Vienne 1900 : contexte idéologique et intellectuel
1. Contexte historique et repli sur l'intériorité
La réalité historique de l'Autriche-Hongrie au début du XXe siècle repose essentiellement sur un contraste opposant une société largement modernisée à un mode de gouvernement archaïque. Comme le rappelle Jacques Le Rider (Le Rider, 1990) dans sa réflexion sur la modernité viennoise, l'utopie de l'émancipation et de l'harmonie des nationalités, placées sur un pied d'égalité, dont avait rêvé le programme libéral de 1848 est restée lettre morte. Cette question des nationalités, associée à la propagation d'un antisémitisme politique fait de la Vienne de 1913 plus « un champ de bataille des nationalités qu'un creuset multinational » (Le Rider, 1990, p.33). De plus, les intérêts des groupements nationaux, en se substituant aux programmes des partis, paralysent totalement le jeu des institutions.
Selon Jacques Le Rider, cette impasse de l'action politique conduit les intellectuels, déçus par l'effondrement du libéralisme, à un certain désengagement (voire un désengagement certain) et à un relativisme historique. Un dicton viennois en vogue au début du siècle résume bien l'état d'esprit du moment : « Die Lage ist hoffnungslos, aber net ernst ! » (« La situation est certes désespérée, mais on ne peut pas dire qu'elle soit vraiment grave! ») (Bettelheim, 1986, p.35).
L'inconsistance de la politique autrichienne est d'autant plus mal vécue par l'élite viennoise que cette élite est majoritairement germanophone et mesure la situation austro-hongroise à l'aune de l'Allemagne. Or l'Allemagne s'affirme justement à cette époque comme puissance « extérieure » multipliant les succès, qu'il s'agisse de ses victoires militaires, de la solidité (apparente) du « Reich » ou encore du prestige de sa « Kultur » (cf. Le Rider, 1990, p.20-21). C'est ce contexte bien particulier qui permet, selon Jacques Le Rider, d'expliquer l'attitude des intellectuels et des artistes de la Vienne du début du siècle : puisque le naturalisme, en l'occurrence allemand, se préoccupe des « Sachenstände », des états de choses, comme le dit le critique littéraire Hermann Bahr en jouant sur l'expression française, les Viennois en prennent le contre-pied et affirment leur singularité en se tournant vers les « états d'âme », explorant l'individuel et la subjectivité au détriment des idées sociales, du réalisme et de la politique.
2 Crise de l'identité
2.1 Modernité et individualisme
Il n'y a qu'un pas du repli sur l'intériorité, qui caractérise la modernité viennoise, au repli sur soi, et la culture autrichienne du début du XXe siècle ne fait en réalité qu'accentuer l'un des symptômes de la Modernité telle qu'elle se manifeste dans toute l'Europe à la même période : l'individualisme. En effet, la Modernité « éclairée » qui voit le jour à l'époque des Lumières recentre le débat sur l'individu en défendant les notions de liberté subjective, d'autonomie morale ou encore de droit privé, et fait l'apologie de la notion de progrès. La conquête moderne de l'individualisme et du progrès apparaît cependant à la plupart des critiques de la modernité comme ambivalente. Elle semble essentielle d'un point de vue éthique mais présente en même temps un certain nombre de dangers : en remettant en cause tous les systèmes de pensée préexistants, la conception moderne appréhende le monde non plus comme une entité globale prédéfinie mais bien plutôt comme une succession d'états particuliers variables. Cette mutation conceptuelle est indispensable pour penser l'innovation et le progrès, mais elle conduit en même temps à une fragmentation et à une classification du monde. Selon Hildegard Kernmayer (Kernmayer, 1999), ce nouvel ordre, basé sur la différenciation et la segmentation, va de pair avec la conscience d'une unité et d'une harmonie perdue. Bien sûr, on ne peut connaître et maîtriser que ce qui a été préalablement défini comme « autre », mais cette différenciation creuse toujours plus le fossé qui sépare l'individu du monde où il vit.
La mise en question de la relation sujet-objet s'accompagne donc d'un sentiment de dislocation du réel, d'un symptôme de perte de réalité. Mais cette dissociation entre sujet et objet va plus loin encore : l'individu moderne se sent étranger à la nature, mais bientôt aussi au corps, au désir, aux sentiments et donc à lui-même. Ainsi, l'individuation et le culte du « moi » s'accompagnent de la découverte du vide et de la fragilité de ce même moi, et sont finalement synonymes d'aliénation. C'est cette crise profonde du sentiment d'identité que l'on retrouve au centre des interrogations de la littérature et des sciences humaines viennoises à la fin du XIXe et au début du XXe siècle. C'est elle également qui peut expliquer que la vieille Autriche ait fourni un terreau plus que favorable au développement de sciences comme les mathématiques, évoluant dans le domaine de l'abstraction, ou comme la psychanalyse, sondant les multiples facettes de la psyché individuelle.
2.2 De l'individualisme à la perte de l'individualité : Ernst Mach
Une redéfinition « moderne » du moi se trouve notamment au cœur de la théorie d'Ernst Mach. Philosophe des sciences, Mach enseigne la physique expérimentale à l'Université de Prague de 1867 à 1895, puis il occupe jusqu'en 1901 la chaire des sciences inductives spécialement créée pour lui à Vienne. Son projet est de fonder scientifiquement, objectivement la connaissance. Selon lui, pour accéder à une telle connaissance objective et universelle, dépassant les limites de la subjectivité individuelle, il faut déplacer l'axe de connaissance. Et ce déplacement consiste, dans la théorie de Mach, en une redéfinition du phénomène de la « sensation » : dans son nouveau système, la sensation n'est pas seulement ce qui est vécu par un sujet sentant, elle est aussi « l'élément » en quoi toute expérience phénoménale se décompose. En supprimant de plus la distinction entre la pensée et le corps, Mach peut alors affirmer que tout ce qui est vécu n'est pas le produit d'une opinion personnelle mais proprement un vécu physiologique. Cette nouvelle définition de la sensation, comme concept objectif, lui permet également d'écarter l'hypothèse (kantienne) d'une réalité existant en soi. Ce que nous nommons une « réalité » n'est constitué en fait, selon Mach, que de l'association de données sensorielles. Et cela vaut aussi pour le « moi » : le moi est réductible à une série de sensations. Le sujet n'est plus une entité autosuffisante, le Moi n'est pas une fonction logique extérieure au temps et à l'espace. Mach parle du « Moi insauvable » (Mach, 1996 [1886], p. 27) (« das unrettbare Ich »), au sens où il n'est pas une entité existant par soi, indépendamment de ce qu'il ressent et de ce qui est ressenti : il n'est que le contenu vécu. Mach écrit en 1908 à Hermann Bahr : « Quand je dis le moi est insauvable, je veux dire par là [...] que ce moi se dissout dans tout ce qu'on peut ressentir, entendre, voir, toucher. Tout est éphémère, un monde sans substance qui n'est constitué que de couleurs, contours et sons. [...] C'est dans ce jeu des phénomènes que se cristallise ce que nous appelons encore notre moi'. » (cf. Kobry, 1986, p.126)
Ainsi, le plan d'existence de la sensation recouvre déjà, d'emblée, celui du savoir, comme si la connaissance s'effectuait sans l'activité intellectuelle d'un sujet. Selon sa théorie, cette activité intellectuelle est en effet déterminée par le « principe de l'économie de penser », définissant l'accord de nos pensées avec les sensations, et selon lequel la vie adapte ses réactions en inventant des moyens d'épargner ses efforts. Les réactions et toutes les possibilités de l'être se trouvent donc prédéterminées par l'environnement immédiat du sujet, et s'imposent à lui selon un principe rationnel précis. Ainsi, les qualités de l'individu ne naissent plus de l'interaction entre une personnalité et son environnement, entre un sujet et un objet, mais correspondent à des formes stéréotypées.
C'est ce retour du rationalisme et de l'empirisme que Hermann Broch nomme, dans son essai sur Hofmannsthal et son temps, le « Wert-Vakuum » (le « vide des valeurs ») (Broch, 1966, p.86).
2.3 Application des théories machiennes dans les productions artistiques de l'époque
Si Mach semble aujourd'hui oublié, c'est notamment parce que ses disciples prirent position contre la théorie de la relativité d'Einstein et les principes de la physique quantique (Mach reste cependant connu comme unité de mesure de la vitesse des avions supersoniques « Mach 1 »). Mais son impact sur le milieu artistique viennois du début du siècle est par contre indéniable.
On peut songer, comme le suggère Yves Kobry (Kobry, 1986, p.126-127), aux paysages impressionnistes de Klimt, dont l'unité émerge d'une multitude de points chromatiques qui sont autant de sensations visuelles. On peut également évoquer son baiser, où se fondent le « sujet » et le monde extérieur, ou renvoyer à l'architecture d'Adolf Loos, fondée sur le « principe d'économie ».
Mais c'est dans L'Homme sans qualités de Robert Musil que les théories machiennes trouvent leur application la plus réfléchie et la plus subtile (Musil a par ailleurs consacré à Mach sa thèse de doctorat). Dans ce roman, même si la crise identitaire touche l'ensemble des personnages, c'est essentiellement le personnage principal, Ulrich, qui incarne la réception de la philosophie machienne vécue comme crise existentielle. Puisque le sujet moderne est irrémédiablement un individu, le seul moyen de surmonter la crise de l'identité ne semble pouvoir résider que dans la reconquête du Moi. Mais comment dépasser le « Moi insauvable » de Mach ? En effet, tous les personnages du roman se définissent par leurs pensées, leurs sentiments et leurs qualités, dont rien d'après Mach ne nous permet plus de prétendre qu'ils leur sont propres. Ulrich est le seul à être véritablement conscient de cette nouvelle donne existentielle. Il se distingue des autres personnages par le fait qu'il « pense » de manière autonome lorsque les autres ne font que porter des idéologies. Pour dépasser l'aporie de la vision machienne, réduisant la réalité, y compris le Moi, à ses seules qualités, Ulrich a recours à une solution radicale : la dissolution des qualités du réel. Il se reconnaît ainsi dans la désignation proposée par son ami Walter, celle d' « homme sans qualités », renvoyant justement à un réel littéralement inqualifiable, qui ouvre tout le champ du possible. Il refuse les identifications hâtives, se tient « en suspens, en disponibilité » et cherche à fondre sa perte d'identité dans un monde auquel il dénie également tout contour précis et dont il noie les objets dans une indifférenciation généralisée.
L'analyse du contexte idéologique et intellectuel, qui met ici l'accent sur la question de l'intériorité et de la crise identitaire, permet de mieux comprendre les enjeux de la production artistique et scientifique de l'époque. Ces problématiques constituent une sorte de fil rouge qui relie la littérature, les arts plastiques et l'architecture, la psychanalyse et la philosophie du langage, autant de domaines qui seront abordés dans cette série d'articles.
Bibliographie indicative
Bettelheim Bruno, « La Vienne de Freud », in Vienne 1880-1938, L'apocalypse joyeuse, sous la direction de Jean Clair, Éditions du Centre Pompidou, Paris, 1986, p. 30-45.
Broch, Hermann, « Hofmannsthal et son temps », in Création littéraire et connaissance, trad. Albert Kohn. Gallimard, Paris, 1966.
Clair, Jean (dir.), Vienne 1880-1938, L'apocalypse joyeuse, Éditions du Centre Pompidou, Paris, 1986.
von Heydebrand, Renate, Die Reflektionen Ulrichs in Robert Musils Roman der Mann ohne Eigenschaften. Ihr Zusammenhang mit dem zeitgenössischen Denken, Aschendorfverlag , Münster, 1969.
Kernmayer, Hildegard, «Wiener Post-Moderne oder Sehnsucht nach der großen Erzählung ? Identitätskrise' als Signatur einer Epoche. Einleitung », in Hildegard Kernmayer (éd.), Zerfall und Rekonstruktion, Identität und ihre Repräsentation in der Österreichischen Moderne, Passagen Verlag, Vienne, 1999.
Kobry Yves, « Ernst Mach et le "moi insaisissable" », in Vienne 1880-1938, L'apocalypse joyeuse, sous la direction de Jean Clair, Editions du centre Pompidou, Paris, 1986, p.124-129.
Le Rider, Jacques, Modernité viennoise et crises de l'identité, PUF, Paris, 1990.
Mach, Ernst, L'analyse des sensations [1886], trad. F. Egger et J.-M. Monnoyer, éditions J.Chambon, Nîmes, 1996.
Pour citer cette ressource :
Elisabeth Malick, Vienne 1900 : contexte idéologique et intellectuel, La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), avril 2007. Consulté le 26/12/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/allemand/litterature/mouvements-et-genres-litteraires/tournant-du-xxe/vienne-1900-contexte-ideologique-et-intellectuel