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Littérature et société aux Etats-Unis : 1917-1968

Par Alice Béja : Doctorante - Université Paris III - Sorbonne Nouvelle
Publié par Clifford Armion le 27/11/2008

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Cet article propose un regard sur la littérature américaine du 20e siècle dans son rapport à l'idée d'Amérique. Les guerres et crises que traversent les Etats-Unis au cours de la période 1917-1968 contribuent à une dégradation de l'"American Dream" en "American way of life" à laquelle les écrivains américains réagissent en recherchant de nouvelles origines pour construire, en fin de compte, leur propre idée d'Amérique. Cet article est tiré d'une conférence donnée le 10 janvier 2007 au lycée Henri-IV dans le cadre de la question d'histoire pour le concours d'entrée à l'ENS LSH : Economie, société et culture aux Etats-Unis de 1917 à 1988.

Introduction : "we have only words against", mythe et critique dans la littérature américaine

"Nous n'avons que des mots contre" (John Dos Passos, U.S.A.)

La littérature américaine se construit bien souvent par rapport à l'idée d'Amérique. Les titres de certaines grandes œuvres sont à cet égard révélateurs : An American Tragedy (Theodore Dreiser, 1925), An American Dream (Norman Mailer, 1965), American Psycho (Bret Easton Ellis, 1991), et U.S.A. (John Dos Passos, 1938). Certaines périodes sont, plus que d'autres, propices à cette tendance ; on peut songer à ce que l'on a appelé la Renaissance américaine, lors de laquelle Ralph Waldo Emerson, à travers son essai « Le Savant américain » (« The American Scholar »), contribue à définir cette idée d'Amérique qui sera par la suite reprise et remise en question, ou bien aux années 1920-1930, lorsque la première guerre mondiale et les mensonges du président Woodrow Wilson ont, aux yeux de bien des écrivains et intellectuels, profondément dénaturé les idéaux fondamentaux de la République. Cette attitude dans le monde des lettres ne naît pas d'un nationalisme exacerbé, mais de ce que l'on nomme souvent l'"exceptionnalisme américain", qui fait que les Etats-Unis sont à la fois fiers de leurs origines et conscients de la nécessité d'une perpétuelle refondation. Cette refondation, les écrivains l'effectuent à leur manière, souvent en critiquant l'Amérique qu'ils voient pour en inventer une autre. La littérature française, par exemple, ne fonctionne pas du tout sur les mêmes prémisses ; si certains auteurs glorifient l'idée d'une France éternelle, aux valeurs affirmées (on peut penser à Drieu la Rochelle ou à Maurice Barrès), peu d'écrivains majeurs s'occupent de l'"idée" de la France, tant la nation semble un fait acquis.

Entre 1917 et 1968, les écrivains américains sont témoins de la dégradation de l'American Dream en American way of life, de l'esprit pionnier en espoir de profit. La période est structurée par trois événements majeurs : la première guerre mondiale, la crise de 1929 suivie de la grande dépression, et la guerre du Vietnam, qui tous trois ont énormément influencé les productions culturelles du pays. Il nous semble donc intéressant d'analyser la littérature de cette époque, non pas dans son seul rapport à la politique, mais dans la façon dont elle remet en cause l'idée d'Amérique, pour rechercher de nouvelles origines, en faisant d'ailleurs souvent explicitement référence aux Pères Fondateurs, et construire, en fin de compte, leur Amérique.

De 1917 à 1929, l'Amérique se grise de sa puissance, se lance dans la frénésie de la consommation ; à chacun sa Ford Model T, qui emmène les jeunes de soirée en soirée où ils dansent au son du jazz et boivent de l'alcool de contrebande. Ce tourbillon de strass et de paillettes cache un vide, un malaise que les écrivains de l'époque sont les premiers à ressentir, en grande partie issu du traumatisme de la guerre. Ce n'est pas un hasard si la première traduction française du roman de John Dos Passos, 1919, s'intitule L'an premier du siècle. Tout est à recommencer, et un certain nombre d'écrivains jugent qu'il leur est impossible d'accomplir cette tâche aux Etats-Unis. Ils s'exilent à Paris. Ceux qui restent en Amérique s'en prennent férocement à la société américaine et à ses gouvernants. Ces mouvements divers, géographiques autant qu'intellectuels, s'inscrivent dans le cadre des modernismes européens, et l'innovation formelle est l'une des principales caractéristique de ces auteurs qui se meuvent sur un fil ténu, sans filet, entre danse et désespoir.

Avec l'exécution de Sacco et Vanzetti en 1927 et le krach boursier de 1929, de nombreux intellectuels et écrivains se rendent compte que les critiques individuelles ne suffisent plus, et qu'il est temps de passer à l'action collective. La crise est profonde, elle est culturelle autant qu'économique. L'Amérique, tels qu'ils la voient, n'est plus un idéal. Politiquement, la gauche se radicalise ; le parti communiste, fondé en 1919, voit son influence augmenter. De nombreuses revues de gauche se développent, la plus emblématique étant New Masses, fondée par Mike Gold en 1926. Suivant l'injonction de Joe Hill, "ne pleurez pas, organisez-vous" (« Don't mourn. Organize ! »), intellectuels, artistes et écrivains prennent le chemin de l'engagement. Cependant, le débat fait rage sur la fonction de l'écrivain et son rapport à la politique, et la plupart des grands auteurs de l'époque tiennent à maintenir leur liberté artistique, et refusent l'imposition de règles par le parti communiste américain.

Pendant la seconde guerre mondiale, le parti s'aligne sur les positions du gouvernement américain, ce qui lui fait perdre de sa force ; il est définitivement marginalisé par le vaste mouvement anti-communiste de l'après-guerre connu sous le nom de "maccarthysme". L'horreur provoquée par la découverte des camps de concentration et d'extermination, la diffusion progressive d'informations sur les ravages du stalinisme en URSS, amènent les écrivains à se recentrer sur eux-mêmes. C'est le sujet qui est mis en question, qui est éclaté, recomposé, au gré parfois d'expériences extrêmes, dans les mondes de la drogue et du sexe. La révolte devient individuelle, chacun cherche son Amérique, et les écrivains, tout en s'engageant souvent dans des mouvements contestataires, ne croient plus à la possibilité véritable d'une révolution autre qu'individuelle.

1. 1917-1929 : Danse et désespoir

1.1 La génération perdue : échapper à l'Amérique

L'entrée en guerre des Etats-Unis est un choc pour une bonne partie de la population et pour les écrivains en particulier. Woodrow Wilson, qui avait fait campagne en 1915 en disant qu'il "maintiendrait l'Amérique hors de cette guerre", apparaît comme un traître. La propagande anti-allemande est également critiquée, et plus généralement, certains écrivains comme John Dos Passos sont profondément choqué par le discours politique qui se transforme en propagande et asservit les masses pour ensuite les envoyer au front, farcies d'idéaux virils et démocratiques (make the world safe for democracy). Cependant, la curiosité est la plus forte, et Dos Passos, Hemingway, Fitzgerald (ce dernier ne verra jamais le front, il arrive en France au moment de l'armistice), sont engagés volontaires et partent pour l'Europe. Ils sortent de cette expérience meurtris, dégoûtés par la guerre, par le gouvernement américain, par l'hypocrisie des puissants qui font des pauvres de la chair à canon. Incapables de vivre à nouveau dans le pays qui les a trahis, ils s'exilent volontairement en Europe.

C'est cette génération de "jeunes gens tristes" qui devient, dans la bouche de Gertrude Stein, doyenne des Américains de Paris (elle s'y trouve depuis le début du siècle), la "génération perdue" (« lost generation », phrase popularisée notamment par Hemingway qui la met en exergue de son premier roman, Le soleil se lève aussi). Ezra Pound, T.S. Eliot, Ernest Hemingway, Francis Scott Fitzgerald, tous veulent, d'une manière ou d'une autre, physiquement aussi bien que dans leur art, échapper à l'Amérique, reconstruire une nouvelle littérature. L'effervescence artistique qui règne à Paris autour des cubistes, des dadaïstes, des surréalistes et autres avant-gardes, crée une sorte de tourbillon, de vortex créatif où tous entrent volontairement, et dont ils sortiront transformés. Les autres continents s'invitent sur le Vieux. Les cubistes cherchent l'inspiration dans les masques africains. Pound, européen-américain, se tourne vers l'Asie, se passionne pour les travaux de Fenollosa sur les caractères chinois, et fait de ses poèmes des concentrés de sens. T.S. Eliot publie La terre vaine (The Waste Land) en 1922, et c'est l'Antiquité, entre autres, qui lui sert de nouveau port d'attache. Bannissant toute forme de sentimentalisme, il élabore la théorie de la "corrélation objective" : "le seul moyen d'exprimer une émotion de façon artistique, c'est de trouver un ensemble d'objets, une situation, un enchaînement d'événements qui seront la formule de cette émotion particulière, de telle sorte que quand les faits extérieurs sont donnés l'émotion est immédiatement évoquée." (cité par Cabau, 1981, 283)

Cette corrélation objective, les romanciers eux aussi la recherchent. Après la première guerre mondiale, ce n'est pas, en effet, une tabula rasa idyllique qui se présente à eux, mais bien la terre vaine, stérile, d'Eliot, brûlée, parsemée de mauvaises herbes, où l'enthousiasme whitmanien n'a plus sa place. Hemingway et Fitzgerald, notamment, pratiquent ce que l'on pourrait appeler une "littérature du vide". Chez Fitzgerald, la littérature se fait défi, et son roman Gatsby le magnifique (The Great Gatsby, 1925) est à bien des égards exemplaire des Rugissantes années 1920 (Roaring Twenties) ; le jazz, les bootleggers qui permettent aux soirées d'être bien arrosées, les anciens combattants, les histoires d'amour compliquées où les femmes ne sont plus de simples objets mais choisissent ceux dont elles désirent les attentions. Mais sous la richesse et l'exubérance de Long Island (le West Egg où vit Nick Carraway, et le East Egg, réservé à l'aristocratie que représentent Tom et Daisy Buchanan) se trouve la vallée de cendres qui rappelle le waste land d'Eliot. Hemingway, lui, fait du vide une doctrine, le nada. Rien n'ayant plus de sens, les choses ne peuvent tenir que par le rituel ; le rituel suprême est celui de la mort, qui est mis en scène dans la corrida, et, dans une moindre mesure, dans la chasse et la pêche. Ce qui importe, c'est de trouver le mot juste, le corrélat objectif qui fait sourdre l'émotion. Il faut "écrire une prose si pure qu'elle ne se corrompe pas" [Cabau, 1981, 275]. Dans Paris est une fête (A Moveable Feast, 1964), où il raconte ses années parisiennes, Hemingway décrit la discipline qu'il s'est imposée à partir du moment où il a décidé de ne rien faire d'autre qu'écrire. "Tout ce qu'il faut, c'est écrire une phrase vraie" (« All you have to do is write one true sentence »). Le reste vient tout seul. Son premier roman, Le soleil se lève aussi (The Sun Also Rises), paraît en 1926 et fait scandale. Un critique dit qu'il n'a jamais lu de livre où les gens boivent et jurent autant. De fait, les personnages, Jake, Brett, Mike, d'abord à Paris puis en Espagne, sont comme pris dans un tourbillon d'alcool et de sexe ; le héros étant impuissant, le thème de la virilité, toujours central chez Hemingway, se trouve déplacé sur les besoins sexuels de la femme, Brett, qu'elle ne peut assouvir auprès de celui qu'elle aime. Le style est aride, intense, comme les paysages d'Espagne desséchés par le soleil chers à l'auteur.

Cependant, aussi bien Fitzgerald qu'Hemingway, malgré leur profonde critique de l'Amérique, continuent dans une certaine mesure à croire au rêve américain dont Gatsby, après tout, est une figure. Chez Hemingway, c'est plutôt l'esprit pionnier qui demeure, la force de la nature incarnée en l'homme, qu'il soit torero ou boxeur ; mais la guerre a brisé le rêve de la Frontière, a fait perdre à l'Amérique pastorale son innocence pour la transformer en machine à tuer, dans laquelle l'avancée n'est plus un choix, individuel et réfléchi, mais un ordre que l'on donne à une cohorte d'hommes trop épuisés pour réfléchir.

1.2 La satire dans la joie

La fin de l'innocence peut également être traitée sur le plan humoristique, et certains écrivains américains choisissent ce biais pour dénoncer l'absurdité de la guerre. C'est le cas du poète E.E. Cummings, lui aussi ambulancier volontaire, ami de John Dos Passos qu'il rencontre à Harvard dans les années 1910, et qui effectue plusieurs séjours à Paris dans les années 1920. Sorte de figure transitionnelle, il partage certains traits de la Génération Perdue tout en s'en distinguant par d'autres aspects, notamment son usage appuyé de la satire. "Il apporte à la poésie américaine l'esprit satirique acéré de Mencken et de Lewis, l'indignation morale de Pound, Eliot et Hemingway, outre la fraîcheur d'un émerveillement poétique face au monde naturel, au moins égale à celle, plus philosophique, de Stevens" [Carlet et al., 1998, p.367]. Dans ses poèmes, il joue avec la grammaire, les majuscules, la ponctuation, intègre des slogans publicitaires, des figures populaires comme Buffalo Bill, se gausse de la propagande militariste, tout en maintenant souvent une forme de base assez classique (on y reconnaît souvent la forme du sonnet). Le poème "next to of course god america i", par exemple, met en scène un discours mêlant des citations de l'hymne national à des jurons répétés, et fait grand usage de l'antiphrase pour dépeindre l'innocence des soldats envoyés à la mort. Le dernier vers, qui donne à voir l'orateur, renforce encore rétrospectivement l'ironie de ce discours parodique.

Ironie cinglante et humour noir caractérisent nombre des auteurs qui ont choisi, après la guerre, de demeurer en Amérique. Ils font une critique de la société américaine de l'intérieur, et la satire remplace le désespoir et le vide des auteurs en exil. L'œuvre la plus marquante est à cet égard Babbitt, de Sinclair Lewis, publié en 1922, la même année que La terre vaine. Babbitt est le récit de la vie du héros éponyme dans la petite ville de Zénith, agent immobilier avec une femme et trois enfants, bien établi dans sa communauté, à l'aise dans ses certitudes, qui se découvre soudain des envies de révolte ; révolte bien illusoire et temporaire, puisque la fin du roman voit Babbitt revenir vers sa famille après une brève aventure avec une jolie veuve, et reporter ses désirs d'ailleurs sur son fils, qui souhaite devenir mécanicien plutôt que d'aller à l'université. Le terme "babbitt" devient vite un nom commun, notamment utilisé, et nous y reviendrons, par H.L. Mencken dans ses articles. Le matérialisme égocentrique, le racisme subtil, l'humanitarisme de pacotille, le discours bardé de poncifs de l'homme d'affaires américain moyen sont épinglés avec férocité dans ce roman, et représentent tout ce que la nouvelle société d'abondance peut avoir de profondément avilissant. Déjà le rêve américain n'est plus qu'un mode de vie, et l'aventure est dégradée au rang d'affair, d'adultère mesquin et vite regretté. L'influence profonde de l'œuvre de Sinclair Lewis est internationalement reconnue en 1930, lorsqu'il devient le premier écrivain américain à recevoir le prix Nobel de littérature.

Le parallèle est aisé à faire entre les romans de Sinclair Lewis et les essais et articles du journaliste Henry Louis Mencken, qui publie ses premiers Prejudices en 1922, année de parution de Babbitt. Mencken a la plume agile et le verbe mordant, et devient le maître à penser de toute une génération. Il méprise également les petits bourgeois et les professeurs d'université, envoie ses flèches partout où elles peuvent atteindre une cible, ses sarcasmes n'épargnent personne. Il se considère comme l'incarnation de l'homme d'esprit (wit) et fustige la médiocrité de la culture américaine. Ses positions sont souvent contradictoires, dictées par l'envie du moment plutôt que par une pensée construite et rigoureuses, mais son humour et sa légèreté en font une icône, portée par les revues où il publie, comme The Smart Set puis The American Mercury dont Mencken est le fondateur. Mencken utilise régulièrement le terme de "babbitt" pour désigner le bourgeois moyen, associé à d'autres qualificatifs de son crû, comme le "boobus Americanus" et autres "ignoramuses". Ses articles s'intitulent "On Being an American", "American Culture", "The Sahara of the Bozart", et il y dénonce l'inculture des Yankees tout autant que la fausse aristocratie dégénérée du Sud. Lui qui se dit si sensible à la culture et à son évolution, passe totalement à côté de la génération perdue dans ses articles de critique littéraire, et ne reconnaît pas les innovations extraordinaires apportées par les différents courants du modernisme. Icône dans les années 1920, il est presque oublié dans les années 1930, où son humour léger, sa critique non constructive semblent trop futiles par rapport au sérieux qu'exige la crise.

1.3 Ré-écrire l'Amérique : nouvelles voix, nouvelles expériences

Plutôt que de simplement la critiquer, certains auteurs tentent en effet de ré-écrire l'Amérique, de faire entendre de nouvelles voix. Les années 1920 ne se limitent pas en effet aux conséquences de la guerre, mais voient s'opérer une quasi-révolution dans le mode de vie des Américains. Les méthodes de travail de Taylor et Ford se propagent, standardisation et consommation sont les deux maîtres mots. En 1920, la population urbaine dépasse la population rurale. La métropole devient centrale dans l'imagination populaire (1926 : Metropolis, Fritz Lang). L'industrialisation, la ville, la machine, sont des thèmes majeurs de l'art et de la littérature de l'époque. En 1913, l'Armory Show, organisé par Alfred Stieglitz, introduit les œuvres cubistes sur la scène américaine ; Marcel Duchamp crée ses premiers ready-made. De nouvelles voix émergent, de nouvelles communautés veulent avoir leur place sur la nouvelle scène politique et culturelle américaine. En 1919, les femmes obtiennent le droit de vote. Les Noirs, eux, sont toujours marginalisés, mais l'expression culturelle de cette communauté fleurit dans les années 1920 à travers le mouvement de la Harlem Renaissance, mouvement très divers qui inclut l'art, la musique, la littérature... Le jazz et le blues ont une influence majeure sur les autres arts. C'est la naissance du New Negro, titre d'une anthologie d'essais parue en 1925, nouvelle image du Noir qui veut s'éloigner des stéréotypes, et montrer l'appartenance fondamentale des Noirs à la nation américaine. Des auteurs tels que Claude McKay, Countee Cullen, Langston Hughes, s'attachent à illustrer cela sur le plan littéraire. Ce mouvement a eu une grande influence sur la génération des droits civiques. C'est d'ailleurs dans les années 1950 et 1960 que nombre d'auteurs de la Harlem Renaissance, jusque là oubliés, ont été redécouverts. L'esclavage est bien évidemment un thème majeur de cette littérature, et les références à l'Afrique sont nombreuses, mais il s'agit surtout d'un travail sur l'identité des Noirs américains, presque d'un travail de définition, définition qui pour une fois ne doit pas être imposée mais choisie, comme le montre le poème de Langston Hughes, "Negro", écrit dans les années 1920 quand il était à Harlem.

Les expérimentations modernistes se frayent donc un chemin dans tous les genres littéraires, dans toutes les communautés d'artistes. Le roman, la poésie empruntent à d'autres genres, à d'autres arts. La société de consommation, le développement des media rendent tout plus rapide, plus accessible, et les artistes n'ont plus qu'à se servir sur les grands rayonnages de la société américaine. La forme bouge, sous l'influence de la musique, mais aussi du cinéma. Un auteur comme John Dos Passos a par exemple été très marqué par les œuvres du réalisateur russe Sergei Eisenstein, notamment par son emploi du montage. Dans Manhattan Transfer, publié en 1925, son premier grand succès, il donne une vision fragmentée de la ville de New York, changeant sans cesse de point de vue, mettant en scène plus d'une centaine de personnages, entraînant le lecteur dans une métropole grouillante de vie, dans le chaos du désespoir. Dos Passos s'adonne aussi au théâtre, à travers le groupe New Playwrights' Theater, une expérience qui visait à faire des pièces populaires, à contenu social, sans pour autant renoncer aux avancées formelles obtenues par le modernisme. Le peu de succès de cette initiative (le groupe se dissout en 1929), montre le paradoxe inhérent à la démarche de certains auteurs de l'époque : être à la fois révolutionnaire et populaire.

Les années 1920 ouvrent donc la voie, dans le sillage des modernismes américains, à une volonté de ré-écrire l'Amérique, elle-même profondément transformée au sortir de la guerre. Les écrivains, qu'ils soient en Europe ou aux Etats-Unis, percent la bulle de la prospérité pour mettre à jour la corruption liée à la prohibition, la vacuité intellectuelle d'un progrès principalement matériel, et transcrivent la fragmentation de la civilisation urbaine et industrielle dans de nouvelles formes, elles-mêmes fragmentées et mouvantes. La révolution russe de 1917 les influence durablement, nombre d'entre eux effectuant des voyages en URSS au cours des années 1920 et au début des années 1930 (Floyd Dell, Mike Gold, E.E. Cummings, John Dos Passos, Edmund Wilson...). Lincoln Steffens en revient et dit : "J'ai vu le futur, et ça marche". Deux crises majeures à la fin des années 1920 vont pousser certains auteurs à rechercher un engagement collectif, comme si leur voix seule ne suffisait plus à dénoncer les travers de l'Amérique. En 1927, l'exécution des deux immigrés italiens anarchistes Sacco et Vanzetti provoque une onde de choc dans les milieux de gauche, arrivant après un procès qui avait duré six ans, et des manifestations dans le monde entier. En 1929, le krach boursier de Wall Street vient confirmer la crise du capitalisme, et ouvre la période de la Grande Dépression. La crise n'est pas uniquement économique, c'est l'Amérique elle-même qui vacille, et les écrivains, plutôt que d'en être les fossoyeurs, essaient de la faire renaître de ses cendres en réactivant un certain nombre de ses mythes fondateurs.

2. 1929-1945 : une littérature engagée ?

2.1 S'engager, est-ce renoncer à la littérature ?

Le débat sur le rôle de l'artiste en politique fait rage dans les années 1930 dans les milieux intellectuels de gauche. La revue New Masses, fondée en 1926 par Mike Gold, accueille dans ses colonnes de nombreux écrivains, qui expriment leurs opinions, parfois très critiques vis-à-vis du marxisme et du parti communiste américain. Celui-ci, fondé en 1919, est dans les années 1920 principalement un parti d'immigrés, et parmi ses membres, rares sont ceux qui parlent couramment l'anglais. Avec les crises de la fin des années 1920, de nombreux intellectuels et écrivains s'inscrivent au parti, ou deviennent des compagnons de route. Le parti communiste des Etats-Unis n'a jamais eu de pouvoirs important, mais son influence sur la vie culturelle américaine était loin d'être négligeable, et une revue comme New Masses dialoguait souvent avec des périodiques tels que The Nation ou The New Republic, d'orientation plus modérée. A travers la politique de "front populaire", décrétée par la troisième internationale à partir de 1935, le parti communiste s'ouvre à des auteurs plus divers, cherchant des appuis dans sa lutte. Par ailleurs, le parti communiste américain a toujours eu à cœur d'"américaniser" le marxisme, de l'adapter à la situation particulière des Etats-Unis, pays qui n'avait jamais connu de régime autoritaire. A partir de 1933, le gouvernement Roosevelt, à travers un certain nombre d'initiatives (notamment le Works Progress Administration), contribue à la mise en place d'un certain nombre de projets visant à documenter l'état de l'Amérique au cœur de la dépression. C'est ainsi que des écrivains, photographes, artistes sillonnent le pays pour recueillir des témoignages, peindre des bâtiments officiels, prendre des photos des fermiers du Middle West ; de nombreuses œuvres verront le jour suite à ces incursions, dont l'une des plus connues est sans doute le Louons maintenant les grands hommes (Let Us Now Praise Famous Men, 1941) de James Agee et Walker Evans. Le genre documentaire, ainsi popularisé, influence nombre d'écrivains de l'époque.

Cependant, si la réalité de la "culture de gauche" est indéniable, force est de constater que la plupart des écrivains majeurs de l'époque étaient plus souvent compagnons de route que communistes, et que l'engagement politique se faisait la plupart du temps dans le cadre d'une liberté de création maintenue. John Dos Passos, par exemple, rompt avec le marxisme dès 1935, autrement dit avant d'avoir terminé U.S.A., dont le dernier volume, La grosse galette (The Big Money), critique sans ambages le parti communiste. Le roman prolétarien, tel que certains l'auraient voulu, c'est à dire écrit par les travailleurs pour les travailleurs, n'a guère de succès. A la fin des années 1930, The Partisan Review, initialement l'organe des John Reed Clubs, s'émancipe à leur dissolution et critique radicalement la ligne, trop dogmatique au goût des rédacteurs, de New Masses. James T. Farrell, auteur de la trilogie Studs Lonigan, considérée par certains comme un roman prolétarien, exprime ses doutes et ses interrogations à travers plusieurs essais et articles, regroupés dans A Note on Literary Criticism. Certains vont jusqu'à renoncer à la littérature au profit de l'engagement. Mais dans l'ensemble, la plupart des auteurs parviennent à articuler leur discours politique à leurs œuvres de fiction, sans pour autant plonger dans l'idéologie. On peut penser au célèbre roman de Ernest Hemingway, Pour qui sonne le glas, (For Whom the Bell Tolls, 1940) qui porte sur la guerre d'Espagne dans laquelle l'auteur s'était engagé avec passion. Pourtant, l'engagement dans cette œuvre est loin d'être une valeur absolue, et se trouve au contraire constamment remis en question, notamment à travers le personnage de Pablo, qui se bat à des fins personnelles. Robert Jordan lui-même ne peut s'empêcher de considérer ses ennemis comme des êtres humains, ce qui le rend fragile et, dans une certaine mesure, moins apte à servir la "cause". Déjà dans L'adieu aux armes (A Farewell to Arms, 1929), le narrateur proclamait l'inutilité des valeurs "à majuscule" comme la Gloire, le Devoir ou l'Honneur.

2.2 De la critique au mythe : le retour de l'épopée

Ainsi, malgré l'engagement, la critique se fait jour ; cependant, la description sans concessions de l'Amérique en crise est assortie d'un retour du mythe, comme si, malgré tout, tout espoir n'était pas mort. Le mythe et la légende néanmoins, n'ont pas que des aspects positifs, et peuvent être mortifères, enfermant les protagonistes dans le passé. Cette transformation thématique, ce que l'on pourrait appeler le retour de l'épopée, ou du moins d'une certaine forme d'épopée, se manifeste, et la coïncidence est intéressante, par le changement de format des œuvres littéraires. L'ère du jazz était aussi celle de la nouvelle (on pense naturellement à Fitzgerald, maître en la matière, mais également à Hemingway dont le premier succès, In Our Time (1925), était un recueil de nouvelles), du roman court ; à la fin des années 1920 puis dans les années 1930, on voit revenir les romans-fleuve, les trilogies, par exemple celles de John Dos Passos, James T. Farrell ou Josephine Herbst, à dimension épique. Face à la crise et à son apparente inévitabilité, à cette impression qu'elle durera toujours (contrairement à ce que dit le président Hoover, la prospérité n'est pas au coin de la rue), la notion de destin revient en littérature, et s'impose plus que jamais. Deux exemples peuvent être donnés, radicalement différents dans la forme comme dans les intentions auctoriales : John Steinbeck et William Faulkner.

Les raisins de la colère (Grapes of Wrath, 1940) est le récit des aventures de la famille Joad, pauvres fermiers de l'Oklahoma qui, après avoir été chassés de leur terre par leur banque, décident, comme tant d'"Okies" pendant la grande dépression, d'aller tenter leur chance en Californie. Il s'agit d'un roman réaliste, à bien des égards d'un pamphlet politique sur la condition des travailleurs agricoles, les manigances des capitalistes (les propriétaires de vergers californiens font circuler des prospectus dans le Midwest pour faire venir le plus de travailleurs possible et ainsi pouvoir casser les prix) et la misère de l'Amérique dans les années 1930. Cependant, la dimension symbolique ne saurait être ignorée, et ce voyage est aussi un voyage initiatique pour Tom Joad, qui découvre l'engagement collectif. Le tout est représenté sous la forme d'une nouvelle frontière. Si la frontière matérielle, l'aspiration à la richesse qui viendrait avec la conquête de l'Ouest, est fallacieuse, la Frontier politique, elle, existe, et il faut des pionniers qui la fassent disparaître. La persévérance symbolique de la tortue, dans le troisième chapitre du roman, qui, tentant de traverser la route, se fait renverser par un camion, mais réussit à se remettre sur ses pattes et reprend son chemin, figure la nécessité de ne pas se résigner, de continuer à avancer. La persévérance, le sacrifice (un certain nombre de personnages meurent en route, et doivent être abandonnés à leur sort afin que les autres puissent continuer), l'endurance, sont autant de vertus, empruntées à la tradition chrétienne, que l'on retrouve dans l'œuvre de Steinbeck, et cette influence éclate dans la dernière scène du roman, où la jeune Rose of Sharon donne le sein (gonflé du lait destiné à son enfant mort) à un homme malade pour qu'il puisse continuer sa route. C'est d'ailleurs pour Les raisins de la colère que Steinbeck est connu, et reconnu, bien plus que pour des œuvres plus strictement politiques telles que En un combat douteux (In Dubious Battle, 1936).

William Faulkner opte pour une perspective et une technique radicalement différentes. Les deux auteurs ne sont absolument pas comparables, et loin de nous l'idée de commettre pareille hérésie. Simplement, la notion de destin est très importante dans leurs œuvres, et caractéristique, il nous semble, dans une certaine mesure, de l'atmosphère qui entoure la littérature américaine dans les années 1930. Faulkner crée un comté imaginaire, le comté de Yoknapatawpha, ainsi que tous ses habitants. Il en fait des plans, établit des distinctions sociales et démographiques entre ses différentes parties, etc... Au sein de ce pays imaginaire, il décrit la décadence du Sud à travers la déchéance de ses grandes familles (les Sartoris, les Compton...) ; il y a certes, de la nostalgie, mais aussi de la critique. Le ver est dans le fruit, le destin du Sud est de mourir, de disparaître. Faulkner fait usage de techniques modernistes, comme la fragmentation de la narration, l'utilisation de points de vue multiples, mais son univers est avant tout individuel, hanté par les fantômes du Sud, dont le principal est celui de la guerre de Sécession, omniprésente. Les Noirs sont toujours là, tantôt dévoués, tantôt paresseux, témoignage vivant de la faute ineffaçable. Dans Le bruit et la fureur (The Sound and the Fury, 1929), Dilsey représente la nemesis, car elle reste fidèle à Caddy, envers et contre tout et, préserve, comme Benjy, la présence de la sœur maudite.

Faulkner représente la renaissance de la littérature du Sud, une tradition spécifique qui continuera à fleurir à travers les œuvres de Flannery O'Connor, etc... Le Sud est, lui aussi, une autre Amérique, terre aristocratique, rongée par la lèpre de l'esclavage, fière de sa culture tout en étant consciente de son déclin. L'Amérique demeure divisée, que ce soit entre l'est et l'ouest, comme chez Steinbeck, ou entre le nord et le sud, comme chez Faulkner.

2.3 Littérature et politique : l'exemple de la trilogie U.S.A.

Le titre du premier volume de la trilogie U.S.A., Le quarante-deuxième parallèle, (The Forty-Second Parallel, 1930) apparaît donc dans ce contexte comme un appel à la réconciliation, à la recomposition de l'Amérique le long de cette ligne qui traverse les Etats-Unis d'Est en Ouest. U.S.A., dont les trois volumes, Le quarante-deuxième parallèle, 1919 (1932) et La grosse galette (The Big Money, 1936) sont écrits tout au long des années 1930 et publiés ensemble en 1938, est l'œuvre majeure de John Dos Passos, et, à bien des égards, de cette décennie. L'ambition est vaste : faire un portrait de l'Amérique du début du vingtième siècle (le premier volume commence par les célébrations du nouveau siècle) jusqu'à la crise de 1929. Les personnages viennent de toute l'Amérique, leurs origines sociales, leurs métiers, sont divers. Tous les éléments pour une vaste fresque sont en place. Mais la fresque est loin d'être lisse et hagiographique. Bien au contraire, dans la droite ligne de Manhattan Transfer (1925), Dos Passos fait, dans U.S.A., de la fragmentation un art, et érige l'hétérogénéité en système. Quatre modes de narration alternent tout au long des trois tomes : les passages romanesques, mettant en scène divers personnages, qui changent d'un volume à l'autre, mais réapparaissent parfois comme personnages secondaires après avoir été protagonistes d'un des segments, les « actualités », extraits d'articles de journaux et de chansons populaires, l' « œil caméra », passages plus ou moins autobiographiques dont le style est inspiré de la technique du flux de conscience (stream of consciousness) développée par Virginia Woolf et James Joyce, et des biographies d'Américains célèbres, sortes de poèmes en prose qui s'attachent à dépeindre en quelques pages des destins exceptionnels.

Le montage est, dans cette œuvre, primordial, et, à cet égard, Dos Passos est sans doute l'un des auteurs américains les plus "modernistes", au sens où il fait usage de toute une série de techniques (montage, flux de conscience, changement de focalisation, citation...) développées par les modernistes au sein d'une seule et même œuvre. L'agencement des "Actualités", par exemple, ne se fait pas au hasard, et chaque segment est composé avec soin, pour provoquer des effets d'unisson ou de contrepoint. Ces passages permettent de créer une atmosphère, une sorte de toile de fond qui entre en résonance avec les autres modes narratifs. L'alternance est certes systématique, mais le rythme change tout au long de la trilogie ; par exemple, au fur et à mesure des tomes, les passages consacrés à "l'œil caméra" deviennent de moins en moins nombreux, mais aussi de plus en plus marquants pour le lecteur, car c'est en leur sein que l'on observe l'émergence d'une voix, celle de l'écrivain, et d'une conscience politique.

U.S.A. est une œuvre intéressante en ce qui concerne la question du rapport entre fiction et politique. L'innovation formelle y est prépondérante, et pourtant l'auteur ne fait pas de l'art pour l'art, il revendique au contraire un certain engagement. La critique du capitalisme est omniprésente dans l'œuvre, mais c'est surtout la force du discours qu'elle donne à voir, discours politique, discours publicitaire, qui contrôle ceux qui ne le maîtrisent pas. Les portraits des révolutionnaires et anarchistes dans les biographies du premier volume sont pleins d'admiration mais font en même temps le récit d'échecs successifs. Tout au long de la trilogie, la notion de destin est présente, et les protagonistes des segments narratifs en particulier lui sont soumis. Les rouages du système ne laissent personne intact. Ceux qui les huilent sont à leur service, ceux qui voudraient les bloquer finissent par s'en faire écraser. Aucune solution véritable ne se fait jour, et le parti communiste est vivement critiqué dans La grosse galette, car lui aussi se prend au jeu du pouvoir et de l'organisation. La conclusion, révélée notamment par les derniers passages de "l'œil caméra", est que l'importation d'un nouveau système est inutile et assujettissante ; il importe au contraire de revenir aux "vieux mots", ceux des pères fondateurs, aux valeurs originelles de la république américaine, pour résorber les "deux nations" dont elle est aujourd'hui composée ("d'accord nous sommes deux nations", « all right we are two nations »).

La décennie des années 1930 sonne le glas de l'espoir en une cause collective. Le pacte germano-soviétique de 1939 amène de nombreux écrivains à rompre avec le parti communisme, et l'URSS elle-même commence à avoir mauvaise presse auprès d'une frange de la gauche américaine. Les bons résultats du New Deal de Roosevelt contribuent à affaiblir la gauche radicale, et le soutien du parti communiste au gouvernement lors de l'entrée en guerre des Etats-Unis achève de le marginaliser. La seconde guerre mondiale est une guerre de conscrits, et non une guerre d'engagés volontaires ; pourtant, elle marque moins les écrivains américains que la première, du moins ne donne-t-elle pas lieu à un mouvement culturel comparable à celui de la "génération perdue". Les utopies collectives semblent vouées à l'échec. Vient le temps de la révolte des individus. Chacun part à la recherche de son Amérique, en fonction de son identité (la découverte de l'horreur des camps donne naissance à tout un courant de littérature juive-américaine), de ses goûts et dégoûts ; ce n'est plus le peuple, mais le moi qui est au cœur de l'invention littéraire.

3. Après 1945 : la révolte des individus

3.1 Naissance du théâtre américain

Après la seconde guerre mondiale, la culture américaine devient hégémonique. L'American way of life envahit l'Europe, et les Etats-Unis sont pleinement conscients de leur puissance. Les artistes et écrivains, du moins certains d'entre eux, remettent justement en cause cette culture, critique qui culmine lors des manifestations de protestation contre la guerre du Vietnam. Mais, si l'Amérique s'érige en gendarme du monde, elle s'attelle également à la chasse à l'ennemi intérieur, pendant la période du McCarthysme. Le HUAC (House Un-American Activities Committee) est créé en 1938, mais ne prend véritablement de l'ampleur qu'après la guerre. En 1953, l'exécution de Julius et Ethel Rosenberg, accusés d'espionnage, marque à la fois l'apogée et la fin de cette période. Cependant, contrairement à l'affaire Sacco et Vanzetti qui en 1927 avait amené de nombreux intellectuels à se rapprocher du parti communiste, l'exécution des Rosenberg, même si elle provoque beaucoup de manifestations de soutien, achève de le marginaliser.

La seconde guerre mondiale et l'après-guerre voient se développer un genre qui n'avait jusque-là pas eu une grande place sur la scène littéraire américaine : le théâtre. Le seul grand dramaturge américain jusque là avait été Eugene O'Neill, mort en 1953, qui avait contribué à populariser les idées de Tchékhov ou Ibsen sur le réalisme au théâtre, et avait été le premier à mettre en scène un langage typiquement "américain". Mais c'est véritablement à partir de 1945 que le théâtre américain prend son essor. En 1945, La ménagerie de verre (The Glass Menagerie) de Tennessee Williams, remporte un franc succès, largement dépassé cependant par celui d'Un tramway nommé désir (A Streetcar Named Desire) en 1947. Le dramaturge écrit ses premières pièces dans les années 1930 ; celles-ci sont souvent ouvertement politiques (par exemple Candles to the Sun, 1936), influencées par les thématiques majeures de la gauche américaine de l'époque (scène de grève, 'conversion' du héros...), mais attachent également une grande importance à l'individu et à ses états d'âme. En effet, Tennessee Williams se situe dans la mouvance du "Group Theater", groupement de dramaturges fondé en 1931, qui désirait établir les règles d'un nouveau théâtre, en se fondant notamment sur les méthodes de jeu de Konstantin Stanislavski. Elia Kazan, avec qui Williams collaborera longtemps (notamment pour les films Un Tramway nommé désir, 1951, et Baby Doll, 1956), appartenait à ce mouvement. La version américaine du système de Stanislavski, développée par Lee Strasberg, insiste sur la "mémoire affective", autrement dit l'idée selon laquelle les acteurs doivent aller chercher dans leur propre expérience une émotion proche de celle que le personnage éprouve. Dans les pièces de Tennessee Williams, la technique de la mémoire affective sert des intrigues souvent fondées sur des pathologies individuelles, sur la notion de frontière, entre le réel et l'imaginaire, entre la raison et la folie, entre la victime et le bourreau. Le personnage le plus emblématique à cet égard est sans doute Blanche Dubois, l'héroïne d'Un Tramway nommé désir, incarnée à l'écran par Vivien Leigh. La question de la position sociale est au cœur de la pièce, et du contraste entre l'affectation de Blanche et la bestialité de Stanley Kowalski (Marlon Brando) ; cependant, l'auteur se concentre sur les conséquences d'une telle situation sur le psychisme des personnages plutôt que sur l'éventualité d'une émancipation collective. On passe de la critique de la société à la fragmentation du moi. Les rôles ne sont jamais clairement définis, et même si le symbolisme est souvent assez lourd (on songe, dans Un tramway nommé désir, au rôle de la lumière, au jeu de masques que met perpétuellement en scène Blanche), la subtilité psychologique demeure.

La perspective de l'autre dramaturge majeur de l'après-guerre est radicalement différente. Arthur Miller ne cache pas ses sympathies pour le parti communiste, et est d'ailleurs appelé en tant que témoin devant HUAC en 1956. Il refuse de donner les noms de ceux qu'il a vus aux réunions du parti communiste. Dans la plupart de ses pièces, que ce soit Tous mes fils (All My Sons, 1947), Mort d'un commis voyageur (Death of a Salesman, 1949) ou Les sorcières de Salem (The Crucible, 1953), la critique sociale et présente et, plus généralement, la critique de l'Amérique, du rêve américain, de cette fiction savamment construite pour donner aux gens des illusions de grandeur en masquant les inégalités et l'injustice produites par le système capitaliste. Les sorcières de Salem fonctionne comme une parabole : à travers la dénonciation de la chasse aux sorcières dans l'Amérique puritaine du dix-septième siècle, Miller s'en prend à l'anti-communisme qui sévit à la fin des années 1940 et au début des années 1950, mais aussi à cette nécessité qu'éprouve l'Amérique de se purger régulièrement de l'"ennemi intérieur" afin d'en ressortir grandie, à nouveau illusoirement unifiée dans la haine de l'autre, de celui qui est "un-american". Cependant, les pièces de Miller ne sont pas, comme certaines pièces de gauche des années 1930 des pièces de conversion ; il n'y a pas de système alternatif proposé, et le dramaturge se concentre sur les conséquences de l'illusion, de la tromperie, sur la vie des individus. C'est le cas dans Les sorcières de Salem, où le procès met en crise, à travers des révélations d'adultère, le couple des Proctor, mais le meilleur exemple est sans doute Mort d'un commis voyageur, où le héros, Willy Loman (low-man, l'homme bas), est enfermé dans une image de lui-même (charmant, charmeur, connu dans toute la Nouvelle-Angleterre) qui ne correspond pas (ou plus, selon les interprétations) à la réalité, mais à l'idéologie du rêve américain, qu'il transmet d'ailleurs lui-même à ses fils, Biff et Happy. Les nombreux flashbacks (ou "concurrences mobiles", pour employer le terme de Miller) de la pièce sont autant d'incursions dans la mémoire de Willy ; passé et présent se recoupent et vont parfois jusqu'à se confondre, au fur et à mesure que la santé mentale de Willy décline. Il se voit comme l'Amérique voudrait que chacun se voie, la promesse du succès ne meurt jamais, c'est la réalité qui s'efface à son profit. Et cela ne peut mener qu'à une seule chose : la dernière partie de la pièce, "Requiem"...

Bien que Tennessee Williams et Arthur Miller soient radicalement différents, dans leur méthode comme dans leur choix de thèmes, on voit néanmoins que certaines questions - l'identité vacillante, la nécessité de s'abriter derrière le masque de l'illusion - leur sont communes. L'unité du moi n'est plus donnée, il faut la construire, et la totalité illusoire donnée par une cause à laquelle on s'identifierait n'y suffit plus. Le sujet vole en morceaux, et la folie frappe à toutes les portes. Cette thématique est également illustrée à l'époque par le roman de Ralph Ellison, Homme invisible, pour qui chantes-tu? (Invisible Man, 1952), dans lequel le héros noir anonyme, après avoir été manipulé, déçu par la politique, s'enferme dans un sous-sol illuminé par des centaines d'ampoules, et écrit car, comme il le dit lui-même à la toute fin du roman : "Qui sait, peut-être que, dans des fréquences trop basses, je parle pour vous?".

3.2 La beat generation : un nouveau romantisme ?

Si la politique n'est plus une solution, ne peut plus porter la critique comme elle le faisait dans les années 1930, que reste-t-il à la contestation? La révolte individuelle, la dénonciation, la transgression de tout ce qui constitue la base de la culture américaine. C'est ce à quoi s'attellent les écrivains de la beat generation. Le terme, qui renvoie à la musique (beat, la pulsation), à la méditation bouddhiste (beatification), mais aussi au fait d'être fatigué, désabusé (i'm beat, je suis crevé) est popularisé par un article de John Clellon Holmes dans le New York Times en 1952. Les auteurs les plus connus, les plus représentatifs de ce mouvement sont sans doute Jack Kerouac, Allen Ginsberg et William Burroughs. Le roman de Kerouac, Sur la route (On the Road), publié en 1957, est un succès et devient rapidement un mythe. Le style est ce que l'on a appelé la "prose spontanée", la légende veut même que Kerouac ait composé le roman en trois semaines ; le narrateur, Sal Paradise, décrit ses nombreux voyages à travers l'Amérique, et sa fascination pour Dean Moriarty, sorte d'hybride entre un criminel et un prophète. Sur la route est le prototype du road novel, et la géographie de l'Amérique apparaît souvent dans les œuvres issues de la beat generation. Chacun construit son Amérique, la Frontière reprend tout son sens, l'esprit pionnier n'est plus guidé par Dieu, mais par la soif de transgression : jusqu'où peut-on aller pour choquer l'Amérique puritaine, engoncée dans sa puissance économique et son arrogance, étouffée par son conformisme ? L'idée d'Amérique est plus que jamais présente dans ces œuvres, mais il n'y a pas de rédemption collective ; le bouddhisme, auquel s'intéressent Kerouac, Ginsberg et d'autres, ne s'applique qu'à l'individu. Comme le dit Sal à la fin de On the Road, "nobody knows what's going to happen to anybody besides the forlorn rags of growing old" [Kerouac, 1957].

Ce qui ne veut pas dire que la critique est impossible. Au contraire. Elle est virulente, sans concessions ; on pense au poème de Ginsberg "America", ou à celui de Ferlinghetti, "I am waiting". De plus, ce n'est pas simplement une critique sociale ; le langage lui-même est déconstruit dans les œuvres des beatniks, l'écriture est déconstruite, notamment à travers l'expérience de la drogue. L'exemple le plus marquant est sans doute le Festin nu (Naked Lunch, 1959) de William Burroughs, qui plonge le lecteur dans un monde totalement étranger, tant sur le plan de la structure de pensée que du cadre spatio-temporel ou du vocabulaire employé. Pour certains critiques comme Jacques Cabau, cette transgression a une valeur spirituelle : "Ainsi transgresser, c'est s'ouvrir au divin" [Cabau, 1981, 79]. Mais c'est également échapper à une réalité dont on sent qu'on ne peut pas la combattre. Même si le sujet est fragmenté, éclaté, fou, drogué, c'est avant tout le paysage intérieur qui est transposé, traduit dans les descriptions de l'Amérique vue depuis les bus Greyhound ; une certaine forme de lyrisme demeure, et c'est en cela que l'on peut qualifier les beats de nouveaux romantiques. Ils ont bien sûr inspiré les révoltes étudiantes des années 1960, et le développement d'une contre-culture, mais cette révolte partait d'une transgression profondément individuelle, du désir de choquer pour s'affirmer en tant que sujet existant et contestataire, avant tout espoir de renouveau. Comme l'écrit Jacques Cabau :

Il y a beaucoup d'hallucinations  sur ce Radeau de la méduse où délirent les Beats et tous ces fils de Caïn. Mais ce sont peut-être les derniers survivants de l'humanisme après le passage de la barbarie conditionnée. A l'époque des lendemains qui déchantent, quand d'autres avant-gardes exploitent des recettes de grands rhétoriqueurs tandis que la conscience des masses dérive vers l'apathie, il y a quelque chose de pathétique et de respectable dans l'effort maladroit mais authentique des romanciers Beats pour préserver malgré tout la vigilance surréaliste. [Cabau, 1981, p.83]

3.3 Nonfiction novel et nouveau journalisme

Cependant, tous les écrivains ne font pas le choix d'une subjectivité exacerbée pour exprimer leur vision de la société américaine. Certains, au contraire, se plongent dans une objectivité qu'ils voudraient absolue. C'est ce que l'on a appelé le "roman non-fictionnel" (non fiction novel), illustré notamment par les œuvres de Truman Capote et Norman Mailer. En 1955, ce dernier, avec Dan Wolf et Ed Francher, fonde The Village Voice, hebdomadaire alternatif qui appelle à un "nouveau journalisme", un nouveau langage plus simple et plus direct, qui encourage une approche personnelle de l'événement où s'affichent d'emblée la présence et l'engagement du journaliste. Cette nouvelle tendance au sein du journalisme à une influence sur la pratique romanesque, qui se fait au contraire de plus en plus objective, fondée sur des enquêtes, dans la tradition documentaire initiée dans les années 1930 notamment par James Agee. Le roman, donc, se réinvente dans cette mouvance. Comme l'écrit Claudine Thomas au sujet de De sang-froid (In Cod Blood, 1966) :

Il fera école, tandis que se répand l'idée d'un territoire à reprendre sur les grandes chroniques romanesques du passé, lorsqu'une certaine fiction en est à rompre ostensiblement avec le projet réaliste et se fait récit de sa propre genèse et discours sur l'écriture. A quoi s'ajoute aussitôt l'argument selon lequel, dans un monde affecté par tant de développements inouïs, la réalité, investie par son double médiatique (son simulacre), est devenue 'hyperréaliste'. D'où un genre hybride dans lequel on a vu une forme pour notre temps, définie par cet état de tension entre donné empirique et artefact littéraire qui lui est particulier, ou mode du 'fictuel'. [Thomas, 1997, p.85]

Les sujets qui attirent ne sont plus les grandes affaires politiques mais les faits divers, les études de cas, qui s'attachent à un personnage particulièrement remarquable, que ce soit Perry Edward Smith chez Capote ou Garry Gilmore chez Mailer. Les écrivains recueillent des témoignages, effectuent leur enquête, consultent les documents officiels, veulent montrer plutôt que dire, directement influencés en cela par la nouvelle culture de l'image. Cependant, cette objectivité, dans le cadre de romans, ne peut évidemment qu'être problématique, comme l'a notamment démontré le récent film Capote, qui s'attardait sur les relations entretenues par le romancier avec Perry Smith. La valeur documentaire est contaminée par le style, qui chez Capote est extrêmement travaillé, et la fascination exercée par l'image du meurtrier aux jambes difformes et à la culture hétérogène est perceptible tout au long de l'œuvre. L'œuvre de Capote est paradoxale en ce qu'elle associe une recherche formelle très poussée, et un attachement irrévocable au réalisme, voire à l'hyperréalisme, comme si le "nouveau roman" américain devait immanquablement passer par une image de l'Amérique, écartelée entre l'idyllique réussite de la famille assassinée, les Clutters, et l'échec resplendissant, auratique presque, du meurtrier.

Norman Mailer, dont le principal roman non fictionnel, Le chant du bourreau, date de 1979, est véritablement un auteur protéiforme. Il s'étale sous toutes ses coutures dans Publicité pour moi-même, reprend la tradition réaliste et moderniste de John Dos Passos dans Les nus et les morts, s'insurge contre la guerre dans Pourquoi sommes-nous au Vietnam, et participe lui-même à de nombreuses manifestations, la plus connue étant la marche sur le Pentagone, en 1967. Son œuvre est habitée par "le désir, partout présent, d'offrir à l'Amérique le mythe, ou la fable, qui en ces temps de grand désordre mythologique, l'expliquera à elle-même" [Cabau, 1981, 20]. Mailer est perpétuellement en sécession, et cette position est symbolisée par le personnage du "nègre blanc" qu'il théorise dans un essai de 1957, personnage qui n'hésite pas à exprimer ses pulsions, qui reste dans la marge car c'est la seule position politique possible. Mailer a compris que l'Amérique est une terre de mythes et de symboles, et il essaye d'en recréer quelques-uns, et d'en inventer peut-être d'autres. Sa révolte est avant tout langagière, il fait sans cesse jouer la fiction avec les autres genres, provoque des collisions entre histoire et imaginaire :

C'est ce que l'on a appelé à son propos une aptitude à offrir son écriture comme champ de bataille de l'histoire. Plus que jamais, en effet, le texte mailerien s'écrira, tous régimes confondus, sous le signe des rapports entre histoire et fiction ; ce qui veut dire aussi sous celui d'une restructuration du champ littéraire. [Thomas, 1997, p.84]

Tout en aspirant, à travers chacune de ses œuvres, à donner à l'Amérique son grand roman qui lui permettrait de refonder sa mythologie, Norman Mailer demeure, d'abord et avant tout, un individu, tant par ses choix politiques que littéraires, et à cet égard est dans une certaine mesure représentatif de la littérature américaine d'après-guerre ; comète traversant notre demi-siècle sans rien perdre de ses flammes.

Références bibliographiques

CABAU, Jacques. 1981. La prairie perdue. Le roman américain. Points Seuil

CARLET, Yves, BERANGER, Jean, ROYOT, Daniel et VANDERBILT, Kermit. 1998. Anthologie de la littérature américaine. Presses universitaires de France.

THOMAS, Claudine. 1997. Norman Mailer. Paris : Belin

Extraits pour la classe

The Waste Land, by T.S. Eliot

Présentation

Ces quelques vers marquent la fin du poème d'Eliot ; construits, comme le reste de l'œuvre, selon une logique d'allusion, de référence et de fragmentation, ils font voyager le lecteur des légendes arthuriennes aux Upanishad indiennes, en passant par Nerval et Thomas Kyd. Le sens, dans le poème, est toujours indirect, il se construit davantage par la musique de l'œuvre que par la nécessaire compréhension de toutes les références. Ici, le fragment est présent au niveau de la forme comme du sens. En l'absence d'un sens totalisant (provenant d'une autorité suprême, qu'elle soit religieuse, spirituelle ou politique), le sens éclate, et il appartient à chacun de le recomposer. Eliot développe ainsi un des aspects majeurs des mouvements modernistes, qui se définissent largement par cet éclatement du sens, mimétique de l'éclatement de la société moderne, marquée par le déclin de la religion, le développement de l'industrie et la rupture des liens traditionnels (famille, corps professionnels...), transformations auxquelles les écrivains modernistes réagirent, sur le plan politique, en adoptant des positions conservatrices (voire fascisantes, comme Eliot ou Pound) ou révolutionnaires (chez les surréalistes par exemple).

Extrait

[What the Thunder Said]

I sat upon the shore

Fishing, with the arid plain behind me

Shall I at least set my lands in order?

London bridge is falling down, falling down, falling down

Poi s'ascose nel foco che gli affina

Quando fiam uti chelidon- O swallow swallow

Le Prince d'Aquitaine à la tour abolie

These fragments I have shored against my ruins

Why then Ile fit you. Hieronymo's mad againe.

Datta. Dayadhwam. Damyata.

Shantih shantih shantih

T.S. Eliot, The Waste Land, 1922

The Great Gatsby, by Francis Scott Fitzgerald

Présentation

Cet extrait clôt le roman. Gatsby est mort, Nick Carraway le narrateur, a décidé de retourner vivre dans le Midwest, et jette un dernier regard sur la maison de Gatsby. Cette méditation, à la fois poétique et symbolique, est devenue un classique de la littérature américaine. Le nouveau monde qu'était l'Amérique trois siècles auparavant a été corrompu par la recherche insatiable du profit. Dans ce contexte, Gatsby représente à la fois l'agent de cette corruption et la persistance du rêve américain. La lumière verte manifeste cette promesse maintes fois bafouée et pourtant toujours réitérée, depuis les origines jusqu'aux rugissantes années 1920. Le passage à la première personne du pluriel marque également la volonté de Fitzgerald de donner à son roman tout entier une portée symbolique et nationale, car Jay Gatsby est défini tout au long de l'œuvre, et en particulier dans ce dernier passage, comme l'incarnation du rêve américain, de ses possibilités comme de ses apories.

Extrait

Most of the big shore places were closed now and there were hardly any lights except in the shadowy, moving glow of a ferry-boat across the Sound. And as the moon rose higher the inessential houses began to melt away until gradually I became aware of the old island here that flowered once for Dutch sailors' eyes - a fresh, green breast of the new world. Its vanished trees, the trees that had made way for Gatsby's house, had once pandered in whispers to the last and greatest of all human dreams; for a transitory enchanted moment man must have held his breath in the presence of this continent, compelled into an aesthetic contemplation he neither understood nor desired, face to face for the last time in history with something commensurate with his capacity for wonder.

And as I sat there brooding on the old, unknown world, I thought of Gatsby's wonder when he first picked out the green light at the end of Daisy's dock. He had come a long way to this blue lawn, and his dream must have seemed so close that he could hardly fail to grasp it. He did not know that it was already behind him, somewhere back in that vast obscurity beyond the city, where the dark fields of the republic rolled on under the night.

Gatsby believed in the green light, the orgastic future that year by year recedes before us. It eluded us then, but that's no matter - tomorrow we will run faster, stretch out our arms further... And one fine morning -

So we beat on, boats against the current, borne back ceaselessly into the past.

 Francis Scott Fitzgerald, The Great Gatsby, 1925

The Sun Also Rises, by Ernest Hemingway

Présentation

Le passage se situe dans la dernière partie du roman. La fiesta de Pampelune est terminée, Brett Ashley est partie avec le torero Romero, et Jake Barnes, le protagoniste et narrateur, se réfugie quelques jours à San Sebastian. On voit dans ce passage un exemple éminent du style dépouillé d'Hemingway, caractérisé par le refus du sentimentalisme et du romantisme. Le personnage met ses sentiments à distance en s'attachant à décrire, de manière presque automatique, ses actions. Le rituel, que ce soit celui de la corrida, de la pêche, de la chasse ou du bain de mer, vient remplacer le sens, en offrant aux personnages une structure dans laquelle ils peuvent se réfugier. La minutie avec laquelle les mouvements de Jake Barnes sont décrits, la précision de l'observation sont autant de remparts contre l'irruption des sentiments, et les suggèrent plutôt que de les dire, à travers l'allusion au couple de jeunes gens qui bronzent sur la plate-forme.

Extrait

After lunch I went up t my room, read a while, and went to sleep. When I woke it was half past four. I found my swimming-suit, wrapped it with a comb in a towel, and went down-stairs and walked up the streets to the Concha. The tide was about half-way out. The beach was smooth and firm, and the sand yellow. I went into a bathing-cabin, undressed, put on my suit, and walked across the smooth sand to the sea. The sand was warm under bare feet. There were quite a few people in the water and on the beach. Out beyond where the headlands of the Concha almost met to form the harbor there was a white line of breakers and the open sea. Although the tide was going out, there were a few slow rollers. They came in like undulations in the water, gathered weight of water, and then broke smoothly on the warm sand. I waded out. The water was cold. As a roller came I dove, swam out under water, and came to the surface with all the chill gone. I swam out to the raft, pulled myself up, and lay on the hot planks. A boy and girl were at the other end. The girl had undone the top strap of her bathing-suit and was browning her back. The boy lay face down on the raft and talked to her. She laughed at the things he said, and turned her brown back in the sun. I lay on the raft in the sun until I was dry. Then I tried several dives. I dove deep once, swimming down to the bottom. I swam with my eyes open and it was green and dark. The raft made a dark shadow. I came out of water beside the raft, pulled up, dove once more, holding it for length, and then swam ashore. I lay on the beach until I was dry, then went into the bathing-cabin, took off my suit, sloshed myself with fresh water, and rubbed dry.

Ernest Hemingway, The Sun Also Rises, 1926

Babbitt, by Sinclair Lewis

Présentation

Avec Babbitt, Sinclair Lewis a créé plus qu'un personnage, une véritable icône, à tel point que le nom du protagoniste de son roman est devenu un nom commun pour désigner les bourgeois des petites villes du Midwest américain. Dans ce passage, le narrateur use de l'ironie pour faire un portrait de Babbitt, citoyen modèle, qui se conforme en tout (jusque dans son apparence physique et son ton de voix) à ce que la société attend de lui. Citoyen modèle, et non modèle de citoyen, car dans la société américaine de l'après-guerre, ce que chacun veut, ce n'est pas le bien commun, mais le profit individuel. La morale est flottante, elle varie avec l'intérêt. Lewis dans ce passage décrit ce conformisme qui est aussi une perversion des valeurs fondatrices des Etats-Unis, puisqu'il voit s'accroître toujours davantage le fossé qui sépare les mots des actes.

Extrait

Babbitt's virtues as a real-estate broker - as the servant of society in the department of finding homes for families and shops for distributors of food - were steadiness and diligence. He was conventionally honest, he kept his records of buyers and sellers complete, he had experience with leases and titles and an excellent memory for prices. His shoulders were broad enough, his voice deep enough, his relish of hearty humor strong enough, to establish him as one of the ruling caste of Good Fellows. Yet his eventual importance to mankind was perhaps lessened by his large and complacent ignorance of all architecture save the types of houses turned out by speculative builders; all landscape gardening save the use of curving roads, grass, and six ordinary shrubs; and all the commonest axioms of economics. He serenely believed that the one purpose of the real estate business was to make money for George F. Babbitt. True, it was a good advertisement at Boosters' Club lunches, and all the varieties of annual banquets to which Good Fellows were invited, to speak sonorously of Unselfish Public Service, the Broker's Obligation to Keep Inviolate the Trust of His Clients, and a thing called ethics, whose nature was confusing but if you had it you were a High-class Realtor and if you hadn't you were a shyster, a piker, and a fly-by-night. These virtues awakened Confidence, and enabled you to handle Bigger Propositions. But they didn't imply that you were to be impractical and refuse to take twice the value of a house if a buyer was such an idiot that he didn't jew you down on the asking-price.

Sinclair Lewis, Babbitt, 1922

Negro, by Langston Hughes

Présentation

Dans ce poème, Langston Hughes se pose en représentant de la race noire. Il devient tous les Africains-Américains, et retrace leur périple à travers les âges et les pays. Les Noirs sont ici présentés comme victimes de l'oppression, aussi bien dans l'Antiquité qu'à l'époque contemporaine aux Etats-Unis. Mais l'œuvre marque également leur importance dans l'histoire de l'humanité, de par leur simple présence, tout en réaffirmant leur lien avec l'Afrique. La structure anaphorique et la répétition finale soulignent à la fois les différentes identités des Noirs et leur caractéristique première, celle d'être noirs, soulignée avec fierté alors qu'elle est d'habitude montrée du doigt. Ce poème résume bien les revendications de la Harlem Renaissance, notamment la nécessité d'affirmer une identité noire sur le plan artistique, ce que fait Hughes à travers le rythme de ce poème, inspiré du jazz et du blues qui émergent à l'époque.

Extrait

I am a Negro:

Black as the night is black,

Black like the depths of my Africa.

I've been a slave:

Caesar told me to keep his door-steps clean.

I brushed the boots of Washington.

I've been a worker:

Under my hand the pyramid arose.

I made mortar for the Woolworth Building.

I've been a singer:

All the way from Africa to Georgia

I carried my sorrow songs.

I made ragtime.

I've been a victim:

The Belgians cut off my hands in the Congo.

They lynch me still in Mississipi.

I am a Negro:

Black as the night is black,

Black like the depths of my Africa.

Langston Hughes, Selected Poems

Is5, by E..E. Cummings

Présentation

E.E. Cummings est célèbre pour son usage particulier de la ponctuation, ainsi que pour son ironie mordante. Il met les deux en oeuvre dans Is5, critique acerbe du discours patriotique caractéristique de la propagande américaine pendant la première guerre mondiale. Par son usage du montage et de l'enjambement, le poète rend ce discours absurde, d'une part en collant des extraits d'hymnes et de slogans les uns aux autres de manière arbitraire, d'autre part en mêlant références patriotiques et jurons. Le tout est mis en scène, comme le manifeste le dernier vers, faisant de ce poème une quasi-performance.

Extrait

"next to of course god america i

love you land of the pilgrim's and so forth oh

say can you see by the dawn's early my

country 'tis of centuries come and go

and are no more what of it we should worry

in every language even deafanddumb

thy sons acclaim your glorious name by gorry

by jingo by gee by gosh by gum

why talk of beauty what could be more beaut-

iful than these heroic happy dead

who rushed like lions to the roaring slaughter

they did not stop to think they died instead

then shall the voice of liberty be mute?"

He spoke. And drank rapidly a glass of water

E.E. Cummings, Is5, 1926

The Sound and The Fury, by William Faulkner

Présentation

Le chef d'œuvre de Faulkner est un monument du modernisme américain. Cet extrait est tiré de la première partie du roman, racontée du point de vue de Benjamin (Benjy) Compson, dont le handicap mental se traduit dans la narration fragmentaire, qui par ailleurs mêle les différentes périodes (enfance, adolescence, âge adulte) de sa vie. C'est le cas ici ; les deux époques sont typographiquement différenciées. Les italiques correspondent au présent, alors que le reste du texte renvoie à l'enfance de Benjy. Les personnages mentionnés fonctionnent par couples : Luster/Versh, qui s'occupent, l'un dans le présent, l'autre dans le passé, de Benjy, Quentin/Caddy, la fille et la mère, la nièce et la soeur. Les deux temporalités se fondent autour de la scène de la balançoire. Benjy est voué à surprendre les amours des femmes qu'il aime, et reproduit ce schéma indéfiniment. Cela peut rappeler une des scènes importantes du roman, lorsque les trois frères, Quentin, Benjy et Jason, voient les sous-vêtements tachés de leur soeur alors qu'elle est perchée sur un arbre, premier indice de la sexualité débridée de Caddie, qu'elle lèguera ensuite à sa fille.  

Extrait

Luster came back. Wait, he said. Here. Don't go overthere. Miss Quentin and her beau in the swing yonder. You come this way. Come back here, Benjy.

It was dark under the trees. Dan wouldn't come. He stayed in the moonlight. Then I could see the swing and I began to cry.

Come away from there, Benjy, Luster said. You know Miss Quentin going to get mad.

It was two now, and then one in the swing. Caddy came fast, white in the darkness.

"Benjy." She said. "How did you slip out. Where's Versh."

She put her arms around me and I hushed and held to her dress and tried to pull her away.

"Why, Benjy." she said. "What is it T.P." she called.

The one in the swing got up and came, and I cried and pulled Caddy's dress. 

William Faulkner, The Sound and The Fury, 1929

The 42nd Parallel, by John Dos Passos

Présentation

Cet extrait est un montage des différents segments narratifs employés par John Dos Passos dans U.S.A. Dans les Actualités, l'auteur se livre à un montage d'extraits d'articles de journaux et de chansons populaires pour rendre manifeste l'air du temps qui entoure ses romans. L'il Caméra met en scène un personnage largement autobiographique qui raconte ses expériences à travers la technique du flux de conscience. Les passages narratifs décrivant la vie des différents personnages correspondent souvent aux canons du roman naturaliste. Enfin, les biographies, sortes de poèmes en prose, font le portrait d'Américains célèbres sous un mode élégiaque ou ironique.

Extrait

Newsreel 1

It was that emancipated race That was chargin' up the hill Up to where them insurrectos Was afightin' fit to kill

CAPITAL CITY'S CENTURY CLOSED

General Miles with his gaudy uniform and spirited charger was the center for all eyes, especially as his steed was extremely restless. Just as the band passed the Commanding General, his horse stood upon his hind legs and was almost erect. [...]

The Camera Eye (I)

When you walk along the street you have to step carefully always on the cobbles so as not to step on the bright anxious grassblades – easier if you hold Mother's hand and hang on it that way you can kick up your toes but walking fast you have to tread on too many grassblades the poor hurt green tongues shrink under your feet – maybe that's why those people are so angry and follow us shaking their fists [...]

Mac

When the wind set from the silver factories across the river the air of the gray fourfamily frame house where Fainy McCreary was born was choking all day with the smell of whaleoil soap. Other days it smelt of cabbage and babies and Mrs McCreary's washboilers. Fainy could never play at home because Pop, a lame cavechested man with a wispy blondgray mustache, was nightwatchman at the Chadwick Mills and slept all day. [...]

Lover of Mankind

– Debs was a railroadman, born in a weatherboarded shack at Terre Haute. – He was one of ten children. – His father had come to America in a sailingship in '49, – an Alsatian from Colmar; not much of a moneymaker, fond of music and reading, – he gave his children a chance to finish public school and that was about all he could do. [...]

John Dos Passos, The 42nd Parallel, 1930

 

Pour citer cette ressource :

Alice Béja, "Littérature et société aux Etats-Unis : 1917-1968", La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), novembre 2008. Consulté le 16/04/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/anglais/litterature/litterature-americaine/litterature-et-societe-aux-etats-unis/litterature-et-societe-aux-etats-unis-1917-1968