La politique linguistique de l'Allemagne dans ses colonies africaines (1884-1919)
Introduction
À partir de 1884, poussée par sa volonté de devenir une puissance internationale et de détourner l'attention publique, l'Allemagne de Guillaume Ier se lance à son tour dans la « ruée vers l'Afrique » et y conquiert quatre colonies : le Togo, le Cameroun, le Sud-ouest africain allemand et l'Afrique orientale allemande [voir document 1]. Dès l'installation des premiers colons se posent des problèmes de communication avec les populations locales. La puissance coloniale et tous ses acteurs définissent alors une politique linguistique afin de les résoudre et d'affirmer la puissance nationale en territoire africain.
Nous nous proposons dans cet article d'étudier cette politique et sa mise en place, en analysant plus précisément son contexte, ses enjeux et son développement.
Le contexte de la politique coloniale allemande
Pour comprendre la mise en place de la politique linguistique de l'Allemagne dans ses colonies africaines, il convient tout d'abord d'étudier le contexte précis de la conquête coloniale du nouvel empire.
Le contexte international
La politique linguistique de l'Allemagne dans ses colonies s'inscrit avant tout dans le contexte international de la fin du XIXe et du tournant du XXe siècle. Cette période est fortement marquée par les débuts de la mondialisation moderne à partir de l'ère industrielle et capitaliste, caractérisée notamment par un phénomène de concurrence entre les grandes puissances européennes. Cette concurrence s'exprime d'abord sur le plan économique, ce qui sert de justification principale à la conquête coloniale pour l'Allemagne. Il s'agissait de rattraper un retard important à ce niveau-là et d'affirmer la puissance d'une nation très récemment unifiée en lui trouvant de nouveaux marchés et en lui offrant de nouvelles perspectives économiques et commerciales. La politique de colonisation entreprise par l'empire allemand s'inscrit donc clairement dans un processus global, celui de la « Ruée vers l'Afrique », entamé déjà depuis la fin du XVIIIe siècle par les autres grandes puissances européennes, principalement la France et la Grande-Bretagne. Il s'agissait pour l'Allemagne d'être pleinement intégrée à ce phénomène, afin de s'affirmer, non seulement en tant que puissance coloniale, mais aussi et surtout en tant que puissance internationale, comme en témoigne la Conférence de Berlin.
Celle-ci se déroule entre le 15 novembre 1884 et le 26 février 1885. Le chancelier Otto von Bismarck invite les représentants des puissances coloniales européennes, de l'Empire Ottoman et des États-Unis pour tenter d'organiser la conquête du territoire africain et de régler les conflits entre puissances, principalement au Congo. Cette conférence permet à l'Allemagne de s'imposer sur le plan international et de définir non seulement une politique coloniale européenne, mais aussi allemande.
Cependant, le phénomène de mondialisation a eu également un impact sur l'empire allemand, qui explique aussi le début tardif de l'entreprise coloniale. En effet, la nation allemande n'a été unifiée qu'en 1871 et a besoin de s'affirmer, sur le plan international certes, mais aussi et surtout au sein de ses frontières. Paradoxalement, la conquête de nouveaux territoires a aussi servi à mobiliser l'esprit national allemand et à favoriser son expression. En ce sens, la colonisation allemande est également une question nationale, c'est-à-dire une question d'identité et d'appartenance des membres de cette nation. Les espaces colonisés devaient devenir des espaces avant tout allemands, pour les autres puissances européennes mais également pour les Allemands de métropole et les colons. Ainsi s'exprime l'ambivalence fondamentale à l'origine de l'entreprise coloniale allemande, entre inscription dans un processus international et réaction contre ce processus, par peur de perdre une identité si récemment construite. Il s'agissait d'une part de se construire une identité colonisatrice et d'autre part d'affirmer son identité allemande. Cette ambivalence se retrouve dans la politique linguistique menée par l'Allemagne dans ses colonies et explique en partie ses débuts difficiles. En effet, la politique linguistique fut d'emblée problématique, principalement à cause de la propagation trop importante de la langue anglaise, due au commerce et au travail des missionnaires. L'enjeu principal pour les gouvernements coloniaux allemands était de trouver une solution viable pour les colonies en réduisant l'influence de l'anglais, son élimination s'avérant impossible.
Le contexte national
Sur le plan national, l'Allemagne était une nation très récemment formée, seulement depuis 1871 avec la naissance de l'Empire allemand dirigé par l'empereur Guillaume Ier et le chancelier Otto von Bismarck. Cette jeune nation devant s'affirmer sur le plan international est en même temps confrontée à de nombreux problèmes internes. Ainsi, Bismarck refuse au départ d'engager le pays dans la conquête coloniale, désirant construire la nation allemande sur le fondement de la « limitation » (Selbstbeschränkung). Il s'agissait de se limiter à une « petite Allemagne » et donc de renoncer au départ à l'expansion coloniale. Aussi, lorsqu’en 1884, Bismarck cède à la pression des groupes colonialistes de métropole et que l'Allemagne conquiert le futur Sud-ouest africain allemand, il ne fait pas de la politique coloniale une priorité, ce qui se ressent sur la politique linguistique et explique ses débuts difficiles. Bismarck concentre sa politique sur les problèmes de la métropole, et ceux-ci influencent parfois fortement la politique coloniale.
C'est le cas par exemple du Kulturkampf (1871-1887) qui opposa le nouveau gouvernement et le parti catholique, devenu minoritaire au sein du pays. Cet événement a eu des conséquences très importantes sur la politique religieuse et linguistique de Bismarck puisque l'un des enjeux de ce conflit était le danger d'une révolte des minorités catholiques de langue polonaise. Cet exemple permet d'expliquer le laissez-faire et l'indifférence de l'administration coloniale caractérisant la politique coloniale allemande et plus précisément sa politique linguistique. Cependant, cet exemple permet aussi d'expliquer l'attitude des missions catholiques qui s'installent dans les colonies africaines. Désireuses de nouer des relations privilégiées avec le gouvernement colonial et de faire ainsi oublier le conflit en métropole, ces missions s'efforcèrent d'appliquer les directives linguistiques de l'administration allemande, notamment en introduisant des cours de langue allemande dès les premières années d'enseignement, contrairement aux missions protestantes. En effet, ces dernières préféraient enseigner dans la langue à des élèves, quitte à entrer en conflit avec le pouvoir officiel. À propos de ce décalage entre missions catholiques et protestantes au niveau linguistique et au niveau de leurs relations avec l'administration coloniale, on parle d'un nouveau Kulturkampf, inversé dans les colonies, dont le contexte est également très particulier au moment de l'installation des Allemands et doit être pris en compte.
Le contexte colonial
La langue anglaise était déjà très répandue dans les nouvelles colonies allemandes, en raison des positions commerciales stratégiques des Britanniques. En effet, il s'agissait de carrefours commerciaux utilisés par les marchands depuis le XVIIIe siècle, qui se servaient déjà de la langue anglaise pour faciliter l'intercompréhension. Une forme particulière de l'anglais, le Pidgin, s'était également développée. La situation linguistique des pays africains étant extrêmement compliquée, le recours à l'anglais s'est avéré nécessaire au départ. Il s'agissait par ailleurs de la seule langue européenne enseignée par les missions dans les écoles, en plus des langues africaines. Cette situation linguistique avant l'arrivée des premiers colons allemands était déjà problématique pour l'administration qui souhaitait imposer sa propre langue.
Cependant, cela ne fut pas au départ la priorité des gouvernements coloniaux allemands, et le nombre de colons était trop réduit pour que ceux-ci aient réellement un rôle à jouer sur ce plan. Excepté le Sud-ouest africain, aucune colonie n'est en effet devenue un lieu d'immigration pour les Allemands de métropole. Le gouvernement colonial s'est d'abord concentré sur la pacification de ces nouveaux territoires et a donné la priorité à la prise de contrôle des terres intérieures, pas seulement des zones littorales. C'est pourquoi le début de la période coloniale allemande est marquée sur le plan linguistique par l'indifférence et par un laissez-faire fondamental. Cependant, en raison également du nombre trop réduit de colons, l'administration coloniale avait besoin d'une main d’œuvre qualifiée, maîtrisant la langue du pouvoir en place. Les priorités du gouvernement prenaient néanmoins d'autres directions et aucune solution ne fut trouvée, ce qui mena les agents coloniaux allemands eux-mêmes à utiliser la langue anglaise pour communiquer avec les populations locales, afin d'être sûrs, par exemple, que les ordres soient bien compris et exécutés.
Ainsi, les premiers acteurs coloniaux à mener une politique linguistique cohérente furent les missionnaires dans les écoles, à commencer par les missionnaires protestants. C'est pourquoi l'administration coloniale se tourna tout d'abord vers ces acteurs installés depuis plus longtemps, ayant plus d'expérience avec les populations locales, afin de commencer une politique linguistique dans l'espoir de créer une identité allemande des colonies.
Acteurs, enjeux et étapes : une politique linguistique complexe et un débat mouvementé
Les missionnaires, premiers expérimentateurs et théoriciens
Les premiers théoriciens culturels et linguistiques dans les colonies furent en effet les missionnaires, ceux-ci étant installés en Afrique au moins depuis le milieu du XVIIIe siècle. L'une des raisons invoquées pour cette installation européenne – et pas seulement allemande – sur le territoire africain était tout d'abord la « mission civilisatrice ». Il s'agissait au départ pour les Européens de faire progresser culturellement la population africaine. Cela a influencé les premiers essais de politique linguistique, notamment avec le passage des langues orales africaines à des langues écrites. Les missionnaires considéraient ce stade écrit comme culturellement plus évolué et rédigèrent par exemple des dictionnaires du douala vers l'allemand. Les missionnaires adoptèrent ainsi clairement une posture paternaliste en Afrique et se considérèrent à la fois comme des protecteurs et des enseignants.
Cette posture rejoignait l'objectif premier de ces missions, celui de la christianisation, qui allait déterminer clairement la politique linguistique menée par les missionnaires. La partie scolaire de l'enseignement n'était qu'un moyen, un intermédiaire, qui devait mener à une christianisation et à une conversion des élèves. Gustav Warneck[1], théologien évangéliste, a cherché à répondre à la question suivante : comment mener à bien la mission que l'on se propose ? Sa réponse est extrêmement instructive car elle concerne uniquement le problème linguistique. Les missionnaires ont ainsi mené de nombreuses études ethnologiques afin d'approcher le mode de pensée africain et de mettre en place des projets linguistiques cohérents et dirigés vers le but de la christianisation.
Les missionnaires avaient en effet compris que le problème de la langue parlée entretenait des liens étroits avec la question religieuse. Par exemple, en Afrique orientale allemande, l'islam occupait une place importante au sein de la population locale et était lié en grande partie à la langue swahilie. Loin de contrer cette langue et d'en utiliser une autre pour convertir les Africains, les missionnaires ont décidé d'utiliser cette langue et de la christianiser, afin de pouvoir s'en servir comme d'un moyen. La première étape a ainsi été de remplacer l'alphabet arabe par l'alphabet latin, afin de désislamiser la langue swahilie.
Ce choix d'utiliser la langue locale comme langue d'enseignement a été globalement suivi par toutes les missions protestantes dans les colonies allemandes. Le choix linguistique des missionnaires n'était en aucun cas lié à la volonté d'établir une langue véhiculaire dans les colonies. Les protestants défendaient avant tout l'idée d'un accès direct aux Écritures Saintes et à l’Évangile, c'est-à-dire dans la langue de l'élève. C’est pourquoi les pasteurs envoyés en Afrique entreprirent dès le début de leur mission de traduire la Bible dans les langues africaines. Par exemple, Jakob Spieth, envoyé par la mission de Brême, entreprit au Togo de traduire la Bible en langue ewe, afin d'éviter tout malentendu quant à l'interprétation des Écritures.
Bien évidemment, les missionnaires ne pouvaient pas, pour des raisons pratiques, traduire la Bible dans toutes les langues de leur région, tant celles-ci étaient multiples. Leur choix était donc motivé par le nombre de locuteurs de la langue – que celle-ci soit la langue maternelle des élèves ou pas – et par son niveau culturel. Le choix de la langue ewe a ainsi été justifié par la plus grande proximité de cette langue avec la culture européenne par rapport aux autres langues de la région. Car la traduction de la Bible et la formation religieuse des Africains devaient aussi servir à former une élite africaine qui, ensuite, reprendrait et continuerait le travail de christianisation déjà commencé.
Ainsi, la langue allemande était très peu diffusée dans les colonies par les missionnaires, contrairement à l'anglais. En effet, de nombreuses missions installées avant l'arrivée de l'administration allemande n'étaient pas issues de la métropole. Par exemple, on trouvait au Cameroun une mission presbytérienne américaine installée depuis 1875 ou encore, au Togo, une mission méthodiste britannique. Il est évident qu'au début de leur travail, les missionnaires utilisaient la langue anglaise en même temps que les langues africaines. Même si ces missions ont ensuite montré la volonté de coopérer avec l'administration allemande, elles furent confrontées à la difficulté de trouver dans leur pays un missionnaire maîtrisant la langue allemande.
De plus, l'anglais étant compris par les populations africaines, il était plus simple et plus pratique de commencer l'enseignement dans cette langue, même dans les écoles des missions allemandes, comme la mission de Brême. Son objectif ne consistant pas à propager la culture allemande, la mission n'offrait pas de formation dans cette langue.
Seules les missions catholiques utilisèrent l'allemand dans les écoles. Elles étaient très peu présentes sur le continent au début de l'époque coloniale et n'obtinrent l'autorisation de s'installer en Afrique qu'à la fin du Kulturkampf en métropole. Ces missions nouvellement arrivées défendaient une idée complètement différente de celle des missions protestantes. Leur conception était celle d'une Église catholique universelle et c'est pourquoi la formation d'un clergé africain n'était pas une priorité. Par ailleurs, les missions catholiques s'efforcèrent dès leur arrivée d'entretenir de bonnes relations avec le gouvernement colonial et de faire oublier le conflit qui avait eu lieu en métropole. Dès le début de leur travail, les missionnaires optèrent ainsi pour la langue allemande comme langue d'enseignement dans leurs écoles. Ce choix s'explique aussi par le phénomène de concurrence avec les écoles protestantes. Il s'agissait d'offrir aux élèves une formation dans la langue du colonisateur, formation réclamée par les élèves eux-mêmes qui y voyaient de meilleures opportunités de travail et d'ascension sociale ensuite.
Les années 1890 ou le changement radical de la ligne officielle
Ainsi, les premières années de la colonisation allemande ont été marquées par un laissez-faire de l'administration coloniale allemande sur le plan linguistique, cette partie de la politique étant abandonnée aux missionnaires. Cependant, au début des années 1890, la ligne politique officielle connaît un changement essentiel et exprime désormais la volonté de germaniser les colonies, de leur créer une identité allemande. Cette volonté passe évidemment par une politique linguistique plutôt radicale et s'explique par différentes raisons.
Ce nouvel interventionnisme s'explique tout d'abord par la situation politique et économique des colonies. L'administration, après quelques années, avait de plus en plus besoin de personnel germanophone. Comme les colonies n'étaient pas des régions d'immigration pour les Allemands de métropole, il fallait former ce personnel sur place et lui enseigner la langue allemande, afin de faire fonctionner plus efficacement l'administration et d’engager des traducteurs et des interprètes. Au-delà de l'aspect pratique, le choix de la langue allemande fut également motivé par des idées patriotiques : en engageant dans l'administration des Africains maîtrisant la langue allemande, on espérait leur inculquer en même temps les valeurs patriotiques de la fidélité et du respect envers la métropole et l'empereur. Sur le plan économique, cette volonté d'engager des employés africains s'explique aussi par la nécessité de faire des économies. La main d’œuvre africaine était moins chère que la main d’œuvre allemande qu'il fallait faire venir de métropole. Il était plus rentable de former les employés sur place.
Un second motif pour un interventionnisme plus fort de l'administration coloniale sur le plan linguistique dans les colonies a été la pression exercée par la métropole. En effet, en Allemagne, la diffusion de l'allemand dans les colonies était considérée comme une priorité absolue. Les théoriciens de la métropole considéraient que la propagation de l'allemand dans les territoires africains était la condition essentielle pour asseoir une domination durable dans les colonies. Les peuples africains devaient d'abord se soumettre en abandonnant leur langue maternelle dans la vie publique et en adoptant celle du pouvoir en place. Cette pression exercée par la métropole s'exprima avant tout par l'intermédiaire des journaux colonialistes comme la Deutsche Kolonialzeitung. La volonté de la métropole fut encore renforcée par le fait que dans certaines colonies, notamment l'Afrique orientale allemande, la langue des colonisés commençait paradoxalement à devenir également la langue du pouvoir. Pour gouverner efficacement, les agents coloniaux avaient en effet tendance à avoir recours au swahili. À Berlin, cette situation était considérée comme extrêmement dangereuse, d'une part pour assurer la domination allemande dans la colonie, d'autre part parce que le contexte international changeait.
En effet, la « ruée vers l'Afrique » touchait à sa fin, et cela avait naturellement des conséquences sur la politique extérieure allemande. En 1896, seuls le Liberia, l'Abyssinie et la République sud-africaine étaient toujours indépendants en Afrique, et la fin officielle de la conquête du continent fut déclarée en 1898, après la crise de Fachoda entre la France et la Grande-Bretagne. Il n'y avait donc plus pour l'Allemagne de possibilités de conquête et la nation allemande dut trouver d'autres moyens pour affirmer sa puissance sur le plan international. Sur le plan colonial, cela se ressentit par la tentative de pacifier les régions conquises, militairement, mais aussi en mettant en place une politique linguistique cohérente et radicale. Par exemple, le gouverneur Puttkammer s'exprima au Cameroun contre toute utilisation des langues indigènes, notamment du douala, que Puttkammer souhaitait éliminer car il s'agissait de la langue parlée par les rebelles dans les régions de l'intérieur. Il considérait que la propagation de l'allemand comme lingua franca dans la colonie serait une solution efficace pour inculquer l'obéissance à la population.
Pour ce faire, l'administration coloniale tenta d'abord de modifier la politique des missionnaires et d'introduire dans leurs écoles des cours d'allemand ainsi que la formation de professeurs d'allemand. En accentuant le phénomène de concurrence entre les missions, les gouvernements coloniaux parvinrent à trouver l'appui des missions étrangères qui voulaient avant tout se maintenir sur le territoire. Ce fut le cas ainsi des méthodistes anglais et de la mission de Bâle qui tire en 1902 le bilan suivant : « Il est normal que dans une colonie allemande, la langue allemande soit introduite. »[2].
À partir des années 1890, l'administration coloniale commença également à ouvrir ses propres écoles. Cependant, celles-ci apparurent trop tard par rapport aux écoles missionnaires et ne représentèrent que 5% des effectifs. Malgré tout, ce chiffre correspondait aux besoins des administrations locales, et ces écoles visaient avant tout la qualification de leurs élèves, qualification linguistique en premier lieu. Au Togo, la première école gouvernementale ouvrit en 1891, et, en 1912, on y comptait trois écoles élémentaires. Dans ces écoles, l'usage de la langue maternelle était interdit, et les élèves punis en cas de non-respect de cette réglementation. L'école élémentaire se terminait lorsque l'élève avait acquis des connaissances suffisantes en allemand pour comprendre les ordres de ses supérieurs et obéir. Le point central de la formation concernait donc l'apprentissage de la langue et des valeurs d'obéissance et de fidélité. En Afrique orientale allemande, la première école gouvernementale fut ouverte en 1892 à Tanga et offrait une formation sans cours de religion. La situation dans cette colonie était différente puisque le swahili était déjà établi comme lingua franca et reconnu comme tel par l'administration. Dans les écoles était donc enseignés l'allemand et le swahili. Ces nouvelles écoles eurent du succès dans la colonie, majoritairement musulmane. L'impératif principal des écoles gouvernementales allemandes, dans toutes les colonies, était que l'allemand soit la seule langue étrangère autorisée. Seule la langue allemande devait être enseignée, pour avoir les fondements d'une administration efficace, mais aussi pour germaniser les colonies.
Pour rendre les colonies véritablement « allemandes », les acteurs coloniaux en vinrent à cette époque à l'idée de non seulement germaniser les populations par l'enseignement, mais aussi le territoire en germanisant la géographie des lieux. Les colonies devaient devenir allemandes, de l'intérieur mais aussi de l'extérieur. Cette conception dépasse largement l'idée de la langue comme moyen de communication. Il s'agissait de créer de toute pièce une identité allemande aux territoires conquis en renommant les lieux et les régions. Ce fut le cas notamment dans le Sud-ouest africain allemand, la seule colonie avec un taux d'immigration relativement important. On voulait renommer le territoire, et plusieurs noms allemands furent proposés comme Lüderitzland, Neu-Bayern ou bien Neu-Baden. La question se posa également pour le nom des gares le long de la voie ferrée. On constata que 26 des 29 stations portaient des noms en afrikaans, en langue nama, en langue herero et même en anglais. Le pasteur Wilhelm Arz, représentant du Deutscher Allgemeiner Sprachverein proposa de remplacer ces noms par des noms allemands, non seulement pour les gares, mais aussi les fleuves, les montagnes, les plantes et les animaux. Le débat dura jusqu'en 1902 et il fut décidé à l'issue de la discussion que les noms en langues indigènes devaient être conservés, que les noms dans une autre langue européenne que l'allemand devaient être remplacés par des noms allemands, et que toute nouvelle localité devrait porter un nom allemand. Ainsi en 1914, on trouve sur la ligne de train Windhuk-Swakopmund des gares portant uniquement des noms africains[3] ou des noms allemands (entre autres : Landungsbrücke, Richthofen, Friedrichsfelde ou encore Teufelsbach).
Le tournant du siècle ou la tentative de trouver un juste milieu
Cette dernière décision concernant les noms des gares et autres lieux publics des colonies témoigne d'un revirement de la politique officielle au tournant du XXe siècle. En effet, le contexte change dans les colonies avec la montée des tensions et les premières guerres coloniales. Jusqu'en 1914, l'Allemagne va ainsi tenter de trouver un juste milieu et un équilibre dans sa politique linguistique. Elle ne souhaite plus donner une identité allemande à ses territoires africains, mais plutôt donner aux Allemands une identité de colonisateurs et aux Africains une identité de colonisés. Depuis le début de l'entreprise coloniale allemande, la domination n'est assurée que dans les régions côtières. Dans l'intérieur des terres, les mouvements de résistance se multiplient, et la violence est quotidienne. Ainsi, la première guerre coloniale contre les peuples herero et nama éclate en 1904 et dure jusque 1907. 15000 Allemands combattent sous la direction de Lothar von Trotha. L'une des raisons du déclenchement de cette guerre était la discrimination des indigènes par l'administration coloniale, qui manifestait clairement son sentiment de supériorité culturelle. Du côté allemand, on reprochait aux Africains de ne pas se montrer suffisamment assujettis. Cette origine de la guerre aura ensuite des impacts sur l'appréciation de la politique linguistique menée jusque là. Par exemple, Orla Holms écrit en 1906 dans son roman Pioniere. Ein Kolonialroman aus Deutsch-Südwestafrika que le conflit aurait pu être évité si les Hereros avait pu parler allemand et comprendre le mode de pensée allemand[4]. Ainsi les barrières linguistiques que la politique menée à la fin du XIXe siècle n'a pas réussi à faire tomber sont considérées comme en partie responsables de la guerre.
Les mouvements de résistance ne furent cependant pas nécessairement armés. Entre 1902 et 1910 eut lieu par exemple au Togo un mouvement de résistance, mené grâce à des pétitions dénonçant les conditions économiques et politiques de la colonie et réclamant des réformes. Ces revendications furent envoyées sous forme écrite et – élément significatif – en langue allemande, ce qui eut des répercussions sur la politique linguistique. En mai 1909, le gouverneur annonce par exemple qu'il refuse d'accorder plus de moyens aux cours d'allemand dans les écoles. L'administration comprend que la maîtrise de l'allemand donne également aux Africains un accès aux journaux anticolonialistes de métropole. Le nouvel enjeu de la politique linguistique de l'Allemagne dans ses colonies devaient donc être de trouver un équilibre. La diffusion de l'allemand devait désormais être limitée afin d'éviter des mouvements venant des élites locales, mais la langue allemande devait quand même être enseignée pour contrer la diffusion de l'anglais, problème qui, quinze ans après, était loin d'être résolu et même s'intensifiait.
En effet, la prédominance de l'anglais dans les colonies allemandes était encore importante au début du XXe siècle. Bien que l'enseignement de l'anglais soit interdit dans les écoles, cette langue était réclamée par la population. Les missions britannique et américaine proposaient des cours d'anglais, obligeant les missions allemandes à faire de même pour contrer la concurrence. Le contexte international, les nationalismes exacerbés et les tensions entre puissances européennes, qui ont mené à la Première Guerre mondiale, donnaient au conflit entre langue allemande et langue anglaise dans les colonies une nouvelle dimension et aggravaient la situation. Les agents coloniaux allemands craignaient par-dessus tout une anglicisation des colonies, principalement du Togo et du Cameroun, et durent mener une nouvelle politique linguistique.
En réaction à la diffusion trop forte de l'anglais, l'administration a d'abord publié de nouvelles ordonnances scolaires. Nous allons nous concentrer ici sur deux textes concernant la politique scolaire au Togo. En 1906, le gouverneur Julius Graf von Zech publie une première ordonnance qui interdit l'enseignement de toute autre langue que la langue indigène et l'allemand, et qui impose six à dix heures hebdomadaires d'allemand dans les écoles en fonction de la classe, donnant ainsi à cette langue une place bien plus importante qu'une simple langue vivante. Il voulait de cette manière asseoir une domination à long terme au Togo et éveiller un sentiment national allemand chez les Africains. Cependant, cette politique scolaire prend en 1910 une nouvelle direction avec notamment un nouveau plan qui annule les obligations précédentes dans les écoles des missionnaires. L'allemand ne doit plus être une langue véhiculaire, mais seulement la langue officielle de l'administration et du commerce. Certains missionnaires et politiciens avaient en effet averti l'administration qu'un accès trop large à l'allemand pouvait s'avérer dangereux, c'est pourquoi on devait désormais le limiter. L'enseignement ne devait plus permettre aux élèves de se représenter le mode de vie en métropole et ne devait autoriser aucune comparaison. Seuls les élèves destinés à de hautes fonctions administratives devaient avoir un accès plus large à la langue allemande.
Cependant, cette nouvelle politique fut interrompue dans les colonies avec l'éclatement de la Grande Guerre. Malgré tout, certains théoriciens de métropole continuent à mettre en place des plans linguistiques pour les colonies. C'est notamment à cette époque que naît l'idée d'une langue artificielle qui serait utilisée dans l'ensemble de l'Afrique allemande. Le projet le plus abouti fut celui d'Emil Schwörer, le Kolonial-Deutsch présenté en 1916. Avocat de profession, Schwörer prévoyait une future guerre économique que l'Allemagne ne serait en mesure de gagner qu’à condition de posséder une arme linguistique puissante, notamment dans les colonies. Selon lui, il était naturel de propager la langue allemande en Afrique, pour des raisons pratiques et patriotiques. Le seul problème restait la difficulté de la langue allemande, surtout face à la langue anglaise. Schwörer proposa donc d'en simplifier le plus possible la grammaire, la conjugaison et le vocabulaire. Ce dernier fut réduit à 600 mots, la plupart faisant partie des domaines du travail et de la hiérarchie. Ce plan linguistique poussé reçut dans l'ensemble un accueil plutôt positif en métropole, mais ne fut jamais mis en place à cause de la défaite de 1918. Il est cependant tout à fait représentatif des problématiques linguistiques et des débats de la fin de la période étudiée : il s'agissait d'enseigner le minimum d'allemand nécessaire pour le bon fonctionnement des colonies et pour lutter contre l'influence de l'ennemi, sans toutefois enseigner des concepts abstraits et des idées qui pourraient être utilisées contre le pouvoir colonial.
Conclusion
Il apparaît ainsi que la tentative allemande d'imposer une politique linguistique cohérente dans ses colonies est apparue trop tardivement pour répondre aux problèmes qui se posaient sur le territoire africain. Il est donc peu pertinent de parler d'une politique linguistique aboutie dans le cas de l'Allemagne, ce qui s'explique notamment par la courte durée de son expérience coloniale.
Cependant, il est possible de distinguer trois grande étapes dans l'élaboration de différentes politiques linguistiques, liées chacune à des changements de stratégie et à des changements du contexte colonial, national et international. Dans les premières années de la colonisation, ce sont d'abord les missionnaires qui ont pris en charge l'éducation et ils ont ainsi mis en place les premières politiques linguistiques en vue de la christianisation des territoires. Ce n'est que dans les années 1890 que l'administration allemande prend véritablement en main la politique linguistique dans une volonté de « germaniser » ses colonies africaines. Cet interventionisme s'explique notamment par le manque de main d'oeuvre germanophone et répond ainsi à des impératifs à la fois pratiques et idéologiques. À partir du début du XXe siècle, la politique officielle connaît un revirement, dû cette fois-ci à un changement du contexte européen et international. Il s'agit alors à la fois de lutter contre l'influence de l'anglais, mais aussi de limiter l'accès l'allemand dans les colonies pour contrer les mouvements de résistance qui apparaissent à l'époque. Cette recherche d'un juste milieu caractérise la fin de la période coloniale allemande, interrompue par la fin du premier conflit mondial et le traité de Versailles en 1919. Les colonies allemandes sont alors devenues des mandats français et britanniques. Les deux puissances coloniales ont alors mis en place leur propre politique linguistique sur ces territoires, mettant définitivement un terme à la domination allemande.
Notes
[1] Cf. Warneck, Gustav, Welche Pflichten legen uns unsere Kolonien auf?, in: Beitragen des christlichen Volksleben, Heilbronn 1886.
[2] Cf. Denkschrift der Basler Mission 1902/03, S. 260.
[3] Par exemple : Okapuka, Kovatuerassane, Okasise ou bien Karibib.
[4] Cf. Holms, Orla, Pioniere. Ein Kolonialroman aus Deutsch-Südwestafrika, 1906.
Sources utilisées
Denkschrift der Basler Mission 1902/03.
Holms, Orla, Pioniere. Ein Kolonialroman aus Deutsch-Südwestafrika, 1906.
Warneck, Gustav, Welche Pflichten legen uns unsere Kolonien auf?, in: Beitragen des christlichen Volksleben, Heilbronn 1886.
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Pour citer cette ressource :
Julie Coulombel, La politique linguistique de l'Allemagne dans ses colonies africaines (1884-1919), La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), mai 2014. Consulté le 25/11/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/allemand/civilisation/histoire/le-colonialisme/la-politique-linguistique-de-l-allemagne-dans-ses-colonies-africaines-1884-1919