Observation, affect et point de vue : la mise en mots d'un naturaliste
Introduction
Le voyage sur le Beagle de Darwin lui a permis de construire et d'asseoir son identité de scientifique dans un livre intitulé à l'origine Journal of Researches (voir les références complètes dans la bibliographie). Il s'agit pour nous d'examiner en quoi la mise en mots de ses observations, de son point de vue et de ses affects correspond à une attitude particulière de Darwin. Nous analyserons donc les traces linguistiques de sa subjectivité et de la prise en charge de ses propos dans son premier ouvrage.
Nous commencerons par donner le contexte dans lequel le journal a été écrit. Puis nous aborderons une analyse du texte sous plusieurs angles. Tout d'abord, nous montrerons comment Darwin a cherché à décrire le plus précisément possible les objets et les faits observés, mais aussi son ressenti. Nous découvrirons ainsi un grand travail d'élaboration par rapport à ce matériel (dans le lexical, dans la mnipulation des prédications). L'effort de description se heurte cependant à la difficulté à mettre en mot l'inconnu et les affects, et Darwin a alors recours à la comparaison et la métaphore. Puis, au delà de l'observation et de la description, nous verrons combien le texte est marqué par la modalité épistémique grâce à laquelle l'énonciateur présente, avec beaucoup de précautions afin d'éviter les controverses, ses premières hypothèses.
1. Le contexte de l'écriture
1.1 Le voyage
(Pour une analyse intéressante du voyage et du Journal, voir Virole 2000. Pour une biographie passionnante sur cette période, voir Browne 1996.)
Le voyage du Beagle est dans la lignée des grandes expéditions scientifiques qui ont débuté dès le milieu du XVII° siècle, lorsque les cours européennes commencèrent à envoyer navires et capitaines explorer les rives inconnues des nouveaux mondes. Le voyage du Beagle se situe à une époque charnière entre les récits de voyage du XVII° et les notes scientifiques des explorations contemporaines. On est en situation d’observation plus souple, ouverte à l’improvisation et à la rencontre.
1.2 Le motif du voyage
Il s'agit d'améliorer certaines cartes des côtes de l'Amérique du Sud, tracées lors d'une expédition précédente, à laquelle FitzRoy, le capitaine du Beagle, a participé, et de relever les côtes de la Patagonie, de la Terre de Feu et de nombreuses îles dont les Falklands. Il faut également enregistrer les conditions météorologiques, les marées et les vents. Dans cette phase de grande expansion commerciale de la Grande-Bretagne, il était vital d'identifier les meilleures routes et les points d'accostage les plus stratégiques pour assurer la sécurité des navires de transport.
Darwin avait un mal de mer terrible, dont il ne s'est jamais défait. Cependant, il passe beaucoup plus de temps à terre que sur la mer : à chaque escale du Beagle, il descend et s'enfonce dans les terres, à cheval, à pied, traverse des plaines désolées, escalade des montagnes, franchit des fleuves, explore des forêts. Cela peut paraître incroyable quand on pense à la vie provinciale et tranquille à laquelle le promettaient ses études, puisqu'il se destinait à être pasteur avant d'être contacté pour ce voyage. Partout il collecte des spécimens de la faune : oiseaux, insectes, reptiles, poissons, mammifères, animaux sauvages. Il en observe les habitudes, les décrit, les identifie, les compare à des espèces similaires vues dans les régions voisines, en note la répartition géographique. Son Journal est à la fois un catalogue de ces espèces soigneusement consignées, mais également le témoignage de son émerveillement et de sa fascination.
1.3 Le retour
De retour de voyage (il rentre le 4 octobre 1936), il s'installe à Londres et se met à travailler sur ses notes de voyage suite à une commande de FitzRoy qui lui propose de les publier en tant que 3° volume de son propre journal.
Entre temps il est devenu secrétaire de l'Entomological Society et de la Geological Society et a un certain renom grâce à tout le matériel ramené et analysé. Il reste très discret sur ses nouvelles idées. Il évite à tout prix de mentionner le lien entre l'homme et l'animal, et de remettre en question la Création.
Darwin explique dans son autobiographie que ce voyage fut l'événement le plus important de sa vie, sans lequel il n'aurait jamais pu accumuler les expériences et les connaissances pour toute la théorisation qui a suivi durant le restant de sa vie.
Extrait 1 : The voyage of the Beagle has been by far the most important event in my life, and has determined my whole carreer… Everything about which I thought or read was made to bear directly on what I had seen or was likely to see; and this habit of mind was continued during the five years of the voyage. I feel sure that it was this training which has enabled me to do whatever I have done in science.
En 1839 est publié son journal, réédité et corrigé à de nombreuses reprises. Il faut savoir que le texte sur lequel vont porter nos analyses n’est pas à proprement parler le véritable journal de bord de Darwin. En effet, pendant le voyage, il a pris des notes sous trois formes :
a) Un journal qu’il écrivait à bord et qui commence le 24 octobre 1931 lors de son arrivée à Plymouth :
Extrait 2 première entrée du journal : Monday, october 24th. Arrived here in the evening after a pleasant drive from London. November 2nd. Went on board. Nov 5th wretched, miserable day, remained reading in the house.
Tout cela a été supprimé de la version publiée qui démarre sans entrée de date, mais raconte le voyage à partir du départ, le 27 décembre. On ne trouve pas dans la version publiée quelques 3 années après le retour le style du journal avec ses ellipses, ses phrases nominales, ses omissions du sujet (première personne).
b) Des carnets de notes qu’il remplissait durant ses excursions et qu’il retranscrivait ensuite à bord :
Extrait 3 : saw a cormorant catch a fish and let it go eight times successively like a cat does a mouse or otter a fish.
Malgré la brièveté de cette note, on voit qu’elle contient déjà une comparaison et donc un effort pour donner une forme connue du co-énonciateur au phénomène moins familier qu'il décrit.
c) Les lettres à de nombreux correspondants. Par exemple, il décrit sa rencontre avec les sauvages, et les trouve "inconceivably wild", mais il livre son émotion de voir l'Autre, qui est en même temps du même, comme une image déformée dans un miroir :
Extrait 4 (lettre à son ami Whitley) But, I have seen nothing, which more completely astonished me, than the first sight of a Savage. It was a naked Fuegian in his long hair blowing about, his face besmeared with paint. There is in their countenances, an expression, which I believe to those who have not seen it, must be inconceivably wild. Standing on a rock he uttered tones and made gesticulations than which, the crys of domestic animals are far more intelligible.
A son retour de voyage, à la demande de FitzRoy, le capitaine du Beagle qui va également publier son propre journal, Darwin réécrit ses notes. Son journal paraît en tant que 3° volume des "Official voyages of His majesty’s ships Adventure and Beagle edited by Captain FitzRoy in three volumes".
On peut dire que ces quatre ans et neuf mois ont permis à Darwin de connaître une expérience de maturation humaine et scientifique hors du commun. Toute la spécificité de Darwin, ce qui fait que sa théorie est célèbre alors qu'il n'est pas le premier à l'avoir pensée, écrite, c'est la précision des observations qui l'étayent, la qualité et la richesse du matériel collecté et expédié tout au long du voyage vers l'Angleterre, et examiné par de nombreux collègues appartenant à différentes disciplines scientifiques.
Nous commencerons par analyser ses qualités d'observateur et ses efforts pour décrire de façon très précise les phénomènes observés à travers quelques extraits.
2. Observation, Description et Expression verbale.
A première vue, quand on n’est pas spécialement féru de sciences naturelles, on peut penser que l’on va s’ennuyer à la lecture d’un journal dont la majeure partie consiste à décrire chaque insecte, volatile, plante ou caillou observé :
Extrait 6 p.204 dans les Falklands : Two kinds of geese frequent the Falklands. The upland species (Anas Magellanica) is common, in pairs and in small flocks, throughout the island. They do not migrate, but build on the small outlying islets. (…) The rock-goose, so called from living exclusively on the sea-beach (Anas Antartica) is common both here and on the west coast of America, as far north as Chile. In the deep and retired channels of Tierra del Fuego, the sno-white gander, invariably accompanied by his darker consort, and standing close by each other on some distant rocky point, is a common feature in the landscape. In these islands, a great loggerheaded goose (Anas brachyptera), which sometimes weighs twenty-four pounds, is very abundant. These birds were in former days called, from their extraodinary manner of paddling and splashing upon the water, race-horses; but now they are named, much more appropriately, steamers. (…)
On retrouve ici le discours classificatoire du XVIII° siècle sur les êtres vivants décrit par Michel Foucault dans Les mots et les choses. On catégorise et on nomme afin de bien marquer les différences. Darwin montre d'ailleurs son admiration pour les langues locales qui contiennent dans leur lexique des mots pour décrire les objets de la nature dans le détail : « in Tierra del Fuego, the Indian language appears singularly well adapted for attaching names to the most trivial features of the land » (p. 301).
Pourtant, même un lecteur non-naturaliste sera captivé par la démarche de Darwin et par la beauté de certains passages dans lesquels le jeune auteur cherche à apprivoiser le nonfamilier afin de le dépeindre ou de le représenter pour son lecteur. En effet, quand on observe l’inconnu, le nouveau, il y a un jeu entre le continu, le même et la variation, la différence qui fait saillance ou qui fait « catastrophe » (selon la théorie de Thom). Et bien sûr c’est la catastrophe qui intéresse le naturaliste à l’étranger. Ce qui est autre, qui frappe, qui interpelle.
Tout comme c’est la catastrophe que va pointer du doigt le petit enfant à la rencontre du monde qui l'entoure et sur laquelle il va appeler l’attention de l’adulte. Il s'agit ensuite de catégoriser les phénomènes, ce qui demande de faire appel à l'opération de comparaison. On peut d'ailleurs plutôt parler de processus métonymique quand Darwin travaille à partir de la parenté entre les espèces qui dérivent toutes l’une de l’autre. Nous pouvons dégager trois étapes dans le processus d'observation et son expression :
- Découverte des objets : « The border of the lake is formed of mud (…). The mud in many places was thrown up by numbers of kind of worm, or annelidous animal. » p.73
- Enigme de leurs variations, du mode de vie etc… : « How surprising it is that any creatures should be able to exist in brine, and that they should be crawling among crystals of sulphate of soda and lime! » (p.73 à propos d’une sorte de ver qui vit dans la boue au bord d’un lac).
- Construction d'hypothèses qui annoncent la théorie des processus évolutifs. Cette troisième étape est en germe dans le journal et ne sera véritablement élaborée que plus tard. Mais on en trouve des signes précurseurs : « It is impossible to reflect on the changed state of the American continent without the deepest astonishment. Formerly it must have swarmed with great monsters: now we find mere pigmies, compared with the antecedent, allied race. (…) Certainly, no fact in the long history of the world is so startling as the wide and repeated exterminations of its inhabitants. (…) » (p. 178-181). Darwin explique ensuite que les espèces se raréfient avant de s’éteindre car la croissance trop grande d’une espèce doit être arrêtée d’une manière ou d’une autre (on a là des indications sur des idées en commun avec Malthus).
Darwin observe donc d’abord les objets remarquables, les singularités physiques qui attirent le regard et l’attention. Ensuite il a toute une activité réflexive pour comprendre la genèse de ces objets, la raison de leur existence.
Mais, pour mieux dépeindre les objets, il est important d'opérer un repérage. Il y a quelques occurrences pour lesquelles l’environnement étranger contient du connu :
Extrait 8 I was also pleased to see, at an elevation of a little less than 1000 feet, our old friend the southern beech. (p.285).
Mais souvent, les objets observés sont différents du connu. Afin d’évaluer ce qu'il observe,Darwin se repère par rapport au familier, il peut d'une part remplacer l'inconnu par le connu :
Extrait 9 I will recapitulate the principal facts with regard to the climate, iceaction, and organic productions of the southern hemisphere, transposing the places in imagination in Europe, with which we are so much better acquainted. (p.255).
Mais il peut aussi fonctionner par comparaison et par images. Nous pouvons noter différents types de comparaisons dans l’extrait suivant :
Extrait 10 A spider which was about three-tenths of an inch in length,and which in its general appearance resembled a Citigrade (therefore quite different from the gossamer) [simple comparaison], while standing on the summit of a post, darted forth four or five threads from its spinners. These, glittering in the sunshine, might be compared to diverging rays of light [comparaison image]; they were not however straight, but in undulations like films of silk blown in the wind. (p.165).
Il peut y avoir différenciation mais aussi tentative d'identification par similarité :
Extrait 11 these plants are very remarkable from their close alliance with the species growing in the mountains of Europe, though so many thousand miles distant (p.240).
Le repérage au connu, à l’Angleterre, peut parfois être accompagné de nostalgie chez le jeune naturaliste parti depuis plus de 3 ans :
Extrait 12 It was a pretty scene; but I missed that pensive stillness which makes the autumn in England indeed the evening of the year. (p.339).
Une fois que le voyage et les explorations ont commencé, l’inconnu est petit à petit, si ce n’est maîtrisé, en tout cas un peu mieux connu, les points de repère peuvent ainsi changer :
Extrait 13 I have already contrasted the climate as well as the general appearance of Tierra del Fuego with that of Patagonia; and the difference is strongly exemplified in the entomology. I do not believe they have one species in common; certainly, the general character of the insects is widely different. (p.243).
On voit que l’on passe facilement de la comparaison à l’image. Darwin le dit lui-même:
Extrait 14 On these crests huge masses, exceeding in dimensions any small building, seemed to stand arrested in their headlong course: there, also, the curved strata of the archways lay piled on each other, like the ruins of some vast and ancient cathedral. In endeavouring to describe theses scenes of violence one is tempted to pass from one simile to another. (p.202).
Et Darwin décrit avec beaucoup de poésie les paysages qu’il traverse.
Extrait 15 The successive mountain ranges appeared like dim shadows; and the setting sun cast on the woodland a yellow gleam, much like that produced by the flame of spirits of wine. The water was white with the flying spray, and the wind lulled and roared again through the rigging: it was an ominous, sublime scene. (.p.284).
Mais Darwin avoue aussi, que les comparaisons ne sont pas suffisantes :
Extrait 16 ( en parlant des bruits des oiseaux) these noises are various and strangely odd; some are like the cooing of doves, others like the bubbling of water, and many defy all similes. (p.275).
Le naturaliste admet qu'on ne peut pas tout simplement observer la nature et en rendre compte de façon neutre, en tant qu'autorité scientifique. En effet, il arrive d'observer des faits totalement différents, inattendus. Mais pour les décrire, il faut pouvoir les repérer par rapport à du connu, du maîtrisé et marquer l'écart. D’ailleurs, quand il n’y a pas de point de comparaison, on ne peut rien mesurer :
Extrait 17 « Travellers having observed the difficulty of judging heights and distances amidst lofty mountains, have generally attributed it to the absence of objects of comparison. » (p. 329).
On voit donc Darwin faire constamment des repérages, des comparaisons, marquer les similitudes et les différences. Mais cela ne peut suffire pour rendre compte de l'étrange étranger, de l'étrangeté qu'elle soit inquiétante ou non. Or il est possible d'aller plus loin que la comparaison et d'utiliser la métaphore car elle peut permettre de rendre compte de situations entièrement nouvelles : "Metaphor is a means both of initiating and of controlling novelty". (Beer, 1983). On pourrait donc s'attendre à ce que Darwin ait recours à ce processus, particulièrement propice à l'expression du non-familier
3. Métaphores, comparaisons et expression des affects
La métaphore paraît, parfaitement adaptée à l'œuvre de Darwin, "son rôle est celui d'une sorte d'accouchement d'un nouveau concept, c'est à dire d'une nouvelle réalité, d'une nouvelle vérité, et d'une éradication de celles qui ont présidé jusqu'alors (…)." (D. Jamet 2002). En effet si un référent extralinguistique n'a pas de dénomination linguistique, on peut faire appel à la métaphore : elle supplée un manque linguistique. La métaphore paraît tout à fait compatible avec les journaux des explorateurs puisqu'elle agit selon l'expression de Ricœur comme un "révélateur", et permet de "conquérir des terres inconnues" (1975) grâce à "la migration conceptuelle" que constitue le processus métaphorique.
Darwin utilise bien des métaphores, même si celles-ci sont moins prolifiques dans cette première œuvre que dans The Origin of Species, ouvrage dans lequel les métaphores expriment le degré d’élaboration supplémentaire et de maturation de tout ce matériel décrit, collecté ainsi que des sensations éprouvées. Ici Darwin donne encore beaucoup le repère quand il parle de l'objet repéré et on est donc plus souvent dans la comparaison, puisque l'on n'est pas dans l'implicite qui est nécessaire pour qu'il y ait véritablement métaphore.
Rappelons la différence entre comparaison et métaphore. Une comparaison réunit deux éléments comparés en utilisant un outil comparatif. Une métaphore réunit également deux 7 éléments comparés mais sans utiliser d'outil comparatif. La comparaison maintient donc la distance entre les comparables grâce à l'articulation entre les deux, alors que la métaphore atteint le stade de l'identification. L'utilisation de la métaphore est en construction dans le Voyage of the Beagle et sera à maturation quand Darwin écrira ses ouvrages suivants.
Nous en avons quelques exemples dans le Journal :
- « The theatre is worthy of the scenes acted upon it. » p.193 (en parlant d’un paysage, terre désolée peuplée de rebelles et de meurtriers).
- « It required little geological practice to interpret the marvelous story which this scene at once unfolded… » p.336 (toujours à propos d’un paysage, pour référer à son évolution dont il porte les traces).
- « In the morning, we landed on Chatham Islands, which, like the others, rises with a tame and rounded outline, broken here and there by scattered hillocks, the remains of former craters. » p.377
- « The Archipelago is a little world within itself, or rather a satellite attached to America, whence it has derived a few stray colonists, and has received the general character of its indigenous productions. » p.382
- « I felt the force of the remark, that man, at least savage man, with his reasoning powers only partly developed, is the child of the tropics. » p.414
Si un naturaliste a pu se permettre d'utiliser des métaphores pour donner à percevoir à son co- énonciateur de façon plus sensible son objet de discours, c'est bien que la conception cognitive de la métaphore (Lakoff 1992) a du vrai : il s'agit d'un réel outil cognitif, nous permettant non seulement d'appréhender le monde environnant, de nous y rapporter mais surtout de le recréer, dans le cas de Darwin, pour l'autre qui ne le connaît pas. Mais dans le Journal of the Beagle, ce ne sont pas des métaphores très créatives, on ne trouve pas ce que Ricœur appelle la "métaphore vive", la "prédication impertinente" c'est à dire la métaphore d'auteur par opposition à la métaphore figée ou lexicalisée.
Il est possible que nous ne trouvions pas de "métaphores vives", dans ce livre parce que la métaphore est un acte de langage trop fort par rapport à l'objectif et à l'attitude de Darwin face au réel qu'il observe. De même que, nous le verrons dans la partie suivante, Darwin n'est pas très assertif dans ses commentaires, il use davantage de la comparaison que de la métaphore parce que dans la métaphore, l'énonciateur est forcé de s'impliquer davantage dans son dire. En utilisant la métaphore, l'énonciateur marque fortement sa subjectivité et prend totalement en charge la représentation qu'il donne.
Par ailleurs l'objectif de Darwin est d'être clair et une utilisation importante de la métaphore peut brouiller la clarté du propos.
Que ce soit la nomination littérale, la comparaison ou exceptionnellement la métaphore, ces trois stratégies sont combinées pour tenter de désigner les objets de discours à propos desquels Darwin fait des prédications. Mais, le jeune naturaliste raconte également ses difficultés. Si l’on peut donner des noms aux espèces, aux environnements d’après leurs caractéristiques physiques, la description et l’expression verbale de ce qui est observé et surtout ressenti est souvent vouée à l’échec tant les mots échappent à l’observateur-narrateur.
Extrait 19 Such are the elements of the scenery, but it is a hopeless attempt to paint the general effect. Learned naturalists describe these scenes of the tropics by naming a multitude of objects, and mentioning some characteristic feature of each. To a learned traveller this possibly may communicate some definite ideas: 8 but who else from seeing a plant in a herbarium can imagine its appearance when growing in its native soil? Who from seeing choice plants in a hothouse can magnify some into the dimensions of forest trees, and crowd others into an entangled jungle? (…) p.498.
Ce qui manque ce sont surtout les mots pour exprimer soit le plaisir, soit l’inquiétante étrangeté des choses observées dans leur environnement naturel.
Extrait 20 When quietly walking along the shady pathways, and admiring each successive view, I wished to find language to express my ideas. Epithet after epithet was found too weak to convey to those who have not visited the intertropical regions, the sensation of delight which the mind experiences. p.499.
Chaque découverte d’un objet naturel nouveau est précédée dans le récit du voyage d’une longue description de l’approche qui mène à la rencontre de l’objet. Il y a souvent le franchissement d’un passage difficile, ou un orage, générant des affects esthétiques ou de l’inquiétude avant d’atteindre une aire nouvelle où est situé le phénomène inconnu dont Darwin fait le commentaire. Il y a donc un grand charme littéraire à cette œuvre, une mise en scène du plaisir pris dans la rencontre de l’objet. Et par ailleurs, il y a la joie de l’explorateur qui découvre ce que peut-être nul autre (ou en tous cas nul autre européen avant lui) n’a vu :
Extrait 21 The next day, after anchoring, I succeeded in reaching the summit of this hill. It was a laborious undertaking, for the sides were so steep that in some parts it was necessary to use the trees as ladders. (…) Everyone must know the feeling of triumph and pride which a grand view from a height communicates to the mind. In these little frequented countries there is also joined to it some vanity, that you perhaps are the first man who ever stood on this pinnacle or admired this view. p.286.
Dans certains passages, on est proche de la synesthésie : « I felt glad that I was alone: it was like watching a thunderstorm, or hearing in full orchestra a chorus of the Messiah. » p.326. Rappelons au passage la thèse du grand-père de Darwin, Erasmus Darwin : « le plaisir pris par l’enfant à téter le sein est transposé dans le plaisir esthétique et dans la contemplation de la nature. » (1803).
On voit déjà que dans la simple nomination, la description des objets observés, s'il y a la place pour le ressenti et les images qu'évoquent ces objets, Darwin ne va pas jusqu'à marquer trop nettement sa prise en charge des représentations évoquées et n'entre pas pleinement dans la métaphore. Voyons ce qu'il en est au niveau des marques linguistiques de la prise en charge des énoncés.
4. La prise en charge des énoncés marquée dans les formes verbales.
L'observation est souvent liée dans notre esprit à la neutralité ou l'objectivité. On trouve bien sûr dans le texte de Darwin des temps neutres, comme le présent à valeur générique pour catégoriser, le prétérit ou le présent pour l’observation directe, en fonction du repérage choisi par l'énonciateur :
Extrait 22 We found on St Paul’s only two kinds of birds - the booby and the noddy. The former is a species of gannet, and the latter a tern (…) The booby lays her eggs on bare rock ; but the tern makes a very simple nest with seaweed. p.20.
Mais il se profile des marques de modalité épistémiques :
By the side of many of these nests a small flying-fish was placed; which, I suppose, had been brought by the male bird for its partner.
Et souvent le point de vue du narrateur est formulé par un adverbe à valeur appréciative :
It was amusing to watch how quickly a large and active crab (Graspus), which inhabits the crevices of the rock, stole the fish from the side of the nest, as soon as we had disturbed the parent birds.
On trouve un nombre impressionnant de it was surprising, I was astonished etc dans le texte. L’observation est filtrée par le point de vue et le ressenti. La surprise est également la marque d'un degré d'élaboration à partir de ce qui est observé puisque le narrateur note une discordance entre sa connaissance du réel et la réalité qu'il rencontre :
Extrait 23 Considering the rankness of the vegetation in Tierra del Fuego, and on the coast northward of it, the condition of the islands south and south-west of America is truly surprising. p.253.
Mais quand il s'agit d'en dire plus que ce qui est directement observable, de commenter, de généraliser, d'expliquer, d'élaborer, Darwin rapporte les observations d’un autre dont la légitimité est marquée par la forme en HAVE-EN :
Extrait 24 Sir W. Symonds, one of the few persons who have landed here, informs me that he saw the crabs dragging even the young birds out of their nests, and devouring them.
On retrouve cet appui sur les dires et les observations des autres (les habitants, les précédents explorateurs comme Cook), tout au long des descriptions.
Extrait 25 I do not ground this statement merely on my own observation, but I heard it from the Spanish inhabitants of the latter place, and from Jemmy Button with regard to Tierra del Fuego. p.242.
Darwin ne se contente pas d’observer, il veut prolonger les faits par des commentaires, mais son propre témoignage n’est pas suffisant pour faire des assertions. Le mode assertif qui marque la prise en charge directe du contenu du dire par l'énonciateur, ne peut se faire que s’il s’assure de la collaboration d’une autre source énonciative. Sinon, il va se contenter d’émettre des hypothèses, des suppositions marquées par la forte présence de la modalité épistémique qui indique l’absence de certitude de l’énonciateur et la non prise en charge du dictum. En effet, les modaux épistémiques ou autres expressions épistémiques sont incompatibles avec l'assertion. L'énonciateur cherche à construire une représentation du monde, il ne donne de contenu de pensée que sous forme d'hypothèse marquée comme possible ou probable :
Extrait 26 Not a single plant, not even a lichen, grows on this islet; yet it is inhabited by several insects and spiders. The following list completes, I believe, the terrestrial fauna: a fly (Olfersia) living on the booby, and a tick which must have come here as a parasite on the birds; a small brown moth, belonging to a genus that feeds on feathers; a beetle (Quedius) and a woolhouse from beneath the dung; and lastly numerous spiders, which I suppose prey on these small attendants and scavengers of the water-fowl. The often repeated description of the stately palm and other noble tropical plants, then birds, and lastly man, taking possession of the coral islets as soon as formed, in the Pacific, is probably not correct; I fear it destroys the poetry of this story, that feather and dirt-feeding and parasitic insects and spiders should be the first inhabitants of newly formed oceanic land.
On voit que l’observation est toujours mêlée à du point de vue, de la modalité, de la première personne. Nous ne sommes donc pas dans du discours objectif. Et c’est la forte présence de la modalité épistémique qui frappe dans cette œuvre de Darwin qui rassemble un grand nombre d’hypothèses, de conjectures exprimées avec des locutions verbales, des adverbes, des modaux (I suppose, they must have, probably, I believe, seem, appear), et des propositions subordonnées hypothétiques (if we consider). Tout le livre est coloré d’épistémique à tel point qu’il est quasi impossible de trouver un passage de plus de deux trois lignes qui n’en contienne pas. Cela est dû au fait que Darwin ne se contente pas d’observer, mais cherche sans arrêt à exposer des hypothèses, sans pour autant aller jusqu'à l'assertion :
Extrait 27 On the banks of the Santa Cruz, in 50° south, I saw a frog [l’observatble]; and it is not improbable that these animals, as well as lizards, may be found as far south as the Strait of Magellan, where the country retains the character of Patagonia [la conjecture appuyée sur des caractéristiques]; but within the damp and cold limit of Tierra del Fuego not one occurs. That the climate would not have suited some of the orders, such as lizards, might have been foreseen; but with respect to frogs, this was not obivious. p.242.
Extrait 28 Although no one has a right to speculate without distinct facts, yet even with respect to the Chatham island mouse, it should be borne in mind, that it may possibly be an American species imported here; for I have seen, in a most unfrequented part of the Pampas, a native mouse living in the roof of a newly built hovel, and therefore its transportation in a vessel is not improbable: analogous facts have been observed by Dr. Richardson in North America. p.382
Conclusion
Ainsi, Darwin est un fin observateur et sait transmettre à la fois les images que lui évoquent les choses observées, et les affects ressentis, par un langage très imagé, où abondent de très belles comparaisons. Il est cependant dans une sorte d'espace transitionnel où il découvre les choses, découvre ses impressions, donne des intuitions sans pour autant prendre en charge son propos et marquer avec puissance sa subjectivité par la métaphore ou par l'assertion de commentaires ou d'explications. Il se contente de proposer des images et d'émettre des hypothèses. D'ailleurs, il y a une grande différence entre ce journal, retouché, réécrit avec prudence et destiné à la publication, et les lettres qu'il envoie à ses proches.
Le jeune naturaliste veut donner à voir la réalité qu'il a vécue et la métaphore n'est pas la réalité mais une vision de la réalité. Afin qu'on ne puisse pas confondre les images qu'il évoque avec la réalité, il reste sur le plan de la comparaison et des hypothèses. Dans son livre suivant, L'Origine des espèces, le processus aura atteint une plus grande maturité, le style est à la fois plus assertif et des métaphores très fécondes ("natural selection", "the tree") seront créées. Ces métaphores seront d'ailleurs si puissantes, qu'elles seront érigées en doxa , mal transmise souvent, pouvant devenir dangereuses…La métaphore ne doit pas avoir valeur de vérité scientifique. Elle permet d'ouvrir de nouveaux horizons, mais elle ne doit pas être détournée et empêcher d'autres perceptions d'apparaître, de s'exprimer, d'évoluer.
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Bibliographie
Beer, Gillian. Darwn's plots. Evolutionary narrative in Darwin, George Eliot and Nineteenth-Century Fiction. Cambridge University Press. 1983
Browne, Janet. Charles Darwin, Voyaging. Princeton University Press. 1996
Darwin, Charles. The voyage of the Beagle. Dover Publications, 2002 (first published under the title Journal of Researches into the Natural history and Geology of the Countries Visited During the Voyage of H.M.S. "Beagle" Round the World, under the Command of Capt. Fitz Roy, R.N. John Murray, London 1845).
Darwin, Erasmus. The temple of nature or the origin of society: A poem with Philosophical Notes, London: J. Johnson, 1803.
Jamet, Denis. Contributions cognitive et énonciative au repérage des lexies métaphoriques. Domaine anglais - français. Thèse soutenue en 2002 sous la direction de Malcolm Clay et Claude Delmas. Lyon 3 et Paris 3. Lakoff, George. "The Contemporary Theory of Metaphor" in Ortony, Andrew (ed.) Metaphor and Thought (2nd edition). Cambridge University Press. 1992.
Ricœur, Paul. La métaphore vive. Seuil. 1975.
Virole, Benoit. Le voyage intérieur de Charles Darwin. Essai sur la genèse psychologique d’une œuvre scientifique. Editions des archives contemporaines. 2000.
Pour aller plus loin
Sur le site de l'INRP, une synthèse sur la controverse sur l'enseignement de l'évolution dans la société américaine (dossier "Enseigner l'évolution en France")
Sur le site Vie, un dossier sur Les mécanismes de l'évolution (Agnès Dettaï et Guillaume Lecointre)
Sur le site Planet Terre, dans le dossier "Evolution des êtres vivants" :
- "La résistance au darwinisme : croyances et raisonnements", une conférence de Gérald Bronner
- "Une idée reçue : l'évolution mène toujours au progrès", un article de Marc-André Selosse et Bernard Godelle
- "L'évolution et le cas de l'Homme : de l'East Side Story à l'(H)Omo Event", une conférence d'Yves Coppens
Pour citer cette ressource :
Aliyah Morgenstern, Observation, affect et point de vue : la mise en mots d'un naturaliste, La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), juin 2009. Consulté le 16/11/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/anglais/civilisation/domaine-britannique/darwin-reception-et-evolution/observation-affect-et-point-de-vue-la-mise-en-mots-d-un-naturaliste