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Portrait de Qingdao, colonie allemande de Chine

Par Clémence Andréys : Doctorante - Université Lumière Lyon 2
Publié par mduran02 le 31/05/2011
Cet article sur Qingdao propose de découvrir la colonie allemande de Chine sous différents aspects : urbanistique, économique, social, culturel et permet d'imaginer quel était le quotidien des habitants et le rapport entre les deux communautés. Comme en Afrique, les références à la ((Heimat)) et la ségrégation sont au coeur de la mise en scène coloniale.

Qingdao était la plus petite des colonies allemandes. Le territoire occupé par les Allemands à partir de novembre 1897 regroupait 551,7 km² de terrain dont 43,6 km² d'îles. A l'intérieur d'une zone neutre de 50 km autour du territoire, c'est-à-dire à l'intérieur de la zone d'influence de l'Allemagne, la Chine n'avait pas le droit de prendre de mesures militaires sans l'accord de l'Allemagne. Par décret impérial du 27 mars 1898, Qingdao fut déclaré protectorat (Schutzgebiet). L'objectif du gouvernement allemand était de faire de Qingdao une base pour la Marine, une porte d'entrée pour le commerce allemand en Chine, mais aussi la vitrine des performances allemandes en Chine. Le premier mémorandum sur la colonie fixait déjà l'objectif de créer un cadre urbain exemplaire, un centre intellectuel et culturel de la germanité en Extrême-Orient, "un centre de la civilisation européenne, et particulièrement allemande, en Asie de l'Est" (Denkschrift betreffend die Entwicklung des Kiautschou Gebietes 1898).

L'évolution de Qingdao : d'un village de pêcheurs à une ville modèle

La Heimat comme référence

L'objectif que se fixa l'administration allemande à Jiaozhou était de transformer l'espace chinois en un espace allemand, le protectorat devait devenir "Deutsche Heimat". Autrement dit : l'espace colonial ne devait plus apparaître étranger à l'œil impérial et Qingdao devait pouvoir remplacer la patrie. La première étape consista à souligner les ressemblances avec la métropole avant de créer la proximité paysagère et architecturale. Paul Goldmann, correspondant du Frankfurter Zeitung, compare le Laoshan (appelé Lau schan du temps de la colonisation, massif montagneux situé à l'est de la ville) aux Alpes qui seraient parties en randonnée et qui se seraient installées en Chine (Hetze 1987 : 91). Dans son guide, Friedrich Behme  remarque que Qingdao offre tout ce dont on peut rêver pour se reposer : des montagnes, la mer et la forêt, éléments que l'on trouve en Allemagne, mais pas dans un même lieu (Hetze 1987 : 92). Dans le Deutsche Kolonialzeitung (14.12.1912), un journaliste compare Qingdao avec Wilhelmshaven, puis, plus loin, avec Grunewald dans les environs de Berlin à cause des verdoyantes forêts que l'on ne retrouve pas ailleurs en Chine. Qingdao est une sorte de réminiscence sympathique et réjouissante de la métropole.

Transformation de l'espace urbain

Les neuf villages qui occupaient les 20 km² prévus pour laisser place à la nouvelle colonie allemande furent démolis. Les structures chinoises furent complètement détruites, à l'exception d'un temple. En tout, près de 4 500 habitants furent évacués. Dans l'esprit des administrateurs allemands, Qingdao devait devenir un lieu de résidence agréable pour les Européens. Ils eurent recours avant tout à des arguments hygiénistes qui promouvaient une séparation des quartiers pour les Européens et pour les travailleurs chinois. Cela renvoie à cette peur de contamination des races et au désir de pureté qu'il faut certainement rapprocher de la définition utopique de la cité modèle.

La ville ne s'est donc pas construite au gré des investisseurs et des résidents, il s'est agi d'un véritable projet étatique. L'Etat est intervenu pour l'ensemble de la réglementation de la politique foncière, l'aménagement du territoire, le plan d'occupation des sols et le plan d'urbanisme. Dans cette ville idéale, cette utopie urbaine, devaient régner l'ordre, une certaine hiérarchie et la propreté. Les autorités allemandes voulaient avant tout se différencier de Shanghai, de Hong Kong mais aussi de Weihaiwei (Mühlhahn 2000 : 219, cf. carte Ports cédés et établissements étrangers en Chine) par un contrôle de la population, de la spéculation, de l'hygiène, une stratégie à l'opposé de la stratégie anglaise.

Le plan d'urbanisation reposait sur une double ségrégation : ségrégation raciale et ségrégation fonctionnelle. En effet, la conception gouvernementale était de diviser la surface de la ville en un quartier européen, dans lequel les Chinois pouvaient posséder des terrains et construire des maisons, mais ne pouvaient pas habiter, à l'exception des domestiques chinois des familles européennes, et un quartier ouvert aux Chinois et aux non-Chinois. En outre, les urbanistes voulaient organiser la ville selon des fonctions qui correspondraient à des zones. Dans la ville européenne, on construisit le long de la baie, à l'ouest de la jetée, des maisons de commerce européennes et des hôtels, la première rue parallèle était réservée aux maisons de commerce européennes.

Prinz_Heinrich_Strasse_1910.jpg
Tsingtau, Prinz Heinrich Strasse, 1910.
Source : Wikimedia, Creative Commons (CC)

Dans la zone au nord de la deuxième rue parallèle était établi un quartier résidentiel de villas avec en son centre le bâtiment du gouvernement. Le long de la baie à l'ouest de la jetée, on installa des entrepôts. La ville chinoise était située au nord des installations près du village de Dabaodao. Les usines et autres entreprises industrielles étaient regroupées au nord-ouest de la ville. La zone de sport et de loisirs était située à l'extrémité est de la ville. De même, les règles de construction étaient différentes selon les quartiers.

port dans texte.jpg
Karte von Tsingtau und Umgebung, 1867/1914.
Source : Wikimedia (Deutsches Bundesarchiv), Creative Commons (CC)
(Une reproduction plus nette du plan de la ville en 1912 est disponible à l'adresse : hostingpics.net)

L'occupation de l'espace colonisé passait également par la mesure symbolique qui consistait à donner des noms dans la langue des colonisateurs à des lieux qui étaient avant nommés dans la langue des colonisés. Par ce geste, les colonisateurs marquaient leur présence physique de façon durable, s'assuraient de leur puissance et montraient leur volonté de transformer les colonies, de les rapprocher de la métropole. L'orthographe des lieux fut germanisée ou les lieux furent rebaptisés en allemand. Dans le quartier européen, les rues portaient des noms allemands faisant référence à la patrie et à l'histoire de l'Allemagne. Dans les quartiers chinois, les rues portaient des noms chinois dont l'orthographe avait été germanisée.

La mise en scène architecturale de la puissance coloniale se lisait sur les monuments et leur localisation, sur les façades des maisons. Un style architectural typique de Qingdao vit le jour : il réunissait des éléments allemands et des éléments non pas directement chinois, mais justifiés par le climat et la recherche de l'exotisme comme les vérandas.

Diedrichsweg.jpg Tsingtau, Blick auf den Diedrichsweg, 1913.
Source : Wikimedia (Deutsches Bundesarchiv), Creative Commons (CC)

Au fil des années, il fut de plus en plus difficile de conserver deux villes distinctes, l'une chinoise, l'autre allemande. La révolution chinoise de 1911 amena de nombreux fonctionnaires chinois à trouver refuge à Qingdao. Les autorités allemandes abrogèrent la réglementation sur la ségrégation urbaine en 1912.

L'évolution économique

Dans les premières années qui suivirent l'occupation du territoire chinois, la construction de la ville, mais aussi celle des infrastructures et des équipements militaires fut au centre des préoccupations du gouvernement. En effet, la réalisation des deux objectifs majeurs - le désenclavement commercial de l'arrière-pays et la création d'un centre commercial qui passait par la construction d'une station d'approvisionnement en charbon et l'aménagement de docks - dépendait de la création d'infrastructures de qualité qui relieraient la colonie et son arrière-pays. La ligne ferroviaire entre Qingdao et Jinan, capitale de la province du Shandong, longue de 394 kilomètres fut inaugurée le 1er juin 1904. Le transport des voyageurs eut tout de suite des retombées positives. Il fallait désormais 12 heures pour aller de Qingdao à Jinan alors qu'il fallait compter 10 à 12 jours de trajet auparavant. En revanche, le fret ne se développa pas aussi bien qu'attendu. Le développement du port fut également très rapide.

Des maisons de commerce allemandes comme Carlowitz & Co, Siemssen & Co, Arnold, Karberg & Co s'implantèrent à Qingdao. Elles faisaient à la fois du commerce d'importation et du commerce d'exportation. Elles proposaient une large gamme de produits. La soie brute, les soies de porc, les tresses de paille, la verrerie, les arachides et les cotonnades représentaient les principaux biens d'exportation. Les produits qui étaient majoritairement importés étaient des métaux et du pétrole pour l'industrie, mais aussi du poivre, du sucre, des teintures, etc. Quand on regarde les statistiques des mémorandums, on constate que le commerce connut un véritable essor, mais en réalité 95% du commerce se faisaient entre Chinois et avec des produits chinois.

Les colonisateurs allemands ne misèrent pas sur l'agriculture, bien qu'ils accomplissent un important travail de reforestation. Ils investirent dans plusieurs exploitations minières, mais le charbon s'avéra de qualité moindre. Ils construisirent une brasserie, symbole de la germanité de Qingdao aujourd'hui, une usine d'eau minérale, établirent des chantiers navals et s'intéressèrent à l'industrie de la soie et du sel.

La colonie ne rapportait que peu à la métropole et, dans les dernières années, le coût élevé de Jiaozhou fut l'objet de vives critiques au Reichstag.

Communauté chinoise et communauté allemande

Portrait démographique de la colonie

En 1899, la colonie comptait 380 à 400 civils allemands et 1800 soldats (selon les chiffres de la Deutsch-Asiatische Warte, 30.06.1899). En 1902, la part des Occidentaux, ou plus exactement des citoyens de nationalité autre que chinoise, ne représentait que 2 500 hommes. La ville de Qingdao comptait déjà 15 600 habitants. En 1913, on en dénombrait 55 000 dont 4 500 Occidentaux. Dans le protectorat, on trouvait 275 villages qui regroupaient 80 000 à 100 000 habitants aux débuts de la colonisation et environ 200 000 en 1913 (pour en savoir plus : "Alltagsleben im Schutzgebiet: Zivilisten und Militärs, Chinesen und Deutsche" de Wilhelm Matzat).

Les deux communautés étaient avant tout des communautés masculines : pour la communauté allemande, ce fait était lié à la présence majoritaire de troupes ; la communauté chinoise était, elle, composée avant tout de travailleurs qui avaient laissé leur famille dans l'arrière-pays ou dans une autre province. En 1913, le rapport était de 40 115 hommes pour 8 573 femmes dans la communauté chinoise. Les femmes allemandes qui vivaient dans la colonie étaient pour la plupart ou venues rejoindre leur époux en poste à Qingdao ou des missionnaires (On apprend dans le Deutsche Kolonialzeitung en date du 02.11.1899 que plusieurs femmes purent rejoindre Jiaozhou pour une visite de plusieurs mois en octobre 1899).

De ces informations, on peut déduire que Qingdao n'était pas une colonie de peuplement. Une partie des résidents n'était que de passage : les soldats comme le personnel administratif avaient des missions à durée déterminée, ce qui rendait plus difficile de former une communauté nationale unie.

Outre la distinction Chinois / Allemands, on remarque une autre division, cette fois-ci au sein de la communauté allemande, entre civils et militaires. La population civile était minoritaire par rapport à la population militaire, même si on observe un rééquilibrage vers la fin de la présence coloniale allemande. Les observateurs extérieurs ou les résidents eux-mêmes critiquaient régulièrement l'aspect militaire de la colonie. Ce ne sont pas les troupes à elles seules qui étaient visées, mais toute l'organisation de la colonie.

La vie quotidienne de la communauté allemande

Le quotidien de la communauté allemande de Qingdao était rythmé de la même manière que celui de la petite bourgeoisie allemande. La vie associative occupait une grande place. De nombreuses activités sportives pouvaient être pratiquées : tennis, voile, vélo, équitation, hockey, polo, sport automobile. Au printemps et à l'automne, des excursions étaient organisées au Mont Prinz Heinrich ou au Laoshan. Pour ce qui est de la vie culturelle de la colonie, en hiver, des concerts, populaires ou symphoniques, donnés par le chœur ou l'orchestre du troisième bataillon avaient lieu tous les quinze jours (cf. Deutsche Kolonialzeitung 12.01.1899). Ces concerts alternaient avec des conférences d'un club qui promouvait l'art et la science, der Verein für Kunst und Wissenschaft. La section de la Deutsche Kolonialgesellschaft à Qingdao organisait, elle aussi, des conférences chaque mois. Des pièces de théâtre du répertoire allemand étaient également mises en scène.

Les institutions comme l'école ou les églises contribuèrent à resserrer les liens de la communauté. La bibliothèque allemande avait, elle, pour mission d'assurer un lien intellectuel avec la Heimat, la patrie, puisqu'elle permettait aux résidents de participer à la vie intellectuelle de la métropole. La relation à l'Allemagne continentale était aussi assurée par les rites et les fêtes. Les fêtes en l'honneur d'importants hommes politiques, de personnalités culturelles, les commémorations et les inaugurations étaient les principales occasions de rencontre entre résidents allemands et étaient très appréciées car elles leur donnaient le sentiment de former une véritable communauté nationale. Ces cérémonies permettaient aussi d'ancrer la puissance des colonisateurs dans l'esprit des colonisés.

Un système inégalitaire

La colonie était soumise au contrôle de deux administrations : d'un côté un gouvernement allemand, de l'autre un gouvernement provincial chinois. Les institutions politiques et juridiques mises en place par la puissance colonisatrice jouaient un rôle primordial et évincèrent le pouvoir chinois. La justice qui prévalait dans la colonie était une justice à deux vitesses : le droit et l'organisation de la juridiction dépendaient de la nationalité des personnes concernées par la procédure.

Le domaine de la santé est un autre exemple de ce système dual. Dans les premières années de l'occupation, on s'employa d'abord à protéger la population européenne de maladies comme le choléra, la peste, le typhus, la variole, et donc à construire des équipements hospitaliers uniquement pour les patients occidentaux. L'épidémie de dysenterie qui sévit à l'automne 1899 et qui fit plusieurs morts parmi les civils et les soldats fut attribuée aux coolies qui travaillaient à la construction des canalisations, des rues et des maisons (Le terme "coolie" désigne les porteurs qui travaillaient dans les gares et les ports en Extrême-Orient et par extension la main d'œuvre en Chine). Les installations qui furent alors créées pour les Chinois visaient en fait à protéger les Occidentaux, à éviter de mettre en danger la situation sanitaire de la colonie et donc des Allemands. En grande partie, les soins à apporter à la communauté chinoise étaient laissés aux missions.

Le système scolaire que les Allemands implantèrent dans la colonie était à la fois destiné à la population chinoise et à la population allemande, mais dans des établissements différents.

Werft_Lehrlinge.jpgChina, Tsingtau, Werft, Lehrlinge, 1897/1914.
Source : Wikimedia (Deutsches Bundesarchiv), Creative Commons (CC)

Si les mesures judiciaires sont différentes selon la nationalité des plaignants et des accusés, les politiques médicale et éducative s'adressent, elles, à tous. Cependant, il n'est pas question de mixité. La ségrégation n'est pas qu'urbaine, elle est aussi sociale.

La politique culturelle

La mission culturelle de l'Allemagne en Chine faisait partie de l'argumentaire servant à légitimer la "colonie modèle". Elle joua un rôle d'autant plus important qu'elle était considérée comme une forme pacifique de colonisation.

Constatant que ni les pressions politiques ni les investissements financiers ne permettraient l'accès souhaité au marché chinois, mais aussi l'idée de la faiblesse évidente de l'empire allemand en Chine, tant en matière politique qu'en matière économique, la Marine allemande changea de stratégie politique. Au lieu de mettre en avant l'évolution économique, elle souligna la mission culturelle de l'Allemagne à Qingdao. Qingdao passa du statut de vitrine des compétences allemandes à celui de vitrine du savoir et de la culture allemands. Il s'agissait aussi d'améliorer l'image de marque de l'Allemagne en Chine, image entachée par la répression du mouvement des Boxeurs ((Le mouvement des Boxeurs, créé au début des années 1890 sous la forme d'une société secrète : Yihetuan, était à l'origine opposé à la fois aux réformes, aux étrangers et à la dynastie mandchoue des Qing qui gouvernait alors la Chine. Il connut un tournant en juin 1900 avec l'assassinat de Clemens von Ketteler, ambassadeur de la délégation allemande en Chine, et le siège des légations de Pékin. Il fut alors utilisé par l'impératrice Cixi contre les étrangers. La révolte fut réprimée par les troupes occidentales. Un traité mit fin au conflit en septembre 1901.)).

Pour les autorités de Qingdao, l'enseignement était aussi important que le transfert de savoir-faire techniques. L'influence culturelle sur le système éducatif chinois était par conséquent l'un de leurs objectifs primordiaux. L'une des premières mesures fut la création d'écoles (Volks- und Hauptschulen) dans les districts ruraux et urbains du protectorat. C'est la même ligne de conduite qui aboutit à la fondation de l'université germano-chinoise de Qingdao. Les missions contribuaient à la diffusion de la germanité dans le sillon de l'évangélisation, c'est-à-dire de la diffusion de la langue allemande et de sa culture.

Cela étant, l'Allemagne n'atteignit pas les objectifs escomptés. Les lacunes linguistiques rendaient impossible la maîtrise de savoirs occidentaux dans un laps de temps très court. Les citoyens chinois doutaient de ce qu'ils pourraient retirer de l'enseignement allemand. De plus, la dynastie Qing ne fit pas de concession sur l'étude des classiques chinois et l'apprentissage approfondi de la langue chinoise. Les barrières entre les civilisations chinoise et allemande ne furent pas abolies.

Entre coopération et résistance

Pour la plupart des résidents allemands, notamment pour les femmes et les enfants, le contact avec les Chinois se limitait au boy, au cuisinier ou à la amah, la nourrice, employés par les familles. La barrière de la langue conduisait à des malentendus et chaque partie avait du mal à comprendre la mentalité de l'autre. Il était coutume que le cuisinier négocie les prix  au marché avec les commerçants chinois et qu'il garde une partie de l'argent économisé pour lui-même. Les Occidentaux voyaient dans cette habitude une manifestation de la malhonnêteté légendaire des Chinois (Huang 1999 : 143). Les représentants des grandes firmes allemandes étaient en contact avec les compradors qui jouaient le rôle d'intermédiaires entre la communauté allemande et la communauté chinoise. Les initiatives lancées par les missionnaires pour le rapprochement des communautés chinoise et allemande échouèrent. De même, on ne connaît qu'un seul couple mixte entre 1897 et 1914 : une Allemande mariée à un Chinois.

Les relations entre les communautés étaient parfois houleuses notamment en raison du manque de respect des Allemands pour la communauté chinoise et ses valeurs. La population chinoise utilisa différents moyens pour défendre ses intérêts face à la puissance coloniale. Les paysans et les autorités locales organisèrent une résistance armée contre la construction du chemin de fer par exemple. Les commerçants chinois cherchèrent à conquérir d'autres marchés pour les produits traditionnels afin de tenir tête à la concurrence allemande. Les propriétaires des mines modernisèrent ces dernières, utilisèrent de nouveaux moyens de transport pour limiter l'influence de la société minière et de la société ferroviaire du Shandong jusqu'à ce qu'ils parvinrent à prendre le contrôle de ces deux sociétés. Les autorités locales chinoises réussirent à élargir leur marge de manœuvre au fil des années (Leutner 2005 : 206).

Le champ conflictuel le plus important entre l'empire allemand et la Chine fut la construction du chemin de fer. La société imposa son tracé en dépit des craintes de la population indigène et la voie ferrée détruisit les systèmes d'irrigation et d'évacuation des eaux. Des actions de résistance furent menées et amplifiées par le mouvement des Boxeurs, actions qui furent réprimées par les troupes allemandes.

D'autres acceptèrent l'influence allemande et intégrèrent les codes, les méthodes, les habitudes des Allemands, comme ces troupes ou ces policiers qui furent formés par les Allemands. De plus, la révolution chinoise de 1911 amena de nombreux fonctionnaires chinois à trouver refuge à Qingdao. Des personnalités issues des cercles haut placés de la société chinoise comme le prince Gong Puwei, cousin de l'empereur Puyi, s'établirent à Qingdao. Cette vague d'émigration amorça le phénomène de déségrégation urbaine, permit des échanges entre les communautés allemandes et chinoises, et favorisa l'influence politique et économique allemande.

Par le plan d'urbanisation et l'organisation administrative de la société, les Allemands tentèrent de faire de Qingdao une "colonie modèle". La vie à Qingdao était toutefois marquée par de multiples clivages entre les communautés et au sein des communautés. D'un côté la vie sociale était ségréguée dans les hôpitaux, les écoles, les associations et le système judiciaire restait un système dual. D'un autre côté, on assista à une déségrégation urbaine, à la montée en puissance des Chinois et des Japonais dans le domaine économique, et à la promotion des échanges culturels. En ce sens, nous souscrivons pleinement à l'hypothèse de Sebastian Conrad, pour qui ce sont "les fluctuations et les impondérabilités de la réalité coloniale qui ont fait échouer les tentatives pour établir un Etat modèle" (Conrad 2008 : 69).

Eléments de bibliographie

BEHME Friedrich, KRIEGER Michael, Führer durch Tsingtau und Umgebung, Wolfenbüttel, Heckners Verlag, 1906.

CONRAD Sebastian, Deutsche Kolonialgeschichte, München, C.H. Beck, 2008. Denkschriften betreffend die Entwicklung des Kiautschou Gebietes 1898-1907, N 253 / 41 Nachlass von Alfred von Tirpitz, Bundesarchiv Militärarchiv.

GRÜNDER Horst, Geschichte der deutschen Kolonien, Paderborn, München, Wien, Schöningh, 2004 (1985).

HETZE Stefanie, "Musterlager deutschen Könnens" in KUO Heng-yü (dir.), Berlin und China - 300 Jahre wechselvolle Beziehungen, Berlin, Colloquium Verlag, 1987.

HIERY Hermann J., HINZ Hans-Martin (dir.), Alltagsleben und Kulturaustausch - Deutsche und Chinesen in Tsingtau 1897-1914, Wolfratshausen, Minerva, 1999. HINZ Hans-Martin (dir.), Tsingtau, ein Kapitel deutscher Kolonialgeschichte in China 1897-1914, Berlin, DHM, 1998.

HUANG Fu-teh, "Chinesen unter deutscher Herrschaft : Arbeiter (Kulis) und Dienstboten" ;in HIERY Hermann J., HINZ Hans-Martin (dir.), Alltagsleben und Kulturaustausch - Deutsche und Chinesen in Tsingtau 1897-1914, Wolfratshausen, Minerva, 1999.

LEUTNER Mechthild (dir.), Musterkolonie Kiautschou: Die Expansion des Deutschen Reiches in China: deutsch-chinesische Beziehungen, Berlin, Akademie Verlag, 1997.

LEUTNER Mechthild, "Kiautschou - Deutsche 'Musterkolonie' in China ?" in HEYDEN Ulrich van der, ZELLER Joachim,  Macht und Anteil an der Weltherrschaft - Berlin und der deutsche Kolonialismus, Münster, Unrast, 2005.

MÜHLHAHN Klaus, Herrschaft und Widerstand in der "Musterkolonie" Kiautschou: Interaktionen zwischen China und Deutschland, 1897-1914, München, Oldenbourg, 2000.

WARNER Torsten, Die Planung und Entwicklung der deutschen Stadtgründung Qingdao (Tsingtau) in China - Der Umgang mit dem Fremden, Hamburg, Technische Universität Hamburg-Harburg, thèse de doctorat, 1996.

Note

Document d'accompagnement

carte satire taille moyenne.jpg

Tsingtau, Prinz Heinrich Strasse, 1910.
Source : Wikimedia, Creative Commons (CC)

Description commentée :

La première fonction de cette carte postale publiée dans les premières années de la présence allemande dans le Shandong est de faire connaître la colonie allemande de Chine aux Allemands de la métropole. Le dessinateur fait appel à l'imaginaire collectif en mettant en avant l'exotisme de l'Extrême-Orient. Ce dernier est à lire dans le décor avec la pagode, les lanternes, le singe, l'éventail, les tenues des personnages, les nattes des hommes chinois, etc. On peut d'ailleurs se demander si le groupe d'hommes rassemblés devant l'hôtel à l'arrière-plan n'est pas une référence aux sociétés secrètes, et notamment à la société des Yihetuan qui a donné lieu à la révolte des Boxeurs. Au cœur de cet espace dépaysant pour les lecteurs de Berlin, Munich ou Karlsruhe, A. Michaelis a dessiné des points de repère pour les Allemands : les chopes de bière, la Berliner Weisse, les Wiener Würstchen, etc. C'est une manière de souligner que cette ville chinoise a été germanisée depuis 1897. Au centre, on voit également un homme chinois en costume traditionnel de lettré qui porte un casque à pointe. C'est la manifestation d'un rapprochement entre les élites chinoises et les Allemands qui pourrait être interprété comme une possible acculturation de la population chinoise.

Cette carte postale propose dans une certaine mesure une vision idéalisée des rapports entre les communautés allemande et chinoise. La ville de Qingdao est représentée comme une ville animée où les Allemands et les Chinois se côtoient dans des scènes de la vie quotidienne, marquées par la (ré)jouissance, ce qui est tout à fait différent de la réalité coloniale. Les symboles que sont le drapeau du second empire allemand et l'ombrelle chinoise sont présentés côté à côte et reprennent ainsi l'idée d'une cohabitation pacifique.

Les relations hiérarchisées entre colonisés - colonisateurs, la soumission attendue des premiers aux seconds sont toutefois illustrées par le rapport qu'entretiennent les soldats allemands avec les femmes chinoises. Les Allemands, représentés sous les traits des matelots, peuvent conquérir les femmes chinoises comme ils doivent conquérir la Chine.

Cette idée est reprise dans le parallèle qui est fait entre la Chine et le pays de Cocagne : ici, la bière coule à flots et on peut multiplier les conquêtes. Le symbole de ce rapport au plaisir est certainement ici l'homme qui est allongé au premier plan et qui est saoul. C'est une vision dévalorisante de la Chine car elle n'apparaît pas comme un pays civilisé au sens d'un pays aux mœurs policées. C'est une vie heureuse qui est promise à ceux qui débarquent la mine grise et sévère. Il est nécessaire de rappeler que Qingdao ne fut pourtant pas une colonie de peuplement et que cette carte n'est pas un appel à l'immigration en terre allemande en Chine. On peut peut-être voir dans ce groupe des touristes si on interprète la sacoche que porte l'un des hommes comme l'étui d'un appareil photo. Une autre façon d'interpréter l'image des Allemands sur cette carte est d'y voir une allusion au clivage au sein de la communauté allemande entre la société civile, marquée par le militarisme, la bureaucratie prussienne, ainsi qu'en témoigne le sabre, et la société militaire, représentée par les soldats de la Marine. La bourgeoisie allemande qui arrive à Qingdao est caractérisée par une attitude rigide, comme si elle était engoncée dans ses principes comme dans ses habits amidonnés. On remarque une prépondérance d'hommes qui reflète bien la réalité. Cette caricature n'épargne pas les colonisateurs dans la mesure où elle ne donne pas tout à fait l'image habituelle des colonisateurs supérieurs, forts et puissants. Les rôles ne sont-ils pas inversés et n'est-ce pas un soldat allemand qui pousse le tonneau sur la pente et prend ainsi la place d'un coolie ? De même, c'est un Chinois qui guide les Allemands dans la découverte de la colonie.

Il est clair que cette carte postale est un acte de propagande parmi d'autres - articles de journaux, récits, conférences - qui tente de diffuser une idée positive de la colonie et du colonialisme allemand. L'accumulation de stéréotypes confère une tonalité satirique à l'image.

 

Pour citer cette ressource :

Clémence Andréys, "Portrait de Qingdao, colonie allemande de Chine", La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), mai 2011. Consulté le 19/03/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/allemand/civilisation/histoire/le-colonialisme/portrait-de-qingdao-colonie-allemande-de-chine