Vous êtes ici : Accueil / Civilisation / Domaine britannique / Darwin : réception et évolution / «L'Origine des Espèces» : contexte et enjeux d'écriture

«L'Origine des Espèces» : contexte et enjeux d'écriture

Par Camille Debras : Agrégée d'anglais - ENS de Lyon
Publié par Clifford Armion le 26/02/2009

Activer le mode zen PDF

La publication de ((L'Origine des Espèces)) par Darwin en 1859 officialise l'émergence d'un nouveau cadre théorique en sciences naturelles. Dieu n'est plus l'origine de l'adéquation parfaite des espèces à leur milieu : c'est l'évolution par la sélection naturelle au fil du temps qui explique l'adaptation à l'environnement. Darwin n'est pas le premier à faire l'hypothèse de l'évolution : Lamarck et Chambers sont ses principaux précurseurs. Il s'inspire aussi des travaux de Lyell et Malthus, et la concurrence avec le naturaliste Wallace précipite la publication de L'Origine. Les enjeux de l'œuvre sont théoriques, mais aussi éthiques et religieux : remettre en question la fixité de l'ordre naturel met aussi à mal l'ordre social qui en est le reflet ! La structure du texte de L'Origine démontre la force persuasive d'un système scientifique déjà bien complet. Malgré les controverses qu'il suscite ou grâce à elles, le livre connaît un grand succès dès sa publication.

La publication de L'Origine des Espèces par Darwin en novembre 1859 marque le début de l'ère moderne des sciences naturelles en proposant le nouveau paradigme scientifique de l'évolution des espèces, postulat aujourd'hui au fondement des pratiques de la majorité desscientifiques spécialistes du vivant. Cependant, Darwin n'est pas le premier à formuler des hypothèses évolutionnistes, et a lui-même attendu 20 ans avant de publier sa théorie. Sa réticence s'explique notamment par la dimension polémique de l'évolution, qui ne nécessite plus de postuler l'existence de Dieu pour expliquer le monde naturel. On verra que dans la société victorienne, où science, religion, politique et vie sociale sont étroitement imbriquées, la remise en question de l'ordre naturel constitue une provocation envers l'ordre social façonné à l'image des lois de la nature.

1. Un nouveau paradigme épistémologique

Avant de devenir la théorie reconnue qu'elle est aujourd'hui, l'évolution n'est, à ses premiers balbutiements au début du XIXe siècle, que la timide concurrente de la théorie dominante : la théologie naturelle (qui donne son nom à l'ouvrage du philosophe WilliamPaley, Natural Theology, publié en1802). Dans la théologie naturelle, Dieu est l'alpha et l'oméga de l'ordre du monde. Selon un raisonnement circulaire, chaque élément de la nature a été créé tel qu'il est par Dieu et, en tant que tel, est parfait : l'adéquation entre un être vivant et son environnement s'explique par la perfection de l'œuvre divine.

Ainsi, le monde naturel, fait de Dieu, est fixe et intemporel : seuls les individus qui vivent et meurent sont soumis à l'œuvre du temps, pas les espèces elles-mêmes, qui restent permanentes. Puisque la perfection divine gouverne la création des espèces autant qu'elle détermine leur fin, il n'y a aucune place pour le hasard ou le chaos dans la nature. Face au monde naturel parfaitement ordonné, l'humble tâche du scientifique est non pas de produire de nouvelles connaissances, mais de littéralement dé-couvrir, de révéler la perfection de l'ordre naturel, en collectant, classifiant, hiérarchisant les espèces.

En revanche, la théorie de l'évolution confère une place prépondérante au temps et au changement : tout comme les individus, les espèces elles-mêmes y sont sensibles. Darwin remarque que certains individus font l'objet de variations, dues au hasard des mutations génétiques, encore inconnues en son temps. Au sein d'une même espèce, certaines variations vont améliorer l'adaptation de certains individus à leur environnement, les rendant plus résistants, plus forts que les autres ; tandis que ceux-ci vont plus aisément se reproduire et se multiplier, les moins adaptés auront tendance à voir leur nombre se réduire, parfois jusqu'à l'extinction : c'est le processus de la sélection naturelle. Ce schéma n'est bien sûr pas le seul possible : la propagation d'un nouveau caractère issu d'une variation peut aussi mener à la naissance d'une nouvelle variété au sein de l'espèce, qui pourra éventuellement devenir une nouvelle espèce à part entière au fil du temps et des variations successives. En somme, ce n'est pas tant l'espèce qui détermine l'individu, comme dans la théologie naturelle, que l'individu qui détermine l'espèce. De plus, contrairement à la hiérarchisation et la distinction fixes imposées par la tradition de la classification naturelle (ordre, famille, genre, espèce, variété), la théorie de l'évolution souligne la continuité entre les différents niveaux : une espèce n'est rien d'autre que l'évolution d'une ancienne variété.

2. La genèse et les sources d'inspiration

Si la postérité a consacré Darwin "découvreur" de l'évolution et fait de L'Origine des Espèces le premier ouvrage de référence de cette théorie, la réalité est bien plus nuancée. De nombreux scientifiques ont émis l'hypothèse évolutionniste dès la fin du XVIIIe siècle, et Darwin lui-même a laissé passer 20 ans entre ses premières intuitions sur l'évolution et la publicationde L'Origine. Un des précurseurs de l'évolution se trouve être le grand-père de Darwin, le médecin Erasmus Darwin, dont les intuitions évolutionnistes affleurent dans sa Zoonomie, publiée en 1794, et ont inspiré Darwin. Puis le français Jean-Baptiste Lamarck est le premier naturaliste à proposer une théorie "transformiste" du vivant : dans la Philosophie Zoologique, en 1809, il propose l'idée que l'environnement a une influence directe sur les comportements et les organes des espèces. Cependant, le paradigme mécaniste typique du XVIIIe siècle, au fondement de sa théorie, en détermine rapidement les limites, comme en témoigne la populaire caricature du transformisme lamarckien par l'image d'une girafe dont le cou s'allonge pour atteindre sa nourriture plus en hauteur. En effet, l'influence de l'environnement sur l'espèce n'est pas tant directe qu'indirecte : ce n'est pas le milieu qui cause la variation, mais c'est la variation la plus adéquate au milieu qui se maintient dans le temps.

Dès les années 1820, Darwin, élève à Cambridge, connaît parfaitement les théories de la théologie naturelle défendue par Paley, autant que les propositions transformistes de Lamarck. Cependant, le premier pas de Darwin sur le chemin de l'évolution n'est pas tant théorique que pratique. En 1831, il s'embarque pour 5 ans dans une expédition en Amérique du Sud, comme naturaliste sur le bateau du Beagle ; il a tout juste 22 ans, et consigne l'émerveillement de ses découvertes dans un journal, publié par la suite sous le titre de Journal du Beagle. Si tous les critiques s'accordent pour dire que Darwin n'a pas formulé la théorie de l'évolution pendant son voyage, la confrontation avec un monde naturel préservé aiguise son sens de l'observation et lui apprend à interpréter en écrivant (Beer, 1996, xiii) son journal, mais aussi dans ses cahiers secrets sur la transmutation, commencés à son retour en1837. En particulier, l'observation des différentes variétés endémiques de pinsons sur les Iles Galapagos constituera par la suite un appui considérable pour sa théorie.

Au rang des principales influences théoriques de Darwin, on compte également le géologue Charles Lyell et le démographe Thomas Malthus. Si l'écart entre leurs champs disciplinaires peut surprendre, c'est justement la découverte des points communs entre leurs écrits respectifs qui va inspirer à Darwin sa théorie. Dans les Principes de géologie, publiés en 1830, Lyell avance l'hypothèse novatrice de minuscules changements très lents, affectant le donné géologique au fil d'immenses périodes de temps : par exemple, un isthme pourrait se briser pour former une île, après s'être lentement et graduellement amenuisé. Darwin répète dans L'Origine combien il tient Lyell et son travail "révolutionnaire" en haute estime, et des critiques tels que Browneou Tort pensent que c'est Lyell qui a inspiré à Darwin la dimension de changement gradualiste de l'évolution.

Peu après son retour de l'expédition du Beagle, l'expression de "sélection naturelle" apparaît pour la première fois dans les carnets sur la transmutation en 1838. Puis au mois de septembre, la même année, Darwin se met à lire un peu par hasard l'Essai sur le Principe de Population (1794) de Thomas Malthus, dont les théories sont particulièrement prisées par le gouvernement de l'époque. Malthus y défend l'idée que toute population grandit à une vitesse vertigineuse, rendant rapidement les ressources alimentaires disponibles insuffisantes, si elle n'était pas limitée par des facteurs naturels comme la maladie ou la famine, qui s'abattent habituellement sur les plus faibles - au bon vouloir de Dieu. Le transfert de la théorie de Malthus à la nature précipite la formulation de la théorie, comme Darwin l'expliquera lui-même dans son Autobiographie en 1876, en lui fournissant "une théorie à partir de laquelle travailler".

Darwin commence dès lors à développer sa théorie ; il propose en 1842 un premier essai sur l'évolution à ses collègues, parmi lesquels J.D. Hooker, et ceux-ci se montrent très enthousiastes. Darwin se lance alors dans la rédaction d'une œuvre monumentale et très détaillée, pour démontrer la pertinence de sa théorie à l'appui d'une myriade d'exemples. En 1844, la parution d'un livre évolutionniste, Les Vestiges de l'histoire naturelle de la création, publié anonymement par le naturaliste écossais Robert Chambers, remporte un franc succès : il est de bon augure que le public se montre de plus en plus réceptif aux théories évolutionnistes, tandis que Darwin, isolé, travaille à son grand œuvre.

Mais les choses s'emballent en 1858, quand Darwin, à mi-chemin dans l'écriture de son ouvrage, reçoit l'essai du naturaliste Alfred R. Wallace, alors en expédition en Asie du Sud-Est : comme Darwin, il a lu Malthus et en a tiré les mêmes conclusions : il risque de doubler Darwin et de rafler la primauté de la découverte ! Deux abstracts, de Darwin et Wallace respectivement, sont présentés conjointement devant la Linnean Society à Londres, puis les collègues de Darwin l'empressent de publier sa théorie le plus rapidement possible. Darwin abandonne alors son livre-fleuve pour en rédiger un "abstract", plus court, fondé sur une sélection d'exemples, et publié en 1859 sous le titre L'Origine des Espèces. Le livre connaît un succès immédiat, et Darwin emporte la primauté de la formulation de la théorie sur Wallace : cela ne rend pas justice àWallace, et s'explique par le fait que Wallace est loin, qu'il est jeune et d'origine modeste, tandis que Darwin est un naturaliste de renom, dont la réputation sociale et scientifique n'est plus à faire.

3. Les enjeux théoriques

Pour les tenants de la théologie naturelle, contre lesquels vient s'inscrire la théorie de l'évolution, l'ordre naturel est le fruit parfait de la création divine ; fixe et intemporel, le hasard et le chaos n'y ont aucune place. Dans la société victorienne, l'ordre social est conçu à son image, ce qui légitime notamment la nécessaire fixité de la hiérarchie sociale. Dans ce contexte, où le religieux, le scientifique, le social et le politique sont si étroitement intriqués, la remise en question de l'ordre naturel par la théorie de l'évolution est vouée à trouver des prolongements éthiques et religieux concernant l'ordre social.

La première provocation la plus évidente est d'ordre religieux. En effet, dans la théorie de l'évolution, la création divine est réduite au rang de postulat caduc : on n'a simplement plus besoin d'invoquer Dieu pour expliquer les faits de la nature. A ce stade, Darwin est bien conscient qu'il risque de s'attirer les foudres des plus croyants. Mais ce n'est pas tant d'évacuer Dieu que de refuser qu'un quelconque principe premier et transcendant soit à l'origine de l'ordre du monde - et par extension de l'ordre social - qui pose un problème de taille (Browne, 2006, ch.4). Dans la théorie de l'évolution, il n'y a aucun principe à l'œuvre, si ce n'est le hasard des variations qui se passent. Loin d'être un cosmos ordonné, le monde est un chaos mouvant, dont les éléments se transforment au fil du temps. L'évolution consacre le triomphe du relatif et du provisoire ; du même coup, l'ordre social rigide de la société victorienne se voit retirer sa légitimité. D'une théorie à l'autre, on peut presque dire que l'on passe d'une conception top-down à une conception bottom-up de la nature : l'individu y gagne en liberté, puisqu'il peut être à l'origine d'une nouvelle espèce, ou d'une réorganisation des classes sociales. Enfin, la théorie de l'évolution ébranle toutes les hiérarchies en les rendant provisoires ; et si Darwin reste très allusif au sujet de l'homme dans son ouvrage, L'Origine des Espèces gomme implicitement la discontinuité instaurée par les hommes entre eux et la nature, pour faire de l'homme la simple "espèce humaine".

Comme l'ont fait remarquer de nombreux critiques, Darwin se retrouve un peu victime de sa découverte : les implications de sa théorie lui échappent presque, dans la mesure où elles sont bien plus polémiques qu'il ne l'est lui-même. S'il est convaincu de la validité de sa théorie, c'est cette même théorie qui contribue à remettre en question l'ordre social dans lequel il puise sa propre légitimité de gentilhomme scientifique respectable.

Au-delà de ces enjeux éthiques, la théorie de l'évolution regorge d'enjeux proprement épistémologiques. Le rôle décisif alloué au temps n'est pas sans créer de sérieux problèmes de démonstration scientifique. En effet, l'échelle temporelle de l'évolution dépasse de manière si incommensurable la temporalité humaine qu'il est quasiment impossible d'observer les données qui corroborent la théorie : on peut tout au plus observer des moments de l'évolution, mais très difficilement le processus d'évolution lui-même. Ainsi, pour convaincre son lecteur de la validité de la théorie, Darwin aura recours à une multitude d'exemples dans L'Origine des Espèces, technique qui faisait déjà partie de son projet initial d'écrire un ouvrage très long et minutieusement détaillé, et reprise dans l' "abstract" que constitue L'Origine. C'est à grand renfort d'outils narratifs que Darwin donne de la valeur ajoutée à ses exemples : puisque le temps de l'évolution est si lent qu'on l'a confondu avec l'atemporalité dans la théologie naturelle, et qu'on ne peut donc observer que des "tranches" de temps, Darwin amplifie habilement ses exemples en construisant leur temporalité, en racontant leur avant et leur après, en les insérant dans une histoire.

4. Structure et enjeux d'écriture

Darwin utilise toutes sortes de stratégies pour convaincre son lecteur de la validité de sa théorie, que ce soit en multipliant et en amplifiant les exemples, ou en présentant avec adresse la théorie de l'évolution comme la continuité évidente de la théologie naturelle. La structure même de l'œuvre participe de cette visée persuasive : elle constitue un système bien complet et admirablement organisé. Si la théorie de l'évolution par sélection naturelle nous est familière, le contenu même du livre est souvent mal connu, c'est pourquoi il est opportun de faire le point à ce sujet.

L'Origine des Espèces comporte une introduction suivie de 14 chapitres sintitulés comme suit :

Diagramme de l'évolution des espèces.

Introduction.

Ch. I : De la variation des espèces à l'état domestique.

Ch. II : De la variation à l'état de nature.

Ch. III : La lutte pour l'existence.

Ch. IV : La sélection naturelle.

Ch. V : Des lois de la variation.

Ch. VI : Difficultés soulevées contre la théorie.

Ch. VII : Instinct.

Ch. VIII : Hybridité

Ch. IX : Insuffisance des documents géologiques

Ch. X : De la succession géologique des êtres organisés.

Ch. XI : Distribution géographique

Ch. XII : Distribution géographique (suite).

Ch. XIII : Affinités mutuelles des êtres organisés ; Morphologie ; Embryologie ; Organes rudimentaires.

Ch. XIV : Récapitulations et conclusions

Dans les grandes lignes, l'œuvre s'organise ainsi : après une courte introduction où il explique les raisons qui l'ont amené à écrire cet "abstract" (Darwin, 1859, 3), Darwin retrace le chemin de pensée qui l'a mené à formuler sa théorie en partant du constat de la variation (I-IV), anticipe les principales objections à la théorie et y répond (V-VIII), évalue la compatibilité de sa théorie avec d'autres domaines des sciences naturelles (IX-XIII), puis résume les conclusions formulées au cours de l'ouvrage dans le chapitre final.

Dès l'introduction, Darwin crée une complicité avec son lecteur en s'adressant à lui à la première personne. Il invoque son indulgence : écrit en hâte, cet "abstract" risque de contenir des erreurs, et ne pourra contenir autant de preuves qu'il l'aurait souhaité pour appuyer sa théorie. Puis Darwin emmène son lecteur dans une étude comparée de la variation des espèces dans le cadre domestique, et à l'état sauvage. Tout éleveur qui domestique des bêtes non seulement constate que des variations surviennent chez certains individus, mais les utilise pour transformer la race qu'il élève, qu'il s'agisse de pigeons ou de bovins (I). Ce phénomène de variation a pareillement lieu dans la nature (II), et dans les deux contextes, ce sont les individus les mieux adaptés à leur environnement qui survivent et se multiplient. A l'image de l'éleveur qui sélectionne les meilleures bêtes dans le cadre domestique, une sélection naturelle des plus aptes a lieu dans la nature - ou peut-être la Nature est-elle cette main invisible qui choisit quelle bête doit vivre et laquelle doit mourir ? (IV) Tantôt Darwin semble entretenir ce doute à dessein, tantôt il est clair que la sélection naturelle n'est rien d'autre qu'un phénomène qui se passe. Dans tous les cas, l'analogie entre sélection domestique et naturelle permet à Darwin de présenter sa nouvelle hypothèse sous un jour familier.

Après avoir exploré plus avant le processus de la variation, ses causes et ses caractéristiques (V), Darwin anticipe les principales objections à sa théorie, et propose des réponses (VI-VIII). Pourquoi existe-t-il des organes d'une perfection extrême et d'autres quasiment inutiles ? Si seuls les plus aptes survivent, comment se fait-il que certains organes soient inutiles, comme les yeux de la taupe ? Un organe aussi sophistiqué que l'œil peut-il être autre chose que l'œuvre du divin ? S'ensuivent des questions relatives à l'instinct (peut-il être le fruit de l'évolution ?) à l'hybridité et à la stérilité.

Dans les chapitres IX à XII, Darwin évalue la pertinence de sa théorie à l'aune des autres domaines des sciences naturelles. En géologie, la grande rareté de formes intermédiaires entre deux fossiles pourrait constituer une objection : Darwin la rejette au titre de la partialité des trouvailles géologiques : non seulement les sols du monde entier sont loin d'avoir été tous explorés, mais la fossilisation n'a de toute façon lieu que par intermittence : les données géologiques sont donc en réalité tout à fait compatibles avec la théorie de l'évolution. Dans les chapitres XI et XII, Darwin confronte sa théorie aux données géographiques : il explique notamment qu'il est tout à fait normal de trouver des espèces identiques à des endroits très éloignés, en invoquant notamment l'influence de l'ère glacière sur les migrations. Il montre aussi combien l'existence d'espèces endémiques sur certaines îles, et en particulier leur vulnérabilité à l'introduction de nouvelles espèces continentales par l'homme corrobore sa théorie : le manque de concurrence avec d'autres espèces dû à l'isolement insulaire a fait ces espèces telles qu'elles sont.

Darwin se lance ensuite dans une joute théorique opposant les positions de la théologie naturelle et de la théorie de l'évolution à propos de grands sujets des sciences naturelles, en montrant systématiquement la supériorité de la seconde. Enfin, le dernier chapitre de conclusion propose un efficace abstract de l' "Abstract", où se trouvent résumés tous les points essentiels de l'ouvrage. Et c'est là seulement, à trois pages de la fin des quatre cents pages du livre, que Darwin évoque timidement la question brûlante de l'espèce humaine, d'un évasif : « light will be thrown on the origin of man and his history » (Darwin, 1859, 394).

Ainsi, L'Origine des Espèces ne se contente pas de présenter une simple hypothèse sur les origines du vivant, mais un véritable réajustement des sciences naturelles dans leur ensemble à la lumière de l'évolution, même si Darwin attendra 1871 pour s'exprimer pleinement au sujet de l'espèce humaine dans La Filiation de l'homme. L'anticipation des objections et leur réfutation renforcent la crédibilité de ce qui apparaît à la fin de l'œuvre comme un système scientifique bien complet.

5. La réception de l'œuvre

CaricatureDarwin1.jpg

Dès sa parution en 1859, L'Origine des Espèces connaît un franc succès. Ne serait-ce que du vivant de Darwin (qui meurt en 1882), l'œuvre compte 6 éditions et se traduit en 11 langues différentes. Cette parution n'est pas aussi subversive qu'on pourrait le croire aujourd'hui : l'idée d'évolution est déjà dans l'air du temps, grâce aux jalons posés notamment par la Philosophie Zoologique de Lamarck dès 1809 ou le franc succès de la publication anonyme des Vestiges de l'histoire naturelle de la création de R. Chambers en 1844 ; cependant, l'évolution reste un sujet controversé, comme en témoignent les nombreuses caricatures de Darwin en singe, publiées dès les années 1860.

CaricatureDarwin2.jpg

Tandis que Darwin retourne à ses expériences et son écriture en solitaire dans sa maison à la campagne, ce sont ses collègues Lyell, Hooker, Gray, et surtout T. H. Huxley qui s'affairent à défendre sa théorie. L'affrontement entre évolutionnistes et religieux culmine notamment dans le fameux débat qui oppose Huxley à l'archevêque Wilberforce en 1860 à Oxford, où Wilberforce demanda à Huxley s'il descendait du singe du côté de sa grand-mère ou de son grand-père ! De son côté, l'Américain Asa Gray se fait le chantre de l'évolution outre-Atlantique.

L'attitude de Darwin dans la décennie qui suit la parution de L'Origine ne manque pas d'ambiguïté. Silence, réclusion, adoption de la célèbre formule de Spencer "la survie du plus apte" pour remplacer la "sélection naturelle" dans L'Origine : Darwin cautionnerait-il la récupération de sa théorie par le darwinisme social (voir plus bas) ? L'indétermination de Darwin est peut-être avant tout l'expression d'un dilemme, opposant les bouleversements théoriques et idéologiques radicaux impliqués par sa théorie à une reconnaissance sociale et une respectabilité scientifiques déjà bien assises. Comme le suggère très justement David Kohn : « his theory had vastly more radical implications than he, as part of the new arriviste gentry, could accommodate » (Kohn, 1989, 221).

6. Le devenir de la théorie darwinienne

Dès les premières décennies qui suivirent la publication de L'Origine, la théorie de l'évolution connut diverses récupérations théoriques, et il faut souligner en particulier que, souvent, ce que l'on appelle aujourd'hui darwinisme ne rend pas justice à la pensée de Darwin (Tort, 2008, ch.6).

La première récupération idéologique de la théorie de l'évolution est opérée par le sociologue Herbert Spencer. C'est ce que l'on nomme "darwinisme social", à tort selon certains, puisque Spencer est toujours resté proche des théories de Lamarck, ou encore "organicisme" puisque sa théorie conçoit la société comme un organisme qui se transforme au gré des lois de l'évolution. Ce que Spencer retient de la sélection naturelle, c'est la survie du plus apte : les personnes les plus faibles et les moins adaptées d'une société doivent être progressivement éliminées ; il est donc hors de question de promouvoir de quelconques lois d'assistance aux personnes défavorisées. Ainsi, dans un mouvement théorique circulaire, Spencer réinjecte un principe de l'évolution naturelle en théorie sociale, après que Darwin se fut lui-même inspiré des théories sociales et démographiques de Malthus pour former sa théorie. Il faut cependant noter une distinction majeure : si la théorie de Darwin est avant tout descriptive, en rendant compte des lois qui semblent le plus probablement régir les faits de la nature, le darwinisme social de Spencer devient normatif, dans la lignée de théories traditionnelles comme la théologie naturelle où les lois sociales doivent être le miroir des lois de la nature. Le transfert de la loi de la survie des plus aptes dans les sociétés humaines trouve une légitimité éthique dans son origine naturelle : elle est intrinsèquement bonne si elle fait partie de l'ordre naturel du monde. Même si l'on peut soutenir avec P. Tort et à la lecture de La Filiation de l'homme, publié par Darwin en 1871, que Darwin s'oppose à toute forme de darwinisme social, sa position n'est pas des plus claires, puisqu'il accepte en 1868 sur les conseils d'Alfred Wallace de remplacer le terme de "sélection naturelle" par l'expression "survie du plus apte" dans les éditions ultérieures de L'Origine.

Une autre dérive de l'application de la sélection naturelle aux sociétés humaines est l'eugénisme défendu, par exemple, par Francis Galton, un cousin de Darwin, qui constitue un berceau du racisme et de la mixophobie (ou peur de la mixité) sociale. C'est autant la peur de la dégénérescence sociale qui anime l'eugénisme, face à la paupérisation et la précarisation d'une classe ouvrière grandissante, qu'une croyance forte en la transmission héréditaire des caractères, notamment intellectuels. Pour lutter contre la détérioration de la société, il faut mettre en œuvre une sélection artificielle qui limite la reproduction des existences médiocres et favorise celle des êtres meilleurs, en évitant surtout la mixité sociale. L'eugénisme trouve ses prolongements directs dans le racisme à la fin du XIXe siècle, où les tentatives de justifier scientifiquement la hiérarchisation des prétendues "races" humaines foisonnent, à grand renfort de classification, de crâniométrie, et de théories en tous genres sur les peuples des colonies.

Enfin, la théorie de l'évolution est de nos jours plus actuelle que jamais, dans le contexte des résurgences créationnistes venues principalement des Etats-Unis, qui prennent à la lettre les récits de la Genèse du monde par Dieu. L'avatar contemporain du créationnisme le plus répandu se nomme l' "Intelligent design", ou dessein intelligent. Selon cette théorie, développée par le Discovery Institute, un think tank conservateur chrétien américain, l'existence d'une cause intelligente rendrait mieux compte des observations du monde vivant que le processus aléatoire de sélection naturelle. Si ses défenseurs présentent le dessein intelligent comme une théorie scientifique à même de rivaliser avec l'évolution, ses détracteurs se sont attachés à démontrer sa pseudo-scientificité : l'Intelligent Design n'est fondé sur aucune preuve scientifique et ne répond notamment pas au critère épistémologique de réfutabilité défini par Popper (selon qui une théorie est de l'ordre du scientifique à la condition qu'il soit possible de la réfuter par une démonstration preuve à l'appui).

Face à la popularité de l'Intelligent Design, on compte notamment, parmi les fervents défenseurs contemporains de l'évolution, l'éthologue britannique Richard Dawkins, qui a publié en 2006 The God Delusion (Pour en finir avec Dieu), où il tente de prouver scientifiquement l'impossibilité de l'existence divine. Loin de toute opposition simpliste entre science et religion, il ne faut pourtant pas prendre le créationnisme et ses avatars à la légère, car ils peuvent rapidement dériver vers une forme d'obscurantisme fondamentaliste. Pour y faire face, la défense de la théorie de l'évolution par la sélection naturelle, fondement du travail des sciences naturelles jusqu'en 2009 où l'on fête les 200 ans de Darwin et les 150 ans de L'Origine des Espèces, reste plus que jamais d'actualité.

Références bibliographiques

BEER,Gillian. (1983). Darwin's Plots, Evolutionary Narrative in Darwin, George Eliot and Nineteenth-Century Fiction. London. Routledge and Kegan Paul.

BROWNE, J. (2006). Darwin's Origin of the Species, a Biography. London. Atlantic Books.

DARWIN, Charles. 1996 (1859). The Origin of the Species, introduction et notes de Gillian Beer. United Kingdom. Oxford University Press.

KOHN, David, (1989). "Darwin's Ambiguity: the Secularization of Biological Meaning." in The British Journal for the History of Science, Vol. 22, No.2,215-239.

TORT, P. (2008) Que sais-je ? Darwin et le Darwinisme. Paris. Presses Universitaires de France.

Pour aller plus loin

Un site en anglais très complet où l'on trouve les œuvres de Darwin en ligne en plusieurs langues, de nombreuses illustrations... Voir également l'onglet "press" qui recense de nombreux articles de presse récent.

Voir les critiques de livres autour de Darwin, notamment celles de Thierry Hoquet.

Ce site est dédié à l'abondante correspondance de Darwin, judicieusement classée par thèmes, par correspondants...

Site sur l'évolution par les chercheurs du CNRS.

  • Télérama, hors série sur Darwin

« 150 ans après la théorie de l'évolution, Charles Darwin dérange encore », paru en février 2009. Nombreux articles des principaux spécialistes de Darwin, magnifiques photos et illustrations.

 

Pour citer cette ressource :

Camille Debras, L'Origine des Espèces : contexte et enjeux d'écriture, La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), février 2009. Consulté le 22/12/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/anglais/civilisation/domaine-britannique/darwin-reception-et-evolution/l-origine-des-especes-contexte-et-enjeux-d-ecriture