Vienne 1900 : l'Empire austro-hongrois
1. De Charlemagne à François-Joseph : dix siècles d'histoire
1.1 La naissance de l'Autriche
L'Autriche en tant qu'entité géopolitique prit forme au début du IXe siècle, lorsque Charlemagne fit de la prospère région du Danube la « Marche de l'Est » (Ostmark) de son Empire, destinée à prévenir les invasions barbares. La Marche de l'Est fut administrée de 976 à 1246 par la maison de Babenberg, qui transforma la marche en duché héréditaire et lui donna le nom d'Österreich, le « royaume de l'Est ».
1.2 L'expansion du territoire sous les Habsbourg
Après une éphémère annexion par la Bohème à la mort du dernier Babenberg, l'Autriche fut reconquise par Rodolphe Ier de Habsbourg, seigneur de la Suisse alémanique. Rodolphe Ier se fit élire empereur et transforma le territoire en une possession héréditaire. La puissance des Habsbourg et de la maison d'Autriche ne cessa alors de s'étendre, grâce à une organisation politique solide et à une politique matrimoniale visant à l'expansion géographique de l'empire : au début du XVIe siècle, Maximilien 1er épousa Marie de Bourgogne obtenant ainsi en dot les Pays-Bas et la Franche-Comté, puis il maria son fils Philippe le Beau à Jeanne la Folle, héritière d'Aragon et de Castille.
1.3 La redéfinition du territoire
En 1522, Charles Quint, empereur d'Autriche, roi d'Espagne, maître des Pays-Bas et de la Franche-Comté, délégua l'administration de ses possessions autrichiennes à son frère Ferdinand. Ce dernier hérita, à la mort de son beau-frère, du royaume de Bohême et d'une partie de la Hongrie, et devint empereur d'Autriche en 1556 après l'abdication de Charles Quint.
Le XVIIe siècle fut pour les Habsbourg celui de la lutte contre la Réforme, à l'origine de la guerre de Trente Ans, et de la lutte contre l'Empire ottoman de Soliman le Magnifique.
1.4 Le XVIIIe siècle : de Marie-Thérèse et Joseph II à François II
Le XVIIIe siècle fut marqué par les règnes de l'impératrice Marie-Thérèse, qui renforça la centralisation et la germanisation du pays, et de son fils Joseph II, despote éclairé. Ce dernier ne put cependant imposer ses réformes qui s'opposaient aux intérêts de l'oligarchie. La mort de Joseph II en 1790, et, deux ans plus tard, celle de son frère Léopold II, qui lui succéda, marquent la fin d'un demi siècle de monarchie « éclairée ». Léopold II laissa le trône à son fils, François II, qui mena une politique de réaction, opposant une Autriche catholique, autoritaire et traditionnelle aux idées nouvelles nées de la Révolution française. François II s'engagea, aux côtés de la Prusse et de la Russie, dans un long conflit contre la France révolutionnaire puis napoléonienne, qui tourna dans un premier temps à l'avantage des troupes françaises. Après la défaite austro-russe d'Austerlitz en 1805, François II, obéissant à un ultimatum de Napoléon, dut renoncer à son titre de chef du Saint Empire romain germanique pour devenir - simple - empereur d'Autriche (Les états allemands ayant quitté le Saint Empire se regroupèrent quant à eux pour former La Confédération du Rhin).
1.5 La première moitié du XIXe : l'ère Metternich
De 1809 à 1848, le Prince Klemenz Wenzel de Metternich, ministre des affaires étrangères et chancelier, organisa la coalition de toutes les puissances européennes contre les forces napoléoniennes. La chute de Napoléon et le Congrès de Vienne (1814-1815) portèrent l'Autriche à l'apogée de son prestige au XIXe siècle. Cette période se caractérise par le règne de l'absolutisme, de la police et de la bureaucratie. Mais cet absolutisme n'empêcha pas le réveil des diverses nationalités présentes au sein de l'Empire : encouragée par le mouvement français, la révolution éclata en 1848 en Hongrie, à Prague, en Italie et à Vienne même. Metternich fut contraint de s'enfuir et ce n'est qu'avec le soutien du tsar de Russie que l'Empire put sortir indemne de la crise, du moins sur le plan territorial. Une nouvelle période de réaction suivit ces révolutions, avec l'avènement de François-Joseph.
2. Le règne de François-Joseph (1848-1916)
2.1 L'expérience néo-absolutiste : 1848-1859
Le règne de François-Joseph fut l'un des plus longs de l'Histoire. Profondément conservateur, François-Joseph abrogea en 1851 la constitution accordée en 1849 et tenta d'unifier les différents peuples de la monarchie autour de la dynastie habsbourgeoise, de l'armée et de l'Eglise, dans un Etat soumis à une germanisation forcée. Mais cette situation de conservatisme politique ne doit cependant pas masquer une évolution sociale majeure : la fin du régime seigneurial, amorcée au siècle précédent. Cette période s'accompagna également d'un développement économique indéniable.
A cette expérience néo-absolutiste du début du règne succéda une expérience fédéraliste.
2.2 L'expérience fédéraliste : 1860-1867
Après les défaites autrichiennes lors de la campagne d'Italie menée contre Napoléon III, François-Joseph tenta de reconquérir la confiance des libéraux en accordant à l'Autriche un système représentatif. La question était alors de savoir s'il fallait mettre en place un système fédéral accordant le même poids aux différentes nationalités, ou s'il fallait concéder un statut particulier au royaume de Hongrie, comme aux premiers temps de la monarchie.
Il fallut attendre 1866 pour obtenir une réponse définitive à cette question : En 1866, l'Autriche entra en guerre contre la Prusse de Guillaume Ier, dont le conseiller, Bismarck, désirait éliminer l'Autriche de la Confédération germanique ((Groupement des Etats allemands édifié sur les ruines de la Confédération du Rhin (elle-même créée en 1806 par Napoléon Ier après l'effondrement du Saint Empire romain germanique) par le Congrès de Vienne.La présidence en était confiée à l'empereur d'Autriche. Active de 1815 à 1866, son but était de maintenir, autant que possible, l'autonomie politique des princes allemands et de l'Autriche.)) et réaliser l'unité allemande dans le cadre d'une « petite Allemagne » (Kleindeutschland) dominée par la Prusse.
La défaite de l'armée autrichienne à Sadowa le 3 juillet 1866 et l'armistice qui s'en suivit chassèrent définitivement les Habsbourg d'Italie et d'Allemagne. L'Autriche n'était plus qu'un Etat multinational, « brillant second » après 1871 d'une Allemagne unifiée en plein essor, menée par une Prusse moderne et dynamique. Il était indispensable alors à l'Autriche de consolider son pouvoir au sein de ses nouvelles frontières, c'est-à-dire en Europe danubienne. Cette consolidation passait par un compromis avec la Hongrie.
2.3 Un tournant : le compromis austro-hongrois de 1867
En 1867, François-Joseph reconnut l'existence d'un régime parlementaire en Hongrie. Il se fit couronner à Pest et créa un ministère commun pour les Affaires étrangères, la Défense et les Finances communes.
En Cisleithanie (qui n'avait pas officiellement la dénomination d'Empire d'Autriche) l'ensemble du corps électoral obtint progressivement le droit de vote entre 1867 et 1906. En Hongrie, il fallut attendre 1918 pour que le suffrage universel soit accordé à la population masculine. Mais malgré ces transformations institutionnelles, l'organisation de l'empire austro-hongrois ne différa pas fondamentalement de ce qu'elle avait été au début du règne de François-Joseph. En effet, il ne s'agissait pas véritablement d'un système parlementaire, le cabinet étant responsable devant l'empereur. La monarchie danubienne continua donc d'être un système autoritaire, s'appuyant sur la dynastie, la bureaucratie, l'armée et l'Eglise.
L'Autriche-Hongrie était alors reconnue en Europe comme une grande puissance économique et militaire.
2.4 L'expansion économique et le rayonnement culturel de Vienne
Même si 50% de la population active vivait encore de l'agriculture, au tournant du siècle, le secteur industriel était en pleine expansion, notamment en ce qui concerne la production de charbon, la métallurgie et ses produits dérivés, la porcelaine, l'industrie du papier et du coton. En 1913, l'Autriche-Hongrie se plaçait au 4e rang des puissance industrielles européennes, avec 6 % de la production du continent. Cet essor économique se manifesta de façon particulièrement visible à Vienne, notamment avec la construction de la fameuse Ringstrasse en 1857.
Mais la capitale ne se contentait pas d'être la vitrine de cette expansion économique. Elle jouait également un rôle prépondérant du point de vue social et culturel, car c'est à Vienne que commençait l'intégration des notables de l'empire, souvent d'origine slave, dans l'administration et dans l'armée. D'une manière générale, Vienne était une capitale particulièrement accueillante et cosmopolite, ce qui explique la richesse exceptionnelle de sa vie culturelle et scientifique.
Vienne consacrait également la suprématie économique, bureaucratique et culturelle de la population allemande de l'Empire : les Allemands qui ne représentaient que 24% de la population totale, occupaient 75% des postes de la bureaucratie ministérielle et contrôlaient la presse et l'édition. Cette situation n'allait pas sans tensions.
2.5 L'insurmontable question des nationalités
La monarchie danubienne ne recensait pas moins de douze groupes ethno-linguistiques ((Le terme de « nationalités » étant problématique dans la mesure où certains de ces groupes n'ont jamais été associés depuis le Moyen Age à la notion d'Etat national.)) : Allemands, Hongrois, Tchèques, Slovaques, Polonais, Ruthènes, Slovènes, Croates (catholiques), Serbes (orthodoxes), Serbo-croates musulmans ou Bosniaques, Roumains et Italiens. Aux nations historiques dont se réclamaient les Allemands, les Hongrois, les Tchèques, les Polonais et les Croates, s'opposaient les nations non-historiques, qui ne disposaient d'aucun droit d'Etat - c'est-à-dire d'aucun privilège ni d'aucune indépendance - mais conservaient leurs particularités culturelles.
Le réveil de ces groupes ethno-linguistiques après les révolutions de 1848 fut l'un des principaux problèmes de l'Empire jusqu'en 1919, en particulier à cause des actions menées par les mouvements irrédentistes (essentiellement italiens, roumains et serbes) en faveur de leur rattachement à l'Etat-nation regroupant la majorité de leurs compatriotes. A cela s'ajoutait, dans la partie autrichienne du pays, une rivalité entre Allemands et Tchèques, aggravée encore par le refus de François-Joseph, en 1871, de se faire couronner roi de Bohême.
De façon générale, le compromis de 1867 ne satisfaisait personne à l'exception des Allemands et de la noblesse hongroise. Au sein des autres groupes nationaux se manifestaient des positions conservatrices, favorables au rétablissement des droits d'Etat pour les nations historiques, ou des positions démocrates prônant la création d'un Etat fédéral.
Mais François-Joseph reculait devant tout effort de réforme, et son immobilisme fut l'un des facteurs déclenchant, entre autres, l'effondrement de l'Empire en 1918.
2.6 Des forces politiques nouvelles
La fin du XIXe siècle, marquée par l'érosion des partis libéraux et conservateurs, vit l'émergence de nouvelles forces politiques.
L'instauration du suffrage universel en 1906 permit au parti social-démocrate de Victor Adler, fortement influencé par le marxisme et par les idées de Kaustsky ((Karl Kautsky créa en 1917 le parti social-démocrate allemand. On lui doit l'édition de la dernière partie du Capital de Karl Marx.)), de peser sur la scène politique. François-Joseph ne voyait d'ailleurs pas d'un mauvais œil cette ascension relative de la social-démocratie, mouvement international qui pouvait selon lui relativiser la question des nationalités.
Si le monde ouvrier se reconnaissait dans le parti social-démocrate, le petite bourgeoisie et le monde paysan soutenaient plutôt le parti chrétien-social de Karl Lueger, hostile aux libéraux et antisémite.
Plus radical encore dans l'antisémitisme, et plus violent, le pangermanisme autrichien, antilibéral, antiparlementaire et antisocialiste, eut un certain succès dans les milieux populaires. Mené par Georg von Schönerer jusqu'en 1888, le mouvement eut une postérité certaine.
Conclusion
De 1867 à 1914, période à laquelle nous nous intéressons plus spécifiquement dans cette série d'articles, la monarchie danubienne est donc un système plein de complexités, voire même parfois de contradictions. La monarchie reste très autoritaire et conservatrice, mais vit sous un régime constitutionnel, véritable Etat de droit, et s'est profondément modernisée, tant au niveau de son organisation sociale que de sa vie politique, économique et culturelle.
Les tensions politiques intérieures (luttes des nationalités, pangermanisme, scènes de violence au parlement) et extérieures (ambitions balkaniques et problème du positionnement par rapport à l'Allemagne) entraînent l'Empire vers sa chute, au moment même où l'extraordinaire épanouissement culturel de sa capitale définit certains axes incontournables de la modernité du XXe siècle.
Les articles associés à ce thème tenteront de voir dans quelle mesure le contexte historique peut expliquer l'épanouissement culturel viennois au tournant du siècle, avant de présenter plus précisément les multiples facettes de cette vie culturelle : la littérature, les arts plastiques et l'architecture, la musique, les sciences, la naissance de la psychanalyse et la philosophie du langage.
Notes
Bibliographie indicative
Bérenger, Jean, Histoire de l'empire des Habsbourg, 1273-1918, Fayard, Paris, 1990.
Clair, Jean (dir.), Vienne 1880-1938, L'apocalypse joyeuse, Éditions du Centre Pompidou, Paris, 1986.
Hantsch, Hugo, Geschichte Österreichs, 2 vol., Styria, Vienne - Gratz, 1956, t.II.
Pollak, Michel, Vienne 1900, Gallimard, Paris, 1984.
Schorske, Carl E., Vienne. Fin de siècle, Le Seuil, Paris, 1983.
Pour citer cette ressource :
Elisabeth Malick, Vienne 1900 : l'Empire austro-hongrois, La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), avril 2007. Consulté le 25/11/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/allemand/litterature/mouvements-et-genres-litteraires/tournant-du-xxe/vienne-1900-l-empire-austro-hongrois