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Le christianisme comme "religion de la sortie de la religion" : modernité et sécularisation à l’époque victorienne

Par Jean-Michel Yvard : Maître de conférences - Université d’Angers
Publié par Clifford Armion le 26/01/2015

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Cet article est le texte légèrement remanié d’une communication donnée lors d’un colloque organisé à Poitiers en 2009 dont le thème (« lectures autres ») encourageait à proposer des lectures nouvelles de phénomènes culturels (thèmes, textes…) empruntés au monde anglo-saxon.

Introduction

En 1985, l’intellectuel français Marcel Gauchet, né en 1946, publiait un ouvrage intitulé Le Désenchantement du Monde dont les perspectives résolument novatrices ne s’inscrivaient dans la lignée directe d’aucune des grandes écoles de pensée ou idéologies alors en vogue, tant dans le domaine de la philosophie que dans celui de la théologie. Renouant délibérément, par delà presque un siècle de négligence, avec des perspectives inaugurées par Max Weber en matière de sociologie des religions, l’auteur y décrivait le christianisme comme ayant constitué éminemment « la religion de la sortie de la religion », voyant en lui cette forme particulière de croyance dont la dynamique interne et les potentialités de développement avaient permis une « sortie » de plus en plus marquée du régime inaugural et fondateur de l’hétéronomie radicale, lorsque le destin du monde tout comme celui de l’homme en son sein étaient censés trouver leur origine dans un passé fondateur dont ce dernier était irrémédiablement coupé.

Gauchet a parfois pris ses distances vis-à-vis de la notion de sécularisation, considérant que celle-ci permettait un peu trop facilement de continuer à utiliser des catégories jugées périmées, telles que celles de sacré, de transcendance ou de divin, par exemple. Dans certaines de ses analyses (en particulier dans un ouvrage dans lequel il dialogue avec Luc Ferry), Marcel Gauchet s’est montré réticent à continuer d’utiliser certains termes religieux pour décrire le maintien de dispositions anthropologiques universelles dans un contexte en apparence de plus en plus « désenchanté », affirmant sa volonté « de traduire dans un vocabulaire qui est celui de la raison, donc dans des concepts laïcisés, les grands discours religieux, à commencer évidemment par le discours chrétien. » (Ferry, 2004, 31) Luc Ferry a beaucoup moins de réserves à cet égard, et nous lui emboîtons le pas. Quoi qu’il en ait été des débats auxquels cette question a pu donner lieu, toutefois, on voudrait montrer qu’en France au moins, ce sont bien les perspectives développées initialement par Gauchet dans le contexte d’une interrogation sur les origines de l’Etat qui restent les plus prometteuses aujourd’hui et permettent d’envisager une redéfinition de la notion de sécularisation dans la perspective de ce que l’on pourrait appeler une « dialectique de la préservation et du dépassement » plutôt que dans celle – beaucoup plus traditionnelle et trop souvent admise à titre de postulat – d’une pure et simple abolition de la logique religieuse initiale. Après avoir rappelé certains aspects de la pensée de Marcel Gauchet, c’est à cette problématique de la continuité et de la rupture, à cette dialectique de l’abolition et du réaménagement structurel des données de l’économie religieuse fondatrice que l’on voudrait s’intéresser ici en l’illustrant à partir de quelques exemples concrets concernant l’évolution des idées en Grande-Bretagne à la fin du XIXe siècle, à un moment où le doute religieux était à son comble et ne pouvait que susciter l’émergence de vocations intra-mondaines de substitution et de figures nouvelles de l’altérité de plus en plus immanentes au sujet humain et à la société en général.

1. Marcel Gauchet et Le Désenchantement du monde

Quelques éléments biographiques

Marcel Gauchet est resté longtemps en marge de l’Establishment intellectuel, en raison, sans doute, de ses origines modestes et de l’intérêt qu’il a toujours porté aux questions religieuses, dans une atmosphère qui leur était devenue indifférente, voire hostile. Issu d’un milieu modeste, il était cantonnier et sa mère couturière. Il a reçu une éducation catholique et n’est donc pas issu de la mouvance des intellectuels les plus en vogue dans les années 1970-80, Michel Foucault ayant notamment exprimé son mépris à l’encontre de son ouvrage majeur intitulé Le Désenchantement du monde, lorsqu’il fut sollicité pour en faire une critique en 1985. Sollicité pour donner son opinion sur cet ouvrage, Michel Foucault l’aurait qualifié de « merde aronienne » (http://fr.wikipedia.rg/wiki/Marcel_Gauchet).

Un intérêt jamais démenti pour les questions religieuses

Quoiqu’il n’ait jamais professé aucun obscurantisme ou aucune forme d’irrationalisme, Marcel Gauchet ne se place pas dans la droite ligne des Lumières, dont il ne reprend pas à son compte la dimension la plus iconoclaste et la plus polémique. Il s’est toujours refusé, au contraire, à ne voir dans la religion qu’une « superstructure » ou, a fortiori une pure et simple préhistoire de l’entendement humain qui ne saurait, à ce titre, que susciter le mépris et constituer, au mieux, une figure de repoussoir pour tout penseur digne de ce nom. Parce que son projet se place dans la ligne d’une visée qu’il est à peine exagéré de qualifier de « totalisatrice », Le Désenchantement du Monde s’attachant à rien moins qu’à reconstituer l’ensemble du passé religieux (ou plutôt la « sortie de la religion ») de l’humanité, des origines à nos jours – Gauchet a pu être accusé de renouer avec les philosophies de l’histoire, dont la modernité, sceptique par essence, a si souvent dénoncé le caractère aliénant et délétère. Comme il l’a reconnu lui-même, eu égard à l’ambition de ses aspirations, Le Désenchantement du Monde ne saurait que constituer un exercice périlleux, « un hybride, à mi-chemin entre le dégagement abstrait de la logique des grands formes historiques et la prise en compte un peu précise de leurs incarnations concrètes. » (1985, XX). Il a anticipé les reproches qu'il craignait qu'on lui fasse en affirmant ne pas méconnaître les "périls de l'entreprise" et les méfaits inhérents au genre " philosophie de l'histoire", soucieux qu'il s'est montré d'emblée de ne pas céder aux "sirènes de la spéculation". (1985, XXI)

Il s’est défendu lui même par avance de toute dérive trop étroitement modélisatrice ou idéaliste de ses conceptions de l’histoire, le devenir du monde des hommes et de leurs idées n’ayant jamais été placé, de son point de vue, sous le signe d’un pur déterminisme de la totalité, mais rapporté à toute une gamme de possibles qui ne s’actualisent qu’en fonction de circonstances qui restent, quant à elles, contingentes. Bien qu’il ne se soit sans doute pas toujours autant éloigné qu’il l’affirme lui même des conceptions marxistes (l’idée selon laquelle le Christianisme serait « la religion de la sortie de la religion » ayant gardé quelque chose de dialectique), c’est néanmoins vis-à-vis de celles-ci et, au-delà, de toutes celles promues par les pensées dites du « soupçon », que Gauchet a d’abord été amené à prendre ses distances, refusant de ne voir dans les manifestations du phénomène religieux et, au-delà, dans le développement des idées en général, qu’un simple reflet épiphénoménal de déterminations matérielles infrastructurelles dont le rôle serait par essence déterminant et premier, ou dans la religion une pure « névrose » induite par la présence aliénante et répressive de la figure hypostasiée du « Père ».

Selon Gauchet, c’est la continuité de l’expérience religieuse et, surtout, la « sortie » progressive de la religion dans le contexte du Christianisme, tout particulièrement, qui a donné au départ à l’histoire des hommes sa dynamique propre et à l’organisation collective son principe organisateur. Dans de telles perspectives, la modernité ne s’est constituée qu’à partir de sociétés entièrement structurées, au départ, par la religion, C’est donc rien moins que la réintégration non apologétique de la religion au sein de la réflexion contemporaine qu’a inaugurée magistralement Gauchet dans un contexte intellectuel qui s’en était très largement détourné et en avait postulé l’inconsistance d’une manière aussi militante que superficielle.

Empruntée à Weber, la notion de « désenchantement » n’a pas, chez Gauchet, le sens étroit que lui donna au départ le célèbre sociologue allemand (à savoir la magie comme technique de salut) ; son utilisation ne renvoie pas non plus à une économie de l’incroyance radicale qui ne reconnaîtrait plus le rôle que continuent souvent à jouer les assentiments privés en la matière. Elle sert en fait uniquement à décrire une société qui a cessé d’être structurée par le religieux, c’est-à-dire par un principe qui lui serait extérieur et dont les hommes seraient radicalement séparés.

Selon Marcel Gauchet, ce qui caractérise le religieux tel qu’il se donne à l’origine et en son état le plus pur (c'est-à-dire les croyances et les rites des peuples primitifs ou « sauvages », quelle qu’en soit la diversité apparente), c’est un parti-pris d’altérité maximale des principes fondateurs et des réalités ultimes, un postulat de dépendance sacrale et d’altérité radicale du fondement au monde des hommes, dont l’existence est entièrement placée sous le signe d’une fidélité indéfectible aux actions des dieux et des héros fondateurs.

Dans le contexte des religions de la transcendance, on aurait pu penser, en effet, que la radicale altérité de l’homme à son fondement allait encore se renforcer, en lien avec une affirmation toujours plus ostensiblement affirmée de la toute puissance de Dieu sur ses créatures, mais il n’en fut rien, une telle dynamique de la transcendance ayant au contraire été corrélative, dans les faits, d’une extension toujours plus marquée de la liberté de l’homme. Désormais, en effet, l’homme allait avoir de plus en plus facilement accès à la conscience d’un Dieu sujet, être appelé à dialoguer avec lui en présence et du creux de son intériorité. C’est un tel paradoxe qui aurait contribué, selon Gauchet, à faire passer les sociétés humaines d’une logique de l’hétéronomie pure (parce que temporelle et non « spatiale ») à celle d’une autonomie toujours plus ouvertement revendiquée des sociétés humaines au sein des démocraties occidentales, entraînant finalement un mouvement de celles-ci en dehors de la religion.

Si le Christianisme fut particulièrement favorable à ce type de reports ou de réinvestissements d’aspirations originellement extra-mondaines sur le monde lui-même, c’est non pas tant parce qu'il se serait contenté d’affirmer l’existence d’un écart entre Dieu et ses créatures (cela est vrai de toutes les religions de la transcendance) mais parce que, tout en insistant sur l’existence d’un gouffre insondable entre l’homme et Dieu, il n’a jamais cessé de susciter le désir sans cesse renouvelé de combler une telle distance, créant ainsi une dynamique instable qui était toujours susceptible de se retourner contre lui et d’entraîner son « dépassement » en suscitant un report des aspirations de l’homme sur le monde lui même. Le Judaïsme, par exemple, a réussi à combler la distance qui sépare l’homme de Dieu par le biais de rites qui le rendent sans cesse présent à son peuple. De même, tout en affirmant le caractère infigurable du divin, les musulmans se sont repliés sur des formes de légalisme qui rendent la présence de Dieu plus aisée à percevoir en l’incarnant en quelque sorte dans les pratiques les plus quotidiennes des homme. Le christianisme, quant à lui, encourage l’homme à rechercher le salut sans pour autant lui donner la certitude définitive de l’avoir atteint. Il ne cesse jamais d’orienter le regard de l’homme vers les réalités supra-terrestres tout en ne cessant pourtant jamais d’en affirmer la radicale et transcendante inaccessibilité. C’est la manière particulière qu’a eu le Christianisme de concevoir l’incarnation (celle-ci symbolisant d’une manière éminemment paradoxale, non plus les noces du ciel et de la terre, mais la radicale altérité du Divin Principe au monde des hommes) qui aurait, selon Gauchet, « intensifi[é] l’appel du dehors » tout en soulignant « l’impossibilité de fuir » (1985, 98), Jésus devenant, dans une telle perspective, un « Messie à l’envers. » (161).

Une autre raison majeure qui pourrait aussi être suggérée semble avoir pu tenir à l’importance que le christianisme a été amené historiquement à accorder à l’acte interprétatif (celui-ci ayant été rendu nécessaire en raison du mode de constitution de la Bible sur de très longues périodes), ce qui lui a sans doute permis plus aisément d’ouvrir la voie à une rationalité au départ avant tout herméneutique qui, dans sa volonté de comprendre et de rendre toujours mieux compte de l’ordonnancement du monde au sens large, risquait toujours de faciliter l'émergence de perspectives éventuellement plus agressives et plus « déconstructrices ». En encourageant l’homme à rendre compte des desseins de Dieu plutôt qu’à les accepter comme de purs décrets directement transmis aux hommes, il semble que le christianisme ait suscité l’émergence de questionnements qui allaient finir par venir remettre en cause son existence en tant que telle, encourageant finalement l'homme à « concevoir l’ordre des choses en termes d’objectivité globale et de nécessité interne » au lieu de continuer à l'encourager à se rapporter à une quelconque forme de transcendance fondatrice. En permettant le développement en son sein de tensions de ce type, le christianisme allait finir par déboucher sur une remise en cause de la notion de transcendance et sur un creusement toujours plus marqué d’un écart entre Dieu et sa création.

Rupture ou continuité ? La question de la sécularisation

Ce qu’il faut bien voir, c’est que Gauchet ne s’est jamais contenté de mettre en évidence une pure logique d’extraction et de progressive inversion de l’économie religieuse initiale. Même si l’idée d’une « sortie de la religion » pourrait donner lieu à des contre-sens de ce type, on a plutôt eu affaire, historiquement, à un processus souvent inconscient de réaménagement et de recomposition de celle-ci. Deux conceptions de la notion de sécularisation s’opposent, en effet aujourd’hui dans le débat intellectuel, d’une manière qui reste encore trop souvent implicite. La première, celle qui a eu tendance à s’imposer historiquement, envisage la sortie du religieux en tant que processus d’abolition iconoclaste et d’inversion pure et simple des données de la logique fondatrice initiale. Très largement héritée des Lumières et de la tradition positiviste ou scientiste, elle hypostasie le paradigme de l’opposition et place l’avènement de la modernité sous le signe de la table rase et de l’inversion radicale des déterminations premières et inaugurales.

La seconde envisage plutôt l’évolution des idées en s’efforçant d’en rapporter l’émergence à des continuités plus essentielles. Même lorsque la rupture semble la plus consommée et la plus définitive, cette logique s’efforce de montrer comment la sortie des schèmes religieux fondateurs n’en a pas moins consacré historiquement l’avènement d’une dialectique de la résurgence et du réaménagement structurel, le plus souvent à l’insu de ceux qui en furent les principaux acteurs. Le plus souvent, on assiste au maintien de certaines structures de compréhension, d’action ou d’interprétation qui se mirent d’abord en place dans un contexte religieux, fût-ce au prix de nombreuses recompositions et réaménagements substantiels qui ne rendent pas toujours un tel processus aisé à identifier et à mettre en évidence. Comme l’affirme on ne peut plus clairement Gauchet dans Le Religieux après la religion : « Ce n’est pas que le religieux disparaît, … c’est que ce qui se manifestait comme religieux se métamorphose en autre chose. » (Ferry, 2004, 110). Dans Le Désenchantement du Monde, il avait en fait déjà pointé « quelques voies de ce travail de recomposition ».

En fait, le processus de recomposition qui a été évoqué semble souvent avoir consisté en un réinvestissement de ce qui allait vers l’invisible sur le visible, certaines aspirations qui se mirent d’abord en place dans un contexte religieux ayant été amenées à se reporter sur ce que l’on pourrait appeler des activités intra-mondaines de substitution. C’est une telle logique de réincorporation souvent inconsciente de l’élément sacral dans un ordre pourtant de plus en plus réduit à un plan d’immanence qui peut être mis en évidence à propos de la période victorienne. C’est aux « métamorphoses de ces formes qui se recomposent sur d’autres modes que l’on voudrait maintenant s’intéresser, en lien avec un questionnement sur la notion de sécularisation et en l’illustrant à l’aide de quelques illustrations empruntées à l’histoire de la Grande-Bretagne à l’époque victorienne.

2. Réinvestissent sur le visible de ce qui allait vers l'invisible : activités intra-mondaines de substitution

« Salut » par le travail

En fait, un tel report des aspirations de l’homme sur « la réalisation de la sphère terrestre en sa complétude » (1985, 98) avait déjà été conceptualisé par Weber qui en avait toutefois fait avant tout une caractéristique du protestantisme, en lien avec la question de l’émergence du capitalisme. A l’époque victorienne, une telle logique du report peut servir à rendre compte des développements d’un capitalisme de plus en plus offensif, même si celui-ci ne fut pas l’apanage de l’Angleterre. En outre, de manière plus concrète, elle peut aussi être utilisée afin de rendre compte de l’émergence de l’éthique du travail, qu’il est aisé de mettre en évidence chez Carlyle et chez Samuel Smiles, dans Self-Help (1859), en particulier. Chez Carlyle, l'idéalisation du travail devint très clairement une véritable vocation de substitution qui releva dès le départ d'un réinvestissement d'idéaux supérieurs. Dans le contrôle de soi qu'elles impliquaient, les valeurs promues par un ouvrage tel que Self-Help (à savoir, ardeur à la tâche et volonté de s'améliorer soi même) n'étaient par bien des côtés que le fruit de la sécularisation d'aspirations qui eurent d'abord tendance à se porter sur des réalités extra-mondaines.

Activisme philanthropique et politique

Il existait, en outre, de nombreuses activités non strictement professionnelles sur lesquelles l’homme était susceptible de reporter son énergie. La mise au centre de la notion d’incarnation dans la théologie, à l’époque victorienne, au détriment de celle du rôle sacrificiel du Christ (« atonement », en anglais) est, elle-même, révélatrice d’un tel phénomène au sein des Eglises, l’action des croyants dans le monde ayant de plus en plus été justifiée par ce biais. D’une manière générale, les Victoriens furent toujours extrêmement actifs dans le domaine de la philanthropie et ce n'est certainement pas un hasard si beaucoup d'entre eux reportèrent leur énergie dans ce domaine. Le fait que le développement de nombreuses formes d’action philanthropique semble pouvoir être rapporté à une telle logique et que celles-ci aient eu tendance à être de plus en plus indépendantes de toute forme d’allégeance religieuse (bien qu’elles soient encore souvent restées le fait des Eglises) constitue une illustration de la dimension progressive et continue du processus de sécularisation qui a été évoqué. Un tel phénomène pourrait être illustré de nombreux points de vue à l’époque victorienne et on en trouve de multiples exemples dans le domaine de la fiction, notamment, avec le personnage de Robert Elsmere, dans le roman du même nom, de Mrs Humphrey Ward (1888), ou encore dans celui de William Hale White (« Mark Rutherford ») qui, quelques années plus tôt, avait déjà mis en scène des personnages qui reportent sur des activités philanthropiques une énergie qui s’était jusqu’alors exprimée dans un contexte religieux plus traditionnel (1885). Dans sa dimension humaniste, par exemple, le projet de « remoralisation » des classes populaires mené par Mark et par Mac Kay dans le quartier pauvre de Drury Lane ne pouvait qu'être particulièrement attirant pour des esprits religieux en voie de sécularisation. Indépendamment même des conditions socio-économiques qui existaient à l'époque ou des inquiétudes concernant la préservation de la morale qui se manifestèrent alors, un contexte intellectuel qui encourageait au doute et à l'incertitude ne compta certainement pas pour rien dans le développement de telles activités philanthropiques, qui furent extrêmement répandues à l’époque. Parce que celles-ci continuèrent souvent à être le fait d'organisations religieuses et qu'elles avaient une dimension humaniste déjà présente dans un contexte chrétien, une forme de continuité dans la rupture put certainement être préservée par ce biais, la dimension pratique et humaniste du christianisme ayant été maintenue et même, parfois, amplifiée, de cette manière. Dès lors que Dieu s’éloignait du monde, il était logique que l’homme reporte son énergie sur ses semblables, la charité, dont le rôle était déjà si important dans un contexte chrétien, ayant de plus en plus ouvert la voie à l’idée d’une nécessaire « extension des sympathies humaines » au service de laquelle George Eliot allait mettre ses propres activités d’écrivain et, au delà, l’ensemble de la littérature fictionnelle elle même.

Toujours dans la même perspective, une aspiration au départ religieuse fut souvent mise au service d’un dévouement à telle ou telle cause politique jugée « transcendante », de telles aspirations à l'idéal (et bien souvent à la révolution) ayant fréquemment continué à être décrites en des termes empreints d’une profonde spiritualité. De manière tout à fait symptomatique, on assiste, dès la fin du XIXe siècle, à un déplacement et à une relocalisation d'idéaux qui, tout en prétendant à l'action politique la plus concrète, n'en continuent pas moins à être le fruit de la sécularisation de modèles d’action élaborés au départ dans un contexte religieux dont ils préservent tout à la fois les attentes et les craintes eschatologiques. A l'époque victorienne, par exemple, la cause de l'unité italienne continua fréquemment à être vécue (non seulement en Italie, mais aussi en Grande-Bretagne) sur le mode d’une aspiration quasi-religieuse, certains poèmes de Swinburne tels que les Songs before Sunrise (1857) ou le poème « Ode to Mazzini » (1875) en constituant un bon exemple. De même, dans Clara Hopgood, autre roman de William Hale White, Clara, qui est pourtant explicitement décrite comme n’ayant « aucune religion », se montre particulièrement sensible à la dimension visionnaire de la religion séculière de Mazzini, auquel elle continue explicitement d’accorder une dimension de spiritualité intra-mondaine, ce qui l’amène à redéfinir le terme de « Dieu » dans une perspective « élargie » (c'est-à-dire éthique): « To put it in my own language, » said Madge, « you believe in God. […] What is essential… in a belief in God is absolute loyalty to a principle we know to have authority. » (1896, 271)

Science et ascétisme

Toujours au chapitre d’un réinvestissement sur le visible de ce qui se focalisa d'abord sur l'invisible, on peut noter aussi, au XIXe siècle, un recentrage des aspirations spirituelles sur la quête d'un savoir séculier, en particulier par le biais d'une extension toujours plus délibérée et volontaire d'un savoir de type scientifique. On a vu de quelle manière les tensions inhérentes au Christianisme purent aboutir, de manière paradoxale, à un report sur le monde lui-même d'une aspiration qui incita pourtant d'abord ceux qui en furent l'objet à s'en détacher et à se réfugier dans une salutaire « traversée des apparences ». Il était donc logique que le monde devienne l'objet d'une investigation de plus en plus méthodique et de plus en plus systématique. En outre, par la rigueur qu'elle requiert, la quête d'une connaissance vraie (scientifique, tout particulièrement) constitue, par bien des côtés, une forme d'ascèse intra-mondaine dont il ne faut pas s’étonner qu’elle ait pu attirer bon nombre de transfuges de cette forme particulièrement ardente de Christianisme que constitua sa variété évangélique, dont le rôle fut si important à l’époque victorienne. Là encore, on peut citer l'exemple de Samuel Smiles qui, dans ses « vies d'ingénieurs » décrit le destin de véritables héros du savoir entièrement dévoués à une cause « transcendante », la persévérance dont ils font preuve dans leur volonté de comprendre et de transformer le monde constituant une quête qui continue très souvent à être décrite en des termes quasi mystiques, de tels ouvrages ne constituant par bien des côtés que des hagiographies sécularisées (Smiles, 1857, 1862).

3. Report de l’aspiration religieuse sur la figure de l'homme

Religion de l’humanité

La question du report d’aspirations religieuses et spirituelles sur d'autres domaines d’action ou d’investigation ne doit pas, toutefois, être abordée seulement dans la perspective d’un développement de plus en plus marqué d’activités intra-mondaines de substitution. Elle peut aussi être envisagée en lien avec une transformation et une valorisation sans précédent du rapport que l'homme entretient avec lui même, que ce soit avec son essence hypostasiée (dans le cadre des religions de l’humanité) ou avec chacun de ses semblables, dans le contexte d’un renouvellement – c’est-à-dire d’une sacralisation de plus en plus marquée – du rapport interpersonnel. A l’époque, en effet, l’aspiration religieuse ne se reporta pas toujours sur des entités abstraites (telles que celles de « l’Humanité », de « la Femme » ou de la « Révolution ») dans le contexte des « religions séculières » qui se développèrent alors, pour le meilleur comme pour le pire. Souvent, les relations interindividuelles elles mêmes, qu’il faut éviter de rapporter trop systématiquement à la question du genre, acquirent une dimension de réciprocité constituante de plus en plus marquée, le transfert de l’Autre au sein du rapport interhumain (en vertu duquel chacun allait constituer pour son semblable un pôle d’altérité de plus en plus radicale) étant déjà bien perceptible dans toute une littérature (fictionnelle ou poétique) de la subjectivité dont les développements furent alors extrêmement marqués, ainsi que dans certaines théorisations telle que celle, là encore, de « l’extension des sympathies humaines » chez, George Eliot, par exemple.

4. Aux origines de la notion d’inconscient: report de l'altérité au sein même de la conscience anthropologique

Enfin, on peut remarquer que le report de l’aspiration religieuse sur d’autres objets auxquels une dimension d’étrangeté et d’altérité instauratrice allait continuer à être attribuée ne vint pas seulement hanter la relation à l’autre intra-mondain ; il eut aussi pour effet de cliver le sujet lui-même en son for intérieur. Par ce biais, l’invisible allait devenir immanent à la conscience de l’homme sans perdre pour autant sa dimension d’altérité, permettant notamment l’émergence de plus en plus marquée de la notion d’inconscient, à la genèse de laquelle Marcel Gauchet s’est intéressé très tôt en faisant remarquer que « Socialement et culturellement parlant, l’expérience de l’inconscient est à considérer comme une figure de l’expérience de l’altérité, sous les traits de l’altérité à soi. […] L’on pourrait dire : l’inconscient, c’est le visage que prend l’altérité à soi lorsque se défait l’altérité instituée des religions, lorsque se dissout la prévalence sociale de l’invisible. » (2002, 285). C’est cette dimension d’altérité constituante, que l’homme avait jusqu’alors presque toujours « objectivée » et projetée en un principe métaphysique extérieur, qui allait venir se localiser de plus en plus exclusivement en lui, permettant par ce biais l’affleurement d’une nouvelle figure de l’altérité « du dedans des individus » (125) à laquelle allait être donné le nom d’inconscient.

Là réside très certainement le secret de la fascination qu’a exercé cette notion durant tout le siècle qui vient de s’écouler, de même que les difficultés auxquelles la psychanalyse a toujours été confrontée afin de se faire reconnaître comme science. Or, là encore, un tel phénomène de déplacement de la ligne de partage entre intériorité et altérité peut être mis en évidence dès la fin du siècle dernier, en lien avec la question de l’irruption du doute religieux. A l’époque, en effet, on trouve de très nombreux exemples d’intellectuels ou de membres des classes éduquées qui souffrirent toute leur vie de troubles que nous qualifierions aujourd’hui de « psychosomatiques ». Coleridge, en particulier, se plaignait déjà de ses intestins ("my bowel complaint" ((Notebooks of Samuel Taylor Coleridge, 1794-1804, ed. K. Coburn, London, 1957 (Cité dans : Deschamps, 1964, 99).))). De même, le naturaliste Darwin ne réussit apparemment pas plus que les poètes Hopkins ou Thomson à échapper à un tel mal, le caractère profondément déstabilisant de sa théorie de la sélection naturelle, dont il différa pendant si longtemps la publication, n’ayant certainement pas compté pour rien dans l’apparition de ses maux. Enfin, dans son autobiographie fictionnelle, White décrit, lui aussi, ce qu’il appelle ses crises « d’hypocondrie », qu’il hésite à attribuer à des facteurs uniquement spirituels ou intellectuels.

Or, si nous n'avons guère de difficultés, aujourd'hui, à rendre compte de l’origine de tels troubles, il n’en était pas de même dans un contexte où le balisage freudien de l’inconscient et les relations complexes que l’esprit est susceptible d’entretenir avec le corps n’avaient pas encore été l’objet d’une véritable conceptualisation. Ainsi, par exemple, White hésite tour à tour entre des explications psychologiques et d’autres causes plus étroitement physiologiques qui l’amènent encore assez fréquemment à faire référence à des concepts hérités de la médecine hippocratique, auxquels il s’efforça jusqu’au bout à se raccrocher. Les explications envisagées dans certains cas commencent déjà à toucher du doigt les notions d’inconscient et de « retour du refoulé », bien qu’ils continuent parallèlement à utiliser tout un lexique hérité de la tradition religieuse, permettant en quelque sorte au lecteur de percevoir « en direct » le processus de sécularisation qui est l’objet de la présente analyse. C’est le cas de l’extrait qui suit, dans lequel est décrit l’état de dépression et de mélancolie chronique dans lequel est tombée l’héroïne du récit :

Terrors vague and misty possessed her, all the worse because they were not substantial. She could not put into words what ailed her, and she wrestled with shapeless, clinging forms which she could hardly discern, and could not disentangle from her, much less overthrow. They wound themselves about her, and, although they were but shadows, they made her shriek and at times she fainted under their grasp, and thought she could not survive. She had no peace. If soldiers lie dead upon a battle-field there is an end of them; new armies may be raised, but the enemy is at any rate weaker by those who are killed. It is not quite the same with our ghostly foes, for they rise into life after we think they are buried, and often with greater strength than ever. There is something awful in the obstinacy of the assaults upon us. Day after day, night after night, and perhaps year after year, the wretched citadel is environed, and the pressure of the attack is unremitting, and the moment that effort relaxes the force fails, and the besiegers swarm upon the fortifications. That which makes for our destruction, everything that is horrible, seems spontaneously active, and the opposition is an everlasting struggle. (White, 1893, 300)

Ici, le vocabulaire « militaire » reste traditionnel et continue plus que jamais à faire penser aux assauts du démon. Cela dit, il n’est pas interdit de voir poindre dans cette description l’idée d’un retour inopiné et insistant (« obstinacy ») de ce que l’on allait appeler le « refoulé ». Car, même si une terminologie appelée à devenir canonique n'est pas encore présente à ce stade, la sphère de la rationalité consciente et volontaire est très clairement reconnue comme n’étant plus souveraine, réduite qu’elle est à la portion congrue d'une citadelle assiégée de tous côtés par des forces mystérieuses et maléfiques. Or, chez Freud aussi, le royaume de l'inconscient allait rester symboliquement celui de l'ombre, du glauque et de l'informe, continuant plus que jamais à s'opposer au domaine fléché et arpenté de la rationalité investigatrice, ce qui montre bien, si besoin était, que la notion d’inconscient fut loin d’être le produit d’une investigation purement « scientifique » ou empirique de l'esprit de l’homme, la sécularisation de conceptions religieuses beaucoup plus anciennes n’étant guère difficile à percevoir dans ce cas, même si ces dernières semblent toutefois devoir être rapportées, en dernière analyse, à une origine anthropologique archétypale.

En fait, une telle dimension d’anticipation ne doit ni surprendre ni être surévaluée puisqu'on sait que la notion d'inconscient avait déjà été pressentie au XIXe siècle par un certain nombre de médecins adeptes d'hypnotisme ou de « magnétisme » (tels que Charcot ou Janet, en particulier) de même qu’en tant que principe métaphysique par Schopenhauer, Carus ou encore Von Hartmann, dans le contexte de l'idéalisme allemand. Chez Carus, par exemple, l'Inconscient est un « principe divin qui préside à la fois à l'organisation du monde, à notre vie organique et à notre vie spirituelle. » (Filloux, 1947, 11 ; Ellenberger, 2001). Il a une dimension tout à la fois métaphysique et psychologique, l'esprit absolu étant appelé à se retrouver dans l'esprit fini dans toutes les formes d'idéalisme spéculatif. En outre, le romantisme fut d’emblée fasciné par les zones d'ombres du psychisme humain, par la dimension la moins strictement rationnelle de l'existence, et il n’y avait là, d’une certaine manière, rien de radicalement nouveau. Mais le plus important, là encore, c’est de rapporter les « hésitations » de passages de ce type entre un vocabulaire religieux et un lexique plus contemporain (qui annonce en fait déjà celui de la psychologie des profondeurs) à la logique ici évoquée d’un transfert de l’Autre métaphysique jusqu’au plus profond de l’immanence anthropologique. On voit finalement comme le confinement de l’homme dans un monde de plus en plus réduit à une dimension d’immanence ne l’a pas empêché pas de recréer immédiatement de nouvelles formes d’altérité, que celles-ci aient été perçues comme résidant en lui même ou dans la sphère de l’humain-social. Un tel processus de déplacement de l’altérité entre les hommes ou jusqu’au sein même de l’individu pourrait d’ailleurs certainement être envisagé d’autres points de vue, notamment en lien avec la question de la représentation et de la perpétuelle ressaisie axiologique et identificatoire qu’elle implique par le biais de la création toujours recommencée de ces « objectivations » culturelles et de ces représentations partielles dans l’horizon desquelles le sujet humain ne cesse jamais de se poser en s’opposant en quelque sorte à lui-même, afin de se saisir toujours mieux en son essence et d’orienter plus efficacement son action dans le monde ((Il serait certainement possible de définir par ce biais une conception « spiritualiste » de la culture, en combinant les perspectives de Matthew Arnold et celles de Paul Ricoeur, par exemple, comme nous avions commencé à le faire il y a quelques années lors d’une communication intitulée « Des vertus de la boucle et de l’excursus : Matthew Arnold et le détour par la culture », en mai 2004 au congrès de la Société des Anglicistes de l’Enseignement Supérieur (Pour un résumé, voir : Annie Escuret (ed.), Cahiers Victoriens et Edouardiens, Montpellier III, n°61, avril 2005, 351-352), et, plus récemment, au colloque de la SFEVE des 16-17 janvier 2009, à l’Université de Strasbourg : « Culture savante, culture populaire » / "High and Low culture" : « La culture comme lien social et éthique : Matthew Arnold, William Hale White et George Eliot ». )). Il ne fait guère de doute, en tout cas, que la redéfinition de la notion de sécularisation comme processus de réélaboration et de réaménagement structurel doive rester un prélude nécessaire au développement de perspectives novatrices dans d’autres domaines, l’important étant d’échapper à la logique purement oppositionnelle en fonction de laquelle notre modernité a eu trop systématiquement tendance à se percevoir et à s’efforcer de se constituer jusqu’alors, indépendamment de la relation qu’elle a pourtant continué à entretenir avec son passé religieux, bien souvent à son insu.

Pour aller plus loin

Coburn, K., ed., Notebooks of Samuel Taylor Coleridge, 1794-1804, Londres, 1957.

Deschamps, Paul, La Formation de la pensée de Coleridge, Paris, Didier, 1964.

Ellenberger, Henri-Frédéric, Histoire de la découverte de l’inconscient, Paris, Fayard, 2001.

Ferry, Luc et Marcel Gauchet, Le Religieux après la Religion, Paris, Grasset, 2004.

Filloux, Jean-Claude, L'Inconscient, Paris, Puf, 1947, 1954.

Gauchet, Marcel, Le Désenchantement du monde, Paris, Gallimard, 1985.

Un Monde désenchanté ?, Paris, Les éditions de l’atelier, 2004.

La Démocratie contre elle-même, Paris, Gallimard, 2002.

Smiles, Samuel, Lives of Engineers, 3 vol. Londres, 1862.

The Life of George Stephenson, Londres, 1857.

Self-Help, Londres, John Murray, 1859.

Lives of Engineers (3 vol.), Londres, 1862.

The Life of George Stephenson, Londres, 1857.

Ward, Mary Augusta (« Mrs Humphrey Ward »), Robert Elsmere, Cirencester, 1888.

White, William-Hale (« Mark Rutherford »), Catherine Furze, Edited by His Friend, Reuben Shapcott, Londres, T. Fisher Unwin, 1893.

Clara Hopgood, Edited by His Friend, Reuben Shapcott, Londres, T. Fisher Unwin, 1896.

Mark Rutherford's Deliverance, Edited by His Friend, Reuben Shapcott, Londres, T. Fisher Unwin, 1885.

 

Pour citer cette ressource :

Jean-Michel Yvard, Le christianisme comme "religion de la sortie de la religion" : modernité et sécularisation à l’époque victorienne, La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), janvier 2015. Consulté le 19/11/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/anglais/civilisation/domaine-britannique/le-christianisme-comme-religion-de-la-sortie-de-la-religion-modernite-et-secularisation-a-l-epoque-victorienne