l'Est, lieu du soleil levant et de la renaissance spirituelle, et tourne délibérément le dos à l'Ouest, lieu du soleil couchant et des rêves de richesses matérielles et de conquête qui lui sont associés.
Le parcours de Nathan et de Tom s'inscrit ainsi d'emblée dans le schéma du voyage initiatique décrit par Simone Vierne. Il en mime également les différentes phases, même si, dans The Brooklyn Follies, comme dans d'autres récits d'ailleurs, celles-ci se chevauchent parfois. Ainsi, l'on distingue, peu ou prou, à travers le récit que fait Nathan, toute une phase de rupture et d'isolement des protagonistes d'avec le monde, suivie d'une phase d'initiation avec des seuils à franchir et des épreuves à surmonter, avant d'accéder à une dernière phase de retour des protagonistes au bercail. Mais c'est tout autres qu'ils seront devenus à l'issue de leur parcours.
Ainsi, Nathan, le cancéreux, qui n'attend plus que la mort , et Tom, l'ex- étudiant, qui n'attend plus rien de la vie, se retrouvent , dans un premier temps, coupés du monde alentour et entament ce qui s'apparente à une descente aux Enfers, marquée par une forme de dégoût de l'existence et de repli sur soi, ou plutôt, pour reprendre le titre d'un chapitre du livre, à une traversée du Purgatoire, lieu de purification par excellence et de possible rédemption. Phase très sombre, qui voit les protagonistes se couper du monde, mais phase nécessaire en même temps, qui, après avoir contribué à les laver des scories dont ils sont porteurs, prépare les futurs initiés à accéder ultérieurement à un autre seuil sur la voie de la renaissance. N'est-ce pas ainsi qu'il faut interpréter, en particulier, et parallèlement au parcours de Nathan, l'expérience que fait Tom, ex-futur universitaire devenu chauffeur de taxi, lui qui aperçoit dans son rétroviseur l'Homme dans tous ses états, sur la banquette arrière du véhicule, dans ce qu'il a de plus animal et de moins raffiné ?
« You name it, Harry, and I've seen it. Masturbation, fornication, intoxication in all its forms. Puke and semen, shit and piss, blood and tears. At one time or another, every human liquid has spilled onto the backseat of my cab. »
« And who wipes it up? »
« I do. It's part of the job. » (29)
A travers cette image d'une Humanité, mise, en quelque sorte, à nu et réduite à une poignée de fonctions corporelles, que lui renvoie le rétroviseur de son taxi, c'est, en effet, à sa propre image d'être humain, dépouillé de tous les faux-semblants et des masques dont s'affuble l'individu en société, que Nathan est confronté. Premier stade d'un parcours initiatique où les futurs initiés reviennent à un stade initial pour pouvoir accéder aux stades suivants et tutoyer peut-être un jour les étoiles.
Dès les premiers chapitres de The Brooklyn Follies s'amorce, de fait, tout un processus de redécouverte et de réappropriation du monde qui nous entraîne au cœur même du voyage initiatique proprement dit.
Signe avant-coureur des métamorphoses à venir, Nathan et Tom, encore habités par des images très sombres, s'ouvrent pourtant timidement au monde. Tous deux ont respectivement le béguin pour Marina, la jolie serveuse du Cosmic Diner et pour Nancy, The B.M.P, The Beautiful Perfect Mother, ici réduites à l'état de clichés issus d'un imaginaire façonné par la télévision, le cinéma et la publicité, chez un jeune et un vieux fous. Mais, au-delà, l'intérêt que portent, de façon quelque peu grotesque, les deux protagonistes à ces deux stéréotypes féminins, symbolise le franchissement de leur part d'un premier seuil, vers un semblant d'appétit de vivre et de reconnaissance de l'existence de l'autre.
Autre signe, si ténu soit-il, de la progression de Nathan et de Tom, vers ce lointain ailleurs qui constitue l'ultime objet de leur quête, la capacité retrouvée des deux protagonistes à pratiquer l'autodérision et à se moquer d'une certaine propension chez eux à se complaire dans une vision du monde des plus noires et dans une grandiloquence toute théâtrale :
The ex-Dr Thumb closed his eyes, tilted back his head, and shot a forefinger into the air, as if trying to remember something he'd forgotten long ago. Then, in a somber, mock-theatrical voice, he recited the opening lines of Raleigh's « Farewell to Court » :
Like truthless dreams, so are my joys expired,
And past return are all my dandled days,
My love misled, and fancy quite retired:
Of all which past, the sorrow only stays. (22)
Symbole, enfin, de cette aspiration à la renaissance et à la redécouverte de la vie qui traverse les pages de The Brooklyn Follies , le projet fou, le projet titanesque, dans lequel se lance Nathan quelques jours après son arrivée à Brooklyn, un projet d'écriture de The Book of Human Folly, censé répertorier toutes les expériences humaines, des souvenirs de potaches et des plaisanteries les plus lourdes aux histoires les plus tragiques ou les plus mélodramatiques, selon l'humeur du lecteur, pour tenter de comprendre ce que c'est que l'existence et ce que cela veut dire qu'être Homme. Projet fou, qui tient à la fois de la déformation professionnelle et de la lubie d'un ex-assureur de tout évaluer de la vie et de n'en écarter aucun paramètre, et du rêve insensé de celui qui, comme tant d'autres apprentis-poètes ou romanciers avant lui, s'imagine qu'il va enfin écrire, d'un premier trait de plume, le Magnum Opus, mais qui, au-delà, dans sa mégalomanie et sa démesure , dans son hubris, est néanmoins habité d'un désir d' investir le monde afin de mieux le tenir ensuite à distance ou de mieux l'apprivoiser, pour tenter d'exister et d'écrire sa vie. Si désordonnée soit-elle, au départ, c'est cette dynamique, doublée de l'assertion implicite du pouvoir de l'individu face à la société ou aux lois de l'univers, qui traverse The Brooklyn Follies et s'éveille, peu à peu, en Nathan et en Tom, dans ce voyage auquel nous convie le narrateur. Un voyage initiatique qui comporte des épreuves, des pièges, des moments de régression, des rechutes, et dans lequel Harry Brightman, alias Harry Dunkel, joue paradoxalement un rôle essentiel auprès des protagonistes, en les accompagnant dans leur progression sur le chemin du questionnement et de la renaissance à la vie. C'est à lui, en effet, le faussaire multi -cartes, passé maître dans l'art de la dissimulation, à lui, le vieil Harry ,dont le prénom évoque la figure de Satan (« Old Harry ») ou de Lucifer , « le porteur de lumière », qu' échoit le rôle du « père initiatique » et la tâche de mettre les protagonistes sur la voie de « l'Hôtel Existence », refuge de l'esprit, à l'écart du bruit et de la fureur du monde :
It was a retreat, a world I could visit in my mind . That's what we are talking about, no? Escape. (102)
3. A la découverte d'une forme de sacré
L'évasion ! Le mot est lâché. Mais pourquoi chercher à s'évader et de quoi ? D'une société que Tom décrit comme une jungle où règne la loi du plus fort ? « What we are talking about is greed. And the horrible place this country has turned into. The maniacs on the Christian Right. The twenty-year-old-dot-com millionaires... » (99). D'une Humanité qui n'a apparemment rien appris : « You'd think World War Two would have settled things, at least for a couple of hundred years. But we're still hacking each other to pieces, aren't we? We still hate each other as much as we ever did » (99) ? Ou d'un monde où la loi de l'aléatoire semble être la règle, « the big black hole we call the world » (99) ?
En quelques phrases, Tom tord ainsi successivement le cou à l'idée même d'un possible progrès de l'Humanité et à celle d'un monde régi par un Dieu de Miséricorde. Dieu existe-t-il d'ailleurs encore ? Et s'il existe, n'est -il pas inscrit aux abonnés absents ? Ou se préoccupe-t-il seulement de ce qui est Juste ? N'est-il pas celui-là même qui a laissé Jacob déposséder Esaü de son droit d'aînesse et du pouvoir qui lui revient ?
Even worse, God seems to approve of the arrangement. The dishonest, double- crossing Jacob goes on to become the leader of the Jews, and Esau is left out in the cold, a forgotten man, a worthless nobody. (53)
Il n'est donc, semble-t-il, point de Salut, ni du côté des Hommes, ni du côté d'un quelconque Grand Horloger. Pas plus qu'il n'en est, apparemment, du côté des vieilles utopies politiques, associées notamment à des images d'un monde dystopique et à la sinistre figure de Staline, décrit comme un fou dangereux. Ou du côté de ceux qui croient en l'absolu ou en la perfection, à l'image de David, le mari d'Aurora, qui fait de sa vie et de celle des autres un véritable enfer.
Mais faut-il, pour autant, fuir la société et le monde ? Pour aller où, d'ailleurs ? Où voudra bien aller ce fameux papillon sur l'aile duquel s'est réfugié le Tom Pouce (Tom Thumb) de la légende ? Ou encore quelque part, là-haut, dans l'espace ? « Jupiter ? Pluto ? Some asteroid in the next galaxy ? » (100), demande Harry sur un ton moqueur à Tom qui veut partir, loin, très loin, pour échapper au monde.
C'est en soi qu'est l'Hôtel Existence, cet ailleurs imaginaire, qu'évoquait Harry Brightman, alias Harry Dunkel. Un ailleurs que Nathan découvre pour la première fois au sein d'un monde paradisiaque sur la route du Vermont, loin des grands axes, et que le narrateur se remémore avec émotion. Moment à la fois intense et apaisant, d'adéquation totale au monde et aux autres, où tous les sens vibrent à l'unisson.
I want to talk about happiness and well being, about those rare, unexpected moments when the voice in your head goes silent and you feel at one with the world.
I want to talk about the early June weather, about harmony and blissful repose, about robins and yellow finches and bluebirds darting past the green leaves of trees...
I want to talk about the benefits of sleep, about the pleasures of food and alcohol, about what happens to your mind when you step into the light of the two o'clock sun and feel the warm embrace of air around your body...
I want to talk about Tom and Lucy, about Stanley Chowder and the four days we spent at the Chowder Inn, about the thoughts we thought and the dreams we dreamed on that hilltop in southern Vermont (166)
Moment unique, qui se situe étrangement à la croisée de deux cheminements (encore un X), né à la fois de la décision « fortuite » de Tom de quitter les grands axes et des agissements de Lucy, dont le nom évoque encore Lucifer - le porteur de lumière - (ou Lucia, la messagère, l'intermédiaire, symbole de la grâce divine dans La Divine Comédie de Dante ?), qui, en versant du coca cola dans le réservoir de la voiture, les contraint à séjourner à l'auberge The Chowder Inn. Simple hasard ? Signe du Destin ? Etrange monde que celui-ci, où les signes sont décidément brouillés, et dans lequel l'ironie veut que ce que l'on percevait comme un mal au départ s'avère finalement un bien et réciproquement. Cette panne de voiture qui retarde les protagonistes dans leur progression physique n'est-elle pas, pour ainsi dire, une aubaine qui leur permet d'avancer dans ce cheminement symbolique qui est leur vers la connaissance, dans un espace coupé du monde, difficile d'accès et en hauteur, lieu symbolique par excellence de révélation dans le voyage initiatique :
A steep dirt road flanked by woods on both sides; bumpy terrain; an occasional low-hanging branch sweeps across the windshield as we climb toward the top of the hill. (167)
Mais là n'est pas le terme du voyage, et c'est curieusement après son retour au point de départ, contrairement au schéma initiatique traditionnel, à Brooklyn même, que Nathan aura l'ultime, la véritable révélation de ce voyage initiatique qui s'achève, au sortir de l'hôpital où il vient de vivre une étrange expérience :
Voices called out, telephones rang, food carts clattered along the floor. These things were happening no more than a body's length from the tips of my feet, and yet for all the effect they had on me, they might have been happening in another world...I was in there with myself, rooting around with a kind of scrambled desperation, but I was also far away, floating above the bed, above the ceiling, above the roof of the hospital. (297)
Mort symbolique, véritable catabase ou descente aux Enfers où le narrateur côtoie la mort de près et revient, pour ainsi dire, de l'au-delà , pour prendre conscience de ce lien profond qui l'unit à l'autre et de ce profond désir qui l'habite de vivre ce qu'il peut faire naître de moments d'innocence par le simple pouvoir de l'imagination, dans un monde de bruit et de fureur né sous ce signe qui hante les pages de The Brooklyn Follies : le signe X (dans « X marks the spot ») , signe de l'inconnu, signe de la condamnation à mort, mais aussi première lettre d'une comptine enfantine :
X marks the spot
With a dot, dot, dot,
And a dash, dash, dash,
And a big question mark!
The water trickles up,
The water trickles down,
The water trickles all around.
Crack!
C'est symboliquement au cœur même de la cité, au milieu de ce flot continu d'êtres anonymes, que Nathan crie au monde son amour retrouvé de la vie.
I stepped out into the cool morning air, and I felt so glad to be alive, I wanted to scream. Overhead, the sky was the bluest of pure deep blues. If I walked quickly enough, I would be able to get to Carroll Street before Joyce left for work. We would sit down in the kitchen and have a cup of coffee together, watching the kids run around like chipmunks as their mothers got them ready for school. Then I would walk Joyce to the subway, put my arms around her and kiss her good-bye. (303)
Il est, en effet, des joies simples de l'existence, comme il est, d'ailleurs, des histoires simples de gens simples qui méritent que l'on y prête attention. Des histoires, des vies que Nathan ne se résout pas à voir disparaître dans l'anonymat de ce grand trou noir qu'est le monde. D'où le projet quelque peu invraisemblable de ce doux-dingue qu'il est de lancer sa propre entreprise « Bios Unlimited », spécialisée dans la rédaction de biographies de ceux qui passent de vie à trépas afin que soit conservée une trace, si infime soit-elle de leur existence. L'entreprise, nous laisse entendre, entre les lignes, un narrateur assez ironique vis-à-vis de lui-même, tient peut-être quelque peu du fantasme d'un ex-assureur resté assureur dans l'âme, qui continue à penser le monde en termes de contrats, d'assurances-vies et se voit déjà à la tête d'une affaire en pleine expansion, avec, en prime, de faibles coûts salariaux : « I could always hire others to help with the work: struggling poets and novelists, ex-journalists, unemployed academics, perhaps even Tom » (301). Mais, au-delà, ne s'agit-il pas d'une entreprise, bien plus noble, de redécouverte par l'écriture de l'être humain et de l'individu, ne s'agit-il pas d'une reconnaissance implicite de la part de divin, de la part de sacré, en chacun de nous, quel qu'il soit ? Telle est, en effet, à notre sens, l'ambition de Nathan et telle est la force de The Brooklyn Follies, un livre un peu fou, plein d'élan et de tendresse, qui redonne au lecteur un appétit de vivre. Ainsi que le souligne le narrateur, « one should never underestimate the power of books » (302). Si gauches les mots soient-ils, ils ont le pouvoir de nous ouvrir, à la manière des lettres de Kafka que l'auteur écrit à cette petite fille dont la poupée a disparu, les portes d'un ailleurs qui nous protège de la noirceur du monde et de nos pensées, pour nous aider à vivre, ou mieux, à exister. « The magic spell » ! (155)
Conclusion
Ainsi le voyage initiatique dans The Brooklyn Follies mime les grands récits épiques. Le parcours de Nathan, le narrateur, se confond parfois avec celui d'Enée ou de Dante, même si les temps ne sont plus à l'épopée. Les Dieux, le Destin et l'idée d'un monde plein ont fait place à un monde du vide et de l'aléatoire. Le monde n'est plus qu'un « grand trou noir » dans lequel l'Homme cherche désespérément des réponses aux questions qu'il se pose sans fin sur son statut et son identité d'être humain.
Mais le voyage initiatique dans lequel Nathan se voit entraîné s'achève dans The Brooklyn Follies par un chant, par un hymne à la vie et à l'individu, à même de transcender le monde pour faire naître ou renaître des moments d'innocence. Le poète est là, homme parmi les hommes, qui nous invite à jeter un regard autre sur notre propre existence et sur celle d'autrui. Et peut-être alors tutoierons-nous les étoiles, l'espace d'un instant ?
Bibliographie sommaire
Auster, Paul. The Brooklyn Follies. New York, Faber and Faber, 2005.
Fabre, Michel. Le problème et l'épreuve : Formation et modernité chez Jules Verne. Paris : L'Harmattan, 2003.
Melville, Herman. Clarel. A poem and Pilgrimage in the Holly Land. Evanston: Northwestern University Press, 1991.
Vierne, Simone. « Le voyage initiatique » dans Romantisme 4, (1972), vol.2.
Extrait pour la classe
Présentation
Il n'échappera à personne que l'extrait de The Brooklyn Follies publié ci-dessous est issu du chapitre intitulé « Purgatory », un terme qui évoque certes l'idée de péché et de faute, mais laisse également entrevoir la possibilité d'une rédemption.
Le titre pose ainsi déjà implicitement les jalons de ce long parcours qu'accompliront les protagonistes et qui les conduira à une renaissance au monde et à la vie. La description que fait Tom, ex-futur universitaire, de son métier de taxi de nuit à New-York évoque précisément, à cet égard, le schéma du parcours initiatique-type. L'expérience, qu'il dépeint à Harry et que nous relate a posteriori Nathan, participe pleinement d'un processus de purification à l'œuvre dans The Brooklyn Follies et de la dynamique du roman. La perte des repères et la dérive au gré des circonstances, qu'évoquent les premières lignes, fait place à une phase où le futur initié se dépouille de tous les faux-semblants et est ramené à un stade initial (c'est sa propre image, dans toute sa nudité et sa brutalité, que Tom voit dans son rétroviseur), avant de pouvoir poursuivre son chemin vers des horizons plus lumineux. Les dernières lignes de l'extrait laissent précisément entrevoir une forme de transcendance, une forme d'ailleurs et d'adéquation à soi et au monde, dont Tom a déjà l'intuition ou la sensation, au cœur même de ce voyage au bout de la nuit. Grâce au pouvoir de l'imagination.
Extrait
Every destination is arbitrary, every decision is governed by chance. You float, you weave, you get there as fast as you can, but you don't really have a say in the matter. You're a plaything of the gods, and you have no will of your own. The only reason you're there is to serve the whims of other people.
And what whims, Harry would say, injecting a malicious glint into his eye, what naughty whims they must be. I'll bet you've caught a bundle of them in that rearview mirror of yours.
You name it, Harry, and I've seen it. Masturbation, fornication, intoxication in all its forms. Puke and semen, shit and piss, blood and tears. At one time or another, every human liquid has spilled onto the backseat of my cab.
And who wipes it up?
I do. It's part of the job.
Well, just remember, young man, Harry would say, pressing the back of his hand against his forehead in a fake diva swoon, when you come to work for me, you'll discover that books don't bleed. And they certainly don't defecate.
There are good moments, too, Tom would add, not wanting to let Harry have the last word. Indelible moments of grace, tiny exaltations, unexpected miracles. Gliding through Times Square at three-thirty in the morning, and all the traffic is gone, and suddenly you're alone in the center of the world, with neon raining down on you from every corner of the sky. Or pushing the speedometer up past seventy on the Belt Parkway just before dawn and smelling the ocean as it pours in on you through the open window. Or traveling across the Brooklyn Bridge at the very moment a full moon rises into the arch, and that's all you can see, the bright yellow roundness of the moon, so big that it frightens you, and you forget that you live down here on earth and imagine you're flying, that the cab has wings and you're actually flying through space. No book can duplicate those things. I'm talking about real transcendence, Harry. Leaving your body behind you and entering the fullness and thickness of the world.
Auster, Paul. The Brooklyn Follies. London : Faber and Faber, 2005, pp 29-30.
Pour citer cette ressource :
Jean-François Dreyfus, Le Voyage initiatique à travers The Brooklyn Follies, La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), octobre 2009. Consulté le 21/11/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/anglais/litterature/litterature-americaine/dossier-paul-auster/le-voyage-initiatique-a-travers-the-brooklyn-follies